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L'entrée dans le courant

D'un point de vue bouddhiste, le zouave du Pont de l'Alma n'est très certainement jamais entré dans le courant... (crue de juin 2016).

Pour la plupart des gens, un effort spirituel continu est nécessaire pour contrer l’« attraction gravitationnelle » de l’existence mondaine. Mais il y un point, sur la voie de l’éthique, de la méditation et de la sagesse, au-delà duquel le Transcendantal devient l’influence dominante : on est « entré dans le courant » qui mène à l’Éveil.

L'image de l'attraction gravitationnelle.

Commençons par imaginer deux corps, un petit et un gros. Nous les appellerons, pour simplifier, la Terre et le Soleil. Le plus petit corps est la Terre, le plus gros est bien sûr le Soleil. Mais je dois signaler que ce que je vais dire est grossièrement simplifié, pour ne pas dire falsifié, par rapport à ce qui est du véritable Soleil et de la véritable Terre.

Donc, prenons ces deux corps, la Terre et le Soleil. Chacun de ces deux corps est entouré par un champ gravitationnel, c'est-à-dire par un espace à l'intérieur duquel il va attirer à lui tout corps plus petit. Supposons à présent, en poursuivant notre comparaison, que nous positionnons ces deux corps afin que leurs champs gravitationnels se chevauchent jusqu'à un certain point.

  1. Il y a l'espace à l'intérieur duquel seul est à l'œuvre le champ gravitationnel du plus petit corps, la Terre.
  2. Il y a l'espace à l'intérieur duquel seul est à l'œuvre le champ gravitationnel du plus gros corps, le Soleil.
  3. Et ici il y a un petit espace, à l'intérieur duquel les deux champs gravitationnels se chevauchent.

En d'autres termes, un espace où les deux forces sont à l'œuvre, un espace où, en réalité, les deux forces sont même en conflit. Alors, le point d'intersection de ces deux forces dans cet espace sera le point d'équilibre, le point E. C'est donc le point où les deux forces gravitationnelles se trouvent en équilibre et, par conséquent, s'annulent mutuellement. Néanmoins, une fois dépassé ce point E, ce point d'équilibre, nous sommes en sécurité. Il se peut qu'il nous prenne un peu de temps pour nous échapper de l'attraction gravitationnelle restante de la Terre, mais lentement, inévitablement, inexorablement, nous plongeons dans le Soleil.

Par conséquent, le premier point au-delà du point E est le point de non-retour. En fait il n'y a pas d'espace entre les deux. C'est le point qui suit immédiatement le point d'équilibre ; c'est le point qui, une fois atteint, nous prémunit de tout retour en arrière, vers la Terre, même si la Terre exerce toujours son attraction gravitationnelle.

Appliquons à présent cette comparaison au sujet. Voyons comment cela fonctionne en termes d'évolution supérieure, en termes de vie spirituelle. Disons que le plus petit corps, la Terre, désigne le conditionné, l'existence relative, l'existence phénoménale ou existence conditionnée par l'espace, le temps et la causalité. Et disons que le plus gros corps, le Soleil, désigne l'inconditionné, l'existence absolue, l'existence au-delà de l'espace, au-delà du temps, bref, désigne, si vous voulez, la dimension de l'éternité. Donc, au lieu d'avoir la Terre et le Soleil, nous avons le conditionné et l'inconditionné. Et chacun d'entre eux est entouré par son propre champ gravitationnel.

Le champ gravitationnel du conditionné.

Le champ gravitationnel de ce que nous appelons « conditionné » porte dans la terminologie bouddhique le nom de samsara. C'est le champ gravitationnel du conditionné. Et ce samsara est décrit dans une œuvre d'art très connue du bouddhisme oriental : la roue de la vie tibétaine. Si vous visualisez cette roue, vos verrez qu'elle consiste en quatre cercles concentriques :

  1. Le premier cercle, qui est le centre, contient dans ses représentations dessinées trois animaux : un coq, un serpent et un cochon. Ils représentent l'envie, l'aversion et l'ignorance ou, pourrions-nous dire de façon plus abstraite, ils représentent les forces d'attraction et de répulsion et de ténèbres à l'intérieur desquelles ces deux forces sont à l'œuvre.
  2. Le second cercle est divisé en deux moitiés, deux segments égaux, un blanc et un noir. Ils représentent les voies montante et descendante à l'intérieur de l'existence conditionnée, à l'intérieur du champ gravitationnel du conditionné lui-même. En d'autres termes, ils représentent les voies qui nous mènent dans un sens vers la périphérie du champ gravitationnel du conditionné, et dans l'autre vers son centre.
  3. Le troisième cercle concentrique est divisé en cinq, parfois six segments. Ces cinq ou six segments représentent tellement de plans de l'existence conditionnée, et dans la terminologie traditionnelle, presque mythologique, ce sont les plans des dieux, des asuras ou titans, des êtres humains, des animaux, des êtres affamés, et des êtres en état de souffrance. L'état humain, notre état, se trouve au milieu. Les dieux et les titans occupent un plan supérieur, alors que les animaux, les êtres affamés et les êtres en état de souffrance occupent des plans inférieurs. En d'autres termes, les premiers états sont près du bord du champ gravitationnel, alors que les derniers états sont près du centre, et l'homme est entre les deux.
  4. Puis, le quatrième et dernier des cercles concentriques, formant le bord de la roue si vous voulez, est divisé en douze segments qui représentent différentes étapes dans le processus de l'esprit réactif. Ces douze segments sont considérés traditionnellement comme étant distribués sur trois vies successives. Voici donc comment est décrit le champ gravitationnel du conditionné, du samsara, dans la roue de la vie tibétaine.

Le champ gravitationnel de l'inconditionné.

Le champ gravitationnel de l'inconditionné est appelé le dharmadhatu. Il n'y a pas d'équivalent français au terme sanskrit dharmadhatu. « Dharma », qui a plusieurs sens, signifie ici « vérité de la réalité », dans le sens de vérité ultime, de réalité ultime. En d'autres termes, il évoque l'inconditionné à proprement parler. « Dhatu », qui a aussi plusieurs sens, signifie ici « sphère d'action » ; en d'autres termes, il évoque le champ gravitationnel. Le dharmadhatu est donc le champ d'action de l'inconditionné, le champ gravitationnel. Le mandala, incidemment, le cercle sacré, a la même signification générale, et particulièrement le mandala des cinq bouddhas. Vous en rappelez-vous ? Le bouddha blanc est au centre, le bouddha vert au nord, le bouddha jaune au sud, le bouddha rouge à l'ouest, et le bouddha bleu à l'est.

Nombre de textes dans nombre de traditions parlent aussi de ce qui est appelé le bouddhakshetra. « Kshetra » veut dire « champ, terre », le bouddhakshetra est donc la terre du bouddha, et représente la zone à l'intérieur de laquelle agit l'influence d'un bouddha particulier, l'influence spirituelle, le pouvoir spirituel d'un bouddha. Cette influence est souvent nommée adhisthana, surtout dans la tradition tibétaine. Un mot intraduisible que l'on peut traduire grosso modo par « grâce », si l'on entend par là simplement l'attraction gravitationnelle de l'inconditionné, de l'absolu. L'on pourrait aussi mentionner en lien avec ceci la Vraie Terre Pure, venant de la tradition japonaise. La Vraie Terre Pure est aussi un symbole du dharmadhatu, un symbole du champ gravitationnel de l'inconditionné, car la Terre Pure, selon son propre enseignement, est la zone à l'intérieur de laquelle agit la lumière infinie et la vie éternelle du bouddha Amitabha, la zone où ces deux éléments sont la force dominante, l'influence dominante.

Les champs gravitationnels du conditionné et de l'inconditionné se chevauchent, comme le font ceux de la Terre et du Soleil. Cela veut dire que la roue de la vie, d'une part, et le dharmadhatu, d'autre part, se chevauchent. Et cela donne à nouveau trois zones :

  1. Une zone dans laquelle seule est à l'œuvre la force gravitationnelle du conditionné;
  2. Une zone dans laquelle seule est à l'œuvre la force gravitationnelle, ou la « grâce », si vous préférez, de l'inconditionné ;
  3. Une zone dans laquelle les deux forces sont à l'œuvre, où, dans un sens, elles sont en conflit.

Traçons à présent une ligne du conditionné à l'inconditionné, et disons que cette ligne représente la voie de la vie spirituelle, la voie de l'évolution supérieure. Cela signifie que la ligne qui représente la voie de l'évolution supérieure sera divisée en trois sections, et ces sections représentent les trois grandes étapes successives de la voie spirituelle. Dans la terminologie traditionnelle, ces trois étapes sont les étapes de la moralité, de la méditation et de la sagesse.

Comme lorsque l'on a fait un long voyage circulaire, on se croit très loin de chez soi, mais il suffit d'un tournant et d'un virage pour se retrouver quasiment devant sa porte. Nous avons fait ce détour, nous sommes partis dans des considérations abstraites, mais nous revoilà en terre connue. Rien qui ne soit plus familier, pour des bouddhistes, que le śila, la samadhi et la prajña : la moralité, la méditation, et la sagesse.

Moralité naturelle, moralité conventionnelle.

Primo, la moralité. Il n'existe rien de tel dans le bouddhisme, incidemment... Ce terme est l'équivalent de ce que traditionnellement l'on appelle action habile et favorable. Les bouddhistes orientaux ne parlent pas de moralité, ils parlent d'action habile et favorable. Les actions habiles et favorables sont les actions qui résultent de ce que l'on appelle des états d'esprit positifs : des états d'esprit libérés des formes grossières d'avidité, d'aversion, d'ignorance, et qui par conséquent ne font de mal ni à soi-même ni aux autres, voire, au contraire, peuvent être bénéfiques. La moralité, dans ce sens, est essentielle dans le bouddhisme. C'est fondamental. Mais en même temps, on considère sa valeur comme strictement limitée. La moralité, dans ce sens, prépare le chemin pour l'expérience de la seconde grande étape, celle de la méditation.

Mais le bouddhisme insiste lourdement sur le fait que la moralité par elle-même, l'action habile et favorable par elle-même ne peut nous mener directement à l'expérience, à la réalisation de l'inconditionné. La moralité, dans son sens bouddhique, est similaire à la rampe de lancement d'une fusée. Une fusée ne peut être lancée sans sa rampe de lancement ; mais une fois la fusée dans les airs, sa rampe de lancement reste à terre, elle ne part pas dans les étoiles. Donc la moralité, l'action habile et favorable, dans le bouddhisme, n'est pas identique à la vie spirituelle. La moralité est considérée comme une partie de la vie spirituelle, comme un moyen d'accéder à une fin, la fin immédiate étant la méditation, et la fin ultime étant la sagesse, voire la réalisation de l'inconditionné. Et incidemment, je dois mentionner aussi que le bouddhisme fait la distinction entre moralité naturelle et moralité conventionnelle.

La première, la moralité naturelle, est celle qui possède une fondation psychologique qui consiste en des actions expressives d'états mentaux habiles et favorables. La seconde, la moralité conventionnelle, est simplement une émanation de la coutume, de l'opinion, très souvent très locale, et n'a pas de signification morale réelle.

Par moralité, dans le sens bouddhique de première étape de la voie spirituelle, l'on ne fait pas référence à la moralité conventionnelle mais bien à la moralité naturelle. La moralité, dans cette optique, la moralité en tant qu'action habile et favorable, correspond au segment blanc, la moitié blanche du second cercle de la roue de la vie. Ce segment blanc mène vers le haut, mène à la périphérie du cercle, à la périphérie du champ gravitationnel du conditionné. Mais ce segment blanc lui-même est encore à l'intérieur de ce champ gravitationnel, faisant partie intégrante de ce champ.

Les trois sens de la méditation.

Secundo, la méditation : ce mot est utilisé de multiples façons. Presque mal utilisé, du reste... En ce qui nous concerne, il a trois sens, et ces trois sens correspondent aux trois niveaux successivement plus élevés de l'expérience spirituelle.

Concentration de l'esprit.

Le premier sens de la méditation est celui de la concentration de l'esprit. C'est le sens le plus élémentaire. La concentration, c'est-à-dire le retrait de l'attention du monde extérieur. Vous ne voyez plus rien, vos yeux sont fermés ; n'entendez plus rien, et ne ressentez plus même le coussin de méditation sur lequel vous êtes assis. Votre attention est retirée des cinq sens et des objets sensoriels correspondants. Votre attention est centrée vers l'intérieur, et toutes les énergies, toutes vos énergies psychophysiques, sont centrées vers l'intérieur ; non seulement centrées mais aussi unifiées, rassemblées, réunies, et ne sont plus dispersées ou éparpillées, mais sont toutes centrées sur un point, vibrant sur ce point, si vous voulez. Ce niveau est celui de la concentration, c'est le premier niveau de la « méditation ».

La méditation proprement dite.

Les énergies étant rassemblées et centrées sur un seul point, elles commencent à s'élever : il y a une élévation graduelle de tout le niveau de conscience, de tout le niveau d'être. Nous sommes transporté, extrait de notre corps physique ordinaire, loin de l'univers physique ordinaire et matériel que nous connaissons. Nous nous élevons dans notre propre expérience intérieure vers des états de plus en plus élevés de ce que l'on nomme supra-conscience, lorsque le monde devient de plus en plus distant, lorsque l'on devient de plus en plus concentré, paisible et heureux, lorsque même les activités mentales s'évanouissent et qu'il ne reste qu'un grand silence à l'intérieur duquel on commence à voir avec la vision intérieure et à entendre avec l'ouïe intérieure. Ces quatre grandes étapes de super-conscience s'appellent, dans le bouddhisme, les quatre dhyanas. Voilà donc la méditation : l'étape intermédiaire, l'élévation des énergies vers des niveaux toujours plus élevés de conscience et d'être. Ainsi vivons-nous dans un monde différent, nous sommes une personne différente, un nouvel individu en quelque sorte.

La contemplation.

Troisièmement, vient le sens le plus élevé du mot « méditation » : la méditation dans son sens de contemplation. Notre esprit est concentré, les énergies sont unifiées et se sont élevées de plus en plus haut dans l'échelle de la conscience. Ensuite, nous tournons tout notre être dans la direction de l'absolu, de l'ultime, de l'inconditionné, de la réalité. On voit la réalité fugitivement, on la saisit fugacement. On bouge vers la réalité, on gravite autour, on commence à la sentir. Ceci est le niveau de la contemplation, dans lequel le niveau élevé de la conscience rentre en contact avec l'ultime, avec les profondeurs et les hauteurs de l'existence et de l'être et de la conscience.

La méditation en tant que deuxième étape importante de la vie spirituelle consiste en ce que nous avons appelé la concentration et la méditation à proprement parler ; elle n'inclut pas la contemplation, qui appartient à la troisième grande étape de la voie : l'étape de la sagesse.

La méditation est donc l'étape intermédiaire de la voie spirituelle. Elle est précédée par l'étape de la moralité, et suivie par celle de la sagesse.

Les deux forces gravitationnelles.

Dans l'étape de la méditation, les deux forces gravitationnelles sont à l'œuvre ; celle du conditionné et celle de l'inconditionné. Et ceci explique notamment deux choses.

Tout d'abord, cela explique la facilité avec laquelle nous tombons de l'étape deux à l'étape un. Ceci explique pourquoi nous tombons parfois si facilement de ce qui semble être les hauteurs de la méditation. Je pense que les gens qui pratiquent la méditation font en effet cette expérience à un moment ou à un autre : vous êtes en pleine belle méditation ; lors de la soirée de la Sangha, à la maison, en retraite, et vous pensez même que vous arrivez enfin à quelque chose après tous ces efforts. Vous y êtes enfin, parmi toutes ces belles expériences qui flottent autour de vous tels moult nuages roses et bleus, et vous vous dites que c'est merveilleux, que cela va rester avec vous toute votre vie et pour toujours … Et puis que se passe-t-il ? En l'intervalle de quelques minutes, non pas d'heures ni de jours ni de semaines, mais bel et bien de quelques minutes, vous êtes submergé par ce que l'on pourrait appeler des états d'esprit hautement négatifs. Je vous laisse compléter selon votre propre expérience. Des états d'esprit hautement négatifs ; non seulement cela, mais vous vous trouvez en accord avec ces derniers ! Et vous oscillez donc entre les hauteurs et les profondeurs. Et parfois, vous vous dites : « la méditation en vaut-elle vraiment la chandelle ? » Après tous ces efforts pour étendre ses ailes si difficilement, nous nous élevons un instant, et d'un seul coup d'un seul nos ailes nous lâchent, et boum ! nous nous retrouvons de retour sur Terre, avec quelques plumes en moins… voilà ce qui se produit, et nous nous demandons même si un progrès spirituel est possible, et si nous ne sommes pas condamné à jouer au yo-yo spirituel à jamais…

Et bien, tous ces soucis sont dus à l'attraction gravitationnelle du conditionné, et l'on ne s'en extirpe que dans la troisième étape, celle de la sagesse. Jusqu'à cette troisième étape, nous pouvons toujours retomber des hauteurs, quel que soit le temps que nous avons passé à méditer. Nous pouvons rester tout en haut pendant des heures, voire des semaines entières : cela ne fait aucune différence, nous retombons avec pertes et fracas tout aussi facilement.

En Inde, il se raconte des tas d'histoires de la sorte, habituellement à propos des rishis, des sages. On raconte que le rishi untel, il y a des milliers d'années, est allé en Himalaya et y a médité pendant des milliers d'années dans des grottes, dans des forêts profondes, dans des ermitages, sur des sommets enneigés, indifférent à tout. Il y a toutes sortes d'histoires concernant la façon dont la barbe de tel rishi a poussé sur des kilomètres et des kilomètres, ou encore concernant tel autre rishi qui s'est retrouvé enfoui sous une fourmilière géante, mais a continué à méditer des milliers d'années durant, planant avec félicité dans des états de concentration et de médiation. Mais bien évidemment, il lui a bien fallu s'extraire de là et sortir de sa méditation. Et que s'est-il passé ? C'est à chaque fois la même chose. Selon les légendes et traditions que l'on trouve dans les puranas, dès que le rishi sort de sa méditation, descend de sa montagne, émerge de sa forêt, que se passe-t-il ? Il rencontre une nymphe. Il rencontre une jeune fille céleste. Et en l'espace de quelques minutes, malgré des milliers d'années de méditation, il succombe à la tentation et se retrouve au point de départ ! Il y a beaucoup d'histoires comme celle-là, concernant des rishis très connus.

Que veulent dire ces histoires ? Elles signifient une chose : que dans la vie spirituelle, la méditation n'est pas suffisante. Elle ne suffit pas, mais bien entendu elle est indispensable. C'est la base du développement de la sagesse, de même que la moralité est la base du développement de la méditation elle-même. J'avais comparé la moralité à la rampe de lancement d'une fusée. Continuons donc cette comparaison : la méditation est le premier étage de la fusée, duquel est tiré le second étage après que le premier a atteint une certaine hauteur. Et ce second étage est la sagesse, bien sûr. Ainsi la méditation est-elle indispensable car c'est seulement de cette dernière que vient la sagesse. Une fois que l'on a tiré le second étage de la fusée, on est à l'abri de l'attraction gravitationnelle. Et cela m'amène à la seconde chose qui s'explique par le fait qu'à l'étape de la méditation les deux forces gravitationnelles sont à l'œuvre.

Nous savons qu'en méditation, on ressent parfois une sorte d'attraction ; on a l'impression, si l'on médite avec quelque succès depuis un certain temps, que l'on va quelque part. On sent que l'on va tomber dans des profondeurs insondables, ou que l'on va être emporté par un flux puissant à l'intérieur et à l'extérieur de nous. Alors, dans ce genre de situation, on sent parfois au moins l'attraction gravitationnelle de l'inconditionné, même si ce n'est que de façon distante ou obscure. C'est cela qui nous tire, qui nous attire, même si l'on n'est pas toujours conscient de ce que c'est ni d'où cela vient. Mais qu'arrive-t-il habituellement ? Quand on sent cette attraction, on y résiste. Et pourquoi y résiste-t-on ? Parce que l'on a peur. Oh oui, dit-on, on veut l'éveil, on veut le nirvana, mais lorsqu'il s'agit vraiment d'y arriver, on ne veut pas se laisser dériver, on ne veut pas se perdre soi-même.

Nous y voilà. Dès que l'éveil ou le nirvana nous approche, nous reculons… Nous ne voulons pas nous perdre. Mais en fait, c'est ce que nous devrions faire : nous perdre, apprendre à lâcher prise, nous abandonner. Nous abandonner à l'inconditionné.

La Sagesse et les six maillons.

Tertio, la troisième grande étape : la sagesse. La sagesse correspond aux six maillons positifs :

  1. La connaissance-et-vision des choses telles qu'elles sont apparaît en dépendance de la concentration.
  2. Le retrait (du conditionné) apparaît en dépendance de la connaissance-et-vision des choses telles qu'elles sont.
  3. La dépassion apparaît en dépendance du retrait.
  4. La liberté apparaît en dépendance de la dépassion.
  5. La connaissance de la destruction des ashravas (poisons mentaux) apparaît en dépendance de la liberté.

Le point d'équilibre E est le point où finit la méditation et où commence la sagesse. Non que lorsque l'on développe la sagesse, on s'arrête de méditer. Au-delà de ce point, nous ne sommes plus attiré par le conditionné. Ce point de non-retour est appelé « l'entrée dans le courant ». Ces termes amènent une nouvelle comparaison. Le « courant » représente la force d'attraction irrésistible de l'inconditionné, une fois que l'on s'en est approché assez près. Imaginons un fleuve ; la terre d'un côté du fleuve est le conditionné. Nous nous tenons à un certain point sur cette terre qui borde le fleuve ; la distance qui nous sépare du fleuve correspond à l'étape de la moralité. Et la distance du bord du fleuve jusqu'au milieu du courant correspond à l'étape deux, la méditation. Une fois que l'on sent la force du courant qui coule vers l'océan, lorsqu'on est au milieu du courant, il suffit de s'y abandonner. Ce point où l'on s'abandonne à la force du courant est le point de non-retour. Et la distance de ce point jusqu'à l'océan est la troisième étape : celle de la sagesse.

Incidemment, je me souviens d'une parabole de Sri Ramakrishna, un grand saint et maître indien contemporain. Il décrivait la relation et la différence entre travail et grâce, mais cela est aussi pertinent en ce qui concerne l'entrée dans le courant. Il disait, c'est comme être dans une petite barque et ramer jusqu'au milieu du fleuve. Il disait que le processus de ramer avec les avirons et d'avancer ainsi avec peine jusqu'à mi-fleuve représente le travail, le karma. Mais il disait qu'une fois à mi-fleuve, on peut monter les voiles et se laisser porter par le vent, en posant les avirons. Il faut juste tenir la barre. Et le vent représente la grâce ou, en d'autres termes, la force gravitationnelle de l'inconditionné.

Nous avons donc localisé le point de non-retour, et apprécié son importance ; nous avons compris ce qu'est l'entrée dans le courant. L'importance de l'atteinte de l'entrée dans le courant devrait maintenant être évidente. Le but ultime est l'éveil, la bouddhéité, le nirvana, quel que soit le nom que l'on veut lui donner, mais ce ne sont que des mots, dont on ne sait pas vraiment ce qu'ils veulent dire ; on ne peut y attacher aucune signification. Ils ne peuvent nous donner une idée adéquate de la nature du but vers lequel nous sommes censé diriger nos efforts. C'est trop au-delà de nous, trop distant. Notre but immédiat est donc d'atteindre le point de non-retour. Et une fois là, selon la tradition, l'éveil est garanti, dans un délai de sept vies au plus.

Mais revenons à la force d'attraction du conditionné. Cette force est à l'œuvre dans tous les aspects de la vie humaine. Il est capital de la voir à l'œuvre, dans toute sa puissance et son omniprésence. On se rend alors compte qu'on ne peut jamais se reposer, se relaxer, tant que l'on n'a pas atteint le point de non-retour.

Comment atteindre l'entrée dans le courant ?

Il reste donc une question : « Comment atteindre l'entrée dans le courant ? » Il y a deux façons de le faire, une positive et une négative.

De façon positive, c'est sur la base de la concentration qu'apparaît la connaissance-et-vision des choses telles qu'elles sont. Lorsque l'on atteint cette connaissance, ce passage vers le transcendantal, alors on entre dans le courant.

La façon négative est de briser les trois premières entraves. Le bouddhisme parle de dix entraves qui nous lient à l'existence conditionnée. Si l'on brise ces dix entraves d'un coup, alors on passe du conditionné à l'inconditionné. Mais, généralement, on brise ces entraves de façon progressive. Voici les dix entraves :

  1. La vue de la personnalité.
  2. Le doute sceptique et l'indécision.
  3. L'attachement aux règles morales et aux pratiques religieuses.

En brisant ces trois entraves, on atteint le point de non-retour.

  1. Le désir de l'existence sensorielle.
  2. La malveillance, l'aversion, la haine.

Ces deux entraves, dit-on, sont particulièrement puissantes. C'est en affaiblissant, pas même en brisant ces deux entraves, que l'on devient une « personne qui ne revient qu'une fois », une personne ayant dépassé le point de non-retour et très fortement sujette à la force d'attraction de l'inconditionné. Une telle personne n'a plus qu'une renaissance en tant qu'être humain, puis atteindra l'Éveil. En brisant ces quatrième et cinquième entraves, on ne renaît plus sur Terre mais à la périphérie du champ d'attraction du conditionné. Une telle personne atteint l'Éveil sans la nécessité d'une autre vie humaine.

Ces cinq premières entraves sont appelées les cinq entraves basses, et elles nous lient au champ gravitationnel du conditionné le plus fort et le plus dense.

  1. Le désir pour l'existence dans le monde de la forme.
  2. Le désir pour l'existence dans les mondes sans forme.

Ce sont les cercles du milieu et de l'extérieur du champ gravitationnel du conditionné.

  1. L'orgueil, dans le sens où l'on se sent supérieur, inférieur ou égal aux autres.

A ce niveau spirituel, on ne fait plus de comparaisons du tout.

  1. L'agitation, l'instabilité.
  2. L'ignorance, ou l'absence de prise de conscience.

Ces cinq entraves hautes nous attachent aux cercles extérieurs du champ du conditionné. Une fois qu'elles sont brisées, on est libre, on n'éprouve plus que l'attraction de l'inconditionné, et il n'y a plus de renaissances. Une telle personne est nommée traditionnellement « Arahant », ou valeureuse, ou sainte. Revenons aux trois premières entraves…

Les trois premières entraves.

La vue de la personnalité.

La vue de la personnalité est là lorsque l'on accepte sa personnalité comme quelque chose de fixe, non changeant et ultime. Cela revient à refuser l'acceptation d'un changement ou d'un progrès. On refuse que le « moi » puisse se consumer et renaître. C'est la négation de l'évolution supérieure.

Il y a quatre niveaux de développement de l'individualité :

  1. Le niveau de non-individualité ; il n'y a pas d'individualité, juste l'existence.
  2. Le niveau de l'individualité humaine.
  3. Le niveau de la véritable individualité, de la « personne autonome ».
  4. Le niveau de l'individualité transcendantale : l'Éveil.

La plupart des gens développent seulement l'individualité humaine. Ils n'atteignent pas même la véritable individualité ; cela ne pourra venir qu'avec l'émergence de la prise de conscience.

On peut dire beaucoup de ces quatre niveaux d'individualité, mais cela exigerait une conférence entière… Il convient simplement de retenir que l'idée fausse est de dire que la personnalité est fixe, définitive, et qu'elle ne peut se développer.

Le doute sceptique et l'indécision.

Il ne s'agit pas du doute au sens intellectuel ; il s'agit de la réticence ou du manque de volonté à s'engager : se retenir même quand il n'y a aucune raison de le faire, ou même quand on ne voit pas de bonne raison de le faire. Beaucoup de gens s'intéressent au bouddhisme, viennent aux cours, aux conférences, mais ne s'investissent pas, ne se jettent pas à l'eau. Au mieux, ils mettent le bout du pied dans l'eau pour voir si elle est froide, puis ils le retirent. Ou même s'ils s'y aventurent, ils gardent un pied fermement ancré sur le rivage pour ne pas risquer d'être emportés. Peut-être pour avoir le meilleur des deux mondes…, ou par peur, le plus souvent aussi. Ils sont d'accord avec tout ce que l'on dit, mais ne vont pas réellement l'accepter ou le mettre en pratique. C'est parce qu'ils sont fermement attachés à la deuxième entrave, celle du doute sceptique ou de l'indécision.

L'attachement aux règles morales et aux pratiques religieuses.

C'est l'attachement aux règles morales et aux pratiques religieuses qui constitue l'entrave : les règles morales en elles-mêmes n'ont rien à y voir, quelles qu'elles soient. C'est l'attachement à ces règles qui est le problème. C'est les traiter comme des fins en elles-même et non comme un moyen. Il nous faut faire attention à cette entrave-là, même dans le cadre de notre pratique : ne continue-t-on pas à faire quelque chose non pas parce que c'est toujours utile au groupe ou à nous-même dans notre vie spirituelle, mais simplement parce que c'est quelque chose que l'on a toujours fait ?

Arrêtons-nous là avec les entraves, même si ce fut bref. En brisant les trois entraves, on arrive au point de non-retour. L'Éveil semble un but lointain à atteindre, mais le point de non-retour est une possibilité envisageable dans le cadre de notre vie actuelle. Et une fois que l'on y est, l'amélioration sans régression est assurée. On ne peut ensuite que s'élever plus haut, s'élever plus haut dans l'échelle de l'évolution et dans notre chemin spirituel. On se rapprochera de l'inconditionné, on en aura des visions, à travers tous les voiles et les obscurcissements du conditionné. On peut dire que lorsque l'on a atteint ces niveaux, ces hauteurs, alors le monde lui-même, qui fut un voile et un obscurcissement, devient de plus en plus magnifique et resplendissant.

‘The Higher Evolution’ © Sangharakshita, 1969, traduction © Centre bouddhiste Triratna, 2002.

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