La roue de la vie 2 - Les trois poisons et les six mondes
Dans tout le Tibet et dans les régions adjacentes, en particulier himalayennes, la roue de la vie est dessinée sur les murs des temples et des monastères, ainsi que sur des rouleaux peints. Mais la roue de la vie n'est pas une peinture. C'est quelque chose de très différent. Je vais donc vous demander de regarder à nouveau la roue de la vie, et de ne pas seulement la regarder, mais de regarder dedans, car la roue de la vie est en fait un miroir. La roue de la vie est un miroir dans lequel nous nous voyons.
Nous pourrions même dire que la roue de la vie est faite non pas de quatre cercles concentriques, mais de quatre miroirs, chacun d'entre eux étant plus grand que le précédent. Ou bien nous pourrions dire que nous nous regardons quatre fois dans le miroir, et à chaque fois que nous regardons, nous voyons une plus grande part de nous-même. La roue de la vie est un miroir magique, voire une boule de cristal dans laquelle nous pouvons regarder. Regardons donc maintenant dans ce miroir, dans cette boule de cristal. Et regardons-y non pas quatre fois, mais autant de fois qu'il sera nécessaire, et ayons le courage de nous y voir.

En regardant dans le miroir.
La première fois où nous regardons dans le miroir, nous voyons trois animaux : un coq, un serpent et un cochon. On nous enseigne, généralement, qu'ils représentent les « trois poisons mentaux » de l'avidité, de l'aversion et de l'ignorance et que ceux-ci sont présents dans notre cœur. Mais avec ceci, si j'ose dire, nous nous en tirons à trop bon compte. Cette sorte d'explication représente une forme de rationalisation défensive. C'est, après tout, un choc beaucoup plus grand lorsque nous regardons dans le miroir et voyons, réellement, non pas le visage présumé humain auquel nous nous attendions mais la tête d'un oiseau (un coq), la tête d'un reptile (un serpent) et la tête d'un animal (un cochon). Dans le miroir, c'est tout ce que nous voyons. C'est nous. En d'autres termes, nous avons une expérience directe de notre propre nature animale : nous ne sommes qu'un animal, qu'une bête même. Nous voyons que nous ne sommes pas aussi humain, pas aussi civilisé que nous l'avions pensé. Cette réalisation est le début de la vie spirituelle. Nous nous voyons tel que nous sommes vraiment, au plus profond de nous-même. Nous nous voyons tel que nous sommes, nous nous acceptons tel que nous sommes, et nous partons de là.
Partir de là signifie pour commencer regarder une seconde fois dans le miroir, après avoir récupéré de notre premier regard. Cette fois-ci, en y regardant, nous voyons deux chemins. Un chemin monte, l'autre descend. Un chemin est blanc, l'autre est noir. En d'autres termes, nous voyons que nous sommes face à une alternative : monter ou descendre, évoluer ou régresser. C'est aussi simple que cela, et le choix est devant nous. Le choix est devant nous à toutes les minutes de la journée : dans toutes les situations dans lesquelles nous nous trouvons, nous devons décider si nous allons monter ou descendre, si nous allons suivre le chemin blanc ou le chemin noir. C'est à nous de décider.
Supposons qu'après y avoir bien réfléchi nous décidions de monter, de suivre le chemin blanc, d'évoluer. Alors apparaît la question suivante : que devons-nous faire pour évoluer ? De quoi est fait le prochain pas ? La nature du prochain pas dépend de là où nous sommes à présent. Pour savoir où nous sommes à présent, regardons une troisième fois dans le miroir.
Parfois, lorsque nous regardons dans le miroir, cette troisième fois, nous voyons un visage heureux, souriant et joyeux : nous voyons le visage d'un dieu. Parfois nous voyons un visage agressif, en colère : le visage d'un titan. Parfois nous voyons un visage famélique, les yeux vides, la bouche pincée et l'expression insatisfaite : le visage d'un esprit affamé. En d'autres occasions nous voyons un visage malheureux, misérable, voire tourmenté : le visage d'une personne en enfer. Parfois encore, quand nous regardons, nous voyons une tête avec un long museau, ou des moustaches, ou de grandes dents affilées : la tête d'un animal. Parfois quand nous regardons dans le miroir nous ne voyons qu'un visage humain ordinaire. Mais quel que soit ce que nous voyons dans le miroir, à n'importe quel moment, c'est nous-même que nous voyons.
Les six mondes.
Les six segments qui forment le troisième cercle de la roue de la vie peuvent être vus comme six mondes, six véritables royaumes d'existence : les royaumes des dieux, des titans, des esprits affamés, des êtres en enfer, des animaux et des humains. Les êtres vivants renaissent dans un royaume particulier en résultat de leur karma, et vivent dans ce royaume jusqu'à ce que leur karma soit épuisé. C'est très vrai, mais ce n'est que la moitié de la vérité. Les six segments du troisième cercle représentent aussi six états d'esprit dont nous pouvons faire l'expérience ici et maintenant, durant notre présente existence humaine. Parfois, nous faisons si fort l'expérience de ces états d'esprit que pour un moment nous semblons vraiment vivre dans un autre monde : au ciel, ou en enfer, ou parmi les esprits affamés, etc. En d'autres termes, nous en faisons presque l'expérience en tant qu'état d'être plutôt qu'en tant qu'état d'esprit. Regardons donc chacun de ces mondes sous cette lumière : en tant qu'états d'être ou d'esprit, plutôt qu'en tant que mondes d'existence.

Tout d'abord, le monde des dieux. Le monde des dieux représente un état d'esprit heureux, plaisant, un état de relaxation, de contentement, de repos. C'est un état dans lequel tout se passe très bien, un état dans lequel il n'y a ni obstacle, ni difficulté, ni problème. C'est aussi un état d'expérience esthétique. C'est même l'état de méditation, dans le sens limité du terme (la méditation en tant qu'expérience d'états de conscience élevés, mais ne donnant pas d'accès direct au transcendant).
Deuxièmement, le monde des asuras, ou titans. C'est un état d'esprit agressif, compétitif. Il y a là beaucoup d'énergie, peut-être trop d'énergie, entièrement tournée vers l'extérieur. Il y a de l'agitation, de la suspicion, de la jalousie. Dans la roue de la vie, les asuras sont représentés en lutte contre les dieux pour la possession de l'arbre-qui-exauce-les-souhaits. Cet état d'esprit est donc celui qui court sans fin après la richesse matérielle, qui court, si l'on peut dire, après un niveau de vie toujours plus élevé, après un salaire toujours plus élevé, et ainsi de suite. C'est un état d'égoïsme sûr de soi : on veut toujours être meilleur que les autres, ou d'une façon ou d'une autre être supérieur aux autres. C'est un état dans lequel on veut même contrôler les autres, exercer un pouvoir sur les autres, les dominer.
Troisièmement, le monde des pretas, ou esprits affamés. C'est l'état de désir névrotique. Le désir est névrotique lorsqu'il attend d'un objet soit plus que ce que par sa nature l'objet peut apporter, soit, même, quelque chose de très différent de ce que l'objet peut apporter. Prenons l'exemple du désir névrotique de nourriture. Les gens, parfois, avalent de grandes quantités de nourriture, généralement sucrée. Très souvent, ce n'est pas réellement de la nourriture qu'ils veulent. Ils veulent quelque chose d'autre. La nourriture, dans ce cas, est un substitut pour quelque chose d'autre. Les psychologues nous disent que les gens qui consomment sans nécessité de grandes quantités de nourriture pour des raisons psychologiques ont en réalité besoin d'affection. Le désir névrotique est très souvent présent dans les relations personnelles, et en particulier dans les relations personnelles les plus intimes. Dans quelques cas, il y est tellement présent que la relation ressemble à celle d'un esprit affamé essayant d'en dévorer un autre.
Quatrièmement, le monde des êtres tourmentés, des êtres en enfer. C'est l'état de souffrance mentale aiguë, de frustration nerveuse, de dépression nerveuse. De façon ultime c'est même l'état de folie. Cet état d'esprit naît de diverses manières. Il peut, par exemple, être causé par une frustration longue et continue d'impulsions humaines naturelles, ou par un deuil soudain et inattendu, ou par des conflits mentaux inconscients. Quelle qu'en soit la cause particulière, il aboutit à un état de souffrance mentale intense. C'est l'état représenté par les êtres en enfer.
Cinquièmement, le monde des animaux. C'est l'état de complaisance dans des purs plaisirs des sens. Dans cet état, on n'est intéressé que par la nourriture, le sexe et le simple confort matériel. Quand nos propres désirs pour ces choses sont satisfaits, on est assez gentil, assez docile même, mais quand ils sont frustrés on devient dangereux, comme un animal sauvage.
Sixièmement, le monde des hommes. C'est l'état de conscience spécifiquement humain. Cet état de conscience n'est ni extatique ni tourmenté, ni férocement compétitif ni bêtement sensuel, ni non plus plein de désir névrotique. Dans cet état nous sommes conscient de nous-même et des autres. Dans cet état nous satisfaisons de façon raisonnable les besoins objectifs humains, tout en sachant qu'ils ont leurs limitations. Dans cet état nous nous vouons au développement spirituel. C'est l'état véritablement humain, mais c'est un état dont la plupart des « êtres humains » ne font l'expérience que de façon intermittente, si tant est qu'ils la fassent jamais.
Si nous voulions résumer ceci d'une manière quelque peu épigrammatique, nous pourrions dire que le monde des dieux est égal au monde de l'appréciation esthétique élevée (qu'elle soit atteinte par les arts ou par la méditation), que le monde des titans est égal au monde de la politique, des affaires et du syndicalisme, que le monde des êtres affamés est égal au monde de la romance ou des relations personnelles symbiotiques, que le monde des êtres tourmentés est égal au monde de la maladie mentale, et que le monde des hommes est égal au monde des êtres humains véritables, menant une vie véritablement humaine.
‘A Guide to the Buddhist Path’ © Sangharakshita, Windhorse Publications 1990, traduction © Ujumaṇi 2003.
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