Esprit - réactif et créatif
Survolant la culture humaine, on voit qu'il existe de par le monde de nombreuses traditions spirituelles. Certaines d'entre-elles sont très anciennes, provenant d'un passé lointain et ayant toute l'autorité et tout le prestige de ce qui existe depuis longtemps; d'autres sont d'origine plus récente. Tandis qu'au cours des siècles certaines se sont cristallisées en cultes religieux suivis par un très grand nombre de personnes, d'autres sont plutôt restées d'une nature philosophique, faisant peu de concessions aux goûts et aux besoins populaires. Chacune de ces traditions a son propre système, c'est-à-dire sa propre concaténation, son propre réseau d' idées et d'idéaux, de croyances et de pratiques, ainsi que son propre point de départ dans la pensée ou dans l'expérience, à partir duquel découle l'ensemble du système. Ce point de départ est le « fil d'or » qui, enroulé pour former la pelote de l'ensemble du système, mène celui qui le suit à la « porte céleste, construite dans le mur de Jérusalem » de la tradition concernée.
Parmi les traditions spirituelles du monde, l'une des plus anciennes et des plus importantes est celle que nous connaissons sous le nom de bouddhisme, la tradition provenant de la vie et de l'enseignement du Bouddha, Gautama, un maître indien dont les vibrations de l'extraordinaire dynamisme spirituel n'ont pas seulement électrisé le Nord-Est de l'Inde il y a 2.500 ans, mais se sont ensuite propagées dans toute l'Asie et au-delà. Comme d'autres traditions, le bouddhisme possède son propre système et son point de départ distinctif. Le système du bouddhisme est ce qui est connu sous le nom de « Dharma », un mot sanskrit qui signifie, dans ce contexte, « doctrine » ou « enseignement », et qui connote la totalité des visions pénétrantes et des expériences conduisant à la réalisation de l'Éveil ou de la Bouddhéité. Son point de départ est l'esprit.
Que l'esprit, et rien d'autre, soit le point de départ, est illustré par deux citations provenant des deux développements qui sont parfois regardés les comme les plus antithétiques, pour ne pas dire mutuellement exclusifs, de tout le bouddhisme: le Théravada et le Zen. Selon les deux premiers vers du Dhammapada, une ancienne collection d'aphorismes métriques du canon en pâli des Théravâdins : « Les états mentaux malsains sont précédés par l'esprit, dirigés par l'esprit, et composés d'esprit. Si quelqu'un parle ou agit avec un esprit impur, la souffrance le suit, tout comme la roue de la charrette suit le sabot du bœuf. Les états mentaux sains sont précédés par l'esprit, dirigés par l'esprit, et composés d'esprit. Si quelqu'un parle ou agit avec un esprit pur, le bonheur le suit, tout comme son ombre le suit ». La citation zen est peut-être plus catégorique encore. Dans une stance qui fit son apparition en Chine au temps de la dynastie Tchang, le Zen lui-même, qui dit transmettre de génération de disciples en génération de disciples le cœur même de l'expérience spirituelle du Bouddha, est brièvement décrit ainsi :
Une transmission spéciale, hors des Écritures.
Ne dépendant pas des mots ni des lettres.
Pointant directement vers l'esprit.
Voyant dans notre propre nature et réalisant la Bouddhéité.
De ces citations, représentatives de nombreuses autres que l'on pourrait faire, il est clair que le point de départ du bouddhisme n'est rien qui soit en dehors de nous. Dans le langage de la pensée occidentale moderne, il n'est pas objectif mais subjectif. Le point de départ est l'esprit.
Mais qu'entendons-nous par esprit ? Dans les versets du Dhammapada, le mot pâli originel est mano. Dans la stance zen chinoise le mot est hsin, correspondant au pâli ou sanskrit citta. Comme ces deux termes peuvent, de façon adéquate, être traduits par le mot français « esprit », il n'est pas nécessaire d'en analyser l'étymologie et nous pouvons tout de suite plonger dans le cœur de notre sujet.
Pour commencer, l'esprit a deux aspects. D'un côté il y a l'Esprit absolu, de l'autre l'esprit relatif. Par Esprit absolu il faut comprendre la conscience cosmique ou transcendante infinie. Dans le déroulement pur et intemporel de celle-ci, la polarité sujet-objet telle que nous en faisons ordinairement l'expérience est à jamais dissoute. Pour l'esprit dans ce sens exalté le bouddhisme emploie, selon le contexte, un nombre d' expressions qui ont chacune leur tonalité distinctive. Les plus remarquables de ces expressions sont l'Esprit unique, l'Inconditionné, la Nature de Bouddha, le Vide. Dans le langage plus neutre de la philosophie, l'Esprit absolu est la Réalité. C'est la réalisation de l'Esprit absolu par la dissolution de la polarité sujet-objet - l'éveil à la Réalité hors du rêve de l'existence mondaine - qui constitue l'Éveil, l'atteinte de l'Éveil étant bien entendu le but ultime du bouddhisme.
Par esprit relatif il faut comprendre la conscience ou l'esprit individuel, fonctionnant dans le cadre de la polarité sujet-objet. C'est cet esprit qui nous intéresse ici. Comme l'esprit en général, la conscience ou l'esprit relatif est de deux sortes: réactif et créatif. Quoiqu'il ne s'agisse pas là d'expressions traditionnelles bouddhiques, ni l'une ni l'autre n'étant la traduction d'aucun terme technique dans aucune des langues canoniques, elles semblent très bien exprimer la signification de l'enseignement du Bouddha. En tout cas, la distinction qu'elles représentent est d'importance fondamentale non seulement dans le « système » du bouddhisme, mais plus généralement dans la vie spirituelle, voire dans tout le processus de l'évolution humaine. Le passage de « réactif » à « créatif » marque en effet le début de la vie spirituelle. C'est une conversion dans le vrai sens du terme. Que veut-on dire lorsque l'on parle d'« esprit réactif » et d'« esprit créatif » ?
Tout d'abord, il ne faut pas imaginer qu'il existe, littéralement, deux sortes d'esprit relatif, l'un réactif et l'autre créatif. Il faut plutôt comprendre qu'il existe deux modes dans lesquels l'esprit relatif, ou la conscience individuelle, est capable de fonctionner. Il est capable de fonctionner de façon réactive et il est capable de fonctionner de façon créative. Quand il fonctionne de façon réactive, on l'appelle esprit réactif; quand il fonctionne de façon créative, on l'appelle esprit créatif. Mais il n'y a qu'un esprit relatif.
Par esprit réactif on entend notre esprit ordinaire, quotidien, l'esprit que la plupart des gens utilisent la plupart du temps. Ou, plutôt, c'est l'esprit qui les utilise. Dans les cas extrêmes en effet, l'esprit réactif fonctionne tout le temps, l'esprit créatif restant complètement en suspens. Les gens de cette sorte naissent, vivent et meurent comme des animaux: quoiqu'ils possèdent une forme humaine ils ne sont en fait pas du tout des êtres humains. Plutôt que de tenter de donner une définition abstraite de l'esprit réactif, essayons d'en comprendre la nature en examinant quelques-unes de ses caractéristiques.
L'esprit réactif.
Tout d'abord, l'esprit réactif est un esprit réactif. Il n'agit pas réellement, mais réagit seulement. Au lieu d'agir spontanément, de sa propre plénitude intérieure et de son abondance, il a besoin d'un stimulus externe pour se mettre en marche. Ce stimulus arrive généralement par l'intermédiaire des cinq sens. Nous marchons dans la rue. Une publicité attire notre regard, ses couleurs vives et ses caractères gras ayant un attrait immédiat. Peut-être est-ce une publicité pour une certaine marque de cigarettes, ou pour une certaine marque de voiture, ou pour des vacances d'été sur une lointaine plage inondée de soleil. Quels que soient les produits ou les services décrits, notre attention est attirée, arrêtée. Nous allons et nous faisons ce que la publicité a été conçue pour nous faire faire, ou nous prenons mentalement note de le faire, ou nous restons avec une disposition inconsciente à le faire lorsque les circonstances le permettront. Nous n'avons pas agi, mais nous avons été activés. Nous avons ré-agi.
L'esprit réactif est donc l'esprit conditionné. Il est conditionné par son objet (la publicité, par exemple) non pas dans le sens d'être simplement dépendant de lui mais d'être en fait déterminé par lui. L'esprit réactif n'est pas libre. De plus, puisqu'il est conditionné, l'esprit réactif est purement mécanique. En tant que tel il peut être décrit de façon appropriée comme l'esprit « distributeur automatique ». On y met la pièce, il en sort le paquet. D'une façon similaire, si l'esprit réactif est confronté à une situation ou à une expérience donnée, il réagit automatiquement d'une façon complètement mécanique et donc prévisible. Non seulement notre comportement mais aussi une bonne part de notre « pensée » fonctionne de cette façon. Que ce soit dans le domaine de la politique, de la littérature, de la religion, ou des affaires de la vie courante, les opinions auxquelles nous sommes si fortement attachés et que nous professons avec tant d'assurance sont très rarement issues d'une réflexion consciente, de notre effort individuel pour arriver à la vérité. Nos idées ne sont presque jamais les nôtres. Trop souvent, elles ont été introduites en nous par des sources externes tels que livres, journaux, et conversations, et nous les avons acceptées, ou plutôt reçues, d'une façon passive et non réfléchie. Quand arrive le stimulus approprié, nous reproduisons automatiquement ce qui a été introduit dans notre système, et c'est cette réaction purement mécanique qui passe pour l'expression d'une opinion. Une pensée vraiment originale sur n'importe quel sujet est, en fait, extrêmement rare. « Original », ici, ne signifie pas nécessairement « différent », mais se rapporte plutôt à ce que l'on crée à partir de ses propres ressources, que cela coïncide ou non avec quelque chose qui ait déjà été créé par quelqu'un d'autre. Certaines personnes, bien sûr, essaient d'être différentes. Ceci peut cependant être une forme subtile de conditionnement, puisqu'en essayant d'être différentes elles sont toujours déterminées par un objet, par ce ou par ceux dont elles essayent d'être différentes. Elles sont toujours réagissantes, au lieu d'être réellement agissantes.
L'esprit réactif n'est pas seulement conditionné et mécanique, il est aussi répétitif. Étant comme « programmé » par des besoins dont il est largement inconscient, il réagit aux mêmes stimuli plus ou moins de la même façon, et tout comme une machine il répète sans cesse la même opération. C'est à cause de cette caractéristique de l'esprit réactif que la vie « humaine » dans son ensemble devient tellement une question d'habitudes fixes et établies, en un mot, de routine. Quand nous vieillissons, en particulier, nous développons une résistance passive au changement, préférant creuser les vieilles ornières plutôt que de se lancer dans une nouvelle direction. Notre vie religieuse même, si nous n'y prenons garde, peut s'incorporer à cette routine, et prendre place dans le schéma, dans la machinerie de l'existence. La messe du dimanche ou la méditation du mercredi se fixent comme des points de référence dans notre vie, des bouées marquant le passage au travers des dangereuses eaux de la liberté, tout comme le sont la séance hebdomadaire de cinéma, la visite à la laverie automatique, les vacances annuelles au bord de la mer et les fêtes occasionnelles.
Par-dessus tout, cependant, l'esprit réactif n'est pas un esprit conscient. Quoi qu'il fasse, il le fait sans connaissance réelle de ce qu.il est en train de faire. Métaphoriquement parlant, l'esprit réactif est endormi. Ceux chez qui il prédomine peuvent donc être décrits comme endormis plutôt qu'éveillés. C'est endormis qu'ils vivent leur vie. Endormis, ils mangent, boivent, parlent, travaillent, jouent, votent, font l'amour. Endormis, même, ils lisent des livres sur le bouddhisme et essayent de méditer. Comme des somnambules qui marchent les yeux grand ouverts, ils donnent seulement l'impression d'être éveillés. Certaines personnes sont en fait si profondément endormies que pour toute leur activité apparente elles pourraient plus justement être décrites comme mortes. Leurs mouvements sont ceux d'un zombi, ou d'un robot ayant tout ses boutons en position de marche, plutôt que ceux d'un être humain réellement conscient. C'est avec cette réalisation - quand nous devenons conscients de notre propre manque de conscience, quand nous nous éveillons au fait que nous sommes endormis - que commence la vie spirituelle. On pourrait même aller jusqu'à dire que cela marque le début d'une existence véritablement humaine, quoique cela sous-entende en fait une bien plus haute conception de la vie humaine que ce qui est généralement entendu par ce terme - une conception plus proche de ce qui est habituellement appelé spirituel. Ceci nous amène au deuxième type d'esprit relatif, à ce que nous avons appelé l'esprit créatif.
L'esprit créatif.
Les caractéristiques de l'esprit créatif sont à l'opposé de celles de l'esprit réactif. L'esprit créatif ne réagit pas. Il ne dépend pas, ou n'est pas déterminé, par les stimuli avec lesquels il entre en contact. Au contraire, il est actif de son propre chef, fonctionnant spontanément, des profondeurs de sa propre nature intrinsèque. Même lorsqu'il est initialement animé par quelque chose qui lui est extérieur, il transcende rapidement ce point de départ et se met à fonctionner de façon indépendante. L'esprit créatif peut donc être décrit comme répondant plutôt que comme réagissant. Il est même capable de transcender complètement toute condition. On peut donc dire que, alors que l'esprit réactif est par essence pessimiste, étant limité par ce que lui apporte l'expérience immédiate, l'esprit créatif est profondément et radicalement optimiste. Son optimisme n'est cependant pas l'optimisme superficiel de l'homme de la rue, ni une simple réaction non réfléchie à des stimuli plaisants, ou une rationalisation de ceux-ci. Du fait de la nature même de l'esprit créatif, une telle réaction serait impossible. Au contraire, l'optimisme de l'esprit créatif persiste malgré des stimuli déplaisants, malgré des conditions défavorables à l'optimisme, voire quand il n'existe aucune raison pour être optimiste. L'esprit créatif aime quand il n'y a pas de raison d'aimer, il est heureux quand il n'y a pas de raison pour être heureux, il crée quand il n'y a pas de possibilité de créativité, et de cette façon il « crée un paradis dans le désespoir de l'enfer. »
Ne dépendant d'aucun objet, l' esprit créatif est essentiellement non conditionné. Il est indépendant par nature et fonctionne donc d' une façon parfaitement spontanée. Quand il fonctionne au niveau le plus haut, au plus fort de son intensité, l'esprit créatif est identique à l'Inconditionné, c'est à dire qu'il coïncide avec l'Esprit absolu. Étant non conditionné, l'esprit créatif est libre. C'est en fait la Liberté elle-même. Il est aussi original dans le vrai sens du terme, étant caractérisé par une productivité incessante. Cette productivité n'est pas nécessairement artistique, littéraire ou musicale, quoiqu'il faille reconnaître que le tableau, le poème et la symphonie font partie de ses manifestations les plus typiques, voire les plus remarquablement adéquates. De plus, tout comme l'esprit créatif ne trouve pas nécessairement son expression dans des « œuvres d'art », ce que l'on regarde conventionnellement comme des « œuvres d'art » ne sont pas toutes, obligatoirement, des expressions de l'esprit créatif. Imitatives, et manquant de véritable originalité, certaines d'entre-elles sont plus vraisemblablement des productions mécaniques de l'esprit réactif. En dehors du domaine artistique, l'esprit créatif trouve son expression dans des relations personnelles productives, comme lorsque d'autres deviennent émotionnellement plus positifs grâce à notre positivité émotionnelle, ou encore lorsque du fait de l'intensité de leur conscience l'une de l'autre, deux ou plusieurs personnes tendent vers, et réalisent ensemble, une dimension d'être plus grande et plus inclusive que leurs individualités séparées. Dans ces cas, et dans des cas similaires, l'esprit créatif est productif en ce sens qu'il contribue à l'augmentation, dans le monde, de la quantité totale d'émotion positive, d'états d'être et de conscience plus élevés.
Enfin, comme il vient d'être dit, l'esprit créatif est avant tout l'esprit conscient. Étant conscient, ou, plutôt, étant la Conscience elle-même, l'esprit créatif est aussi intensément et radieusement vivant. La personne créative, ainsi que l'on pourrait appeler celle chez qui l'esprit créatif se manifeste, n'est pas seulement plus consciente que la personne réactive, mais elle possède une vitalité bien plus grande. Cette vitalité n'est pas juste un débordement ni une exubérance émotionnelle animale, et encore moins une simple énergie intellectuelle ou l'urgence compulsive d'une volonté égoïste. S'il était possible de l'exprimer ainsi, on pourrait dire qu'il s'agit de l'Esprit de la Vie lui-même, jaillissant comme une fontaine des profondeurs infinies de l'existence, et vivifiant, à travers la personne créative, tous ceux avec qu' il entre en contact.
Une image valant mille mots, l'esprit réactif et l'esprit créatif sont illustrés par deux symboles bouddhiques importants. Ce sont les symboles de la Roue de la vie, et du chemin (de la voie), connus aussi sous les noms - plus abstraits et géométriques - du cercle et de la spirale.
La roue du devenir
La Roue de la vie, ou Roue du devenir, occupe une place importante dans l'art populaire tibétain, étant représentée de façon gigantesque sur les murs des temples, en général dans le vestibule, et de façon plus réduite sur des rouleaux peints. Elle est faite de quatre cercles concentriques. Dans le premier cercle, qui forme le moyeu de la Roue, sont dessinés un coq, un serpent et un cochon, chacun mordant la queue de celui qui le précède. Ces trois animaux représentent les trois « mauvaises racines » ou « poisons » de l'avidité, de l'aversion et de l'illusion qui sont bien entendu les trois ressorts principaux de l'esprit réactif, les deux premiers étant les deux principales émotions négatives et le troisième représentant les ténèbres du manque de conscience spirituelle, d'où sont issus les deux premiers. Le fait qu'ils se mordent la queue représente leur interdépendance, le fait que le cercle est un cercle vicieux.
Le second cercle est divisé verticalement en deux parties, une partie noire à gauche et une partie blanche à droite. Dans la partie noire des êtres humains nus et enchaînés l'un à l'autre tombent la tête la première, avec des expressions d'angoisse et de terreur. Dans la partie droite, des êtres modestement vêtus, portant des cylindres mani (qui en Occident sont appelés de façon erronée des « moulins à prière ») et des offrandes religieuses se dirigent tranquillement vers le haut, avec des expressions heureuses et sereines. Ces deux parties représentent deux mouvements, deux tendances inverses à l'intérieur de la Roue, l'un centripète et l'autre centrifuge. Autrement dit, tandis que la partie noire représente un mouvement vers le moyeu de la Roue, la partie blanche représente un mouvement s'éloignant du moyeu et se dirigeant vers la circonférence - vers, ultimement, une libération de l'esprit réactif. Quoique constituant d'une certaine façon une étape du chemin, ou une partie de la spirale, la partie blanche forme toujours une partie de la Roue en ce sens qu'un retour en arrière, sous la forme d'un passage de la partie blanche vers la partie noire, peut arriver à tout instant. La partie blanche peut donc être considérée comme représentant des états de conscience intermédiaires entre l'esprit réactif et l'esprit créatif, d'où l'on peut soit retomber vers l'un, soit progresser vers l'autre. Ainsi que la présence des cylindres mani et des offrandes religieuses le suggère, la partie blanche représente aussi la piété conventionnelle, qui, faisant partie du processus de l'esprit réactif n'est pas en elle-même un moyen suffisant pour atteindre l'Éveil et de laquelle, par conséquent, un retour vers une vie de vice et d'impiété - vers la partie noire - est toujours possible.
Le troisième cercle de la Roue de la vie est divisé en cinq ou six segments séparés par des « rayons ». Ce sont les cinq ou six « sphères », ou ordres, de l'existence conditionnée, dans lesquelles les esprits sensibles renaissent selon leur bonnes ou mauvaises actions corporelles, verbales, ou mentales - en d'autres mots, en fonction de leur « bon » ou « mauvais » karma passé. Ces sphères, qui sont décrites dans l'art religieux tibétain avec une grande richesse de détail, sont, en partant du haut et dans le sens des aiguilles d'une montre, celles des dieux, celle des « titans », celle des esprits affamés, celle des êtres en enfer, celle des animaux et celle des hommes. Il y a cinq ou six segments selon que les dieux et les titans, qui sont en lutte perpétuelle, sont présentés ensemble ou séparément. Dans chacune des parties, la présence d'un bouddha de couleur différente représente la persistance de la possibilité de l'Éveil, même sous les conditions les plus adverses.
Quoique les cinq ou six sphères de l'existence conditionnée soient généralement interprétées d'un point de vue cosmologique comme des mondes existant objectivement et qui sont aussi réels, pour les êtres qui les habitent, que notre monde l'est pour les êtres humains, elles peuvent néanmoins être aussi interprétées d'un point de vue psychologique comme représentant différents états de la vie et de la conscience humaines - une interprétation qui trouve une certaine approbation dans la tradition. Vue de cette façon, la sphère des dieux représente une vie de sécurité et de contentement, celle des titans une vie de jalousie, de compétition et d'agressivité, celle des esprits affamés une vie de dépendance névrotique et d'avidité, celle des êtres en enfer une vie de souffrance physique et mentale, celle des animaux une vie de barbarie et d' ignorance, tandis que la sphère des hommes représente un état d'existence mixte, sans prédominance de plaisir ni de souffrance. Durant une seule vie l'on peut passer par chacun de ces six états, vivant tantôt pour ainsi dire « au paradis », tantôt pour ainsi dire « en enfer », etc.
Le quatrième et dernier cercle, la jante de la roue, est divisé en douze parties contenant chacune une image. Les douze images, toujours dans le sens des aiguilles d'une montre, représentent un aveugle avec sa canne; un potier avec un tour et des pots ; un singe grimpant un arbre en fleurs ; un bateau avec quatre passagers, l'un d'entre eux à la barre ; une maison vide; un homme et une femme enlacés ; un homme avec une flèche dans l'œil ; une femme offrant à boire à un homme assis ; un homme récoltant des fruits d' un arbre ; une femme enceinte; une femme en train d'accoucher ; et un homme emportant un cadavre vers le lieu de crémation. Ces images illustrent les douze « maillons » de la chaîne de conditionnalité cyclique, chacun desquels se produisant en dépendance de, ou étant conditionné par, celui qui le précède immédiatement. En dépendance de l'ignorance - le premier « maillon » de la chaîne - se produisent les facteurs de volition qui déterminent la nature de la prochaine renaissance. Ceux-ci donnent naissance à la conscience, entendue ici comme étant la conscience « résultante » karmiquement neutre qui commence à fonctionner au moment de la conception. En dépendance de la conscience se produit l'organisme psychophysique. En dépendance de l'organisme psychophysique se produisent les six organes des sens (l'esprit étant considéré comme le sixième sens), et en dépendance de ceux-ci se produit le contact avec le monde extérieur, qui donne naissance à la sensation, qui donne naissance au désir ou à l'avidité, qui donne naissance à l'appropriation, qui donne naissance au « devenir ». En dépendance du « devenir », par quoi l'on entend le processus renouvelé de l'existence conditionnée, se produit la naissance, dans le sens de la renaissance, qui tôt ou tard est inévitablement suivie par la mort.
Comme même une simple énumération suffit à le montrer clairement, les douze maillons sont principalement considérés comme étant répartis sur trois vies successives, les deux premiers maillons appartenant à la vie précédente, les huit maillons du milieu à la vie présente, et les deux derniers maillons à la vie future. Cependant, tout comme les cinq ou six sphères de l'existence sensible peuvent être interprétées de façon psychologique autant que cosmologique, la chaîne de conditionnalité cyclique à douze maillons peut elle aussi être considérée comme fonctionnant dans les limites de la seule expérience de l'esprit réactif.
Pour compléter le symbolisme, l'art religieux tibétain montre la totalité de la Roue de la vie, avec ses quatre cercles et ses innombrables créatures vivantes, comme étant agrippée par-derrière par un démon monstrueux dont on ne voit que la tête, la queue et les griffes. Il s' agit du démon de l'impermanence, ou du grand principe du changement, qui bien qu'affreux pour la majorité des gens, contient néanmoins la promesse et le potentiel du développement, de l'évolution.
De la description ci-dessus il est clair que la Roue de la vie tibétaine peut bien symboliser le fonctionnement de l'esprit réactif, puisque l'esprit réactif est lui même une roue. Comme une roue, il ne fait que tourner en rond. Entraîné par les émotions négatives qui surgissent des profondeurs de l'inconscience, il réagit encore et toujours à des stimuli du monde extérieur qui l'affectent, et il se précipite encore et toujours dans l'une ou l'autre des sphères, ou modes d'existence conditionnée. De plus, la roue est une machine, peut-être la plus primitive de toutes, et en tant que telle la Roue de la vie représente la nature mécanique et répétitive de l'esprit réactif.
Certaines peintures de la Roue de la vie représentent, en haut à droite, le Bouddha vêtu de la robe safran d'un vagabond, indiquant une direction avec les doigts de sa main droite. Il montre le chemin, la voie. C'est vers ce symbole, le second des deux grands symboles qui nous intéressent ici, que nous devons maintenant nous tourner.
Les sept facteurs d'éveil.
Ainsi qu'il a déjà été dit, tout comme la Roue de la vie symbolise l'esprit réactif, le chemin ou la voie symbolise l'esprit créatif ou la totalité du processus de conditionnalité cumulative, par opposition à la conditionnalité réactive. Il ne fonctionne pas sur le principe de tourner en rond, mais sur le principe d'aller de plus en plus haut. Dans le cas de la Roue de la vie, telle que représentée par l'art religieux tibétain, à peu près tous les aspects de l'esprit réactif se fondent en un seul symbole composite, d'une richesse et d'une complexité merveilleuse. Pour le chemin, ou la voie, il ne semble pas y avoir d'image correspondante. Il y a à la place un nombre de représentations relativement indépendantes, certaines sous forme d'image, d'autres sous forme de formulation conceptuelle des diverses étapes successives de la voie.
Parmi les premières sont les images de l'arbre de l'Éveil, ou arbre cosmique, au pied duquel le Bouddha s'assit à la veille de sa grande réalisation, et celles de l'échelle d'or, d'argent et de cristal qu'il utilisa, après avoir instruit des plus hautes vérités du bouddhisme sa mère décédée, pour descendre sur Terre depuis le paradis des trente-trois dieux. Parmi les formulations conceptuelles du Chemin on trouve les trois instructions (éthique, méditation et sagesse), le Noble chemin octuple, la série des douze maillons positifs commençant avec la souffrance et se terminant par la connaissance de la destruction des tendances, les Sept étapes de purification, et les Sept facteurs d'Éveil. Toutes ces images concrètes et ces formulations conceptuelles de la voie représentent l'un ou l'autre des aspects de la totalité du fonctionnement de l'esprit créatif, un fonctionnement d'une splendeur si riche en facettes, que la tradition n'a apparemment pas été capable de les combiner toutes en une représentation composite de leur objet commun. Pour la présente discussion nous allons choisir l'une des formulations conceptuelles de la voie, celle des Sept facteurs d'Éveil, car celle-ci présente d'une façon particulièrement claire et frappante la nature cumulative et réellement progressive de l'esprit créatif.
Les sept « membres » ou « facteurs » d'Éveil ou bodhi sont : la remémoration ou prise de conscience, l'investigation des états mentaux, l'énergie ou vigueur, le ravissement, la détente, la concentration, et la tranquillité. Chacun de ces membres, de ces facteurs, se produit en dépendance de celui qui le précède immédiatement - de toute sa plénitude, pour ainsi dire - et, comme nous allons maintenant le voir en détail, chacun d'entre-eux, quand il survient, constitue un développement toujours plus grand de l'esprit créatif dans son mouvement spiral vers l'explosion finale et sans fin de la créativité que constitue l'Éveil.
La remémoration ou prise de conscience, ou smriti
Comme nous l'avons déjà vu, la vie spirituelle commence avec la prise de conscience, lorsque l'on devient conscient du fait que l'on n'est pas conscient, ou lorsque l'on s'éveille au fait que l'on est endormi. Dans le contexte global du processus d'évolution, ce « membre » ou « facteur », dont l'émergence fait de soi un être humain, occupe une place médiane, étant intermédiaire entre le manque total d'attention ou l'inconscience de la pierre et la prise de conscience parfaite de la bouddhéité. Dans le contexte relativement étroit mais cependant infini du développement purement humain, la prise de conscience occupe une place médiane entre la simple conscience sensorielle de l'animal et la prise de conscience spirituelle plus élevée de la personne qui a commencé à se trouver en présence du transcendant.
Nous arrivons ainsi à une hiérarchie qui, excluant l'inconscience et la sensibilité végétative de la plante, est constituée des quatre niveaux principaux de (I) conscience sensorielle, (II) conscience humaine ou vraie prise de conscience, (III) prise de conscience transcendante, et (IV) prise de conscience parfaite. En tant qu'un des membres d'Éveil ou facteurs d'Éveil, la remémoration ou la prise de conscience correspond au deuxième de ces niveaux, celui de la conscience humaine ou de la vraie prise de conscience. La prise de conscience, dans ce sens, est synonyme de conscience de soi, une expression qui attire l'attention sur une des caractéristiques les plus importantes de la prise de conscience. Alors que la conscience sensorielle est simplement la conscience des choses extérieures et de notre propre expérience, la prise de conscience consiste en le fait d'être conscient que l'on est conscient, de savoir que l'on sait, ou bien, en un mot, de réaliser. Quoique le vocabulaire traditionnel du bouddhisme ne contienne aucun terme correspondant strictement à conscience de soi, l'explication qui est donnée montre clairement qu'en fait c'est de cela qu'il s'agit. D'après les textes, la prise de conscience consiste en la prise de conscience de la posture de notre corps et des mouvements de celui-ci, de nos sensations, qu'elles soient agréables ou douloureuses, et de la présence en nous d'états mentaux favorables ou défavorables. De tout ceci nous parlerons davantage plus loin.
L'investigation des états mentaux, ou dharma-vicaya
De la prise de conscience en général nous passons à la prise de conscience psychique en particulier, distincte de l'aspect physique de notre être. Ce côté psychique n'est pas statique mais dynamique. Il est fait d'un flot sans fin d'états mentaux. Ces états sont de deux sortes, favorables et défavorables. Les états mentaux défavorables ont leurs racines dans l'avidité, l'aversion et l'illusion. Les états mentaux favorables ont leurs racines dans la non-avidité, la non-aversion et la non-illusion, en d'autres termes dans le contentement, l'amour et la sagesse. L'investigation des états mentaux est une espèce d'opération de tri par laquelle on distingue les états défavorables des états favorables, en les séparant en deux catégories. Pour reprendre les termes de notre présente discussion on distingue ce qui dans notre esprit est réactif de ce qui est créatif. C'est cependant la prise de conscience qui libère la créativité. En prenant davantage conscience, non seulement on résout le manque de prise de conscience, et par là on arrive à la conscience de soi ou à la véritable individualité, mais aussi on change l'énergie du type de conditionnalité cyclique au type de conditionnalité spiral, c'est à dire du mode de fonctionnement mental réactif et répétitif au mode de fonctionnement mental libre et créatif.
L'énergie ou la vigueur, ou virya
Quoiqu'il soit souvent défini comme étant l'effort requis pour cultiver les états mentaux favorables et faire disparaître les états mentaux défavorables, le troisième Facteur d'Éveil est bien plus proche de la nature d'un jaillissement spontané d'énergie provenant de la naissance de la prise de conscience, et de la capacité grandissante à faire la différence entre esprit réactif et esprit créatif. La plupart des gens vivent bien au-dessous du niveau de leur vitalité optimale. Leurs énergies sont simplement bloquées, ou sont dépensées de façons qui sont en fin de compte frustrantes. Cependant, avec une prise conscience plus grande, obtenue par la méditation et par une meilleure communication avec les autres - avec l'aide, peut-être, d'un style de vie plus libre ou de moyens d'existence réellement plus satisfaisants - un changement a lieu. Les blocages sont supprimés, les tensions sont relâchées. De plus en plus d'énergie est libérée. Finalement, comme une grande dynamo se mettant en activité dès qu'elle est branchée, ou comme un arbre dont les fleurs jaillissent quand la pluie de printemps afflue vers ses branches, tout l'être est rechargé, revitalisé, et l'on se consacre à une intense activité créative.
Le ravissement, ou priti
La libération d'énergie bloquée et frustrée s'accompagne d'une extrême sensation de joie et d'extase qui n'est pas limitée à l'esprit, mais à laquelle participent les sens et les émotions. Ceci est le ravissement, le quatrième facteur d'Éveil, qui a cinq degrés. Ces cinq degrés produisent des influx physiques nerveux de degrés d' intensité correspondants. Le plus petit ravissement ne fait que se dresser les poils du corps, le ravissement momentané est semblable à des éclairs répétés, le ravissement submergeant envahit le corps comme des vagues déferlant sur le rivage, dans le ravissement complètement envahissant le corps est entièrement surchargé, gonflé comme une vessie pleine ou comme une grotte de montagne d'où sortirait un torrent puissant, tandis que le ravissement transportant est si fort qu'il élève le corps et va jusqu'à le soulever dans les airs. Dans des circonstances ordinaires, seule la méditation prolongée permet d'avoir une expérience complète du ravissement, du plus bas au plus haut degré, mais cela ne veut pas dire qu'on ne peut en faire l'expérience, dans une grande mesure, d'autres façons aussi. La création ou l'appréciation d'œuvres d'art, l'appréciation des beautés de la nature, la résolution de problèmes mathématiques, une communication humaine authentique, ces activités ainsi que des activités similaires libèrent toutes de l'énergie et sont donc toutes extrêmement agréables.
La détente, ou prasrabdhi
L'énergie bloquée et frustrée étant complètement libérée, les influx nerveux ayant accompagné cette libération se calment graduellement et l'esprit éprouve un état de bonheur spirituel non hédonique, qui n'est mêlé à aucune sensation corporelle. La diminution des influx nerveux du ravissement, ainsi que des perceptions et des motivations qui en découlent, est connue sous le nom de détente. Ainsi, ce facteur d'Éveil, le cinquième de la série, représente ainsi l'état de transition d'un niveau d'expérience psychosomatique vers un niveau d'expérience mental et spirituel. La prise de conscience de notre corps physique et de ce qui nous entoure devient minimale, voire disparaît complètement, et nous devenons de plus en plus profondément absorbés dans un état de « bonheur immuable, intemporel » quasiment impossible à décrire.
La concentration, ou samadhi
Entraînée par le mouvement inhérent à son expérience, l'absorption dans cet état devient graduellement complète. Une telle absorption totale est connue sous le nom de samadhi. Quoiqu'il n'existe pas d'équivalent français, ce mot est généralement traduit par concentration, une signification qu'il prend dans de nombreux contextes, il faut l'admettre. En tant que sixième facteur d'Éveil, le samadhi représente bien plus qu'une simple fixation de l'esprit sur un objet donné, en particulier si l'on entend cette fixation comme étant obtenue par la force, par un pur exercice de la volonté, ou bien malgré de fortes résistances d'autres parties de la psyché. Il s'agit bien plus d'une fusion spontanée de toutes les énergies de la psyché en une expérience si intensément agréable que la pensée et la volition sont suspendues, que l'espace s'évanouit, et que le temps s'arrête. C'est en fait un état d'unification et d'absorption totales, bien plus qu'une « concentration » dans l'acception plus limitée et artificielle du terme, et en tant que tel il peut bien être comparé, sans que cela soit cependant adéquat, avec ce qu'éprouve un musicien absorbé et ravi par un morceau de musique, ou un amant plongé dans les joies de l'amour.
La tranquillité, ou upeksa
Une fois parfaitement concentré, l'esprit atteint un état d'équilibre, libre de la moindre trace de vacillement ou d'instabilité. Cet équilibre n'est pas seulement psychologique, comme entre des états émotionnels contraires, mais il est aussi spirituel, entre des opposés tels que joie et souffrance, acquisition et privation, soi et non-soi, fini et infini, existence et non-existence, vie et mort. En tant qu'état spirituel, ou qu'expérience spirituelle, il est connu sous le nom de tranquillité, le septième et dernier des facteurs d'Éveil et la culmination, en ce qui concerne cette formulation, de tout le processus de l'esprit créatif. Quoique ne signifiant parfois qu'un simple état psychologique de sécurité et de repos, il est ici synonyme de nirvana ou d'Éveil. C'est à cet état d'axialité métaphysique absolue - d'équilibre complet de l'être - que le Bouddha se réfère dans le Mangala Sutta, le Discours sur les signes de bon augure, où il dit :
Celui dont l'esprit ferme, non troublé par le toucher
D'aucune chose terrestre, quelle qu'elle soit,
Est dépourvu de tristesse, est pur et sûr -
Voici le plus favorable de tous les signes.
De cette façon, par laquelle chacun des membres de la série naît de l'abondance - voire de l'exubérance - de celui qui immédiatement le précède, les sept Facteurs d'Éveil illustrent ensemble le fonctionnement de l'esprit créatif, sa manière de progresser d'une perfection à une perfection toujours plus grande, jusqu'à ce que toute la plénitude de la créativité soit atteinte. Mais ayant atteint ce point, et terminé ainsi notre brève étude des deux principaux symboles du bouddhisme, nous ne pouvons nous empêcher de nous demander quel est le lien entre les deux ?
Le cercle et la spirale.
À quel point, le cas échéant, se fait l'intersection entre la roue et le chemin, entre le cercle et la spirale ? Afin de répondre à cette question nous allons nous référer de nouveau aux douze maillons de la chaîne de conditionnalité cyclique. Ceux-ci, outre le fait d'être répartis sur trois vies successives, sont considérés comme étant soit des volitions soit des résultats de volitions et donc comme appartenant soit à ce que l'on appelle le processus de cause soit à ce que l'on appelle le processus d'effet. L'ignorance et les formations du karma, les deux premiers maillons, constituent le processus de cause du passé. Ils représentent la totalité des facteurs karmiques responsables de la présente naissance, ou plutôt renaissance, de l'individu concerné. La conscience, l'organisme psychophysique, les six organes des sens, le contact et les sensations forment le processus d'effet de la vie présente. Le désir ou l'avidité, l'appropriation et le devenir forment le processus de cause de la vie présente, tandis que la naissance, la vieillesse, la maladie et la mort constituent le processus d'effet du futur. De tout ceci il ressort clairement que la sensation, formant le dernier des maillons du processus d'effet de la vie présente, est immédiatement suivie de l'avidité, le premier des maillons du processus de cause de la vie présente. Là est le point crucial. C'est le point où la roue soit s'arrête, soit commence un nouveau tour. C'est aussi le point d'intersection entre la roue et le chemin.
Ainsi que nous l'avons vu, le premier des sept facteurs d'Éveil est la remémoration ou prise de conscience. Si nous restons simplement dans la prise de conscience des sensations agréables ou douloureuses qui naissent en nous suite à notre contact avec le monde extérieur, au lieu d'y réagir avec avidité et aversion, alors l'avidité, le premier maillon du processus de cause de la vie présente, ne pourra pas prendre naissance. La prise de conscience met pour ainsi dire un frein à la roue. Pour cette raison, le développement de la prise de conscience occupe une place centrale dans le système bouddhique d'auto-discipline spirituelle. C'est le moyen de transition principal de l'esprit réactif à l'esprit créatif, de la roue vers le chemin, du cercle à la spirale - et de façon ultime, du samsara au nirvana.
La tradition distingue quatre sortes de prise de conscience différentes, ou quatre niveaux auxquels elle doit être cultivée. Tout d'abord, on prend conscience de la position de son corps et de ses mouvements. Cela consiste en la prise de conscience que, par exemple, on est debout, ou assis, ou en train de marcher, ou couché, ainsi qu'en l'exécution attentive de toute action corporelle, de l'usage énergique de la brosse à dents du matin au maniement délicat, à la manipulation presque imperceptible du scalpel du chirurgien ou du pinceau de l'artiste. Ensuite, on prend conscience de ses sensations, plaisantes, douloureuses et neutres, ainsi que des émotions qui résultent directement ou indirectement en dépendance de ces sensations. On sait si on se sent ravi ou déprimé, si son état émotionnel est un état d'amour ou de haine, d'espérance ou de peur, de frustration ou de contentement, etc. On est aussi conscient d'émotions plus complexes ou ambivalentes. Afin d'être conscient de ses sensations et de ses réactions émotionnelles on doit bien entendu se permettre de les ressentir, on doit les reconnaître et les accepter comme siennes. Ceci n'est pas recommander la complaisance émotionnelle, mais simplement insister sur le fait que la répression et la prise de conscience sont incompatibles. Troisièmement, on est conscient de ses pensées. Ceci consiste non seulement en l'observation vigilante des images, des idées, des associations mentales, des réflexions suivies et des systèmes conceptuels, mais aussi en le fait de voir dans quelle mesure ils sont enracinés dans les états malsains de l'avidité névrotique, de l'aversion et de l'ignorance spirituelle, et dans quelle mesure ils sont enracinés dans les états opposés, c'est-à-dire dans les états de contentement, d'amour et de sagesse. En pratiquant ces trois sortes de prise de conscience, en cultivant la prise de conscience à ces trois niveaux différents, on commence à voir combien on est conditionné, combien l'on fonctionne comme une machine, combien l'on est mort. Quatrièmement et dernièrement, on prend conscience de la différence entre son état mort et passé de fonctionnement mental mécanique et conditionné, et son futur état (potentiel) plus vivant de liberté et de spontanéité. La prise de conscience de la roue et du fait que l'on est lié à la roue engendre une prise de conscience du chemin, ainsi que du fait que l'on a la capacité de le suivre.
La prise de conscience est donc d'importance cruciale dans l'existence humaine. Tout comme le bouton présage la fleur, le développement de la prise de conscience annonce l'aurore d'un développement toujours plus grand, que l'on appelle la vie spirituelle. Puisque c'est le cas il n'est pas surprenant qu'il y ait dans le bouddhisme un nombre de pratiques faites pour promouvoir le développement de cette qualité capitale, mais il faut insister sur le fait qu'à moins d'être appliquées avec la plus grande prudence ces pratiques elles-mêmes tendent à devenir mécaniques et, donc, à murer la prison de notre conditionnalité plutôt qu'à la détruire. Le même avertissement s'applique à toutes les croyances et pratiques « religieuses », sans exception. Si la vigilance éternelle est le prix de la liberté mondaine, combien plus encore est-ce celui de la liberté spirituelle ! Que l'on étudie la théologie mystique, que l'on fasse des offrandes votives, que l'on s'engage dans une discussion spirituelle avec des amis ou que l'on écoute un discours sur « Esprit - réactif et créatif », à moins que l'on ne se souvienne de la Parabole du radeau du Bouddha et que l'on ne se rappelle constamment ce qu'est la véritable fonction de toutes ces activités, on est en danger de se trouver non pas sur le radeau au milieu du courant, en direction de l'« autre rive », mais au contraire de prendre refuge dans une structure qui, bien qu'apparemment construite avec des matériaux identiques à ceux du radeau, n'en est pas moins bien embourbée dans la vase de la présente rive. Ce n'est qu'en restant constamment sur ses gardes que l'on réussira à faire la transition difficile entre l'esprit réactif et l'esprit créatif, héritant ainsi de l'esprit de l'enseignement du Bouddha et réalisant ainsi le véritable but de la vie humaine.
'Mind, reactive and creative' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1971, traduction © Ujumani 2003.