L'art et la vie spirituelle
« L'art est l'organisation d'impressions sensorielles qui exprime la sensibilité de l'artiste et communique à son public un sens des valeurs qui peut changer leur vie ». A l'aide de sa propre définition, Sangharakshita explore la pertinence de l'art et de l'artiste pour l'évolution personnelle et spirituelle de l'homme.
Par « art » nous entendons tous les arts. Nous prenons ce terme pour couvrir la peinture, la sculpture, la poésie, la musique, l'architecture, etc. Et par « vie spirituelle » nous entendons tout le processus de l'évolution supérieure. A ce propos, je dois avouer que je ne suis pas très heureux avec ce mot, « spirituel ». Quand j'étais en train de noter la liste des titres pour ces lectures, j'ai beaucoup hésité avant d'écrire ce mot, spirituel, et l'art et la vie spirituelle, parce que je sais que pour beaucoup de gens le mot spirituel a une mauvaise connotation. Quand on parle de vie spirituelle, les gens commencent à penser aux esprits, au spiritisme, aux tables tournantes, aux voix de l'au-delà, aux formes et aux apparitions. Alors, je ne pouvais pas m'empêcher de penser qu'il vaut mieux éviter le mot spirituel. Mais malheureusement, il n'y a pas dans le langage courant de terme équivalent à ce mot, « spirituel ». J'ai pensé que peut-être nous pourrions commencer à populariser le terme « méta-biologique », que j'ai déjà utilisé. Je sais que c'est un peu long, méta-biologique, mais au moins cela a le mérite de couvrir toutes les manifestations supérieures de l'esprit humain : non seulement l'art, mais aussi la religion et la philosophie.

Donc, quand nous parlons de l'art et de la vie spirituelle, ou de l'art et de l'évolution supérieure, nous ne suggérons pas que ce soient vraiment deux choses séparées. Ce n'est pas que vous avez l'art d'un côté et la vie spirituelle de l'autre, l'art ici et la vie spirituelle là, unis plutôt superficiellement par ce petit mot, « et ». Ce n'est pas que l'art et la religion soient dans une relation superficielle. On peut même aller jusqu'à dire que l'art est inclus dans la vie spirituelle, que les arts sont juste un aspect particulier de l'évolution supérieure, ou une manifestation de celle-ci. Cela ne veut pas dire, bien sûr, que l'on ne peut pas vivre une vie spirituelle, que l'on ne peut pas participer à l'évolution supérieure de l'humanité, sans être artiste. Cela ne veut pas dire ça ; mais cela veut dire qu'on ne peut pas être un artiste sans participer au même temps à la vie spirituelle, à l'évolution supérieure. Dans la mesure où l'on est artiste, où l'on est un véritable artiste, un artiste authentique, de n'importe quelle discipline, on participe à l'évolution supérieure de l'homme.
Maintenant, je suis sûr que cette idée n'est pas évidente pour la plupart des gens. On pourrait la voir comme une glorification inutile de l'artiste, et même on pourrait ne pas être d'accord du tout. Nous savons que généralement les gens n'ont que peu d'estime pour l'art et pour l'artiste. En vérité, ils ne les considèrent pas trop, pas en comparaison avec d'autres choses vraiment importantes, d'autres activités réellement importantes. Beaucoup de gens ont tendance à avoir un regard méprisant sur les arts et sur l'artiste, et à penser que l'artiste s'occupe de choses plutôt triviales, et pas du « vrai travail d'homme ». Dans ce contexte, je me souviens d'une petite histoire, provenant je crois de l'autobiographie de Sir Osbert Sitwell, qui est une longue œuvre en plusieurs tomes, très longue, mais qui contient quelques très bonnes histoires très bien racontées. Peut-être savez-vous que les Sitwell étaient une de ces très très brillantes familles dans laquelle pratiquement chacun semble être un génie ; tous vos frères, sœurs, tantes, cousins, oncles etc. sont des génies - cela doit être une manière merveilleuse de grandir. Vous avez donc Osbert et Sacheverell et la célèbre Edith, vivant tous ensemble, quand ils étaient jeunes, dans cette vaste et vielle demeure familiale délabrée ; l'un vit dans une aile, l'autre dans une autre aile, séparés par un kilomètre de couloirs, et avec beaucoup de domestiques. Alors, relate Osbert Sitwell, un beau matin il voulait communiquer avec sa sœur Edith dans son aile à elle. Il sonne donc pour appeler une femme de chambre, lui donne une petite note et lui dit : « Donnez ce papier à ma sœur, si elle n'est pas occupée. Mais si elle fait quelque chose, ne le lui donnez pas, ne la dérangez pas, revenez juste tout de suite et dites-le moi. » Un quart d'heure plus tard, après la traversée de tous ces couloirs, dans un sens et puis dans l'autre, la femme de chambre revient. Et Sir Osbert lui demande : « Lui avez-vous donné le message ? » Elle répond : « Oui, bien sûr. » « Ma sœur ne faisait donc rien ? » « Oh non, elle ne faisait rien du tout, elle était juste en train d'écrire. » Voilà donc l'attitude qu'ont très souvent les gens quand vous êtes en train d'écrire ou de peindre, ou si vous faites autre chose de cette sorte : réellement, vous ne faites rien.
A la lumière de cette sorte de malentendu courant sur le thème des arts en général, essayons donc d'aller un peu plus en profondeur dans ce sujet entier, et essayons de voir de quelle façon, ou dans quel sens l'art fait partie de la vie spirituelle, de l'évolution supérieure de l'homme. Et comment aussi l'artiste est, en fait, l'homme nouveau. Cela va nécessiter de considérer la question de ce qu'est l'art. Mais mettons cela de côté pour le moment et allons observer l'artiste en tant qu'homme nouveau, considérer l'artiste comme partageant les caractéristiques de l'homme nouveau.
L'homme nouveau se distingue par cinq caractéristiques. Il y en a sûrement beaucoup d'autres, mais apparemment celles-ci sont les plus clairement reconnaissables. Ces caractéristiques sont la prise de conscience de soi, la vraie individualité, la créativité, la solitude et une fréquente impopularité. Faisons donc une pause avant de rentrer dans la question de ce qu'est l'art et regardons brièvement comment on peut appliquer ces cinq caractéristiques de l'homme nouveau à l'artiste, qu'il soit poète, peintre, sculpteur, musicien ou autre.
L'artiste est plus conscient.
Tout d'abord, l'artiste est plus conscient de lui-même et de ce qui se passe autour de lui, plus attentif. On peut même dire que l'artiste, le véritable artiste, est plus vivant que les autres gens. Et cela se voit souvent dans le fait qu'il est plus sensible, dans la signification complète du mot, que les gens ne le sont normalement. Nous savons qu'un peintre est beaucoup plus attentif, d'une façon plus vive, plus précise, à des différences de forme, de contour, de couleur, etc., beaucoup plus alerte et vivant pour ces choses que d'autres gens. Je pense que j'ai déjà mentionné dans des conférences antérieures que si jamais vous allez avec un ami peintre à la campagne, par exemple, au printemps, en automne ou à n'importe quelle saison, vous remarquerez, vous observerez, vous ne pourrez pas passer à côté du fait qu'il voit plus que vous. Il vous fera remarquer des choses : peut-être les contours d'un arbre devant le ciel ou les couleurs d'une feuille morte ou d'une fleur fanée, ou des ombres jetées par quelque chose, des ombres bleues jetées par les arbres sur l'herbe ; et il va vous démontrer que les ombres sont bleues et vous ne l'avez presque certainement pas vu. Le peintre a un œil beaucoup plus précis, il se rend beaucoup plus compte de ce qui se passe dans le monde extérieur, dans le monde des formes, apparitions et couleurs.
De la même façon, un musicien a une oreille beaucoup plus développée, il peut détecter des différences de notes que nous ne pouvons peut-être pas détecter. Je me rappelle que quand j'étais en Inde, j'étais époustouflé par les subtilités des percussions de la musique indienne, les subtilités de leur jeu. Elles étaient difficiles à détecter, parfois difficiles à suivre, même par un Indien ayant relativement de l'expérience, de l'exercice dans ces chose. Il y avait parfois des raffinements, des délicatesses incroyable dans le jeu de tel ou tel instrument. Parfois, les musiciens faisaient chuchoter l'instrument, comme le chuchotement d'une voix ; d'autres fois ils jouaient très staccato, parfois très doucement, parfois comme des râles. Ils pouvaient presque faire parler les percussions. Et parfois les différences étaient si subtiles que seulement l'oreille exercée d'un musicien pouvait les détecter et éventuellement reconnaître s'il y avait quelque chose qui n'allait pas.
De même, nous trouvons que le poète est de la même façon sensible à la signification, à la valeur et au rythme des mots. Nous utilisons les mots la plupart du temps, mais nous les utilisons sans beaucoup de soin, d'une manière très rude, pas tout à fait attentifs ou sensibles à leur valeur, à leur signification réelle, voire à leur goût. J'ai déjà mentionné ce soir le nom d'Edith Sitwell, et dans ce contexte quelques-uns de ses commentaires sur les mots et sur leur différentes valeurs sont très intéressants. Elle n'est pas satisfaite de parler juste de la signification des mots et d'une syllabe courte ou longue, etc. Elle parle du ton des mots, de la texture des mots : il y a des mots qui râpent et d'autres qui sont soyeux ; il y en a même des poilus, selon elle. Et puis il y a le poids des mots : quelques-uns sont légers, d'autres lourds. Étant poétesse, elle est sensible à tout cela, alors qu'en revanche habituellement nous ne le sommes pas.
L'artiste, aussi, quelle que soit sa discipline, est beaucoup plus conscient de sa propre réponse à toutes ces choses, de ses états mentaux et émotionnels. Pas seulement dans le sens où il y réfléchit plus que nous ne le faisons, mais dans le sens où il les éprouve d'une manière beaucoup plus intense, beaucoup plus concentrée que d'autres gens. On peut aussi dire que l'artiste est plus conscient des autres que ce n'est généralement le cas. Nous pouvons surtout le voir sous une forme hautement développée dans les œuvres des grands portraitistes, et des grands écrivains. Nous voyons que dans leurs œuvres, d'autres gens, des gens du passé et des contrées lointaines sont vivants. Je me rappelle qu'il y a quelque temps, j'ai vu dans un musée un portrait, datant je pense du début de la Renaissance ; c'était le portrait d'un pape. Et vous pouviez voir en le regardant que ce devait avoir été un pape très malin. Sur son visage, vous pouviez tout voir ; dans ce portrait, sur ce visage, vous pouviez voir pratiquement tout ce qu'il avait fait. Vous pouviez le voir dans ses yeux, dans la texture de sa peau, dans la forme de sa bouche, et dans son expression plutôt maussade, fixe. Vous pouviez voir qu'il avait dû arriver à la papauté par la corruption : c'était marqué partout sur son visage. Et bien plus que cela, encore, vous pouviez voir plein de choses, vous pouviez presque reconstruire sa biographie juste à partir de ce portrait. L'artiste, le peintre, qui que cela ait été, avait vu tout ça et non seulement l'avait vu mais l'avait posé là sur la toile, avec un pinceau.
Comme je l'ai déjà dit, nous voyons la même chose chez l'écrivain, surtout un homme de théâtre comme Shakespeare. Nous voyons la même chose chez les grands romanciers. Nous pouvons voir jusqu'à quel degré de clarté, d'intensité ces grands artistes voient les gens. Je me rappelle aussi, pour reprendre un exemple de la peinture, que quand j'étais beaucoup plus jeune, je pensais que les peintures de Hogarth représentant des gens étaient des caricatures. Mais après avoir connu les gens un peu plus, pendant quelques années, et peut-être les avoir observés de plus près, j'en suis venu à la conclusion que Hogarth était simplement terriblement précis. Les gens étaient vraiment comme cela. Il n'exagérait rien, il ne soulignait rien de trop. Ce n'était pas un caricaturiste, il voyait juste les gens tels qu'ils étaient et, dans ses peintures et gravures, il les représentait tels qu'ils étaient. Il les voyait honnêtement et directement d'une manière presque terrifiante, presque clairvoyante.
Mais surtout, nous pouvons dire que l'artiste est conscient non seulement du monde extérieur, non seulement de lui-même, non seulement des autres ; l'artiste est conscient, d'une manière incompréhensible, de la réalité. Pas dans le sens d'être conscient du concept ou de le connaître, mais dans le sens où il est profondément, et d'une manière résonnante, sensible à la signification et au mystère de l'existence même. C'est cela qu'il sent, le mystère de l'existence, qu'elle soit cosmique ou humaine.
L'artiste est créatif.
Et puis, l'artiste est créatif. Cela est évident. Non seulement est-il productif, même si bien sûr la création inclut la production, mais il est créatif dans le sens où il produit de nouvelles valeurs, des valeurs qui n'existaient pas auparavant ou qui n'étaient pas connues ou n'avaient pas été perçues auparavant.
Il est intéressant de noter que les plus grands parmi les plus grands des artistes ont pour la plupart été immensément productifs, ayant produit non pas un ou deux seuls chefs-d'œuvres mais dix, quinze, vingt, voire cent chefs-d'œuvres. En poésie, nous pensons à Shakespeare, à Goethe, à Lope de Vega, aux anciens écrivains de théâtre grecs qui ont écrit chacun au moins cent pièces de théâtre, parmi lesquelles malheureusement seules quelques-unes sont parvenus jusqu'à nous. Dans le monde de la musique, nous pensons à Bach, à Haendel, à Haydn, à Mozart ; en peinture, au Titien, à Rubens, à Rembrandt, et tous ces noms sont parmi les plus grands. Nous voyons qu'ils ont tous été immensément productifs, immensément créatifs. Quand nous lisons les biographies de ces grands artistes de toutes les disciplines, nous sommes frappés, parfois avec émerveillement, devant le spectacle de ce flot ininterrompu de créativité. Vous vous demandez comment ils sont arrivés à faire tout cela, comment par exemple Bach a fait pour écrire cette énorme quantité de musique. Il a dû composer jour et nuit, sans interruption - et en même temps trouver le temps d'élever je crois 20 enfants. Aujourd'hui vous trouveriez cela difficile juste avec 2 ou 3. Et là il y avait Bach, et de lui coulait cette grande quantité de musique, dans ce qui nous semblerait aujourd'hui des conditions domestiques très défavorables. Cette immense créativité et cette immense productivité de ces artistes laissent présupposer énormément de travail assidu. Pas de dilettantisme pour eux : ils se levaient tôt le matin, se mettaient à leur table ou à leur chevalet, et ils travaillaient jusque tard dans la nuit. Ceci était leur vie, dans quelques cas tous les jours de leur vie, des années durant, jusqu'à la vieillesse.
L'artiste a une véritable individualité.
De plus, l'artiste a une véritable individualité. L'artiste est individualiste ou au moins est un individu dans le sens non pas négatif mais positif du terme : c'est une personne indépendante et autonome. Le véritable artiste n'hésite jamais à aller son propre chemin, n'hésite pas à être lui-même. Nous pouvons dire en fait qu'il est de notoriété publique que l'artiste, aujourd'hui comme il y a longtemps, marche sur son propre chemin, qu'il est lui-même, ou fait l'effort de l'être. Nous voyons souvent l'artiste se moquer des conventions et refuser de se conformer, refusant de faire juste partie de la masse. En faisant cela, il n'est pas excentrique. Il n'est pas pervers ou difficile. Il essaye simplement de mener sa propre vie et d'être lui-même.
L'artiste est isolé de la masse.
Et puis, bien sûr, et ce n'est pas étonnant, l'artiste est seul, vous ne trouverez pas beaucoup de compagnons dans cette sorte de vie. Comme tous les hommes nouveaux, l'artiste aussi est isolé de la masse à cause de sa faculté de perception accrue, à cause de son individualité plus marquée et même à cause de sa plus grande productivité. Très souvent, l'homme ordinaire ne peut absolument pas comprendre pourquoi l'artiste se donne autant de mal avec des mots, des sons, des couleurs. L'homme ordinaire peut penser que l'un sera aussi bien que l'autre, pourquoi s'embêter, est-ce donc vraiment important, un peu plus ou moins d'ombre, ou cette virgule en plus ou ce point en moins, quelle différence ? Mais pour l'artiste, ou le créateur, toutes ces choses sont de première importance. Et nous pouvons dire que l'artiste sent souvent plus sa solitude que ne le sent le génie religieux ou le mystique et, comme nous verrons plus tard, qu'il occupe une sorte de position intermédiaire, à mi-chemin en quelque sorte, dans l'évolution supérieure de l'homme.
L'artiste est impopulaire.
Enfin, l'artiste est impopulaire, ou plutôt n'a pas la cote. Très souvent, l'artiste est en avance sur son temps, en avance même sur ses collègues artistes comparativement plus ordinaires. Et parfois même, le reste de l'humanité prend des siècles pour le rattraper. Dans de nombreux de cas, elle est encore en train d'essayer de le rattraper, ou peut-être n'essaie-t-elle même pas. Très souvent nous trouvons l'artiste, le grand créateur, condamné par sa génération puis acclamé par les générations suivantes. C'est comme si dans la pensée populaire le bon artiste était l'artiste mort. Tout ceci est tellement connu qu'il n'est pas nécessaire d'y insister. Mais j'espère en avoir dit assez pour démontrer que l'artiste partage dans une grande mesure les caractéristiques de l'homme nouveau, et que le grand artiste, le véritable artiste, est en fait l'homme nouveau et participe comme tel à l'évolution supérieure de l'humanité.
Qu'est-ce que l'art ?
Essayons maintenant de répondre à la question : qu'est-ce que l'art ? C'est sans doute une des question les plus fâcheuses, les plus débattues et les plus discutées de toute l'histoire de la pensée, surtout de la pensée occidentale. La question est aussi discutée en Orient, surtout en Inde, mais la discussion qui s'est déroulée en Inde a suivi des lignes tellement différentes qu'on ne peut même pas commencer à la comparer avec la discussion occidentale sur le sujet.
Il y a quelques années, quand j'avais plus de temps que maintenant, j'ai voué pas mal de temps et d'énergie à l'étude de cette question, qu'est ce-que l'art ? Et j'ai trouvé d'innombrables définitions de l'art, quelques-unes étant même d'une certaine façon tout à fait extraordinaires. Il y en a une qui dit : « l'art est la tentative de créer des formes plaisantes ». C'est la définition de Herbert Read. Une autre, très célèbre à son époque, dit : « l'art est une forme de grande portée (significant form) ». Un livre entier a été écrit sur cette phrase. C'est la définition de Clive Bell. Et puis nous trouvons quelqu'un d'autre qui a dit : « l'art est intuition ». C'est Croce. Cela a l'air assez vague, « l'art est intuition ».
Toutes ces définitions, et toutes les autres sur lesquelles je suis tombé, j'ai les ai trouvées vraiment très insatisfaisantes. Je les trouvais soit trop larges, ou trop étroites, ou juste incomplètes. Alors, j'ai décidé que je devrais formuler ma propre définition de l'art, au moins pour ma satisfaction personnelle. Et j'ai fait cela dans un petit ouvrage que j'ai écrit en 1953 ou 1954 quand je vivais à Kalimpong ; je l'ai intitulé La Religion de l'Art.
Une définition de l'art.
Dans ce petit ouvrage, j'ai défini l'art comme ceci :
L'art est l'organisation d'impressions sensorielles qui exprime la sensibilité de l'artiste et communique à son public un sens des valeurs qui peut changer leur vie.
Je pense, et c'est mon opinion honnête, que ceci est la plus complète définition de l'art qui ait jamais été proposée. Depuis, je n'en ai pas vu d'autre qui soit aussi complète, qui couvre tous les aspects du sujet. Examinons-la donc d'un peu plus près, en nous occupant essentiellement des aspects de la définition en rapport avec le thème que nous sommes en train d'étudier : l'art et la vie spirituelle, ou l'art et l'évolution supérieure de l'homme.
L'art est l'organisation d'impressions sensorielles.
Tout d'abord, l'art est l'organisation d'impressions sensorielles. Je me rappelle avoir lu, il y a quelque temps, un livre sur la poésie, et ce livre commençait en disant qu'il ne faut jamais oublier que la poésie consiste de mots. Vous pouvez penser qu'il est difficile de l'oublier, mais apparemment, selon l'auteur de ce livre, beaucoup de gens oublient que la poésie est faite de mots. On peut même aller plus loin et dire, oui, la poésie est faite de mots, mais de quoi sont fait les mots ? Les mots sont fait de sons, de vibrations de l'air. Nous voyons donc que tout art a comme matière première ou comme matériau de base des impressions sensorielles. C'est là que commence l'art, avec des impressions entrant en nous à travers nos cinq sens physiques. La matière de base de la peinture est après tout seulement l' impression visuelle, les impressions de forme et de couleur, de lumière et d'ombre, etc. Parallèlement, la base, la matière première de la musique, ce sont des impressions sonores, différentes sortes de sons : forts, doux, harmonieux, discordants, etc. Et la poésie, quelle est la matière première de la poésie ? De nouveau ce sont des sons, mais des sons associés dans un degré variable, et pas toujours totalement associés, à des significations conceptuelles. Nous avons donc toutes ces impressions sensorielles venant à travers l'oreille, l'œil etc., et qui nous pleuvent dessus sans arrêt, des choses que nous voyons et entendons, des formes, des couleurs, des sons etc., et ces impressions sont arrangées par l'artiste dans un ordre, une composition. D'abord il y a le chaos, le chaos des impressions sensorielles. L'artiste, étant un créateur, organise ces impressions sensorielles en une structure, un monde, une forme définie, de façon qu'il n'y ait plus juste un chaos d'impressions mais qu'il y ait ce corps, cette chose complète, cette œuvre-d'art…
…qui exprime la sensibilité de l'artiste.
Il y a sans doute différentes façons d'organiser les impressions sensorielles. Il y a des façons simples, d'autres extrêmement sophistiquées. Ces différentes façons impliquent par exemple les moyens de la répétition, du contraste, etc. Cet arrangement d'impressions sensorielles, en quoi consiste essentiellement l'œuvre d'art, n'est pas suspendu en l'air par hasard. Il n'existe pas sans l'artiste, ou dissocié de l'artiste. L'œuvre d'art, l'organisation par l'artiste des impressions sensorielles dans un modèle, une composition, une œuvre d'art, exprime en fait la sensibilité de l'artiste. Cela veut dire que la structure, la composition, l'œuvre d'art qui met un ordre dans les impressions sensorielles, exprime ou représente le degré de prise de conscience de l'artiste, l'expérience de l'artiste, son expérience de la vie comme telle, son expérience de lui-même, des autres, même de la réalité. Et nous pouvons dire que ceci est l'aspect de notre définition de l'art qui nous concerne le plus dans notre contexte actuel : l'œuvre d'art exprime la sensibilité ou la prise de conscience ou l'expérience de l'artiste. Ceci est généralement bien compris, mais ce qui n'est généralement pas compris est que cette sensibilité, cette prise de conscience de l'artiste a beaucoup de degrés différents correspondant aux niveaux de l'état de conscience de l'artiste en tant que personne autonome. Ceci nous ramène directement au sujet de l'évolution supérieure. Nous pouvons dire que l'évolution inférieure consiste en un développement d'un degré toujours plus perfectionné de la vie, pendant que l'évolution supérieure consiste en l'atteinte de niveaux toujours plus élevés de conscience. Le véritable artiste a un accès à des états de conscience, de perception, de connaissance même, plus élevés qu'un homme ordinaire, et c'est une des raisons pour lesquelles il est artiste ; il est artiste à cause de cette perception, de cette expérience plus grande, plus avancée, plus large, plus élevée.
L'artiste immoral ?
Mais je voudrais considérer une objection possible. Je pense que certains pourraient être choqués par l'affirmation hardie selon laquelle le véritable artiste représente un type d'humanité plus élevé que le citoyen ordinaire et correct. Certains pourraient même être tentés de faire remarquer, très gentiment bien sûr, que l'artiste est très souvent, malheureusement, et très malencontreusement, quelqu'un de vilain, d'immoral et d'égocentrique. Il vaut donc peut-être la peine de regarder cela de plus près. On peut facilement admettre qu'il peut être plutôt difficile de vivre avec un artiste, qu'il soit peintre, poète ou musicien, mais je pense que cela est habituellement dû au fait que l'artiste est concerné, et vraiment concerné, par le souci de sauvegarder sa propre intimité et ses conditions de travail. Nous savons aussi qu'il y a des gens bien pensants qui essaient de rendre l'artiste conforme, qui essaient de le rendre identiques aux autres, de le faire vivre, s'habiller, et avoir l'aspect des autres, de le faire écrire, peindre comme les autres, etc., et il est peut-être tout à fait naturel que l'artiste tende à se révolter, parfois même avec violence, contre ces tentatives bienveillantes. Sans trop de reconnaissance, il s'obstine à être lui-même.
Nous trouvons souvent aussi que l'artiste se révolte contre la morale conventionnelle. Cela est spécialement le cas d'un poète comme Shelley, qui se moquait de toutes les conventions moralistes de son époque, et fut pour cela mis en ban de la société. Mais on peut se demander si le fait de se moquer de la moralité conventionnelle est une mauvaise chose, de la part de l'artiste. Trop souvent, nous sommes obligés de reconnaître que c'est la moralité conventionnelle qui est en tort, et la résistance de l'artiste est n'en fait dans beaucoup de cas, si ce n'est dans la plupart des cas, que l'expression de son attitude mentale plus saine et plus normale.
Nous ne devons pas oublier aussi, et ceci est très, très important, que l'artiste, quel qu'il soit, est très souvent une personne profondément divisée, c'est-à-dire divisée en elle-même. Et parfois, plus l'artiste est grand, plus il est profondément divisé. Cette division profonde, cette crevasse parfois, dans les profondeurs de son être même, produit une tension et un déséquilibre qui avoisinent parfois même la folie. L'artiste peut, peut-être par définition, accéder à des états de conscience plus élevés, des états d'existence plus élevés que la plupart des autres, ou que presque tous les autres, mais cela ne veut pas dire qu'il peut y accéder tout le temps. Pour citer Shelley, que je viens de mentionner, il dit ou chante dans un de ses poèmes : « Rarement, rarement tu viens, esprit des délices. » Ceci est très souvent l'expérience de l'artiste, du créateur, du poète, du musicien : cet esprit des délices, cette expérience plus haute, cette expérience d'un état de conscience plus élevé, ne vient que rarement, ne vient que parfois. L'artiste ne vit pas dans ces états élevés tout le temps, et c'est là que l'artiste diffère du vrai mystique, qui tend à demeurer dans ces états pendant longtemps. L'artiste est parfois dans ces états plus élevés d'existence et de conscience, parfois dans des états plus ordinaires ; c'est très souvent comme s'il était deux personnes. Quand il crée, c'est une personne. Quand il ne crée pas, c'est une autre personne. Nous savons tous que parfois vous lisez un livre écrit par quelqu'un, vous pensez, quel livre merveilleux, quel personne merveilleuse doit être l'auteur, comment vous aimeriez le rencontrer, et quand vous y allez, plein de reconnaissance et prêt à être en admiration totale pour ce livre qui vous a tellement fait grandir, vous trouvez un homme sec, aigri, méchant, petit et vous regrettez d'avoir jamais posé les yeux sur lui. Vous êtes très déçu. C'est à cause de cette sorte de division entre l'expérience plus élevée de l'artiste et son expérience plus ordinaire, plus normale. C'est comme si l'artiste était deux personnes, comme s'il avait un « soi » artistique et un « soi » ordinaire, séparés l'un de l'autre.
Nabokov et le mot génie.
C'est pourquoi aujourd'hui nous parlons souvent d'inspiration, l'inspiration de l'artiste vient d'en haut, vient d'au-dessus de lui, ce n'est pas lui. Il y a une histoire très connue concernant Haendel. Quand il eut fini son manuscrit du Messie, il le relut, et fut lui-même étonné d'avoir écrit quelque chose d'aussi beau. Il était apparemment si étonné qu'il posa sa plume, se redressa, et dit : « C'est venu d'en haut, ce n'est pas moi ». Il était donc revenu dans son état de conscience ordinaire. « Ce n'est pas moi, je n'ai pas créé cela, c'est venu d'en haut. » Cela veut dire que c'était venu de l'artiste lui-même, quand il était dans cet état de conscience élevé, supra-normal. Voici aussi une des raisons pour lesquelles nous nous référons traditionnellement à l'artiste comme à un génie. Nous parlons d'un génie poétique, d'un génie artistique en général, ou d'un génie mystique, etc. Qu'est-ce que cela veut dire, un génie ? À l'origine, génie voulait dire divinité gardienne, ange gardien. Un génie représentait des pouvoirs supérieurs qui guidaient et protégeaient l'homme ; il représentait un aspect plus élevé de soi-même, conçu comme une personnalité indépendante, ou quasi-indépendante, et qui pour le soi ordinaire était une source, la source, de direction, d'inspiration et de conseil. Nous avons le même principe dans le concept classique des muses. Lisez par exemple L'Iliade ou L'Odyssée de Homère ; par quoi commence Homère ? Il invoque les muses, il dit : déesse, ou déesses, inspirez-moi. Et tous les poètes classiques ont fait cela. Milton le fait au début du Paradis Perdu, en invoquant la muse céleste et non la muse profane. L'idée reste la même. Vous invoquez une source élevée, un pouvoir supérieur, qui a l'air d'être en dehors de vous mais qui en même temps est en fait vraiment votre meilleur vous. Et c'est de là que vient la création.
À ce propos, il est intéressant de citer un commentaire concernant le mot « génie » fait par un célèbre écrivain moderne, Nabokov. Il a fait cette observation dans un interview pour le journal The Listener. C'est très intéressant, même si c'est traité assez superficiellement dans l'interview, donc je voudrais le citer. Il est interviewé par une de ces personnes très obstinées qui posent des tas de questions différentes et on se demande comment les gens ont assez de patience pour leur répondre. La question dont nous parlons était de savoir si Nabokov se considérait lui-même comme un génie. Il répond :
« Le mot génie et utilisé plutôt généreusement, n'est-ce pas, au moins en anglais, parce que son équivalent russe, « geni », est un terme comblé d'effroi mêlé à l'admiration, et n'est utilisé que pour un nombre très restreint d'écrivains : Shakespeare, Milton, Pouchkine, Tolstoï. Pour des écrivains très aimés comme Tourgeniev ou Tchekhov, les Russes utilisent le terme plus mince de « talent », et non le mot « génie ». C'est un exemple bizarre de contradiction sémantique, le même mot étant plus substantiel dans une langue que dans une autre. Malgré le fait que mon russe et mon anglais sont pratiquement équivalents, je me sens toujours perplexe et consterné de voir « génie » employé pour tout romancier important, comme Maupassant ou Maugham. Génie veut encore et toujours dire pour moi, dans ma méticulosité et ma fierté des phrases, si typiquement russes, un don unique et éblouissant. Le génie de James Joyce, pas le talent de Henry James. »
On peut ne pas être d'accord avec son évaluation de Henry James, mais je pense que la distinction est puissante et claire. Il utilise le mot génie d'une façon très semblable à la mienne au cours de ces lectures, dans le sens de véritable artiste. En fait, quand j'ai lu l'interview pour la première fois, j'ai presque pensé qu'il avait été là quand j'ai donné ces lectures, et peut-être l'avait-il été. Mais il y a une autre chose sur laquelle je voudrais attirer votre attention, pendant que nous y sommes. C'est la première question du journaliste ; elle est assez extraordinaire. Je ne sais pas où il l'a trouvée ; c'est « Qu'est-ce qui nous différencie des animaux ? », et que pensez-vous que Nabokov répond ? Je vais aussi citer sa réponse, car elle a un rapport important avec le sujet qui nous intéresse. Il dit :
« Être conscient d'être conscient d'être. En d'autres termes, si non seulement je sais que je suis, mais si de plus je sais que je le sais, alors j'appartiens à l'espèce humaine. Tout le reste suit, la pensée merveilleuse, la poésie, la vision de l'univers. Dans ce cas le fossé qui sépare le singe de l'homme est incalculablement plus grand que le fossé entre l'amibe et le singe. La différence entre la mémoire d'un singe et la mémoire de l'homme est la différence entre une esperluéte et la bibliothèque du British Museum. »
Je pense que vous admettrez que ceci est tout à fait la même sorte de choses dont nous parlions au cours de ces lectures et des autres lectures que j'ai données sur des sujets similaires. Mais il nous faut maintenant retourner à notre définition de l'art, que nous avons un peu perdu de vue.
La communication qui transforme la vie.
Nous avons vu que l'art est l'organisation d'impressions sensorielles qui exprime la sensibilité de l'artiste, qu'elle soit grande ou non. Et maintenant, l'autre moitié de la définition : ...et communique au public un sens des valeurs qui peut transformer leurs vies. On pourrait dire beaucoup de choses sur l'art en tant que communication, mais il vaut mieux attendre pour cela ; ce n'est pas en rapport direct avec notre sujet. Je voudrais m'occuper de la dernière partie de la définition : un sens des valeurs qui peut transformer notre vie. Qu'est-ce que cela veut dire ? Nous avons vu que l'artiste se rend compte des choses mieux que d'autres gens. Et à partir de ce niveau de conscience, de cette vision plus claire, de cette expérience plus complète, plus forte, il s'exprime dans l'œuvre d'art, et non seulement s'exprime mais communique. Le mot « communique » veut dire que quand nous apprécions une œuvre d'art, nous éprouvons au même moment, même si c'est à un degré moindre, l'état de conscience dans lequel l'artiste a créé l'œuvre. Et c'est cela que nous appelons communication. L'artiste éprouve, il exprime dans l'œuvre d'art. Nous apprécions l'œuvre, et nous aussi éprouvons ce qu'il a éprouvé en produisant l'œuvre. Au moins temporairement, nous sommes élevé à son niveau. Temporairement nous devenons pour ainsi dire artiste, homme nouveau ; nous partageons son sens des valeurs, sa vision des choses, son expérience, et cela transforme notre vie. La transformation est évolution. Ce n'est pas un changement de place mais un changement de niveau. Nous voyons donc que l'artiste est non seulement lui-même plus évolué, mais à travers les œuvres d'art dans lesquelles il s'exprime, par lesquelles il communique aux autres sa propre expérience, il contribue à l'évolution des autres, de la race humaine.
On peut dire que l'appréciation des grandes œuvres d'art élargit notre propre conscience. Quand nous écoutons une grande composition, ou regardons une grande peinture, ou lisons un grand poème, nous les vivons réellement, nous les laissons réellement nous pénétrer, nous allons au-delà de notre conscience normale ou ordinaire, nous devenons plus grand, plus large, notre vie entière est modifiée, notre vie entière est transformée. Si nous persistons dans cette sorte d'effort, cela affecte graduellement tout notre être, et finalement, comme je l'ai dit, notre vie elle-même peut être transformée
La religion de l'art.
Or, en particulier en Occident, cette sorte de recours à l'art, aux chef-d'œuvres de l'art, est fréquente, qu'il s'agisse de peinture, de musique ou de littérature. C'est parce qu'en Occident, la religion traditionnelle, la religion conventionnelle, c'est-à-dire le christianisme, a perdu son influence. Comme quelqu'un l'a justement dit, nous vivons déjà dans l'ère post-chrétienne. Les monuments de la chrétienté, parmi lesquels il y en a de très grands et merveilleux, sont encore autour de nous, mais ils sont morts et vides, ce sont des coquilles. La religion traditionnelle n'est plus, pour la grande majorité des gens, pour les non-fervents, un moyen d'atteindre la grâce. Nous n'en retirons plus rien. Cela ne veut plus rien dire. Cela ne nous soulève pas, ne nous émeut pas, ne nous transforme pas, ne nous transfigure plus du tout. Peut-être était-ce le cas il y a longtemps, il y a cent ans, au siècle dernier, mais ce n'est plus le cas aujourd'hui. C'est fini, terminé, souvent totalement sans signification. Les gens ne sont même plus contre. Que s'est-il donc passé ? Pour beaucoup de gens, la place de la religion a été prise par l'art. La place de la religion, la fonction de la religion a été reprise par l'art, par les arts.
Je pense que ceci est la raison de l'immense popularité de tous les arts aujourd'hui. Parfois nous rouspétons et nous nous plaignons du déclin de la culture et des choses de ce genre, mais en fait nous devons reconnaître qu'il y a eu un grand progrès. Auparavant, la possibilité d'apprécier les œuvres d'art était un privilège de peu de gens. Il y a 500 ans, si vous viviez dans ce pays, vous auriez probablement habité un taudis misérable fait de clayonnage enduit de torchis, et vous n'auriez pas vu des images ou des peintures, sauf une ou deux à l'église. Vous n'auriez pas entendu beaucoup de musique. Vous n'auriez certainement pas lu beaucoup, peut-être rien. Ces choses, le plaisir de la culture, des œuvres d'art, étaient le privilège de l'élite, des riches, des nobles, des puissants de ce monde. Mais aujourd'hui, nous trouvons que l'héritage artistique de toutes les époques est à la portée de pratiquement tout le monde. Quand vous pensez au passé, quand vous pensez aux grands musiciens classiques du XVIIIème siècle, combien de gens avaient entendu leur musique à leur époque ? Du temps de Mozart, combien de gens avaient-ils entendu ses symphonies, et ses autres œuvres ? Peut-être quelques dizaines de milliers, tout au plus. Parfois seulement une centaine de personnes pouvaient les entendre. Mais aujourd'hui, avec la radio, les mêmes œuvres sont appréciées encore et encore par des dizaines et même des centaines de millions de gens, dans le monde entier. Une grande expansion de la culture a lieu en ce moment, qu'il ne nous faut pas négliger. Les grandes œuvres d'art sont de plus en plus accessibles à un nombre de plus en plus grand de personnes ; il en résulte qu'elles exercent lentement et sûrement une influence, raffinant et élevant graduellement le niveau de conscience d'une partie très considérable et influente de la population au moins, pour ne pas dire de toute la population. De cette manière, elles contribuent au processus de l'évolution supérieure tout entier, elles contribuent, à travers ces canaux culturels et artistiques, à l'éclosion de l'homme nouveau.
Quand l'artiste crée, il objectifie.
Je voudrais dire encore quelques mots sur la psychologie de l'art, ou de la création artistique. Comment et pourquoi, pouvons-nous demander, la production d'œuvres d'art devrait être pour l'artiste un moyen, le moyen d'une évolution supérieure ? Que se passe-t-il quand l'artiste est en train de créer ? On pourrait dire beaucoup de choses sur ce sujet. Nous savons que Koestler a écrit un livre très épais sur le sujet, L'acte de la création. Mais ce soir nous devons abréger, nous n'avons pas assez de temps. Alors en bref, quand l'artiste crée, il objectifie. Et quand il objectifie, il peut assimiler, et ce n'est pas très différent de ce qui se passe dans le processus de l'exercice traditionnel de la visualisation bouddhique.
Quand par exemple, en méditation, nous visualisons le Bouddha, que se passe-t-il ? D'abord, nous fermons les yeux et nous voyons, pas seulement imaginons, une grande étendue de vert, au-dessus d'elle, une grande étendue de ciel bleu, et entre les deux l'arbre de la Bodhi. Au pied de l'arbre de la Bodhi, nous voyons la figure du Bouddha dans sa robe orange, puis nous voyons son visage très doux, son teint doré, le sourire plein de compassion. Nous voyons les cheveux noirs et bouclés, l'aura, les cinq couleurs de l'aura. Nous voyons toutes ces choses, et nous les voyons aussi clairement et d'une façon aussi éclatante que si le Bouddha lui-même était assis devant nous. Non seulement nous visualisons comme cela, mais nous reconnaissons aussi les grandes qualités spirituelles du Bouddha, nous voyons sur le visage du Bouddha l'expression de la sagesse, de la compassion, de la paix, de la tranquillité, de l'assurance, de la force, de l'intrépidité, etc. Et, graduellement, nous sommes attiré par ces qualités, nous nous sentons attiré par cette image visualisée, nous sentons comme si cette image s'approchait de nous. Nous sentons que sommes en train d'absorber en nous les qualités du Bouddha, l'amour, la sagesse, la compassion, etc. Et si nous persévérons dans cet exercice, si nous continuons non seulement pendant quelques jours, mais pendant des mois et peut-être même des années, il arrive un moment où nous avons complètement assimilé toutes ces qualités du Bouddha, et où nous devenons un avec le Bouddha pendant cette expérience méditative. Quand ceci arrive, nous pouvons dire qu'un être non-éveillé se transforme en être éveillé, et que nous réalisons notre propre nature de Bouddha.
Mais au cœur de cette pratique, au cœur de ce processus, de cet exercice, que s'est-il passé ? Ce qui était potentiel en nous, c'est-à-dire la bouddhéité, qui était là tout le temps, non connue et non reconnue, dans les profondeurs de notre être, de notre nature, est devenue réelle, est devenu réalisée par nous, d'abord en étant objectifiée, en étant vue au-dehors de nous, même si c'était au-dedans, et après avoir été vue au-dehors, en étant assimilée de plus en plus, jusqu'à ce que nous soyons devenus un avec elle.
La même chose arrive dans le cas de la création artistique. Nous avons parlé de l'artiste comme de quelqu'un qui a une certaine expérience, un niveau plus élevé d'existence et de prise de conscience, et qui crée à partir de cette expérience. Mais ce n'est pas aussi simple et direct. Ce n'est pas que l'artiste vive d'abord son expérience pleinement et parfaitement, et qu'ensuite il crée. S'il la vivait comme cela, pleinement et parfaitement, ce serait un mystique, qui est quelque chose de plus élevé ou au moins potentiellement plus élevé. Non, ce que l'artiste ressent est d'abord un vague sentiment, une perception indéterminée de quelque chose, et c'est cela son point de départ. Il clarifie cela, il l'intensifie dans le processus même de la création de l'œuvre d'art. Et nous pouvons donc dire que l'expérience originale de l'artiste, l'expérience créative, est comme une sorte de graine dans laquelle bat la vie, mais dont la nature n'est pleinement révélée que quand la fleur, c'est-à-dire l'œuvre d'art elle-même, est complète et achevée.
‘The Higher Evolution’ © Sangharakshita, 1969, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris, 2002.