Le noble chemin octuple 4 - Les principes de l’éthique : Action parfaite
Avec la quatrième étape du Noble chemin octuple nous passons de la parole parfaite à l’action parfaite, samyak-karmanta (en pâli : samma-kammanta). C’est la troisième étape du Chemin de transformation ; elle représente la descente de la vision parfaite dans toutes nos activités, et leur transformation par celle-ci. Karmanta signifie action dans le sens littéral, et donc aucune longue explication de la signification du terme n’est nécessaire, tandis que samyak, ainsi que nous l’avons déjà vu avec insistance, signifie entier, intégral, complet,parfait. On ne devrait donc pas seulement parler d’action juste mais plutôt d’action parfaite.
La question de ce qui constitue l’action parfaite est une question importante, car elle nous mène droit au cœur de l’éthique, et nous contraint à examiner les principes fondamentaux du sujet. Qu’est-ce qui rend certains actes bons ? Qu’est-ce qui en rend d’autres mauvais ? Existe-t-il quelque critère universellement valide à la lumière duquel nous pouvons dire que ceci est bien et que cela est mal, que ceci est parfait et cela imparfait ? S’il existe un tel critère, où peut-il être trouvé ? Quel est sa nature ? Ce sont des questions pressantes et urgentes qui nous concernent tous. Que cela nous plaise ou non nous devons tous agir tous les jours, toutes les heures - presque toutes les minutes. Comment agir de la meilleure façon, quel doit être le critère, le principe directeur ou le motif de notre action, sont des questions qui se posent donc inévitablement.
Le « déclin de la morale »
Les hommes d’Église, et d’autres,aiment à se plaindre de ce qu’ils appellent le déclin de la morale. Durant les quelques dernières décennies tout le monde est supposé être devenu progressivement plus immoral, et j’en conclus que nous sommes maintenant dans un bel état. Le déclin de la morale est généralement lié au déclin de la religion, particulièrement sous ses formes orthodoxes. On nous dit que, nous étant détournés de l’Église, nous avons plongé directement dans le puits, dans la fange de l’immoralité. Nous pouvons bien sûr affirmer que l’éthique traditionnelle s’est dans une grande mesure effondrée. Beaucoup de gens ne sont plus persuadés qu’il y a des normes fixes de bien et de mal. Au dix-septième siècle, un des Platonistes de Cambridge, Ralph Cudworth, écrivit un livre qu’il appela Traité sur la moralité éternelle et immuable. Si quelqu’un,fût-ce l’Archevêque de Cantorbéry ou le Pape, écrivait de nos jours un livre portant ce titre, cela semblerait assez ridicule. Même les grands humanistes et libres-penseurs du dix-neuvième siècle continuèrent à se conformer à la morale chrétienne, en dépit de la diversité de leurs interrogations intellectuelles. A l’exception d’un ou deux écarts, lorsqu’il s’agissait de ce que les Victoriens appelaient leur « vie familiale », des gens comme Darwin, Huxley ou même Marx étaient des modèles de moralité. Mais cela a complètement changé maintenant. Une jeune femme me disait l’autre jour : « Si vous faites quelque chose et qu’en conséquence vous vous sentez bien, alors cette chose-là est bonne, au moins pour vous. » C’est une vue très largement répandue. Cela n’est peut-être pas dit aussi explicitement, ouvertement et franchement que cela ; mais c’est, en fait, ce que beaucoup de gens pensent.
Cette évolution n’est pas nécessairement une mauvaise chose. A long terme cela peut même être une bonne chose que la morale soit remise en question - temporairement, espérons-le - et que nous ayons à re-penser et à re-sentir, voire à ré-imaginer notre moralité. Il serait bon qu’à la longue, je l’espère, une nouvelle éthique puisse émerger des ruines de l’ancienne.
L’éthique judéo-chrétienne
Rétrospectivement il semble que l’éthique occidentale est plutôt mal partie. Notre tradition éthique est très hétéroclite. Il y a des éléments dérivant des traditions classiques grecque et romaine, il y a des éléments judéo-chrétiens et, spécialement dans les pays de l’Europe du Nord, il y a des éléments de paganisme germanique. Mais quoique notre tradition éthique occidentale soit faite de nombreux fils enchevêtrés, c’est l’élément judéo-chrétien qui prédomine. C’est l’éthique « officielle » à laquelle, par le passé au moins, tout le monde disait se référer, quelle qu’ait pu être sa préférence ou sa pratique privée.
Dans cette éthique judéo-chrétienne la moralité est traditionnellement essentiellement conçue en termes de loi. Une obligation morale ou une règle morale est une chose imposée à l’homme par Dieu. Ceci est bien illustré par la description biblique de l’origine des dix commandements. Moïse monte au Mont Sinaï et là, au milieu des éclairs et du tonnerre, il reçoit de Dieu les dix commandements. À sa descente du Mont Sinaï avec - d’après l’art chrétien - sous son bras, telles deux pierres tombales, les deux tablettes de pierre sur lesquelles les dix commandements sont inscrits, Moïse les donne à son tour aux Enfants d’Israël. Ceci illustre l’idée de l’éthique comme étant une chose imposée à l’homme, presque contre son gré, par une puissance ou une autorité qui lui est extérieure. Selon l’Ancien Testament, Dieu a créé l’homme, l’a formé à partir de la poussière et a insufflé la vie dans ses narines. L’homme est donc la créature de Dieu, presque l’esclave de Dieu, et son devoir est d’obéir. Désobéir est un péché.
Cette attitude est aussi illustrée par l’histoire de la Chute. Comme nous le savons tous, Adam et Ève ont été punis pour avoir désobéi à un ordre apparemment arbitraire. Dieu dit : « ... tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. » Mais il ne donna pas de raison pour cette interdiction. Aujourd’hui nous savons que des histoires de ce genre sont mythiques mais, quoique peu de gens croient qu’elles sont littéralement vraies, les attitudes qu’elles représentent persistent toujours. Le mot commandement lui-même est significatif. Il est significatif qu’une loi ou une règle morale soit un commandement - quelque chose qu’une puissance ou une autorité extérieure vous commande de faire, vous oblige à faire, vous contraigne presque à faire.
Les deux exemples que j’ai présentés proviennent tous deux de l’Ancien Testament, et le christianisme va certainement au-delà de cette conception de l’éthique ; mais il ne va pas beaucoup plus loin que cela, qui plus est d’une façon assez imparfaite. Les sources de l’éthique spécifiquement chrétienne sont à rechercher dans l’enseignement de Jésus, tel qu’on le trouve dans les quatre Évangiles ; mais selon la tradition chrétienne Jésus est Dieu, et quand Dieu lui-même vous dit de faire quelque chose l’ordre vient évidemment avec une autorité d’un très grand poids. On fait ainsi quelque chose non pas tant parce que c’est bien de le faire mais parce que celui en qui reposent toute puissance et toute autorité sur terre et dans les cieux nous demande, nous commande même de le faire. Même dans le contexte de l’éthique chrétienne il y a donc, de façon générale, la même idée de l’éthique comme étant une chose obligatoire, imposée de l’extérieur, à laquelle on doit se conformer. C’est notre héritage traditionnel. C’est le mode de pensée par lequel, consciemment ou inconsciemment, nous sommes tous influencés lorsque nous pensons en termes d’éthique.
Aujourd’hui, pour la majorité des gens en Occident, être chrétien n’a plus vraiment de sens, mais les gens tendent néanmoins toujours à penser à la moralité, à l’éthique, de cette manière : comme à une obligation qui leur est imposée de l’extérieur, comme à une commande à laquelle ils doivent obéir. Nous pouvons peut-être résumer la position actuelle de l’éthique traditionnelle en disant qu’elle consiste à ne pas faire ce que nous voulons faire, et à faire ce que nous ne voulons pas faire parce que - pour des raisons que nous ne comprenons pas - quelqu’un en l’existence de qui nous ne croyons plus nous a dit de le faire. Il n’est donc pas étonnant que nous soyons désorientés. Il n’est pas étonnant que nous n’ayons plus de repères éthiques et que nous devions essayer - comme le font les Anglais - de nous en tirer tant bien que mal, d’une façon ou d’une autre. Mais bien que nous essayions de trouver un certain sens à notre vie, de découvrir un certain ordre des choses, en ce qui concerne l’éthique c’est une image de chaos qui domine.
Le critère bouddhique
Je ne veux pas ici exagérer, ou rendre le contraste trop abrupt ou spectaculaire, comme entre noir et blanc,mais dans la tradition bouddhique l’attitude relative à l’éthique est entièrement différente de celle que je viens de décrire. En fait ceci est vraide toute la tradition orientale, et particulièrement extrême-orientale. Selon l’enseignement du Bouddha, tel qu’il est préservé dans les traditions de tous les groupes ou de toutes les écoles, les actions sont bonnes ou mauvaises, parfaites ou imparfaites, en fonction de l’état d’esprit dans lequel elles sont faites. En d’autres termes le critère de l’éthique n’est pas théologique mais psychologique. Il est vrai qu’en Occident nous ne sommes pas sans ignorer cette idée, même dans le contexte du christianisme ; mais en ce qui concerne l’éthique bouddhique - et en fait en ce qui concerne l’éthique extrême-orientale, fût-elle bouddhique, taoïste ou confucianiste - ce critère est le seul. C’est un critère qui est universellement appliqué et rigoureusement mené à bonne fin.
Selon la tradition bouddhique il y a deux sortes d’actions, habiles et favorables (en sanskrit : kausalya,en pâli : kusala) et malhabiles ou défavorables (en sanskrit : akausalya, en pâli : akusala). Ceci est significatif, car les termes habile et malhabile suggèrent, contrairement aux termes bien et mal,que la moralité est tout à fait une question d’intelligence. Vous ne pouvez pas agir habilement si vous ne pouvez pas comprendre les choses, si vous ne pouvez voir ce qu’il est possible de faire et d’explorer. La moralité est donc, selon le bouddhisme, autant une question d’intelligence et de vue pénétrante qu’une question de bonnes intentions et de bons sentiments. Après tout, on nous dit que le chemin de l’enfer est pavé de bonnes intentions ; mais on ne pourrait guère dire que le chemin de l’enfer est pavé d’habileté.
Les actions malhabiles se définissent comme étant celles qui prennent leurs racines dans l’avidité ou le désir égoïste, dans la haine ou l’aversion, et dans la confusion mentale, la perplexité, l’obscurcissement spirituel ou l’ignorance. Les actions habiles sont celles qui sont exemptes d’avidité, exemptes de haine, exemptes de confusion mentale. Pour parler positivement elles sont, au lieu de cela, motivées par la générosité ou par un élan pour partager ou pour donner, par l’amour et la compassion, et par la compréhension. Cette distinction très simple place tout de suite la question de la moralité sous une lumière très différente. La vie morale devient une question d’agir à partir de ce qu’il y a de meilleur en nous : agir à partir de notre compréhension et de notre vision intérieure les plus profondes, à partir de notre amour et de notre compassion les plus étendus, les plus vastes.
Nous pouvons maintenant commencer à voir ce que signifie action parfaite. Ce n’est pas seulement une action qui est en accord avec quelque norme ou critère extérieur, mais c’est une action qui exprime la vision parfaite et l’émotion parfaite. L’action parfaite représente la descente de la vision parfaite et de l’émotion parfaite au niveau de l’action, tout comme la parole parfaite représente leur descente au niveau de la communication. En d’autres termes, ayant déjà atteint la vision parfaite et développé l’émotion parfaite, lorsque l’on en vient à agir on exprime spontanément cette vision et cette expérience émotionnelle en termes d’action.
Modèles de comportement éthique
Arrivés à ce point les étudiants sérieux en bouddhisme peuvent bien se demander comment les cinq ou les dix silas (en pâli : silas) ou préceptes entrent dans ce cadre. Ne s’agit-il pas de listes de règles morales qui ont été décrétées par le Bouddha lui-même, et auxquelles nous devons nous conformer ? En réponse l’on peut dire que quoique les silas ou ensembles de préceptes aient certainement été enseignés, certainement été recommandés par le Bouddha, ils n’ont pas été décrétés de façon autoritaire, comme les dix commandements l’ont été par Dieu. Ce que dit le Bouddha, en fait, c’est que quelqu’un qui est Éveillé, ou qui a atteint la bouddhéité, réalisant par là la plénitude de la sagesse et l’ampleur de la compassion, va inévitablement se comporter d’une certaine façon, parce qu’il est dans la nature d’un être Éveillé de se comporter de cette façon. De plus,dans la mesure où vous êtes Éveillé, dans cette mesure aussi vous comporterez-vous de cette façon. Si vous n’êtes pas Éveillé, ou dans la mesure où vous n’êtes pas Éveillé, alors l’observance des silas ou préceptes va vous aider à faire l’expérience, par vous-même, de l’état d’esprit dont ils sont normalement l’expression.
Un exemple peut éclaircir ce point. Nous disons qu’une personne Éveillée, qui est un bouddha, est libérée,par exemple, d’avidité ou de désir égoïste. Nous sommes nous-mêmes pleins d’avidité. Nous désirons, par exemple, diverses espèces de nourriture ; nous aimons tout particulièrement ceci ou cela. Supposons que pour faire un essai nous arrêtions de manger une de nos nourritures favorites, quelle qu’elle soit. Nous l’abandonnons. Nous décidons de ne plus la prendre du tout. Avec beaucoup de regrets, beaucoup de tristesse, nous fermons la porte du garde-manger. Nous résistons à la tentation, quelle qu’elle soit - disons, du gâteau aux pruneaux (j’ai connu un moine bouddhiste qui était un amateur invétéré de gâteau aux pruneaux. Certains disaient que l’on pouvait obtenir n’importe quoi de lui si on lui offrait assez de gâteau aux pruneaux !) Alors nous pouvons souffrir pendant quelques temps, et pouvons même avoir des moments pas faciles du tout. En fait, cela peut même être assez dur. Mais si nous nous y tenons, si nous bannissons ces visions de gâteau aux pruneaux, le désir diminue graduellement et, en fin de compte, nous atteindrons un état heureux dans lequel il n’y a plus du tout de désir, et dans lequel nous ne pensons même plus à cette chose particulière. S’abstenir de gâteau aux pruneaux n’est plus pour nous une question de discipline, mais est devenu une véritable expression de l’état de non-avidité que nous avons atteint.
Les silas ou préceptes ne sont pas simplement des listes de règles, quoique lorsque l’on tombe dessus dans des livres sur le bouddhisme ils puissent en fait être interprétés ainsi. Trop souvent, le Bouddha est représenté disant aux gens toutes les choses qu’ils ne devraient pas faire, et cela crée l’impression que le bouddhisme est une chose très ennuyeuse et négative. Mais, en réalité, les silas ne sont que des modèles de comportement éthique. Ils sont l’expression naturelle de certains états mentaux habiles. Puisqu’ils sont l’expression naturelle de certains états mentaux habiles, nous pouvons découvrir dans quelle mesure nous avons développé ces états en examinant notre comportement face aux silas. Regardons rapidement, donc, ce que sont ces silas ou modèles de comportement éthique. En tant que listes de règles elles seront familières à de nombreuses personnes, et nous ne devons donc pas passer trop de temps à les examiner. En tout cas nous ne voulons pas identifier de façon trop proche l’Action Parfaite avec ses expressions spécifiques, aussi valables et nobles soient-elles.
Cependant, laissez-moi tout d’abord faire une observation. Les modèles externes de comportement éthique de personnes différentes peuvent être identiques, mais les états mentaux derrière leur comportement peuvent être bien différents. Ceci peut sembler un peu compliqué mais c’est en réalité très simple. Supposons, par exemple, que trois personnes différentes s’abstiennent de voler. La première personne voudrait voler, peut-être même beaucoup, mais s’en abstient par peur de la police (ceci est la moralité de nombreuses personnes). La seconde personne a une légère inclination à la malhonnêteté. En faisant sa déclaration d’impôts elle peut être très tentée de tricher, mais puisqu’elle essaie de mener une vie spirituelle elle résiste à la tentation. L’inclination est là, mais elle est maîtrisée. La troisième personne, cependant, a complètement supprimé l’avidité. Dans son cas il n’y a pas de tendance, pas d’inclination à la malhonnêteté. La première personne, qui s’abstient de voler par peur de la police, n’est morale que dans un sens légal. La seconde, qui sent une inclination à voler mais la surmonte, est morale dans le sens où elle pratique l’action juste dans un sens restreint, « disciplinaire ». Seule la troisième, qui s’abstient car cela lui est naturel, pratique réellement l’action parfaite.
Les Cinq shilas et les Cinq dharmas
Le plus connu des modèles de comportement éthique est celui des cinq silas, habituellement appelés cinq préceptes. Les cinq préceptes sont généralement transmis sous une forme négative. Ils nous disent ce qu’il ne faut pas faire. Pour chaque précepte, cependant, il existe une contrepartie positive. Il est très significatif que dans l’enseignement bouddhique moderne la contrepartie positive soit beaucoup moins connue que la formulation négative. De nombreuses personnes ont entendu parler des cinq silas sans avoir entendu parler des cinq dharmas, ainsi que l’on appelle les cinq contreparties positives. Dans ce contexte, les cinq dharmas peuvent être traduits par les cinq principes éthiques. Nous allons brièvement considérer tant les cinq préceptes que les cinq dharmas, un par un, en examinant tout d’abord la formulation négative, puis la formulation positive. Ceci nous donnera une image équilibrée de cet aspect particulier de l’éthique bouddhique.
Le premier des cinq préceptes est l’abstention de faire du mal aux êtres vivants. Ceci est la traduction littérale. Quoique parfois traduit par « ne pas tuer », c’est vraiment s’abstenir non seulement de tuer mais de faire du mal de n’importe quelle manière. Cela évoque l’abstention de toute forme de violence, de toute forme d’oppression, de toute forme d’offense. La violence est mauvaise car de façon ultime elle est basée, directement ou indirectement, sur un état mental malsain - sur l’état de haine ou d’aversion - et si nous nous laissons aller à la violence, cet état mental malsain, dont la violence est l’expression naturelle, deviendra plus fort et plus puissant qu’il ne l’est déjà.
La contrepartie positive de l’abstention de la violence est la pratique de la maitri (en pâli : metta), l’amour ou l’amitié. Ici la maitri n’est pas seulement une émotion ou un sentiment, mais s’exprime par des actions et est mise en pratique. Il ne suffit pas seulement de ressentir de la bienveillance envers les autres. Ce sentiment doit être exprimé par l’action. Sinon, si nous ne faisons que nous en délecter dans notre esprit, pensant à combien nous aimons tout le monde et à combien nous sommes bon, cela devient une sorte d’auto-satisfaction émotionnelle - pour ne pas dire pire. Á cet égard, nous devons donc faire attention à nous-même. Nous considérons souvent que nous aimons les autres. Nous considérons au moins que nous aimons quelques autres. Mais si nous nous examinons, nous trouvons que nous n’exprimons jamais vraiment notre amour : nous tenons pour acquis que notre amour est compris.
Un exemple familier est celui d’un couple marié depuis vingt ou trente ans, et dans lequel le mari ne prend jamais la peine d’apporter à sa femme ne serait-ce qu’un bouquet de fleurs ou une boîte de chocolats. Si quelqu’un lui demandait : « N’aimes-tu pas ta femme ? Tu ne lui apportes jamais ne serait-ce qu’un bouquet de fleurs ou une boîte de chocolats », ce mari répondrait : « Mais pourquoi donc ? Bien sûr, je l’aime, mais elle devrait le savoir après toutes ces années ! » C’est de la très mauvaise psychologie. Les gens ne devraient pas avoir à considérer comme allant de soi, ou simplement à imaginer,que nous avons des sentiments envers eux. Cela devrait être bien évident, d’après nos paroles et nos actions. En fait nous devrions prendre des dispositions pour garder vivant l’esprit d’amour et d’amitié. C’est pourquoi dans la vie sociale, et dans la vie sociale bouddhique en particulier, l’accent est mis sur des choses telles qu’échanger des cadeaux ou faire des invitations. Il ne suffit pas de rester dans notre chambre, ou même dans notre cellule, irradiant de pensées d’amour. Aussi bon et merveilleux cela soit-il, cela doit déboucher sur une forme d’expression. Ce n’est qu’alors que de telles pensées seront retournées d’une façon tangible par d’autres personnes.
Le second des cinq préceptes est l’abstention de prendre ce qui n’est pas donné. Ici aussi, c’est une traduction littérale. Ce n’est pas seulement l’abstention du vol. Cela serait trop facile à esquiver ou à contourner. Le second précepte implique l’abstention de toute forme de malhonnêteté, de toute forme de détournement ou d’exploitation, car toutes ces choses sont des expressions d’avidité, ou de désir égoïste. La contrepartie positive de l’abstention de prendre ce qui n’est pas donné est le dana, la générosité. Ici encore ce n’est pas seulement le sentiment généreux, la volonté de donner qui sont signifiés, mais l’acte généreux lui-même. Je n’ai pas besoin d’entrer dans les détails. Le dana est une chose que tous ceux qui sont entrés en contact avec le bouddhisme vivant pour quelque durée que ce soit ont très rapidement comprise.
Le troisième précepte est l’abstention de méconduite sexuelle. Dans les soûtras, le Bouddha dit clairement que dans le contexte des cinq préceptes la méconduite sexuelle comprend le viol, l’enlèvement et l’adultère. Tous trois sont malsains car ce sont en même temps des expressions d’avidité et de violence. Dans le cas du viol et de l’enlèvement, qui dans la société comparativement inorganisée du temps du Bouddha semblent avoir été assez communs, la violence est commise contre la femme elle-même, ainsi que, s’il s’agit d’une mineure, contre ses parents ou tuteurs. Dans le cas de l’adultère, la violence est commise contre le partenaire sexuel habituel de la personne, dans la mesure où sa vie domestique est délibérément dérangée.Il faut noter ici que dans le bouddhisme le mariage est purement un contrat civil ; ce n’est pas un sacrement. De plus, le divorce est permis, et d’un point de vue religieux la monogamie n’est pas obligatoire. Dans certaines parties du monde bouddhiste il y a des communautés pratiquant la polygamie, et ceci n’est pas considéré comme de la méconduite sexuelle.
La contrepartie positive de l’abstention de méconduite sexuelle est samtusti (en pâli : santutthi), ou contentement. Dans le cas des personnes qui ne sont pas mariées,contentement signifie contentement avec l’état de célibat. Dans le cas des personnes mariées cela signifie contentement avec son ou ses partenaires sexuels reconnus et socialement acceptés. Ici, le contentement n’est pas qu’une acceptation passive du statu quo. En termes psychologiques modernes, cela veut dire un état positif d’abstention de l’utilisation du sexe pour la satisfaction des besoins névrotiques en général, et, en particulier, de son utilisation pour la satisfaction du besoin névrotique de changement.
Le quatrième précepte est l’abstention de parole fausse. La parole fausse est celle qui prend ses racines dans l’avidité,la haine ou la peur. Si vous dites un mensonge, c’est soit parce que vous voulez quelque chose, soit parce que vous voulez faire du mal à quelqu’un, soit parce que pour une raison ou pour une autre vous avez peur de dire la vérité. La fausseté prend donc ses racines dans des états mentaux défavorables. Cela ne demande pas de démonstration. La contrepartie positive de l’abstention de parole fausse est satya (en pâli : sacca) ou véracité, qui a déjà été discutée dans le cadre de la parole parfaite.
Le dernier des cinq préceptes est l’abstention de boissons et de drogues dont la consommation résulte en une perte de la prise de conscience. Il y a un certain désaccord quant à l’interprétation de ce précepte. Dans certains pays bouddhistes il est interprété comme nécessitant l’abstention totale de la prise de boissons alcoolisées. Dans d’autres pays bouddhistes il est interprété comme nécessitant la modération dans la prise de quoi que ce soit qui, pris à l’excès, résulterait probablement en une intoxication. On a donc toute liberté de faire le choix entre ces deux interprétations. La contrepartie positive de ce précepte est smrti (en pâli : sati) : l’attention, ou la prise de conscience. Ceci est le vrai critère. Si vous pouvez boire sans affaiblir votre prise de conscience (pourrait-on dire), alors buvez ; mais si vous ne pouvez pas,alors ne buvez pas. On doit cependant être très honnête avec soi-même, et ne pas prétendre que l’on est conscient quand on est simplement un peu éméché. Ainsi, même si le cinquième précepte est interprété comme nécessitant simplement la modération, à la lumière de sa contrepartie positive, dans la vaste majorité des cas, l’abstinence totale sera toujours nécessaire.
Voilà donc les cinq préceptes et les cinq principes, qui sont des schémas de moralité ou d’éthique bouddhique très connus et très communément acceptés. Deux autres modèles peuvent aussi être mentionnés.
Le bhikshu samvara-shila et le bodhisattva samvara-shila
Le bhiksu samvara-sila (en pâli : bhikkhu samvara-sila) est fait des cent cinquante préceptes observés par les moines pleinement ordonnés, et représente le modèle de comportement naturel de celui qui se dédie entièrement à l’atteinte du nirvana. En d’autres termes, si nous ne pensons à rien d’autre qu’au Nirvana et à l’atteinte du nirvana, consacrant tout notre temps et toute notre énergie à suivre le chemin spirituel, notre modèle de comportement se rapprochera, assez naturellement, du modèle formulé dans cette liste de cent cinquante préceptes. Malheureusement, ces cent cinquante préceptes sont beaucoup trop souvent considérés comme une liste de règles, et de ce fait leur véritable esprit est perdu.
Le bodhisattva samvara-sila comprend les soixante-quatre préceptes observés par le bodhisattva. Ils représentent le modèle de comportement naturel de celui qui se consacre à l’atteinte de l’Éveil pour le bénéfice de tous. En d’autres termes, si vous vous consacrez à l’atteinte de l’Éveil, ou de la bouddhéité, non seulement pour vous-même - non pas pour que vous puissiez être « là-haut », loin de tout, regardant avec pitié ceux qui sont toujours immergés dans le samsara - mais pour que, ayant vous-même atteint l’Éveil, vous puissiez revenir et aider ; et si ceci est votre seule pensée, votre seule aspiration, à laquelle vous subordonnez tout le reste, alors votre façon d’agir et de parler - votre type naturel de comportement - coïncidera avec le modèle représenté dans la liste des soixante-quatre préceptes du bodhisattva. Mais une fois encore il ne s’agit pas d’avoir une liste de règles et de cocher une à une celles que l’on suit. Il s’agit de l’esprit, du cœur vivant du bodhisattva s’exprimant naturellement d’une manière qui se rapproche des préceptes du bodhisattva - ou plutôt s’exprimant d’une manière dont les préceptes eux-mêmes ne sont rien qu’une approximation.
Action totale
Quoique la nature de l’action parfaite doive maintenant être claire, il y a un dernier point à considérer. L’action parfaite est aussi l’action totale ou, mieux, l’acte total : un acte dans lequel l’homme entier est impliqué. La plupart des gens sont trop divisés, trop fragmentés, pour agir avec la totalité d’eux-mêmes. Presque tout le temps nous agissons avec seulement une partie de nous-mêmes. Quand vous allez au bureau ou à l’usine, vous engagez-vous de tout cœur dans votre travail ? Je ne pense pas. Vous y mettez peut-être une bonne part de votre énergie, mais une bonne part reste à la maison, ou est occupée ailleurs. Vous ne faites pas votre travail avec la totalité de vous-mêmes ; vous n’y donnez pas toute votre attention, tout votre intérêt, tout votre enthousiasme. Si vous avez un passe-temps, vous mettez très rarement la totalité de vous-même dans ce passe-temps, et vous ne mettez pas très souvent la totalité de vous-même dans votre vie privée. Il y a quelque chose qui reste de côté, ou qui est exclus, et nous agissons tout le temps avec une partie de nous-mêmes seulement. Même quand nous agissons avec ce qu’il y a de meilleur en nous, de nos plus nobles élans de gentillesse et de générosité, cet acte n’est pas un acte total, en ce sens qu’il reste en nous des élans de méchanceté et de mesquinerie à partir desquels, à ce moment-là, nous n’agissons pas. Ainsi, même notre action juste - même notre action dite parfaite - reste imparfaite dans le sens où elle n’est pas totale.
L’action parfaite dans le sens le plus complet est la prérogative d’un bouddha : seul un esprit Éveillé peut réellement agir avec la totalité de lui-même, mettant toute sa sagesse et toute sa compassion dans un acte particulier, sans que rien ne reste de côté ou ne soit exclus. Cet aspect de la bouddhéité est représenté par le bouddha« archétype » vert, Amoghasiddhi ou « Tout Accomplissant ». Amoghasiddhi représente l’acte total, au plus haut niveau concevable.
En de rares occasions nous pouvons nous-mêmes avoir un avant-goût de l’action parfaite, dans le sens de l’action totale, à notre propre niveau d’existence. Il peut arriver que nous soyons complètement immergés dans quelque chose. A ce moment-là, toutes les parcelles de notre énergie, de notre effort, de notre conscience, de notre intérêt, de notre enthousiasme, de notre amour sont engagées. Nous sommes complètement engagés, tant d’une manière émotionnelle que d’une manière intellectuelle. En de telles occasions nous savons que nous sommes capables de mettre la totalité de nous-mêmes dans un acte, sans que rien ne soit laissé de côté. Nous savons que nous sommes capables, pour un instant au moins, de nous exprimer entièrement et totalement. Nous ne pouvons obtenir la satisfaction et le soulagement - la paix, même - que nous ressentons alors, d’aucune autre source et d’aucune autre façon. C’est dans cet état que nous devrions sans cesse chercher à être, au niveau le plus élevé : le niveau de la bouddhéité ou de l’Éveil. Alors, nous saurons vraiment ce qu’est l’action parfaite, ce qu’est l’acte total. Alors, nous comprendrons vraiment, à la source, les principes de l’éthique.
'Vision and Transformation' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1990, traduction © Christian Richard 2003.