<< Tous les textes

Friedrich Nietzsche, le bouddhisme et l'homme supérieur

Sangharakshita a toujours cherché des ponts entre le Dharma et la culture occidentale. L’« évolution supérieure » est un regard particulier sur le bouddhisme, utilisant une notion plus culturellement contemporaine. Le concept d’évolution est certainement un concept important de la pensée moderne, et Sangharakshita l’utilise ici pour transmettre les vérités éternelles que le bouddhisme cherche à communiquer : le potentiel inné qu’a chaque être humain pour atteindre l’Éveil, et les moyens par lesquels ceci peut être réalisé. Dans ce cadre, Sangharakshita considère ici des idées du philosophe allemand Friedrich Nietzsche.

Vie et œuvre de Nietzsche

Je propose, pour commencer, de dire quelques mots à propos de la vie et de l’œuvre de Friedrich Nietzsche (1844-1900) et ensuite de poursuivre avec l’une des conceptions centrales de sa pensée, la conception de l’homme supérieur. Après cela, nous comparerons la pensée de Nietzsche, particulièrement celle de l’homme supérieur, avec le sujet de l’évolution supérieure de l’homme, ainsi qu’avec le bouddhisme en tant qu’incarnation, qu’exemple de cette évolution supérieure.


Je dois dire pour commencer, et ici nous avons peut-être juste un autre petit fragment d’autobiographie, je dois dire que je suis personnellement très content de pouvoir faire cette comparaison du bouddhisme avec la pensée de Nietzsche en utilisant le concept de l’homme supérieur. Je suis devenu familier avec Nietzsche, avec ses écrits, quand j’avais environ dix-huit ans et demi, et à ce moment-là il se trouvait que j’étais dans l’armée. Je me rappelle très bien avoir profité d’un jour de permission pour aller à Box Hill dans le Surrey, un bel endroit, célèbre comme beaucoup d’entre vous le savez. C’était une magnifique journée d’été ; je suis monté au sommet de Box Hill et me suis allonge là dans la lumière brillante du soleil, sur l’herbe, et j’ai lu Ainsi parlait Zarathoustra. Je peux me rappeler encore maintenant l’immense impression que fit sur moi cet ouvrage, généralement considéré comme l’ouvrage le plus célèbre et le plus populaire de Nietzsche. Alors que je lisais ses mots, ses phrases, ce ne sont pas seulement de profondes pensées, mais également une très belle poésie, et comme je levais les yeux vers le ciel bleu, il me semblait presque que les mots de Zarathoustra, les mots de Nietzsche, étaient écrits en travers du ciel bleu en lettres écarlates. Depuis lors j’ai gardé, si vous voulez, une sorte de faiblesse pour Nietzsche, et je suis retourné vers lui et l’ai relu de temps à autre.


Nietzsche est né en Allemagne en 1844. Son père était un pasteur luthérien. C’est en fait Nietzsche qui a dit que le pasteur luthérien était le père de la philosophie allemande ; mais ceci est une autre histoire. Son père mourut en 1849, quand Nietzsche n’avait que 4 ou 5 ans, et Nietzsche passa toute son enfance entouré par sa mère, sa sœur, sa grand-mère, et deux tantes vieilles filles. Un peu plus âgé, il fut envoyé à l’école communale, et de là il poursuivit ses études aux universités de Bonn et de Leipzig où il étudia la philologie classique, ceci était son sujet. Pour une raison ou une autre il n’obtint pas le doctorat, mais malgré cela il fut appelé, à l’âge de 24 ans, à l’université de Bâle pour occuper la chaire de philologie – ceci grâce à la forte recommandation du grand érudit et philologue, Ritschl, qui avait été très impressionné par le travail de l’étudiant qu’était Nietzsche. Voilà donc Nietzsche à l’université de Bâle, enseignant la philologie classique. Mais il ne laissa pas tomber ses études, il étudia la philosophie, en particulier Schopenhauer, et il se prit d’intérêt pour la musique, particulièrement pour la musique de Wagner. En 1872, alors qu’il était toujours un très jeune homme, il publia son premier livre, La Naissance de la tragédie. C’était un ouvrage court mais brillant, d’un intérêt assez exceptionnel. Durant les quelques années suivantes, il publia un nombre important d’autres ouvrages. Mais en 1879, alors qu’il n’a que 35 ans, il démissionna de son engagement universitaire, termina sa carrière d’académique, et après cela il passa la plus grande partie de sa vie active, c’est à dire de sa vie d’écriture, en Suisse et en Italie.


Lorsque l’on lit la vie de Nietzsche, malgré son immense accomplissement dans le domaine de la philosophie, dans le domaine de la pensée, des accomplissements assez remarquables, assez exceptionnels, on ne peut pas s’empêcher de se sentir un peu triste parce que toute la vie de Nietzsche à partir du moment où il a quitté l’université a été une vie de solitude intense et grandissante. Il était entièrement seul. Il n’y avait apparemment personne, ou presque personne, qui le comprenait, et avec qui il aurait pu être vraiment ami, à part deux ou trois personnes avec qui il a correspondu. Et il a souffert également de douleurs toujours grandissantes. Il n’était pas en bonne santé et l’un des érudits qui a écrit sur lui a laissé un portrait très émouvant et très touchant de Nietzsche et la façon dont il vivait cette vie si solitaire, si recluse, si isolée, avec des souffrances physiques et mentales. Malgré tout cela, Nietzsche continua d’écrire et entre 1883 et 1885 il écrivit Ainsi parlait Zarathoustra, qui comme je l’ai déjà dit est son ouvrage le plus célèbre et le plus populaire. Il continua à écrire jusqu’en 1888, dans un isolement et une souffrance physique croissants, une souffrance parfois presque insupportable. En outre, son travail n’obtint pratiquement aucune reconnaissance. Quand, par exemple, il publia la quatrième partie de Zarathoustra, je crois que seules quelques douzaines de copies furent vendues. Personne ne semblait remarquer ses écrits, ses idées, etc. donc il n’avait pas de reconnaissance, ou au mieux un aperçu de reconnaissance très minuscule, très faible, certainement rien ç la hauteur de l’importance de son travail. Puis, en 1889, Nietzsche devint fou, et mourut, toujours fou, en 1900 à l’âge de 55 ans. Voilà donc la vie et l’œuvre de Nietzsche.


La philosophie de Friedrich Nietzsche.


Je me suis déjà référé de temps à autre à la philosophie de Nietzsche, mais ceci est vraiment mal approprié. Le terme de philosophie ne s’applique pas vraiment à la pensée de Nietzsche. Nietzsche élabore un certain nombre d’idées, des idées brillantes et lumineuses, et ces idées, certainement les idées principales, se tiennent ensemble, vont ensemble. Mais dans le même temps, Nietzsche n’avait pas pour but d’élaborer une interprétation logique consistante de l’existence, de toute expérience. Il n’avait certainement pas pour but de construire un système, un système de philosophie. Cela est, bien sûr, ce que ses grands prédécesseurs ont fait ou essayé de faire. Cela est ce que Kant a essayé de faire, ce que Hegel a essayé de faire, ce que Fichte a essayé de faire, ce que Schelling a essayé de faire, ce que Schopenhauer a essayé de faire, avant Nietzsche. Mais Nietzsche n’a pas tenté de faire quoi que ce soit de la sorte. Il n’était pas un philosophe systématique. Il n’était pas un constructeur de système, il n’aspirait pas à ériger un gigantesque édifice de pensée au sein duquel tout pourrait s’accommoder. Ceci n’était pas son aspiration, ce n’était pas son ambition. En fait Nietzsche était opposé à ce genre d’approche, à ce genre de méthode. Et il alla même jusqu’à déclarer, dans l’un de ses travaux, que la volonté de systématiser est une volonté de manque d’intégrité. Ceci est en effet une de ses pensées iconoclastes. Et ce manque ou cette absence, ou cette indifférence, cette opposition à la systématisation, à la construction de systèmes, se reflète dans ses travaux, dans ses écrits, particulièrement dans les derniers.


À l’exception de Ainsi parlait Zarathoustra, tous les derniers écrits de Nietzsche sont simplement des chaînes d’aphorismes, des dictons courts et perçants ; ou plutôt certains sont plus longs et certains plus courts. Et Nietzsche, disons-le, est le maître de l’aphorisme. Il semble que personne d’autre n’ait était capable de dire autant en si peu de mots, d’établir autant de lumière dans un si court espace, comme le fit Nietzsche. Il est absolument le maître de ce type particulier de composition, de ce type particulier d’approche littéraire. Nous pouvons même dire que dans ce domaine, le domaine de l’aphorisme, Nietzsche n’a absolument aucun rival, à l’exception peut-être de William Blake, qui ne nous en a pas laissé beaucoup, mais il nous en a laissé toute une série dans ce petit ouvrage Les Proverbes de l’Enfer, une section du Mariage du Ciel et de l’Enfer. Et les proverbes de l’enfer, on peut dire, se comparent à Nietzsche. Ils sont peut-être même plus condensés que ceux de Nietzsche lui-même, mais hélas il n’y a que cet unique ouvrage de Blake dans cette forme particulière. A mesure qu’il vieillissait, à la différence de Nietzsche, Blake tendait à devenir plus, peut-être ne devrions-nous pas employer un mot si irrespectueux, plutôt plus prolixe. Il a écrit les proverbes de l’enfer quand il était comparativement un jeune homme. Mais Nietzsche, tandis qu’il vieillissait, qu’il écrivait plus, devint de plus en plus aphoristique, de plus en plus brillant aussi, de plus en plus caustique, de plus en plus comme l’éclair, et de plus en plus dévastateur et iconoclaste. Ainsi ses aphorismes sont très souvent comme des coups de tonnerre ou des bourrasques.


Cette approche aphoristique n’est pas, de la part de Nietzsche, accidentelle. Ce manque de système, cette indifférence au système, n’est pas accidentel. Nous pouvons même dire que l’approche aphoristique est de l’essence même de la méthode de Nietzsche. Il est aphoristique non parce qu’il ne peut être systématique mais parce qu’il choisit d’être aphoristique, parce qu’il pense que ceci est la juste approche. Nous irons même jusqu’à dire qu’à cet égard Nietzsche est un peu Zen. Certains des aphorismes de Nietzsche ne sont pas différents, au moins en esprit si ce n’est dans le contenu, de certaines paroles, de certains dictons de maîtres zen de Chine ou du Japon. Nous pourrions dire que chaque aphorisme de Nietzsche pénètre profondément dans l’existence, dans la réalité, à partir d’un point de vue particulier, à partir d’une direction particulière, et chacun se tient de son propre mérite, sur ses propres pieds. La vérité d’un aphorisme n’est pas dépendante de la vérité d’un autre aphorisme. Ils ne sont pas logiquement connectés de cette façon. Vous pouvez vous rappeler que Coleridge, le grand poète, penseur, et critique, a dit du jeu d’acteur de Kean : « Le voir était comme lire Shakespeare à la lumière d’éclairs ». Et nous pouvons dire à peu près la même chose de Nietzsche. Nous pouvons dire que lire Nietzsche est un peu comme essayer de faire un paysage, le paysage de l’existence elle-même, l’existence humaine elle-même, à l’aide d’éclairs, et ces éclairs sont les aphorismes. Nous lisons un aphorisme et pour un instant, juste au moyen de ces quelques lignes, ces quelques douzaines de mots, c’est comme si tout s’illuminait brillamment, nous voyons tout clairement, à partir de ce point de vue, de cet angle particulier. Et puis après cela, l’obscurité absolue. Nous lisons un autre aphorisme et alors un autre éclair à partir d’un autre quartier, d’une autre direction, et encore une fois tout est clair, tout est allumé, tout est révélé, mais après cela, encore une fois, l’obscurité. Et tous ces éclairs, ces aphorismes nous montrent en quelque sorte différentes images. Nous savons en un sens que toutes ces images qui nous sont révélées par éclairs, par ces aphorismes, se réfèrent tous au même paysage, mais il est difficile, si ce n’est impossible de les assembler ensemble dans un tout cohérent, dans une image complète qui embrasse tout. C’est beaucoup comme cela avec Nietzsche. Ses écrits produisent des lectures très inspirantes, mais ils sont vraiment très difficiles à élargir systématiquement. Mais heureusement nous ne sommes pas appelés à faire cela ici.


L’homme supérieur, le surhomme ou übermensch.

Ici nous sommes concernés par un éclair en quelque sorte, et c’est un des éclairs les plus brillants de Nietzsche. Ou peut-être devrions-nous dire nous sommes concernés par, tout au plus, deux ou trois éclairs. Nous allons être concernés par l’idée, l’idée de Nietzsche de l’homme supérieur ainsi qu’avec l’idée du dépassement de soi, et avec la volonté de puissance. Le mot homme supérieur n’est pas une traduction littérale du terme original allemand de Nietzsche. Le terme original, le terme utilisé par Nietzsche, le terme allemand est Übermensch, qui signifie littéralement non pas homme supérieur mais surhomme ; ou peut-être même nous pourrions le traduire, pour ne pas dire le paraphraser, par sur et au-dessus de l’homme. En d’autres termes, l’übermensch, le surhomme est l’homme qui se tient sur et au-dessus de l’homme tel qu’il existe à présent. Le surhomme est-ce que, ou ce qui, transcende l’homme. En fait, nous pourrions même parler du surhomme comme homme transcendant. En d’autres mots, le surhomme, ce-que nous avons mal nommé de l’homme supérieur, l’homme supérieur ou le surhomme nietzschéen, n’est pas l’homme d’aujourd’hui, n’est pas l’humanité d’aujourd’hui à un degré superlatif. Le surhomme représente, plutôt, un type complètement différent d’homme.


A partir de maintenant dans cette conférence, je ne devrai pas parler de l’homme supérieur avec toutes ses connotations trompeuses, mais du surhomme. Le mot l’homme supérieur, incidemment, comme traduction de l’übermensch de Nietzsche, a été popularisé en premier apparemment par George Bernard Shaw. Vous vous rappelez sans doute qu’il y a une pièce de lui nommée L’homme et l’homme supérieur. Et depuis lors le terme, le mot est devenu désespérément vulgarisé et désespérément dégradé. Tant qu’il en est advenu à signifier quelque chose très éloigné de ce que Nietzsche voulait signifier, de l’intention de Nietzsche. En fait, nous pouvons dire, et c’est un fait très regrettable, nous pouvons dire qu’après sa mort toute la pensée, toute la façon de penser de Nietzsche a été désespérément corrompue et dégradée ; premièrement comme il est très connu, aux mains de sa sœur, et après cela aux mains de diverses personnes qui voulaient tenter de faire un cas de la philosophie de Nietzsche ou de la pensée de Nietzsche comme étant en accord avec la pensée du IIIème Reich allemand, le régime nazi. Et ce n’est comparativement que très récemment que la pensée de Nietzsche a été sauvée de toutes ces mauvaises interprétations, ces perversions, et a été enfin correctement interprétée, notamment par Walter Kaufmann de l’université de Princeton et quelques autres érudits et commentateurs.


Ainsi parlait Zarathoustra.

Maintenant la question se pose : comment Nietzsche arrive-t-il à son concept de surhomme ? et pour répondre à cette question nous devons nous référer au commencement de Ainsi parlait Zarathoustra, nous référant à la section nommée le prologue de Zarathoustra. Zarathoustra est, bien sûr, le nom du fondateur de l’ancienne foi zoroastrienne. Mais ici, dans l’œuvre de Nietzsche, Zarathoustra a très peu à voir en fait avec le Zarathoustra historique. Dans Ainsi parlait Zarathoustra, la figure de Zarathoustra est simplement un porte-parole pour les propres idées de Nietzsche. Il n’y a pas de lien entre ces idées et le zoroastrisme historique.


Le prologue de Zarathoustra le représente descendant de la montagne ; et ceci est bien sûr symbolique, et se veut symbolique. Apparemment, nous en déduisons que Zarathoustra a passé 10 ans sur la montagne. Il a pensé, il a médité, et maintenant sa sagesse est mure, est prête à se déverser, et il veut la partager avec le genre humain. Donc il descend de la montagne. Et dans sa descente il rencontre un saint ermite, quelqu’un qui a vécu dans la forêt au pied de la montagne pendant des années et des années. Et le saint ermite reconnaît Zarathoustra. Apparemment il l’a vu des années auparavant dans sa montée, maintenant il le rencontre dans sa descente. Et le saint ermite essaie de persuader Zarathoustra de ne pas descendre parmi les hommes. Il dit ce sera une perte de temps, ne te dérange pas. Les hommes ne sont pas gratifiants. Les hommes sont distraits. Ne perds pas ton temps à descendre parmi eux. Il dit c’est beaucoup mieux d’être un ermite comme moi, c’est beaucoup mieux de vivre dans la forêt avec les oiseaux et les bêtes. Il est beaucoup mieux de vivre dans la forêt, ignorant les hommes, les oubliant, simplement vénérant Dieu. Mais Zarathoustra ne se laisse pas dissuader de sa mission. Il laisse le saint ermite à ses prières dans la forêt, et il continue à descendre la montagne. Et comme il va, il se dit à lui-même, ce peut-il que ce vieux saint n’ait encore rien entendu de cela, que Dieu est mort. Et, bien sûr, cette remarque selon laquelle Dieu est mort constitue une des visions les plus importantes de Nietzsche. Dieu est mort.


Nous avons beaucoup entendu à propos de la mort de Dieu ou de la théologie de la mort de Dieu dans les dernières années, dans les dernières décennies, mais tout a commencé avec Nietzsche. Il a été le premier à voir ceci, à voir que Dieu était mort, qu’il n’était plus là-haut dans les cieux. Donc ceci bien sûr signifie que Nietzsche a vu, clairement, ce que beaucoup de gens ne semblent même pas voir aujourd’hui, cent ans après. Nietzsche vit clairement que l’enseignement orthodoxe chrétien, l’enseignement des églises, la théologie chrétienne orthodoxe avec ses doctrines d’un dieu personnel, d’un être suprême, un créateur, les doctrines de pêché et de foi, de justification et d’expiation, et la résurrection et tout le reste, que tout ce système est en fait mort, est en fait fini, est en fait hors de propos ; et que, comme quelqu’un le faisait remarquer récemment, nous vivons maintenant, pas seulement dans l’âge de la science et de la technique, pas même seulement dans l’âge de la mondialisation, nous vivons maintenant, malgré peut-être que nous ne sommes pas éveillés à ce fait, dans l’âge postchrétien. Les âges chrétiens, qu’ils soient de foi ou de non-foi, sont derrière nous. Donc Dieu est mort. Et ce fait, cette déclaration, nous donne aussi un indice de la pensée de Nietzsche au regard du surhomme. Si Dieu est mort, si le christianisme est mort, si le dogme chrétien est mort, si la théologie chrétienne est morte, alors la vue chrétienne, la conception chrétienne de l’homme est morte elle aussi. La conception de l’homme comme un être déchu, un être qui a un jour désobéi, qui a pêché, qui a maintenant besoin de grâce pour se racheter, qui doit croire, qui sera jugé, qui sera puni peut-être, ce genre de concept, ce genre de dogme à propos de l’homme explose ; il est fini, il est mort.


On doit donc trouver une nouvelle conception de l’homme. L’homme se trouve en quelque sorte dans un univers sans dieu. Il est seul. Il doit donc essayer de se comprendre lui-même, de nouveau. Il ne peut pas prendre quelque conception ou quelque idée déjà faites sur lui-même. Il se trouve simplement ici, ici et maintenant, et doit se demander : qui suis-je ? que suis-je ? Il se trouve lui-même au milieu de l’univers étoilé, il se trouve debout sur la terre, entouré d’autres hommes, avec une histoire derrière lui, peut-être avec un futur devant lui, et il doit se demander, et se demander à lui seul, personne d’autre parce qu’il n’y a personne d’autre pour lui dire, il doit se demander : qui suis-je ? que suis-je ? Maintenant que les vieilles définitions sont parties, l’homme doit se définir lui-même, doit se définir lui-même de zéro, il doit se découvrir, se connaître. Et ceci est en fait ce que Zarathoustra a déjà fait sur la montagne. Il a pensé, il a médité peut-être, contemplé peut-être, pendant dix longues années, et maintenant il sait ce qu’est l’homme. Et c’est le message qu’il apporte à l’humanité. C’est la vision qu’il apporte maintenant à l’humanité.


Zarathoustra arrive donc à la lisière de la forêt, à une ville à la lisière de la forêt. Il entre dans la ville et là, sur la place du marché, il voit des gens rassemblés. Alors pourquoi sont-ils rassemblés ? Ils ne se sont certainement pas rassemblés pour l’écouter. Ils ne savaient même pas qu’il venait, ils ne savaient rien de lui. Ils sont venus voir un funambule. C’est ce en quoi ils sont vraiment intéressés. Mais néanmoins, comme le funambule n’est pas encore arrivé (apparemment il est en retard ou quelque chose comme ça), Zarathoustra, prenant avantage de la situation, la saisissant à deux mains en quelque sorte, leur parle. Et que dit-il ? Rappelez-vous que ceci est son premier message, sa première déclaration. Que dit-il ? Zarathoustra dit, s’adressant aux gens sur la place du marché, s’adressant si vous voulez à toute l’humanité : je vous enseigne le surhomme. L’homme est quelque chose qui se doit surmonter. Pour le surmonter, que faites-vous ?


L’homme est quelque chose qui doit être surmonté.

Ceci est la grande vision avec laquelle nous sommes concernés ; c’est le grand éclair de lumière en quelque sorte : Zarathoustra enseigne le surhomme, enseigne que l’homme est quelque chose qui doit être surmonté, et demande : qu’avez-vous fait pour le surmonter ? Ce qui signifie, bien sûr, pour vous surpasser. D’autres, de plus petits éclairs suivent, et les autres éclairs nous montrent comment Nietzsche est arrivé au concept du surhomme et nous voyons, peut-être sans surprise, qu’il est arrivé au concept de l’évolution supérieure, au concept de l’homme nouveau. Nietzsche, très clairement et explicitement, arrive au concept du surhomme en considérant la nature générale du processus de l’évolution. Zarathoustra, dans ce prologue, ou plutôt Nietzsche, souligne que jusqu’à présent dans l’histoire, tous les êtres ont créé quelque chose au-delà d’eux-mêmes. Ils ne se sont jamais arrêtés. Ils ne sont jamais arrivés à une halte. Tout être a créé quelque chose au-delà de lui-même, a donné naissance à quelque chose de supérieur à lui-même dans l’échelle de l’évolution. Et Nietzsche, par la bouche de Zarathoustra, dit qu’il n’y a pas de raison de supposer que ce processus s’arrêtera avec l’homme. Il dit, clairement, explicitement : le singe a créé l’homme. Et de la même façon, d’une façon même supérieure, d’une façon même meilleure, une façon plus merveilleuse, l’homme lui-même doit maintenant créer le surhomme. Et comment l’homme crée-t-il le surhomme ? L’homme doit créer le surhomme en se surpassant lui-même. Ceci signifie, continue Nietzsche, qu’il doit apprendre à se mépriser lui-même, à être insatisfait et mécontent de lui-même ; parce que c’est seulement quand il commence à se mépriser lui-même qu’il commence à s’élever au-dessus de lui-même, à être parfois supérieur, plus grand, plus noble qu’il n’était.


Mais il est important de faire remarquer que Nietzsche n’était pas Darwinien dans le sens populaire du terme. Pour Nietzsche, le surhomme n’est pas seulement, ou ne sera pas seulement le dernier produit du processus d’évolution. Ce n’est pas que le processus d’évolution avance, avance, avance, et puis hop ! vient le surhomme. En d’autres termes, le surhomme n’est pas produit automatiquement, n’est pas produit en résultat de la fonction générale aveugle du processus d’évolution. En fait, nous trouvons dans ses écrits, dans ses œuvres, que Nietzsche distingue nettement ce qu’il nomme le dernier homme d’un côté, et le surhomme de l’autre. Et le dernier homme est simplement le dernier produit du processus général collectif d’évolution de l’humanité. Le dernier homme n’est pas un homme supérieur. C’est-à-dire que le surhomme est le produit de l’effort individuel de l’homme pour se surpasser, pour s’élever, pour planer, si vous voulez, au-dessus de lui-même. Et c’est en tenant compte de cette distinction, cette distinction qu’il fait entre le dernier homme d’un côté et le surhomme de l’autre, que Nietzsche est capable de se dissocier des idées superficielles du XIXème siècle sur le progrès humain ; les idées selon lesquelles le progrès continue indéfiniment et que l’homme devient toujours meilleur et toujours supérieur. Nietzsche n’accepte pas cela. En d’autres termes, l’homme ne devient pas automatiquement meilleur simplement en vertu du passage du temps. Nous devons faire quelque chose à ce propos. L’homme peut se faire meilleur s’il le choisit.
On doit avouer que Nietzsche n’est pas très clair parfois sur ce point, ou au moins, pas toujours très explicite, mais il semble dire que, tandis que l’évolution inférieure est collective, l’évolution supérieure est individuelle. Nietzsche a en fait une sorte de vision de l’homme, une sorte d’image de l’homme, dans son esprit. Nietzsche dit qu’il voit l’homme comme une corde, une corde, dit-il, étirée entre la bête d’un côté, et le surhomme de l’autre.


Et Nietzsche, qui n’est rien sinon suggestif, rien sinon imaginatif, dit que cette corde étirée entre la bête et le surhomme est étirée au-dessus d’un abysse. En d’autres termes, il est dangereux d’être un homme, ou tout au moins cela devrait être dangereux. L’homme, précise-t-il, est quelque chose de transitionnel. Il n’est pas seulement une corde, il est aussi un pont. Il est un pont et non une fin ; et étant une corde, étant un pont, et n’étant pas une fin, il doit vivre pour quelque chose d’autre que lui-même. Et ce quelque chose d’autre, pour lequel chaque homme, chaque individu, devrait et doit vivre, c’est le « surhomme ». Nietzsche, en fait, ne fait pas seulement la distinction entre la bête et le surhomme, il fait aussi la distinction entre l’homme et le surhomme. Il distingue aussi l’homme comme animal de l’homme comme être humain ; et la distinction pour Nietzsche, est vraiment très marquée. Il dit, en fait, que la majorité des hommes ne sont pas des hommes, que la majorité des hommes sont des animaux. Comme nous l’avons déjà indiqué la plupart des gens n’ont pas encore atteint l’humanité. D’après Nietzsche, le point décisif, le grand tournant de l’évolution, du processus de l’évolution, n’est pas comme entre l’animal et l’homme, il est entre l’homme qui est toujours un animal, et l’homme qui n’est plus un animal, l’homme qui est véritablement humain. Ce point décisif est le point de l’émergence de la conscience de soi, de la prise de conscience, le point auquel débute l’évolution supérieure.


Kaufmann, exposant Nietzsche, dit de lui : « il soutient, en effet, que le gouffre qui sépare Platon de l’homme moyen est plus grand que la crevasse entre l’homme et le chimpanzé ». Ceci est la pensée de Nietzsche. Et ce n’est pas une vue qui est très flatteuse pour l’homme moyen. L’homme moyen n’aime pas vraiment entendre qu’il s’élève de très peu, sinon pas du tout, au-dessus du niveau animal, qu’il est à court d’une véritable humanité. Ce n’est pas le genre d’image de lui-même qu’il se donne la peine de voir, et ce n’est pas surprenant que quand Zarathoustra, dans le prologue, parle au peuple sur la place du marché à propos du surhomme, ils rient de lui. Cela les intéressait beaucoup plus de regarder le funambule.


Nous pouvons dire que Nietzsche distingue 3 catégories :


1. La catégorie de l’animal, comprenant l’homme-animal, qui est la majorité des ainsi-nommés êtres humains, êtres humains honoraires, pourrions-nous dire ;
2. La catégorie de l’homme, de l’homme véritable ;
3. La catégorie du surhomme.

Nietzsche parle aussi de ce qu’il nomme les « hommes préliminaires » et, bien qu’il ne soit pas clair sur ce point, ceux-ci semblent être des intermédiaires entre l’homme véritable d’un côté, et le surhomme de l’autre ; et Nietzsche décrit ces « hommes préliminaires » avec un penchant pour rechercher dans toutes choses cet aspect qui doit être dépassé. Ceci est la caractéristique des hommes préliminaires ; et il exhorte ces hommes préliminaires à vivre dangereusement, pas en sécurité, pas douillettement, pas confortablement, mais de façon incertaine, même dangereuse. Et Nietzsche dit entre autres choses, que les hommes véritables, ceux qui ne sont plus des animaux, sont seulement les philosophes, les artistes et les saints. Dans un sens, il les considère comme étant réellement et véritablement humain, ce qui va considérablement plus loin que là où nous sommes allés. Et le surhomme, apparemment, est quelque chose d’encore plus élevé, de supérieur aux philosophes, aux artistes et aux saints. Mais il est aussi très clair, dans la pensée de Nietzsche que les philosophes, les artistes et les saints, se dépassent eux-mêmes, et que de cette façon, dans un sens, sont aussi des surhommes.
Donner du style à son caractère.


Nietzsche parle aussi du dépassement de soi en termes de ce qu’il appelle « donner du style à son caractère ». Il se plaint que le caractère de la plupart des gens n’a pas de style particulier, et par « donner du style à son caractère » il veut dire ne pas s’accepter soi-même déjà fait, juste comme si vous sortiez de l’usine. Certainement ne pas s’accepter mal fait, ou fait à moitié, ou incomplet. Par ce genre d’attitude il signifie traiter sa vie et son caractère comme du matériau brut. En général nous pensons : bien, me voici, avec tel et tel caractère, tel et tel tempérament, telles et telles caractéristiques, qualités, et qu’est ce que je peux faire à propos de cela ? Nous pensons que c’est quelque chose qui nous est donné, et qui nous est imparti pour le reste de notre vie. Que si, par exemple, nous avons une tendance à nous mettre en colère rapidement, alors c’est ainsi, cela nous est imparti pour la vie.


Si, de naissance, nous sommes très sensibles, cela nous est imparti notre vie entière. Comme il nous échoit d’être grand ou petit ou gros ou maigre, en bonne santé ou souffrant et ainsi de suite. Mais Nietzsche dit non à tout cela. Comme vous êtes maintenant, ce dont vous héritez par vos parents, et ainsi de suite, votre éducation, votre conditionnement social et général, votre conditionnement scolaire, ce n’est pas le produit fini : c’est juste le matériel de base. C’est ici que vous commencez, c’est ici que vous démarrez. Ainsi, Nietzsche dit effectivement que nous devrions travailler sur nous-mêmes, nous créer comme l’on crée une œuvre d’art. De la même façon que vous pouvez saisir une grosse motte d’argile toute lourde et collante et grossière et vous pouvez plonger vos doigts dedans, plonger vos mains dedans et commencer à lui donner la forme de quelque chose, c’est de la même façon que vous devez vous comporter vis-à-vis de votre propre caractère, de vous-même. Regardez-vous seulement comme une masse de pâte, désordonnée et sans forme ; cela, c’est vous-même. Et de la même façon, mettez-y vos doigts, mettez-y vos mains et commencez à vous donner forme. Ne pensez pas que cela, cette sorte de masse, cette sorte de pâte grossière ou ce tas, vous est impartie pour toujours, indéfiniment. C’est avec cela que vous commencez, c’est votre matériel de base. Alors donnez forme, donnez du style, dit-il, à votre propre vie, à votre propre caractère. Faites quelque chose de vous-même. Produisez-vous comme on produit une œuvre d’art. Allez-y, donnez-vous une forme à force de coups, à force de gifles, pour ainsi dire, mais faites quelque chose qui ait une forme. Ne soyez pas satisfaits de ce que vous êtes maintenant.
Et en rapport avec ceci, en rapport avec toute cette idée de donner du style à son caractère, Nietzsche aime beaucoup mentionner le grand exemple de Goethe, le grand poète et dramaturge, écrivain, penseur, scientifique et mystique allemand. Nietzsche admirait vraiment beaucoup Goethe, et par-dessus tout il admirait cette qualité particulière. Si nous lisons la vie de Goethe, si nous lisons sa correspondance, nous voyons que Goethe essayait tout le temps de faire quelque chose de lui-même. Il essayait de travailler sur lui de la même façon qu.il pouvait travailler sur un poème ou une pièce de théâtre ou un roman ou un traité scientifique, faisant de lui quelqu’un de meilleur, de plus clair, de plus parfait et cherchant toujours le meilleur équilibre. C’était cela que Goethe essayait de faire tout au long de sa longue vie, pendant plus de 80 ans, et il réussit. Ainsi quand le grand Napoléon vit Goethe pour la première fois, que dit-il de façon quasi spontanée quand il fut confronté à Goethe ? Et Goethe après tout, politiquement, n’était personne, il était juste un ancien ministre d’un petit état allemand ; et face à lui il y avait Napoléon, le conquérant de l’Europe. Mais quand Napoléon vit Goethe, Goethe quant à lui, eh bien, n’était pas particulièrement impressionné par Napoléon, mais Napoléon s’exclama : « Regardez ! Voici un homme ! »


Et c’est ce que Goethe fit de lui-même, à partir de cette sorte d’amas de passions et d’idées. Jeune homme, il était turbulent et vraiment très sauvage, un roué d’après ce qu’on a pu dire de lui. Mais à partir de ce matériel aux promesses plutôt faibles, il fit de lui-même un homme au sens le plus vrai et le plus plein du terme. Quand Nietzsche se réfère à Goethe, il admire Goethe pour cette qualité même de donner du style à son caractère.


Maintenant nous avons vu que Nietzsche arrive à ce concept de surhomme en considérant la nature du processus d’évolution en général ; en réalisant que tous les êtres vivants ont créé quelque chose au-delà d’eux-mêmes, et que l’homme ne fait pas exception, que l’homme doit faire de même, que l’homme doit agir de manière similaire. Et la même considération, nous pourrions dire, permet à Nietzsche de comprendre la nature même de l’existence. La vie, dit-il, est cela qui doit toujours se surpasser. Ceci est la nature même de la vie, pas seulement l’existence humaine, mais la vie dans sa totalité ; c’est cela qui n’est jamais satisfait vis-à-vis de soi. Cela veut toujours aller au-delà, toujours aller plus loin. La vie est cela qui doit toujours se surpasser. Dans nos propres mots, comme nous l’avons vu auparavant, la vie est un processus de transcendance de soi. La vie est un processus qui, continuellement, à tous les niveaux se transcende, va plus loin, va par-delà soi.


La volonté de puissance.

Maintenant, cette impulsion, c’est l’impulsion innée qu’a la vie de se surmonter elle-même, de se transcender, c’est cela que Nietzsche nomme (bien que l’expression soit introduite plus tardivement dans ses écrits) « la volonté de puissance ».


Cette appellation, comme le terme « homme supérieur », a été considérablement mal interprétée, très mal comprise. Cela a été interprété, vous l’avez deviné, au sens vulgaire d’une « volonté de puissance » politique, voire militaire. Mais par Puissance ici, Puissance avec un « P »… Nietzsche n’évoque absolument rien de matériel. Puissance dans cette acception n’a absolument rien à voir avec une force brute, avec la puissance physique. Cela n’a aucun rapport avec la politique, les états. Nietzsche était contre l’étatisme parce que c’était collectif et non individuel. Puissance, dans la pensée de Nietzsche, et spécialement dans cette expression « volonté de puissance », signifie simplement un plus haut degré, un mode d’être supérieur, un degré d’être, de vie plus abondants. Ainsi ce que « volonté de puissance » signifie est simplement un plus haut degré, un mode d’être supérieur, une vie plus abondante, plus pleine, plus riche, plus noble, plus sublime, une vie différente en termes de qualité et de dimension. Particulièrement cela signifie la volonté de produire, à partir de l’homme, le « surhomme ».


Nietzsche pose de façon extrêmement claire le fait que ce degré d’être plus élevé, ce mode d’être plus élevé, ne puisse être atteint que dans la mesure où le degré inférieur, le mode d’être inférieur, est abandonné. En fait, Nietzsche met l’accent sur le fait que le degré d’être inférieur, le degré ou mode de vie inférieur, doit être nié et même détruit avant que le degré plus élevé puisse être abordé, avant qu’il puisse être atteint.


Ceci nous amène à un aspect extrêmement important de la « volonté de puissance », un aspect très important, qui, pourrait-on dire, concerne toute la pensée de Nietzsche. Nous pouvons le nommer l’aspect iconoclaste. Nietzsche voit, il ne le voit que trop bien, que l’homme tel qu’aujourd’hui nous le connaissons, au niveau actuel du processus d’évolution, vit d’une certaine façon, qu’il pense d’une certaine façon, qu’il a certaines valeurs, certaines notions de bien et de mal.


Nietzsche dit, voyant toutes ces choses, voyant la façon dont l’homme vit et pense, voyant les valeurs qu’il adopte, ses idées sur le bien et le mal, Nietzsche dit, de façon assez catégorique, de façon assez péremptoire, que tout cela doit être détruit ; sinon, dit-il, « le surhomme » ne peut pas être créé, ne peut pas venir à l’existence. Et Nietzsche, nous devons être clairs, est absolument sans pitié, est ici absolument sans compromis. Il dit qu’il faut briser, ce sont ses propres termes, toutes les anciennes tablettes de la loi. En fait, il est complètement destructeur, au sens plein, au sens littéral du terme. Il n’a absolument que faire, n’a pas une miette de temps à perdre en ce qui concerne la culture et la civilisation moderne. Aucun temps à lui consacrer dans la mesure, bien entendu, où elles sont le produit de l’homme moyen, de l’homme sous-humain, et de ses exigences sous-humaines. Nietzsche voit plutôt clairement et dit de façon plutôt empathique que tout cela doit disparaître.


Voilà en quoi il est impitoyable, en quoi il est sans compromis, son aspect iconoclaste ou l’aspect iconoclaste de « la volonté de puissance ». Nietzsche est en fait, pourrions-nous dire, le plus puissant autocritique que la race humaine, en particulier la section occidentale de la race humaine, a jamais produite. Nous avons l’habitude de penser que les prophètes hébreux, Amos et Jérémie, le deuxième Isaé et d’autres aussi, étaient plutôt terribles dans leur genre, mais ce que nous pourrions dire, c’est que comparés à Nietzsche, les prophètes hébreux sont la douceur même. Il est absolument tout d’une pièce, sa dénonciation de l’homme tel que nous connaissons, de toutes ses œuvres, et toutes ses façons d’être, est absolument sans appel. La seule chose qu’il dise à leur propos, c’est qu’ils doivent disparaître, qu’ils doivent être transcendés, qu’ils doivent être surmontés, sinon pas de surhomme. Parce que, et il n’est pas de trop d’insister là-dessus, le but ultime de Nietzsche n’a rien de négatif, il est positif. Son but ultime est la création du « surhomme », et l’homme tel qu’au jour d’aujourd’hui nous le connaissons, tel qu’il est à présent, gêne la progression du surhomme. Donc l’homme, si le surhomme est attendu, doit s’en aller.


Aussi, et cela est encore plus important, nous devons bien comprendre que lorsque l’on parle de nier certaines valeurs extérieures ou nier certaines valeurs existantes, certains modes d’être existants, il n’est aucunement question de nier quelque chose qui soit extérieur à soi. Il n’est pas question de dénoncer les autres gens parce que vous pensez qu’ils ne ressemblent pas assez au « surhomme ». Pas du tout, dit Nietzsche, c’est vous-mêmes que vous devez nier, que vous devez dénoncer, c’est vous-mêmes que vous devez surmonter. Et Nietzsche parle il affectionne ce genre de langage, il parle en termes de guerre et de bataille. Et bien sûr ce genre de langage a été mal interprété. Mais ce dont il s’agit c’est d’une guerre à l’intérieur de soi, c’est d’une guerre intestine dont il parle. C’est contre soi-même que l’on doit combattre, comme il le dit, de toutes les manières possibles : « qui est le pire ennemi ? le pire ennemi est soi-même». Alors voici vraiment l’ennemi dont vous devez triompher, et celui qui se conquiert soi-même détient la plus glorieuse des victoires. « Conquerrait-il mille fois mille hommes sur le champ de bataille, vraiment, il est le victorieux le plus noble s’il se conquiert lui-même » parce que c’est le moi, son propre moi, son moi intérieur, son propre moi ici et maintenant, qui est le plus grand ennemi, le plus prodigieux des obstacles à la création du « surhomme ». Cette citation, bien entendu, est tirée du Dhammapada. Ce furent les mots du Bouddha, et avec eux nous en revenons au bouddhisme, à l’Evolution Supérieure, car il est temps de commencer à faire des comparaisons.


Quelques comparaisons ont été faites en passant. Mais il est temps de dégager clairement les ressemblances et les différences. Mais avant de faire cela, précisons juste un point : Nietzsche avait entendu parler du bouddhisme. Dans ses écrits, il y a plusieurs références au bouddhisme, mais il ne le connaissait pas suffisamment pour être à même de porter sur lui un jugement équilibré. A son époque, très peu de textes bouddhiques avaient été traduits, et bien que ce que Nietzsche exprime concernant le bouddhisme soit d’un très grand intérêt, cela est, dans une certaine, mesure, basé sur une mauvaise information et une mauvaise compréhension. Alors je ne vais rien mentionner ici de ce qu’il a pu dire à l’occasion, sur le sujet du bouddhisme.


L’évolution supérieure et le surhomme.

Je suis sûr qu’il est maintenant bien évident qu’il y a une très grande similarité entre d’une part le concept de l’évolution supérieure et le Nouvel Homme, et d’autre part la conception nietzschéenne du « surhomme ». Cela ne veut évidemment pas dire que les deux sont identiques. Comparé à l’idéal de la bouddhéité, le surhomme de Nietzsche manque assez de substance positive, et cela n’est pas surprenant.


Après tout, la conception nietzschéenne du surhomme est le produit d’une pensée, une pensée brillante, la pensée d’un génie ; mais toujours une pensée, quelque chose d’intellectuel, bien qu’allant jusqu’à l’intuition, bien que cette pensée soit aussi pénétrante qu’une intuition, il s’agit toujours d’une pensée, non pas d’une réalisation spirituelle, transcendantale. Pour cette raison donc, la conception nietzschéenne du surhomme manque assez de substance, spécialement de substance positive. Mais le point principal de Nietzsche est exprimé de façon très habile et très claire, et ce point est le fait que le « surhomme » n’est pas l’homme tel que nous le connaissons, qu’il transcende l’Homme, que de très loin il le dépasse, qu’il le transcende, qu’il le dépasse de la même façon que l’homme transcende le singe. Et ainsi il est absolument clair, résolument clair pourrions-nous dire, que l’homme est une transition. Comme nous l’avons lu dans les mots de Nietzsche, l’Homme est une corde tendue entre la bête et le surhomme. Ne croyez surtout pas que je sois en train de dire que la conception du surhomme est celle du Bouddha, de l’homme éveillé, mais, oui, certainement, la conception du surhomme pointe dans la même direction. Et la corde de Nietzsche correspond ainsi, d’une façon large, au chemin de l’évolution supérieure. Et bien entendu, c’est l’Homme lui-même qui est le chemin, un Homme bien entendu qui ne soit pas immobile mais en train d’évoluer, un être en développement. Un Homme, disant cela suivant Nietzsche aussi bien que l’enseignement bouddhiste, et en accord aussi avec le système entier de l’évolution supérieure, qui marche sur la voie en se dépassant lui-même, en atteignant des niveaux de plus en plus hauts.


Et cela bien sûr nous ramène au thème de « la volonté de puissance », c’est-à-dire la volonté d’atteindre un degré d’être plus élevé en se dépassant soi-même. Arrivés à ce point, je m’en vais faire une proposition qui à certains paraîtra plutôt hardie. Je vais faire la proposition suivante : « la volonté de puissance » correspond grosso modo à la volonté d’Eveil. Toutes deux sont actives. La « volonté de puissance » est une volonté. La Volonté d’Eveil est également une volonté. Et pour toutes les deux il s’agit de produire effectivement, pas seulement de penser à cela, mais de produire de façon effective le plus haut idéal qui puisse être réalisé. L’un est bien entendu l’idéal du surhomme. L’autre, bien sûr, l’idéal de la bouddhéité, de l’Illumination, du Suprême éveil pour le bien, pour le bénéfice de tous les êtres vivants. Et la réalisation, l’atteinte de ces deux idéaux, celui du surhomme, celui de la bouddhéité, nécessitent tous deux le dépassement du moi inférieur ou des mois inférieurs, le dépassement de toutes les valeurs inférieures, de toutes les idées inférieures de quelque sorte qu’elles soient. Ici donc il y a une familiarité, ici donc il y a une ressemblance.


En même temps, il y a des différences. La volonté d’Eveil qui fait le Bodhisattva est plus altruiste, son regard est plus dirigé vers l’autre, cette volonté est plus cosmique. Comme nous l’avons vu il y a longtemps, il s’agit de la manifestation du bodhisattva, d’un principe universel, cosmique ; mais la « volonté de puissance » est beaucoup plus individualiste. Cela est beaucoup plus concerné par le fait d’arriver à soi-même, créer le surhomme en soi, en se surmontant soi-même. Mais en même temps nous devons ajouter, pour lui rendre justice, que le côté altruiste n’est pas entièrement mis de côté par Nietzsche. Rappelez-vous que Zarathoustra, cette grande figure de Zarathoustra, qui peut-être exemplifie le surhomme, veut partager sa sagesse avec l’humanité. Il veut que chaque Homme réalise cela : que l’Homme est quelque chose qui se doit surmonter.
Et cela nous ramène à l’aspect le plus immédiatement significatif peut-être de toute la pensée de Nietzsche, c’est-à-dire nous ramène au fait, à la vérité, à la réalisation, que nous devrions être insatisfaits de nous-mêmes. Sans cette insatisfaction, il n’y a pas de dépassement de soi, et il n’y a pas de progrès spirituel, pas d’évolution supérieure de l’Homme.
Cela aussi met en évidence, ou cela nous amène aussi à l’aspect le plus faible de la pensée de Nietzsche. Nous sommes exhortés au dépassement de nous-mêmes, et la nécessité de cela, la nécessité de nous surmonter afin que le « surhomme » puisse voir le jour, puisse naître ; cela est exposé par Nietzsche d’une façon incroyablement claire, stupéfiante. Cette nécessité que nous avons de nous surmonter nous-même, d’être mécontents de nous-mêmes, d’être insatisfaits vis-à-vis de nous-mêmes, cela il nous l’enseigne sans doute plus clairement qu’aucun autre, avec beaucoup plus de force qu’aucun autre philosophe occidental ou penseur occidental. Mais Nietzsche ne montre pas et c’est là son échec, échec lamentable bien qu’il ne soit pas dénué de noblesse, il ne montre pas comment y arriver. Il dit surmontez-vous ! mais il ne nous montre pas le chemin, il ne montre pas comment le faire. Il n’y a pas d’instructions pratiques. D’une certaine façon, nous sommes abandonnés à une exhortation vide. Et ici nous pouvons immédiatement comprendre l’immense avantage d’une tradition, d’une ancienne tradition spirituelle telle que le bouddhisme, avec ses méthodes, avec ses exercices, avec ses pratiques clairement axées sur le dépassement de soi. Après tout, ce n’est pas si difficile que ça de voir qu’un homme est malade s’il pousse des gémissements de fièvre, s’il est en train de souffrir, s’il hurle à l’agonie. C’est facile de comprendre qu’il est malade, qu’il y a quelque chose en lui qui ne tourne pas rond. Mais c’est seulement un docteur, seulement un médecin qui peut prescrire la sorte de traitement dont il a besoin pour aller mieux. Et Nietzsche, pourrait-on dire, peint une image vraiment très consternante, épouvantable, d’une humanité moderne qui est malade, de la maladie de l’Homme, de la maladie même, qui est l’Homme. Il nous donne même diagnostique, un diagnostic très perspicace. Et il va même jusqu’à dépeindre une très merveilleuse, une très belle, une image très inspirante du malade qui recouvrira une parfaite santé. Mais il ne nous donne pas la méthode effective, la méthode concrète qui pourrait redonner la santé au malade ; en d’autres mots, qui nous permettrait de nous dépasser nous-mêmes, de créer effectivement, de produire le « surhomme » ! Vous ne serez pas surpris d’apprendre que dans la pensée de Nietzsche, il n’y a pas de pratique de l’attention. Il n’y a pas de méthodes de méditation, et ainsi de suite. En dépit donc de cette image très claire et éclatante du patient et de son mal, et de celle du patient qui a recouvert la santé, en dépit du diagnostic perspicace, on peut dire qu’en général en Occident, le patient continue à souffrir.


Mais nous avons de la chance, car ce qui manque chez Nietzsche, nous le trouvons, nous trouvons toutes ces choses dans une ancienne tradition spirituelle comme le bouddhisme. Nous y trouvons non seulement l’idéal abstrait, dans ce cas l’idéal de la bouddhéité, mais aussi comment y arriver, les méthodes qui puissent mener à la réalisation.
En fait nous y trouvons la prescription de toute une façon de vivre. Et il en va ainsi de Nietzsche comme de presque l’entière philosophie occidentale moderne. C’est toujours une façon de penser abstraitement, des pensées abstraites, des pensées académiques, sèches et sans vie. Nietzsche au moins est quelqu’un qui vibre à la vie, il est vivant lorsqu.il pense. Beaucoup ne le sont pas. La seule exception peut-être, la seule parcelle de la philosophie occidentale moderne où l’on puisse trouver une espèce d’approche pratique, un corollaire pratique, aussi bien qu’une théorie, aussi bien qu’une spéculation, est peut-être le marxisme d’une part, et de l’autre l’existentialisme. Mais il n’est pas nécessaire d’aller plus avant dans ce sujet pour le moment.


Tout cela souligne peut-être, cette entière considération souligne le fait qu’un contact plus rapproché, pour ne pas dire une coopération plus étroite est nécessaire entre d’une part la philosophie occidentale et de l’autre les traditions spirituelles orientales.

‘The Higher Evolution’ © Sangharakshita, 1969, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris, 2002.

Articles liés

Abonnez-vous à notre newsletter

Merci ! Votre inscription a été enregistrée
Oups ! Quelque chose a mal tourné. Veuillez réessayer.