<< Tous les textes

Le goût de la liberté

Qu’est-ce que le bouddhisme ? Au fil des ans, il y a eu de nombreuses tentatives de réponse à cette question, ou de définition de ce terme protéiforme. Le bouddhisme a été défini comme un code ou un système d’éthique, comme une philosophie orientale, voire comme une forme de mysticisme oriental. Il a été décrit comme un chemin spirituel et comme une tradition. Certains l’ont même, en certaines occasions, décrit comme une religion. Et ce qui est pire, durant les cent dernières années il a été décrit comme étant « le bouddhisme ». Jusque là, ce que nous appelons aujourd’hui le bouddhisme s’appelait le Dharma ou, plus précisément, le Dharma-Vinaya : le principe et la pratique.

Mais si nous remontons au commencement, nous constatons que c ’est le Bouddha lui-même qui a donné la meilleure définition, ou au moins la meilleure description du bouddhisme. Et il l’a donnée sous la forme d’une image plutôt qu’en termes de concepts et d’idées abstraites. Le Bouddha dit simplement que le bouddhisme, ou le Dharma-Vinaya, est un océan, un vaste et magnifique océan.

Cette description se trouve dans un texte pâli : l’Udana, ouVers d’élévation. L’Udana nous dit qu’une nuit de pleine lune, le Bouddha était assis, entouré d’un grand nombre de ceux que le texte appelle des bhikkhus. Ce mot est généralement traduit, au singulier, par« moine » ou « frère », mais il est peut-être mieux traduit par « participant », par « celui qui prend part », le bhikkhu étant celui qui prend part ou qui partage la nourriture du lieu sous la forme de ses aumônes journalières, aussi bien que celui qui prend part à la vie spirituelle avec le Bouddha et ses disciples, ou la partage. Le Bouddha était donc assis entouré d’un grand nombre de participants. D’après l’Udana, ils restaient tous assis dans le silence complet, non pas seulement pendant une ou deux heures, mais toute la nuit. Ils ne disaient pas un mot. Ils ne bougeaient pas. Ils ne se mouchaient même pas. On pourrait dire qu’ils méditaient ensemble, mais peut-être avaient-ils atteint un stade où l’on n’a même plus besoin de méditer. On reste simplement assis là, toute la nuit.

Puis, au moment où le jour allait se lever, quelque chose se produisit. Je ne vais pas le raconter en détail, mais il apparut que l’un de ceux qui étaient présents, bien que disant être engagé dans la vie spirituelle, était en fait « sans vertu, méchant, impur, ayant des habitudes suspectes, dissimulant ses actes, disant être un moine mais n’en étant pas un ». Maha-Moggallana qui, parmi les disciples du Bouddha, était connu pour la justesse de son intuition, devint conscient de la véritable nature de cet homme, et le persuada de partir. C’est en se référant à cet incident que le Bouddha décrivit le Dharma-Vinaya en le comparant à un vaste océan. Il dit que cet océan était caractérisé par huit choses étranges et merveilleuses et que, de manière similaire, le Dharma-Vinaya était caractérisé par huit choses étranges et merveilleuses.

Les huit choses étranges et merveilleuses

Tout d’abord, le vaste océan a une profondeur qui augmente peu à peu. Il semble que nous devions imaginer ici un rivage en pente douce plutôt que des falaises plongeant abruptement dans la mer. De même, l’enseignement, la voie, le chemin du Dharma-Vinaya est graduel. La connaissance ne pénètre pas tout à coup. Comme je l’ai dit ailleurs, le chemin est un chemin de pas réguliers.

Deuxièmement, le grand océan est « d’une nature stable, n’outrepassant pas ses frontières. » De même, les disciples du Bouddha ne transgressent pas l’enseignement qu’il leur a transmis, même si leur vie est en danger. En termes plus familiers, l’engagement des disciples du Bouddha envers le Dharma-Vinaya est absolu.

Troisièmement, le Dharma-Vinaya « ne s’associe pas avec un corps mort, mais le rejette sur le rivage. » De la même manière, la sangha, la communauté spirituelle des disciples du Bouddha, rejette la personne qui en fait ne mène pas une vie spirituelle, en dépit de ses professions de foi extérieures. Même assise au milieu de la sangha, elle en est loin et la sangha est loin d’elle. Ceci est bien sûr une référence à ce qui venait de se produire. En d’autres termes, on ne peut être membre de la communauté spirituelle en nom seulement. Il n’y a pas de membres honoraires. Un jour ou l’autre, donc, un membre en nom seulement va devoir « partir » ou, comme le fit le faux « participant », il se trouvera simplement hors de la sangha.

Quatrièmement, en atteignant le vaste océan, les fleuves abandonnent leur nom et leur origine : au lieu d’être connus sous les noms de Gange, d’Indus, etc., ils sont simplement « le vaste océan ». De même, ceux qui « vont de l’avant » et quittent leur maison pour embrasser la vie itinérante en réponse au Dharma-Vinaya du Bouddha perdent leur nom et leur origine et deviennent simplement des « ascètes, fils du Shakyien », c’est-à-dire des ascètes disciples ou fidèles du Bouddha. En d’autres termes, ils deviennent une partie de la communauté spirituelle, ou, pour le dire plus précisément, ils s’y « mélangent », sans perdre leur identité spirituelle individuelle.

Le Bouddha lui-même parla en termes d’abandon de l’identité de caste de noble, de brahmane, de marchand ou de serf, qui étaient les quatre principales castes héréditaires de son temps. Mais en Occident nous devons penser en des termes très différents. Nous pouvons par exemple parler d’abandonner notre identité nationale. Dans la communauté spirituelle, il n’est pas question d’être anglais, irlandais, écossais ou gallois, pas question d’être américain, indien, australien, finlandais ou hollandais. Dans la communauté spirituelle, on est simplement un être humain spirituellement engagé, qui est en relation avec d’autres êtres humains spirituellement engagés.

Cinquièmement, quelles que soient les rivières qui se jettent dans le vaste océan, quelle que soit la quantité de pluie qui y tombe, son niveau ne monte ni ne descend. Cela n’est bien sûr pas strictement exact : à l’époque du Bouddha les gens ne connaissaient pas les glaces polaires. De toute manière, cela importe peu. La vérité scientifique de la comparaison est moins importante que le point qu’elle cherche à illustrer. Si nous pouvons imaginer que le niveau de l’océan ne change pas, nous pouvons dire,de façon similaire, que bien que de nombreuses personnes finissent par passer dans cette condition de nirvana qui « ne laisse rien derrière », cet état de nirvana n’augmente ni ne diminue.

Sixièmement, le vaste océan n’a qu’un goût, le goût du sel. De même, le Dharma-Vinaya n’a qu’un goût, le goût de la liberté.

Septièmement, le vaste océan contient de nombreuses sortes de pierres précieuses. Comme le dit le poète anglais Thomas Gray dans l’Élégie écrite dans un cimetière de campagne :

 

Mainte gemme à l’éclat le plus pur et serein
Gît dans les antres noirs et insondés des mers.

 

De façon similaire, le Dharma-Vinaya contient de nombreuses sortes d’enseignements spirituels, comme les quatre bases de l’attention, les cinq facultés spirituelles, les sept facteurs de l’éveil, le noble chemin octuple, et ainsi de suite.

Huitièmement et dernièrement, le vaste océan est la demeure de monstres tels que le Léviathan et le mangeur de poissons. Ici, l’Udana ne semble pas très sûr de sa biologie marine, mais se réfère évidemment à des créatures telles que des baleines et des requins, à côté de créatures d’un type plus fabuleux. Quelles qu’elles soient, elles vivent dans le vaste océan. De la même manière, le Dharma-Vinaya abrite des être extraordinaires tels que ceux qui sont entrés dans le courant, ceux qui ne reviennent qu’une seule fois, ceux qui ne reviennent pas, et les arahants. Bien que l’Udana ne les mentionne pas, nous pourrions ajouter que c’est aussi la demeure de bodhisattvas, de mahasiddhas, de gourous et de devas, de dakas, de dakinis et de dharmapalas.

Voilà donc les huit choses étranges et merveilleuses au sujet du vaste océan, et les huit choses étranges et merveilleuses au sujet du Dharma-Vinaya. Et parmi ces huit choses nous allons maintenant nous focaliser sur la sixième, sur le fait que le Dharma-Vinaya, ou ce que nous avons malheureusement pris l’habitude d’appeler le bouddhisme, a « le goût de la liberté ». Mais avant de faire ceci, arrêtons-nous un moment sur quelque chose que nous pourrions facilement négliger dans la comparaison faite par le Bouddha du Dharma-Vinaya avec le vaste océan. Nous devons laisser ces deux épithètes, « étrange » et « merveilleux », agir complètement sur nous.

Dans quel sens le vaste océan est-il étrange ? Ici, nous devons nous rappeler que le Bouddha vivait et enseignait dans la vallée du Gange, à des centaines de kilomètres de la mer. Pour autant que nous le sachions, il n’avait jamais vu le vaste océan, tout comme la grande majorité de ses disciples. Ils avaient probablement entendu une rumeur disant que loin, au-delà de leur pays, il y avait une grande étendue d’eau, bien plus grande que toute rivière, plus grande que le Gange même. Pour eux, le vaste océan était un élément étrange avec lequel ils n’étaient pas familiers : un élément étranger.

Il en était de même – il en est de même – pour le Dharma-Vinaya. Le Dharma-Vinaya nous est étranger. Nous pouvons en fait aller plus loin et dire que la vie spirituelle nous est étrangère, que l’inconditionné nous est étranger, que le transcendantal nous est étranger. C’est une chose dont nous n’avons fait qu’entendre parler. Cela nous est étranger, ce n’est pas l’élément dans lequel nous sommes nés. En fait, le Bouddha lui-même nous est étranger. C’est l’étranger dans le sens ultime. Il vient, si l’on peut dire, d’un autre monde, d’une autre dimension. Il frappe peut-être à notre porte, mais nous ne le reconnaissons pas. Même la communauté spirituelle nous est étrangère si nous ne sommes pas nous-mêmes une personne autonome, ou si nous n’avons pas d’engagement spirituel. Ainsi, le vaste océan du Dharma-Vinaya nous est étranger.

Et dans quel sens le vaste océan est-il merveilleux ? Il est merveilleux dans sa vastitude. Il est merveilleux dans son mouvement perpétuel : il ne se repose jamais, pas même un instant ; sa plus petite particule ne se repose jamais. Il est merveilleux dans sa perpétuelle musique : « le son des vagues de l’océan ». Il est merveilleux dans ses lumières et couleurs toujours changeantes, le bleuet le vert et le mauve, le violet, l’or. Il est merveilleux dans ses profondeurs insondables. Il est particulièrement merveilleux quand nous le voyons, et quand nous entrons en contact avec lui, et peut-être quand nous y plongeons, quand nous y nageons, quand nous y mouvons nos bras et nos jambes et que, pour la première fois de notre vie peut-être, nous sentons que nous nageons dans le vaste océan. Ou au moins, si nous n’avons pas eu le courage de plonger, nous pouvons au moins y mettre les pieds, sentant la force des vagues, regardant émerveillé l’horizon, là où la mer rencontre le ciel.

Il en est de même avec le Dharma-Vinaya, sauf que le Dharma-Vinaya n’est pas simplement vaste : il est infini. Le Dharma-Vinaya, le principe et la pratique du Dharma, est un océan sans rivages. Nous ne pouvons en voir de fin. Et il n’est pas fixe, rigide, statique, immobile, inchangé, mais plein de vie, plein de mouvement. Il s’adapte continuellement aux besoins des êtres vivants, et continuellement il nous parle, il nous chante, il nous joue sa musique inimitable, de sa propre et indescriptible manière, attirante et fascinante. Ce n’est pas un monument religieux sans intérêt. Il vit avec toutes sortes de lumières brillantes et tendres, avec toutes sortes de couleurs vives et délicates. Il vit avec les formes radieuses et colorées des Bouddhas, des bodhisattvas, des dakas et des dakinis. Et ce vaste océan du Dharma-Vinaya est si profond que nous n’avons aucun espoir d’en atteindre les profondeurs. Le Dharma-Vinaya est merveilleux de toutes ces façons.

Nous ne pensons peut-être pas toujours au Dharma-Vinaya de cette manière, mais il est pourtant ainsi. Il est merveilleux. Le Bouddha est merveilleux. Matricheta exprime ce sentiment dans ses Cinq cents vers d’adoration :

 

Quelle fermeté ! Quelle conduite ! Quelle forme ! Quelles vertus !
Il n’y a rien dans les attributs du Bouddha qui ne soit merveilleux.

 

La communauté spirituelle est merveilleuse. La vie spirituelle est merveilleuse. Il est merveilleux que nous puissions nous asseoir et méditer ensemble. Il est merveilleux que nous puissions vivre dans des communautés spirituelles. Il est merveilleux que nous puissions travailler en équipe dans des projets éthiques. Il est merveilleux que vous soyez en train de m’écouter, et merveilleux que je sois en train de vous parler. Le Dharma-Vinaya est vraiment merveilleux : étrange et merveilleux.

Peut-être est-ce ainsi que nous faisons l’expérience du Dharma-Vinaya quand nous le rencontrons pour la première fois, et nous pouvons penser que nous n’oublierons jamais combien il est merveilleux. Mais après un certain temps, et j’en suis désolé, nous avons de grandes chances de commencer à faire l’expérience du bouddhisme, ou de la vie spirituelle, comme d’une chose ancienne : un stade par lequel nous sommes passé lorsque nous étions jeune et naïf, mais que nous avons dépassé depuis longtemps. On dit parfois que la familiarité engendre le mépris, mais il est probablement plus vrai de dire que la familiarité engendre l’indifférence.

Bien sûr, dans le cas du Dharma-Vinaya, la familiarité qui engendre l’indifférence est habituellement une familiarité avec les mots, les concepts et les formes externes avec lesquels il est exprimé. Mais le Dharma-Vinaya ne doit pas être identifié avec ses formes externes. Et si nous devenons familiers avec l’esprit du Dharma-Vinaya, ou même si nous y goûtons du bout de la langue, le Dharma-Vinaya nous paraîtra de plus en plus merveilleux. Il est important d’entretenir ce sens que le Dharma-Vinaya est une chose merveilleuse. Selon Platon, la philosophie commence avec le sens de l’émerveillement ; il est certain qu’il ne peut y avoir de vie spirituelle sans un sens perdurable du merveilleux.

Mais nous pouvons aller plus loin, et dans l’Udana, le Bouddha va plus loin. L’Udana va plus loin. Après avoir décrit les huit qualités étranges et merveilleuses du Dharma-Vinaya, le Bouddha dit : « Ces choses-là, participants, sont les huit choses étranges et merveilleuses qu’il y a dans ce Dharma-Vinaya, et qui font que les disciples prennent un plaisir toujours renouvelé dans ce Dharma-Vinaya. »

Ici aussi nous trouvons deux expressions très significatives. Premièrement, tout comme certaines personnes voient un film encore et encore sans jamais s’en lasser, les participants, c’est-à-dire les disciples du Bouddha, voient le Dharma-Vinaya, regardent le Dharma-Vinaya,entendent le Dharma-Vinaya, sans jamais s’en lasser. En fait, plus ils voient et entendent le Dharma-Vinaya, plus ce dernier leur paraît merveilleux.

Deuxièmement, les participants prennent du plaisir dans le Dharma-Vinaya. Le Dharma-Vinaya n’est pas seulement merveilleux, il est aussi source de plaisir. Il est source de plaisir parce qu’il est merveilleux. Il est merveilleux parce qu’il est source de plaisir. La vie spirituelle est source de plaisir. La méditation est source de plaisir. Vivre dans une communauté spirituelle est source de plaisir. Travailler dans un projet de moyens d’existence éthiques est source de plaisir. Être mis dans une situation difficile est source de plaisir. Ne pas avoir le droit de rationaliser ses erreurs et ses échecs donne du plaisir. Il est important de se rappeler ceci : en toute chose le Dharma-Vinaya donne du plaisir, le bouddhisme donne du plaisir. C’est quelque chose que nous voyons encore et encore et qui nous réjouit. Il n’y a guère besoin de montrer comment cela diffère de la conception générale de la religion et de la vie religieuse.

Je veux maintenant m’attacher à l’une des qualités étranges et merveilleuses du Dharma-Vinaya : le fait qu’il a le goût de la liberté.

Qu'est-ce que la liberté ?

Ceci est une question que nous nous posons peut-être plus souvent que la question : Qu’est-ce que le bouddhisme ? Et la réponse, pour la plupart d’entre-nous, aura probablement quelque chose à voir avec les libertés civiques et politiques. Le concept que nous traitons ici est cependant exprimé par un tout autre mot, dont « liberté » n’est qu’une traduction. C’est le terme pâli vimutti (en sanskrit : vimukti), qui se traduit par « libération », « émancipation », ou« liberté ». Ce qui nous intéresse n’est donc pas la signification du mot français en tant que tel, mais sa signification en tant qu’équivalent, en première approche, du terme pâli originel. Nous nous intéressons à la liberté dans le sens de vimutti, et non à la vimutti dans le sens de liberté.

Qu’est-ce donc que la vimutti ? Afin de commencer à le comprendre, nous devons voir la place qu’occupe la vimuttidans l’ensemble du développement spirituel de soi ; et nous pouvons faire cela en regardant la place qu’elle a dans la série des nidanas« positifs », ainsi que je les ai appelés.

Ces nidanas représentent les stades du développement spirituel. On les appelle nidanas ou« maillons » parce que chacun d’eux dépend de celui qui le précède ou, pourrions-nous dire, du débordement de celui qui le précède. Ainsi, de la souffrance naît la foi et la dévotion ; de la foi et de la dévotion naissent la satisfaction et la joie ; de la satisfaction et de la joie naît le ravissement ; du ravissement naît la tranquillité ; de la tranquillité naît la félicité ; de la félicité naît la samadhi ou « concentration » (non pas dans le sens de la simple concentration mentale, mais dans le sens de l’intégration complète de toutes les énergies psychophysiques de la personne) ; de la samadhi naît la connaissance et la vision des choses telles qu’elles sont réellement ; de la connaissance et la vision des choses telles qu’elles sont naît le désenchantement ou retrait ; du désenchantement ou retrait naît le détachement ou non-passion ; du détachement ou non-passion naît la vimutti ; de la vimutti naît la connaissance de la destruction des« souillures » (le désir, les vues fausses, et l’ignorance).

Et ceci est le dernier des nidanas positifs, car la connaissance de la destruction des souillures est équivalente à l’Éveil, lequel représente le but et l’apogée de toute la vie spirituelle et, par implication, la réalisation complète de l’inconditionné et du transcendantal.

Ici n’est pas le lieu où décrire en détail cette série progressive. Cependant, en en donnant la liste, une chose apparaît clairement : la vimutti occupe une place très élevée dans la chaîne, et donc dans l’ensemble du développement spirituel personnel. C’est en effet l’avant-dernier stade. La vimutti n’est donc pas ce que nous entendons ordinairement par liberté ; elle va beaucoup plus loin. Elle va beaucoup plus loin que les questions de liberté politiques et civiques, et bien au-delà de la liberté dans le sens psychologique ordinaire. Mais, si c’est le cas, que pouvons-nous retirer de ce terme ? Voyons si nous pouvons avoir une meilleure impression de la nature de la liberté dans le sens de vimutti.

Les nidanas quatre à sept (le ravissement, la tranquillité, la félicité et la samadhi) représentent le processus de ce que l’on appelle habituellement la méditation, c’est-à-dire la méditation dans le sens d’une expérience réelle d’états de conscience supérieurs, et non la méditation dans le simple sens d’une concentration préliminaire. Ils constituent la méditation dans le sens de ce que l’on appelle techniquement la samatha,le « calme », et forment une très haute réalisation. Mais c’est le stade suivant, la « connaissance et la vision des choses telles qu’elles sont réellement », qui est le stade important. En fait, la transition de la samadhi à la connaissance et la vision des choses telles qu’elles sont réellement est absolument cruciale. Elle représente le grand tournant de la vie spirituelle. C’est le moment où notre expérience la plus raffinée, la plus heureuse, la plus béatifique du conditionné ou du mondain est suivie de la première « expérience » (nous ne pouvons utiliser un autre mot ici) de l’inconditionné, du transcendantal. La connaissance et la vision des choses telles qu’elles sont réellement constitue donc une forme de ce que l’on appelle la vipassana, ou vue pénétrante.

Le fait que la vimutti suive la connaissance et la vision des choses telles qu’elles sont réellement (avec deux autres stades entre les deux) signifie qu’il n’y a pas de vimutti, pas de réelle liberté, sans vision pénétrante. De plus, quand apparaît la connaissance et la vision des choses telles qu’elles sont réellement, et que nous franchissons cette transition cruciale du calme à la vue pénétrante, on dit, dans le langage bouddhique traditionnel, que nous « entrons dans le courant » : nous devenons une « personne qui entre dans le courant » ou, pour utiliser un autre terme bouddhiste traditionnel, un ariya-pudgala, une personne autonome. La liberté dans le sens de vimutti n’est accessible qu’à ceux qui sont devenus des « personnes qui entrent dans le courant », des personnes autonomes.

Tout ceci doit montrer sans équivoque l’échelle de l’expérience dénotée par le terme vimutti, ou liberté. Cela ne nous en dit cependant pas beaucoup plus sur la véritable nature de la vimutti. Pour commencer à la comprendre nous devons regarder le point crucial où nous« entrons dans le courant ». Lorsque nous faisons cela, ce qui se passe est que (ou bien : Au moment où cela nous arrive – ces deux expressions ont ici la même signification) nous nous libérons des trois premières « entraves » (ou elles sont brisées), qui nous lient aux niveaux inférieurs, plus bruts de l’existence mondaine. Briser ces trois entraves nous donne un véritable « goût de la liberté ».

Ces trois entraves sont généralement décrites comme l’entrave de la croyance en un soi essentiel, non changeant, l’entrave de l’attachement aux observances religieuses en tant que fins en elles-mêmes, et l’entrave du doute et de l’indécision en ce qui concerne le Dharma. Ici, cependant, nous allons les aborder en termes très généraux, pour ne pas dire élémentaires ou terre à terre. Vues sous cet angle, les trois entraves sont l’entrave de l’habitude, l’entrave de la superficialité et l’entrave de l’imprécision.

L’entrave de l’habitude

Nous considérons qu’une habitude est quelque chose que nous avons. Nous avons « la tendance ou la disposition à agir d’une manière particulière. » Cependant, comme cette définition du dictionnaire le dit clairement, l’habitude est faite d’actions, et l’action est une partie essentielle de nous ; ce n’est pas quelque chose qui est ajouté. En fait, selon le Dharma-Vinaya, nous sommes nos actions. Nous pensons à une personne et nous nous y référons comme à la somme totale de ses actions de corps, de parole et d’esprit, et la personne n’existe pas en dehors de ces actions.

Le fait que nous ayons « une tendance ou une disposition à agir d’une manière particulière » veut dire, par conséquent, que nous avons une tendance ou une disposition à être d’une manière particulière. Nous ne sommes donc pas seulement la somme totale de nos actions : nous sommes la somme totale de nos habitudes. Nous sommes nos habitudes. Nous pourrions même dire que chacun d’entre-nous n’est qu’une habitude – probablement une mauvaise habitude. La personne à laquelle nous pensons comme étant Georges ou Marie, et que nous reconnaissons car elle agit d’une manière particulière, n’est qu’une habitude adoptée par un certain courant de conscience.

Mais puisqu’elle a pris cette habitude, elle peut s’en débarrasser. C’est comme un nœud sur une ficelle : il peut être défait. Briser l’entrave de l’habitude signifie essentiellement se débarrasser de l’habitude d’être une sorte de personne particulière. Ce n’est qu’une habitude que vous avez prise. Vous ne devez pas être ainsi, cela n’est pas nécessaire. Briser l’entrave de l’habitude veut donc dire se débarrasser de son vieux moi, du moi passé. Cela veut dire devenir une personne autonome, c’est-à-dire devenir continuellement conscient et émotionnellement positif, continuellement responsable, sensible et créatif – continuellement créatif de soi-même.

Ceci est la signification de la doctrine bouddhique de l’anatta ou « non-soi ». Cette doctrine ne veut pas tant dire que nous n’avons jamais de soi, mais que nous avons toujours un nouveau soi. Et si chaque nouveau soi est meilleur que le précédent, nous pouvons dire qu’il y a un progrès spirituel.

Il n’est pas facile de perdre l’habitude d’être la personne que nous sommes. Il n’est pas facile de se libérer du vieux soi et de devenir une personne autonome. Et c’est en partie à cause des autres. Non seulement avons-nous eu l’habitude d’être d’une façon particulière, mais les autres ont pris l’habitude de nous percevoir comme ayant l’habitude de nous conduire d’une manière particulière.

Les gens qui nous perçoivent comme étant ce que nous étions plutôt que comme étant ce que nous sommes (ou comme étant ce que nous sommes en train de devenir) représentent une façon collective de penser, de ressentir et d’agir. Ils représentent le groupe, en tant qu’opposé à la personne. Le groupe est l’ennemi de la personne, de la personne autonome, dans la mesure où il ne permet pas à la personne autonome d’émerger de ses rangs. Il insiste pour vous traiter non comme vous êtes mais comme vous étiez et, dans ce sens, il traite avec quelqu’un qui n’existe plus. Ceci tend à se produire, par exemple, quand on retourne dans sa famille après un bon intervalle de temps.

Se libérer du groupe ne veut bien sûr pas nécessairement dire rompre ses relations avec le groupe. Ce que cela veut dire, c’est se libérer de l’influence du groupe, l’influence qui renforce les habitudes.

L'entrave de la superficialité

Être superficiel veut dire agir de la surface de nous-même et, par conséquent, agir sans minutie ni attention, agir en apparence seulement plutôt qu’authentiquement ou réellement. Mais pourquoi faisons-nous cela ? Pourquoi agissons-nous superficiellement ?

La raison est que nous sommes divisé. Le plus souvent, la surface rationnelle consciente est séparée des profondeurs émotionnelles inconscientes. Nous agissons par conviction intellectuelle mais nous n’arrivons pas à entraîner nos émotions. Il arrive bien sûr que nous agissions à partir de la totalité de nos émotions mais alors, trop souvent, l’esprit rationnel nous retient, quand il ne désapprouve pas. Dans aucun des deux cas nous n’agissons totalement, de tout cœur. Nous n’agissons pas avec tout notre être et, par conséquent, en un sens, nous n’agissons pas vraiment.

Cette situation est assez générale. La superficialité est l’une des malédictions de l’âge moderne. Il y a plus d’un siècle, Matthew Arnold a parlé de « nos hâtes maladives », de « nos buts divisés », et cela définit bien la situation. Nous sommes toujours occupé, de façon névrotique, sans véritable point focal, sans but précis. Nous ne faisons vraiment, authentiquement, rien. Nous ne faisons rien avec toute la force de notre être. Lorsque nous aimons, nous n’aimons pas réellement, et lorsque nous haïssons, nous ne haïssons pas vraiment. Nous ne pensons même pas réellement. Nous faisons toutes ces choses à moitié.

Il en est de même, trop souvent, lorsque nous nous embarquons dans la vie spirituelle et essayons de suivre le Dharma-Vinaya. Quand nous méditons, ce n’est qu’avec une partie de nous-même. Quand nous communiquons, ou quand nous travaillons, ce n’est une fois encore qu’avec une partie. En conséquence, nous n’allons pas très loin : nous ne mûrissons pas vraiment, nous ne nous développons pas vraiment. Nous ne transportons pas, si l’on peut dire, tout notre être avec nous-même. Une petite partie prospecte vers l’avant, mais la plus grande partie se traîne loin derrière.

Briser l’entrave de la superficialité veut donc dire agir avec la totalité de notre être : agir avec minutie et avec soin, agir sincèrement et réellement. En un mot cela veut dire s’engager dans la vie spirituelle, s’engager à être une personne autonome

L'entrave de l'imprécision

« Imprécis, vague », veut dire « indistinct, non clairement exprimé ou identifié, de signification ou de caractère incertain ou mal défini ». Pourquoi donc quelqu’un est-il vague ? Le fait est que nous sommes vague lorsque nous sommes indécis, vague lorsque nous ne voulons pas décider et, par-dessus tout, vague lorsque nous ne voulons pas nous engager. Notre imprécision est donc une imprécision malhonnête.

Après tout, la vie spirituelle est très difficile. La croissance et le développement sont souvent des processus douloureux (même s’ils sont toujours appréciables). Alors, nous avons tendance à rentrer dans notre coquille. Nous gardons nos options ouvertes. Nous poursuivons une quantité d’intérêts différents, ou de buts différents, sur lesquels nous pouvons retomber, et nous nous permettons d’osciller de l’un à l’autre, voire de nous laisser aller de l’un à l’autre. Nous faisons tout pour rester vague, vaseux, nébuleux, indistinct, obscur.

Briser l’entrave de l’indécision signifie vouloir penser clairement. Cela veut dire prendre le temps de penser à fond, être déterminé à penser à quelque chose du début à la fin. Cela veut dire être prêt à voir quelles sont réellement les autres possibilités, et quelles sont nos priorités. Cela veut dire être prêt à se décider. Cela veut dire être prêt à choisir ce qu’il y a de mieux et à agir de tout cœur en fonction de ce choix. Cela veut dire ne pas repousser l’instant de la décision.

Goûter les enseignements

Les trois entraves de l’habitude, de la superficialité et de l’imprécision sont brisées par la vue pénétrante, c’est-à-dire par la connaissance et la vision des choses telles qu’elles sont réellement. En termes moins traditionnels, nous les brisons en devenant créatif, dans le sens d’une création de nous-même et d’une création de notre propre nouvel être, en nous engageant et en devenant clair. Quand apparaît la vue pénétrante, nous entrons dans le courant, le courant qui conduit directement à l’Éveil. Lorsque nous entrons dans le courant, nous devenons une personne autonome et, en tant que personne autonome, nous pouvons faire l’expérience de la vimutti, nous pouvons jouir du goût de la liberté.

De tout ceci émergent deux points principaux. Le premier est que seul la personne autonome est vraiment libre. Le second est que nous ne pouvons devenir une personne autonome qu’en développant la vue pénétrante, c’est-à-dire en nous libérant des trois entraves, devenant par là créatif, engagé, et clair. Ceci est la liberté.

Mais que veut dire le Bouddha quand il parle du goût de la liberté ? Quand le Bouddha dit : « De même que le vaste océan n’a qu’un goût, le goût du sel, le Dharma-Vinaya n’a qu’un goût, le goût de la liberté », qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie bien sûr ce que cela dit, c’est-à-dire que le Dharma-Vinaya est complètement imbibé du goût de la liberté. Toutes ses parties en ont le goût.

Le Dharma-Vinaya est composé d’un grand nombre de choses, peut-être plus encore de nos jours qu’au temps du Bouddha. Il comprend toutes sortes d’enseignements, toutes sortes de pratiques, toutes sortes d’institutions. Il comprend des philosophies, des techniques de concentration, des systèmes d’éthique, des rituels, des formes artistiques – des cultures entières, en fait. Mais la question que l’on doit se poser au sujet de toutes ces choses est la suivante : ont-elles le goût de la liberté ? Nous aident-elles, directement ou indirectement, à devenir libre dans le sens de vimutta ? Nous aident-elles à développer la vue pénétrante, à briser les trois entraves et à « entrer dans le courant », devenant ainsi d’authentiques personnes autonomes ? Car si elles ne le font pas elles ne font pas partie de l’enseignement du Bouddha, du Dharma-Vinaya.

Il faut admettre qu’il y a beaucoup de choses dans le bouddhisme oriental actuel qui ne nous permettent pas de répondre affirmativement à ces questions. Qu’il s’agisse du Théravada, du bouddhisme tibétain ou du zen, il y a beaucoup de choses, dans ces riches et importantes traditions, qui n’ont pas ce « goût de la liberté ». C’est pourquoi, dans la Communauté bouddhiste Triratna, nous ne nous identifions pas exclusivement avec une forme spécifique de bouddhisme traditionnel. Au lieu de cela, nous suivons le conseil du Bouddha et n’acceptons comme faisant partie de son enseignement que ce qui nous aide à progresser, ou ce qui a vraiment le goût de la liberté.

Un point soulevé par le titre de cet essai reste en suspens. Comment se fait-il que le Bouddha ne parle pas de l’idée ou du concept de liberté, mais de son goût ? On pourrait bien sûr dire qu’il ne fait cela que parce qu’il a déjà parlé du goût du sel du vaste océan, et qu’il utilise le mot « goût » de façon littérale en se référant à l’océan, et de façon seulement métaphorique en se référant au Dharma-Vinaya. Il parle du goût du sel afin d’insister sur une qualité correspondante du Dharma-Vinaya, qui est que le Dharma-Vinaya a lui aussi un goût caractéristique, le goût de la liberté. Il veut insister sur le fait que la liberté est quelque chose que l’on doit goûter. De quoi s’agit-il donc réellement ?

Le terme pâli pour « goût » est rasa, qui veut dire « jus, qualité particulière, goût, saveur, plaisir, propriété essentielle, extrait, essence ». La première signification de rasa est donc « jus ». Un jus est bien sûr un liquide ou un fluide, n’ayant pas de forme déterminée : il en est de même pour la liberté, la vimutti. Ce n’est pas quelque chose de fixe et de déterminé, ce n’est pas quelque chose de conditionné. Au contraire, c’est quelque chose d’absolu et d’inconditionné. Et le Dharma-Vinaya étant imbibé du goût de la liberté, est de même un courant ininterrompu d’états spirituels et transcendantaux. Il peut se cristalliser dans des enseignements différents, des pratiques différentes, etc., mais il ne faut pas l’identifier avec eux : il reste un courant ininterrompu.

Rasa veut non seulement dire « jus » mais aussi « goût », et le goût est bien sûr question d’expérience directe. Le goût de la liberté en tant que qualité inhérente du Dharma-Vinaya est une expérience personnelle directe de la liberté. Si vous pratiquez le Dharma-Vinaya, vous deviendrez vous-même libre.

Une autre expression utilisée pour traduire rasa est « qualité particulière ». L’expérience directe de la liberté est la qualité particulière du Dharma-Vinaya : c’est-à-dire la qualité par laquelle vous pouvez le reconnaître. Si ce que vous considérez n’a pas cette qualité, ce n’est pas le Dharma-Vinaya, tout comme quelque chose qui n’a pas un goût sucré ne peut être du sucre.

Cela nous mène à un autre aspect de la signification de rasa : cette qualité particulière du Dharma-Vinaya lui donne sa « saveur »distinctive. Avec de la pratique, nous commençons à apprécier cette saveur, à y prendre plaisir. Rasa veut donc aussi dire saveur et plaisir.

De plus, rasa veut dire « propriété essentielle ». L’expérience de la liberté est une propriété essentielle du Dharma-Vinaya et sans elle il n’y a pas de Dharma-Vinaya. Quoi que vous ayez, si vous n’avez pas l’expérience de la liberté vous n’avez pas le Dharma-Vinaya. Pour terminer, rasa veut dire « extrait » ou« essence ». Si vous pouviez prendre le vaste océan du Dharma-Vinaya et le distiller, si vous pouviez le faire bouillir jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’une goutte, cette goutte sera la liberté, la vimutti.

Si nous voulions visualiser une image de cette quintessence, nous commencerions avec l’image de l’espace, ou avec l’image avec laquelle nous percevons généralement l’espace, l’image du ciel, infiniment grand, bleu foncé, et parfaitement pur. Au centre de cette image il y en a une autre, celle d’une forme humaine, volant dans le ciel. C’est une femme, nue et rouge. Ses longs cheveux noirs flottent derrière elle, son visage est illuminé par l’extase et il y a un sourire sur ses lèvres. C’est ce que la tradition bouddhique appelle une dakini, une « dame de l’espace », l’incarnation de l’énergie spirituelle du Bouddha. Elle est absolument libre, libre de voler dans n’importe quelle direction : le nord, le sud, l’est, l’ouest, le zénith et le nadir. Elle est aussi libre de ne pas bouger. Sa liberté est celle des espaces infinis. Elle se délecte du goût de la liberté.

'The Taste of Freedom' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1985, traduction © Emmanuelle Eastley 2001.

Articles liés

Abonnez-vous à notre newsletter

Merci ! Votre inscription a été enregistrée
Oups ! Quelque chose a mal tourné. Veuillez réessayer.