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L'individu et le monde contemporain

Le « véritable individu » - ainsi que Sangharakshita appelle la personne indépendante et autonome - doit s'affranchir du « groupe », car il ne peut y grandir spirituellement. Plaçant l'individu au premier plan de son enseignement, le Bouddha montre la voie de cet affranchissement. Dans le monde moderne, le « véritable individu » est menacé : le développement spirituel de la personne est très difficile. La  Communauté bouddhiste Triratna est un cadre particulier favorisant l'épanouissement personnel.

Un nouveau mouvement spirituel.

Les Trois joyaux - Tritrana en sanskrit.

Cette conférence concerne la Communauté bouddhiste Triratna, un nouveau mouvement spirituel affilié à la grande tradition connue sous le nom de bouddhisme. C'est intentionnellement que j'utilise le mot « mouvement spirituel » pour désigner la Communauté Triratna, plutôt que des termes comme « organisation », « société », « association » ou, tout spécialement, « groupe ». Ces termes, je les évite parce que je ne vais pas parler simplement d'une autre organisation, d'une autre société ou d'un autre groupe, mais bien d'un phénomène que je ne peux décrire que comme un « courant » d'énergie positive, émotionnelle et spirituelle. Dans ce contexte, le mot « courant » semble particulièrement approprié. Ce mot est en effet souvent associé avec l'électricité ; si vous touchez un courant électrique, vous recevez un choc. Si vous touchez le bouddhisme, vous recevrez aussi un choc, et si vous touchez la  Communauté Triratna, vous recevrez très certainement un choc. La Communauté  Triratna est donc un courant d'énergie spirituelle qui touche des niveaux d'existence et de conscience toujours plus élevés. C'est un courant qui, avec notre coopération, peut s'emparer de nous et nous donner ce choc, voire transformer radicalement notre vie, non seulement individuellement mais aussi collectivement.

La Communauté bouddhiste Triratna est un nouveau mouvement spirituel dans le sens où, tout d'abord, elle est relativement récente ; elle n'a été fondée qu'en 1967 (sous le nom « Amis de l'Ordre Bouddhiste Occidental », ou AOBO / FWBO).

En quoi ce nouveau mouvement bouddhiste est-il occidental ? La  Communauté bouddhiste Triratna a été fondée au Royaume-Uni, à quelques centaines de mètres de Trafalgar Square, au cœur même de Londres. Tout a commencé dans un tout petit sous-sol d'à peine quatre mètres sur cinq, sous un magasin de Monmouth Street. Nous étions sept ou huit à nous y réunir, une fois par semaine, le jeudi soir. Nous y méditions pendant une heure puis rentrions chez nous. Voilà comment la Communauté Triratna a commencé. Voilà la petite graine d'où tout a germé.

La Communauté bouddhiste Triratna a commencé en Occident, au sein d'une société bien particulière, on pourrait même dire au sein d'une civilisation bien particulière. Cette civilisation ne ressemble absolument pas à celle de l'Inde où j'ai vécu pendant vingt ans. Cette civilisation, en fait, diffère de toutes les civilisations qui l'ont précédée dans l'histoire. En particulier, elle est différente car elle est à la fois sécularisée et industrialisée. Bien sûr, même si cette civilisation « occidentale » est née en Occident, elle n'y est certainement pas restée confinée. Au cours des quelque 150 dernières années, elle s'est étendue à la plus grande partie du globe. Bien que des signes de résistance à ce processus apparaissent, sporadiquement, dans l'un ou l'autre des États islamiques, le monde d'aujourd'hui est un monde occidental, un monde qui est soit occidentalisé soit en voie d'occidentalisation, c'est-à-dire en voie de sécularisation et d'industrialisation. Par conséquent, quand je dis que la Communauté bouddhiste Triratna est occidentale, je ne veux pas dire simplement que ce mouvement se trouve géographiquement en Occident, ou qu'il est né géographiquement parlant en Occident ; je veux dire qu'il est né dans les conditions d'une civilisation occidentale industrialisée et sécularisée. Et c'est à ces conditions que la Communauté Triratna essaie de faire face. Elle essaie de rendre praticable le mode de vie bouddhiste, la vie spirituelle ou - pour éviter ce genre de terminologie - la vie vraiment humaine, dans ces conditions là.

La Communauté Tbouddhiste riratna est par conséquent occidentale dans le sens où elle est concernée par le monde d'aujourd'hui, et non par le monde d'hier, aussi magnifique que ce monde ait été à certains égards. Elle n'est pas non plus concernée en premier lieu par le monde des cultures religieuses traditionnelles. Ce monde est vraiment un monde magnifique ; j'en ai eu un aperçu récemment en Inde et parmi mes amis bouddhistes chinois en Malaisie. Mais ce monde est, semble-t-il, révolu pour toujours. La  Communauté Triratna ne s'attache pas aux réminiscences de cette magnifique, romantique et traditionnelle culture religieuse du passé ; elle regarde en avant. Et en cela aussi elle est jeune et nouvelle.

La survie de l'individu.

Le monde contemporain a certains problèmes particuliers, problèmes qui dans le passé n'existaient pas tout à fait sous la forme sous laquelle ils existent aujourd'hui. Ces problèmes ne sont pas entièrement nouveaux, mais de nos jours ils sont plus aigus et ils nous confrontent de façon plus urgente, de sorte que leur résolution est devenue plus urgente. Il se peut qu'en fonction de vos intérêts particuliers, vous pensiez immédiatement à des problèmes économiques ou écologiques. Mais le problème le plus important, du moins sur le plan humain ou spirituel, est le problème de l'individu : la survie de l'individu, c'est-à-dire la survie de la personne autonome et indépendante.

De nos jours, il est très difficile à l'individu de survivre. Il est très difficile à l'individu de croître et de se développer. Et ce qui menace la survie de l'individu c'est clairement, en un mot, le groupe. Nous pourrions donc dire que la Communauté bouddhiste Triratna est occidentale dans le sens où c'est un mouvement spirituel d'origine bouddhique qui se préoccupe de protéger l'individu du groupe.

Que l'individu en tant que tel puisse avoir besoin d'être protégé peut sembler une idée tout à fait nouvelle à certains. L'idée que les enfants devraient être protégés nous est familière ; même l'idée  que les animaux devraient être protégés nous est familière. Mais l' individu ? Nous oublions parfois que, de nos jours, l'individu aussi a besoin d'être protégé. L'individu est menacé par le groupe, il est même menacé  d'extinction.

Vous en êtes sans doute venus à comprendre que j'utilise les termes « groupe » et « individu » dans un sens bien particulier. Pour préciser ce sens je vais devoir faire un petit retour en arrière dans l'histoire, et même dans la préhistoire, et essayer de formuler quelques définitions.

Le groupe a bien sûr existé avant l'individu, avant le « véritable individu ». Les anthropologues nous disent que l'homme a toujours vécu en groupe ; le groupe était indispensable à sa survie. Cela est vrai non  seulement de l'homme mais aussi de tous ses ancêtres pré-humains. Ils vivaient tous en groupes de tailles différentes allant d'une douzaine à deux ou trois douzaines de membres d'âges différents et, bien sûr, des deux sexes. De cette façon, ils  formaient une sorte de famille étendue. Ce modèle fut suivi par l'homme, mais avec la différence que dans le cas de l'homme, le groupe devint graduellement plus grand. Les familles étendues s'unifièrent pour  former des tribus, des groupes de tribus s'unifièrent pour former des nations, des nations fondèrent des États et des États s'unifièrent même pour former des empires. Ce processus couvrit une période de plusieurs centaines de milliers d'années pour s'accélérer graduellement vers la fin, quand nous arrivons au temps où l'histoire peut être enregistrée et datée, à partir d'environ 8.000 ans avant notre ère.

Que le groupe soit grand ou petit ne change en principe rien à sa  nature. Nous pouvons par conséquent définir le groupe comme une collectivité organisée en vue de sa survie, dans laquelle les intérêts de l' individu sont  subordonnés à ceux de la collectivité. Le groupe, ou la collectivité, est aussi une structure de pouvoir dans laquelle le recours ultime est la force. Le groupe n'a pas seulement rendu la survie  possible pour ses membres ; dans le cas des humains il a rendu possible des niveaux toujours supérieurs de prospérité matérielle et de culture. Il a permis l'émergence des arts populaires et des religions ethniques ; il a permis  l'émergence de la civilisation. Mais il y avait un prix à payer pour le proto-individu et ce prix était la conformité avec le groupe. L'individu était regardé comme étant essentiellement un membre du groupe. Séparé du groupe ou en dehors  du groupe, l'individu n'avait pas d'existence propre.

Laissez-moi vous donner une illustration de ceci à partir de ma propre expérience. Ayant vécu en Inde pendant vingt ans, je m'y suis fait beaucoup d'amis hindous. Le fait que je n'avais pas de caste rendait certains d'entre eux, très orthodoxes et plutôt conservateurs, assez perplexes. Parfois ils me demandaient : « Quelle est votre caste ? », parce que, de  leur point de vue, je devais appartenir à une caste. Quand je leur disais que je n'avais pas de caste en premier lieu parce que j'étais né en Angleterre où nous n'avons pas de castes, et en deuxième lieu parce que j'étais bouddhiste et que le bouddhisme ne reconnaît pas le système des castes héréditaires, ils me répondaient : « Mais vous devez avoir une caste ! Chaque être humain doit avoir une caste ». Ils ne pouvaient concevoir que quelqu'un n'appartienne pas à l'une des quelque deux mille castes de l'hindouisme.  Ils ne pouvaient concevoir que quelqu'un n'appartienne pas à un groupe ou à un autre. D'une manière un peu semblable, en Occident, nous ne pouvons pas imaginer que quelqu'un n'ait pas de nationalité particulière. Mais le système des castes est bien plus dur, voire plus strict, que cela.

Pour la personne qui est essentiellement membre d'un groupe, l'idée d'un individu - qui n'appartienne pas au groupe, dont la personnalité ne soit pas totalement submergée par le groupe - est plutôt  difficile à concevoir. Parce qu'une telle personne est essentiellement membre du groupe, elle  ne pense pas par elle-même, elle pense et même ressent exactement comme  le fait le groupe, elle agit comme les autres membres du groupe agissent. Il ne lui vient même pas à l'idée qu'elle puisse agir autrement. Il ne vient pas à l'idée d'un hindou orthodoxe qu'il n'est pas nécessaire d'avoir une caste. Que nous parlions des temps préhistoriques ou contemporains, le membre du groupe en tant que tel est parfaitement satisfait de cet état de choses, car le membre du groupe n'est pas un individu - en tout cas pas dans le sens d'un véritable individu. Il ou elle peut avoir un corps distinct, mais il n'y a pas d'esprit vraiment indépendant, pas de conscience indépendante. Le membre du groupe partage pour ainsi dire la conscience du groupe. Nous pouvons appeler ce genre d' individu un « individu statistique ». Il peut être compté, il peut être   recensé, mais il n'existe pas réellement en tant qu'individu dans le vrai sens du terme. Il est simplement un membre du groupe.

La conscience réflexive, l'âge axial et la personne autonome.

Cependant, un événement remarquable se produisit  à un moment de l'histoire humaine. Un nouveau type de conscience commença à se développer, type de conscience que nous appelons habituellement « conscience réflexive », ou conscience de soi, ou attention au soi. La conscience réflexive peut être mise en contraste avec la « conscience simple ». Avec la conscience simple, on prend conscience d'objets de la vue, on prend conscience de sons, on prend conscience d'arbres, de maisons, de gens, de livres, de fleurs, etc., mais on ne prend pas conscience d'avoir pris conscience. En revanche, dans le cas  de la conscience réflexive, la conscience se prend elle-même pour objet, avec comme résultat que l'on prend conscience d'avoir pris conscience.

Quand on prend conscience d'avoir pris conscience, on est conscient de soi-même en tant qu'individu, conscient de soi-même comme séparé du groupe. On est conscient de sa propre capacité à penser, à ressentir et à agir différemment du groupe, ou même contre le groupe. Un individu de  cette sorte est un véritable individu, une personne autonome et indépendante. Une telle personne n'a pas seulement pris conscience d'elle-même, elle est aussi émotionnellement positive, pleine de bienveillance à l'égard de tous les êtres vivants. Elle est aussi spontanée et  créatrice parce que ses pensées, ses sentiments, ses actes ne sont pas déterminés par des structures mentales, émotionnelles et psychologiques préexistantes - que ce soient les siennes ou celles d'autrui. Le véritable individu est aussi responsable, conscient de ses propres besoins, conscient des besoins d'autrui, à la fois prêt et désireux d'agir en conséquence.

De « véritables individus » commencèrent à apparaître sur la scène de l'histoire en nombre relativement élevé au cours de ce que nous appelons  - pour employer l'expression de Karl Jaspers - l'âge axial. Cet âge axial, sorte de tournant crucial dans l'histoire de l'espèce humaine, correspond  à une période de quelque trois cents ans s'étendant très approximativement d'environ 800 jusqu'à environ 500 ans avant notre ère.  Les vrais individus qui commencèrent à émerger pendant cette période apparurent en Palestine, en Grèce, en Perse, en Inde et en Chine, en fait dans la plupart des grands centres de civilisation. Certains d'entre eux furent de grands penseurs, d'autres furent des prophètes et des mystiques ; d'autres encore furent des poètes, des sculpteurs ou des fondateurs de religions. En Palestine nous avons des figures telles que celles des prophètes Isaïe, Jérémie et  Amos, ainsi que l'auteur inconnu du livre de Job. En Grèce nous avons Pythagore,  le grand philosophe Platon ; nous avons les auteurs dramatiques de l' Attique, le grand poète Pindare, le sculpteur Phidias, et ainsi de suite. En Perse nous avons le prophète Zoroastre. En Inde nous avons les sages de la période des Upanishads, comme Yagnavalkya ; nous avons Mahavira, fondateur du jaïnisme ; et nous avons le Bouddha. En Chine, nous avons Confucius et Lao-Tseu, les deux individus les plus importants à apparaître dans toute l'histoire de la culture chinoise. Bien sûr certains de ces individus dépassèrent largement le stade de la « conscience de soi » simple. Certains d'entre eux au moins développèrent ce que j'ai appelé « conscience Transcendantale », et même « conscience Absolue ».

Ainsi, l'âge axial fut une période d'épanouissement du véritable individu. En effet, à partir de cette époque, nous pouvons observer deux facteurs à l'œuvre dans l'histoire culturelle, religieuse et spirituelle humaine. D'une part il y a l' individu, et d'autre part il y a le groupe.

La tension créatrice entre le groupe et la personne autonome.

Entre la personne autonome et indépendante et le groupe il y a toujours eu une certaine tension créatrice, le groupe tirant d'un côté, dans la direction de la conformité, et la personne autonome tirant de l'autre, dans la direction de la non-conformité, de la liberté, de l'originalité, de la spontanéité. Dans  cette relation dialectique le groupe fournit à la personne autonome sa matière première.  Nous trouvons ceci par exemple dans la tragédie grecque. Ici, certains mythes et légendes, eux-mêmes produits de l'inconscient collectif, fournirent aux dramaturges des thèmes qu'ils adaptèrent de manière à exprimer leur propre vision du monde, hautement individualisée. De cette manière, la personne autonome influença le groupe, ré-agit sur le groupe, élevant au moins  temporairement les « individus statistiques » qui appartenaient encore au groupe à un niveau supérieur, les rapprochant de la « véritable individualité ».

Ce rapport continua pendant à peu près deux mille ans. Globalement il était vigoureux et sain. Parfois il s'effondra, comme lorsque l'Église catholique médiévale commença à persécuter ces « hérétiques » qui osaient penser différemment de l'Église (À cette époque, bien sûr, l'Église n'était plus une communauté spirituelle comme elle l'avait jadis été jusqu'à un certain point, mais simplement un groupe religieux, une sorte de structure de pouvoir ecclésiastique). Globalement, cependant, la relation entre les véritables individus et les groupes continua de manière relativement saine pendant quelque deux mille ans. Généralement, le groupe a minima toléra l'individu - à condition que ce dernier n'empiétât pas sur le groupe d'une manière trop inconfortable. Au cours des deux cents dernières années cependant, un changement d'une telle ampleur a pris place qu'un sérieux déséquilibre entre la personne et le groupe prédomine maintenant. Il y a plusieurs raisons pour ceci, mais je vais seulement mentionner quelques-unes des plus importantes.

Pour commencer la population de presque tous les pays du monde a considérablement augmenté au cours des dernières années. Pendant les vingt ans que j'ai passé en Inde, par exemple, la population de ce pays a  doublé ! Parce qu'il y a beaucoup plus de gens dans le monde, presque partout, il est devenu beaucoup plus difficile d'échapper à nos semblables, beaucoup plus difficile d'échapper au groupe. C'est particulièrement le cas dans les pays petits et densément peuplés comme les Pays-Bas et le Royaume-Uni ainsi que dans certaines parties de pays plus étendus.

Deuxièmement il y a l'augmentation du pouvoir de l'État-tout-puissant. L'État-tout-puissant d'aujourd'hui, on peut dire, est le groupe par excellence, et il contrôle tant d'aspects de nos vies.  Dans la plupart des pays ce contrôle augmente plutôt qu'il ne décroît. Ces grands États se partagent à présent la totalité du monde. Il n'y a pas une seule portion  de la surface terrestre qui ne soit pas contrôlée par l'un ou l'autre d'entre eux, et ils ont même commencé à revendiquer des droits sur la mer. Jadis il y avait encore entre eux de jolis espaces vides de terra incognita où l'on pouvait aller si l'on voulait échapper à l'État. Mais  ces espaces n'existent plus ; il n'y a plus d'espace, où que ce soit dans le monde, où aucun État n'exerce son autorité. Tout individu doit appartenir à un État, que cela lui plaise ou non. De temps en temps on entend parler de quelques pauvres gens qui ont été déclarés apatrides. Leur situation est considérée comme une terrible calamité parce que de nos jours on doit absolument appartenir à un État. Vous devez avoir un passeport, car sans celui-ci vous ne pouvez pas voyager d'un État à un autre. Cette évolution est relativement récente ;  les passeports se sont seulement généralisés après la première guerre mondiale. Avant, ce n'était pas tellement nécessaire d'en avoir un. Maintenant, ils sont vraiment indispensables.

Troisièmement, il y a le développement de la technologie moderne. Ceci est de maintes façons un développement utile, mais il a ses inconvénients. Il signifie entre autres que l'État peut maintenant suivre les traces de ses citoyens de manière beaucoup plus efficace. Un système informatique peut être installé pour révéler à son opérateur la date de naissance d'une personne, quand elle a payé ses impôts pour la dernière fois, combien de  contraventions elle a jamais attrapé, où elle a passé ses vacances l'année précédente, si elle a jamais eu la rougeole, etc. Avec cette information  au bout des doigts, l'État trouve plus facile d'exercer son contrôle sur l'individu.

Quatrièmement, il y a notre niveau de vie plus élevé. Cela aussi est, jusqu'à un certain point, une bénédiction mais cela nous rend vraiment dépendants du groupe. Nous dépendons du groupe pour toutes les bonnes choses de la vie comme les voitures et les télévisions, sans parler du pétrole et de l'électricité, puisqu'il est très douteux que nous puissions les produire nous-mêmes. Généralement, nous sommes tellement impuissants, tellement dépendants, que nous ne pouvons même pas faire pousser notre propre nourriture ou faire nos propres vêtements.

Le principe général semble donc fonctionner ainsi : plus notre niveau de vie est élevé, plus l'État auquel nous appartenons doit être grand et complexe, et donc plus il exerce de contrôle sur nos vies, et moins il nous reste de liberté. Il y a là quelque chose d'un peu paradoxal. Si nous avons une voiture, par exemple, nous avons plus de liberté quant à notre mobilité personnelle. Mais cette liberté nous est enlevée à d'autres égards du fait que, pour posséder et conduire une voiture, nous devons faire partie d'une société qui est orientée vers la production de voitures - ce qui n'est pas nécessairement la meilleure sorte de société.

Pour ces raisons nous pouvons maintenant voir qu'il y a un déséquilibre entre la personne et le groupe.

Donc, j'ai dit que l'État-tout-puissant est le groupe par excellence. Mais à l'intérieur de l'État-tout-puissant, il y a beaucoup de groupes plus petits. L'État est en fait une sorte de système de groupes imbriqués les uns dans les autres, certains d'entre-eux étant vraiment très puissants quand dressés contre l'individu. Il y a les partis politiques, les syndicats, les chambres de commerce, les Églises, les banques, les écoles. Sous certains aspects, certains de ces groupes empiètent davantage et plus directement sur nous que l'État-tout-puissant lui-même. Il en résulte un individu virtuellement impuissant face à un État virtuellement tout-puissant. Le groupe a pratiquement englouti l'individu qui très souvent se sent tout à fait incapable d'influencer le groupe, même sur les sujets qui touchent  au plus près sa propre vie.

Voilà la situation dans notre monde contemporain, tout particulièrement dans les démocraties occidentales, dans les états communistes et dans diverses dictatures militaires. C'est un état de choses qui se répand de plus en plus. Et  il en résulte que le véritable individu en est mécontent. L'individu  « statistique », très souvent, n'est pas mécontent ; très souvent il est heureux de ce que le groupe lui offre, que ce soit du pain et des jeux, comme dans la Rome Antique, ou des voitures et des télévisions comme c'est le cas aujourd'hui. Sa seule réclamation est qu'il en voudrait davantage, et plus souvent. Mais le véritable individu est frustré. Dans des cas extrêmes sa frustration peut même parfois s'exprimer par la violence. Nous savons que la violence augmente dans nos villes - et je ne dis certainement pas que le  type de frustration que j'ai mentionné est la seule cause de cette violence - mais cela en est certainement un facteur. Que devons-nous faire alors ?

Pour commencer et par-dessus tout, nous devons restaurer l'équilibre entre la personne et le groupe. Cela veut dire que nous avons besoin d'une philosophie, d'une manière d'envisager les choses qui  puisse nous fournir la perspective qui nous permettra de voir comment restaurer cet équilibre. Nous avons besoin d'une philosophie qui reconnaisse la valeur  de l'individu, une philosophie qui montre à l'individu comment grandir, comment être un véritable individu. Et c'est ici qu'entre en scène ce que nous appelons aujourd'hui le « bouddhisme » mais qui, dans son propre habitat, se désigne lui-même sous le nom de Dharma.

Le bouddhisme, le Bouddha et l'individu.

Le bouddhisme place l'individu, la personne autonome et indépendante, au tout premier plan de son enseignement. L'enseignement du Bouddha s'occupe uniquement de l'individu, à la fois pris isolément et dans le cadre de libres associations avec d'autres individus. Il montre à l'individu comment grandir, il lui montre, au moyen de méthodes concrètes, comment développer la prise de conscience, comment développer la positivité émotionnelle, comment vivre spontanément et de manière créative, comment prendre ses responsabilités  envers soi-même et envers autrui, comment, en d'autres mots, devenir de plus en plus un véritable individu.

Gautama, le Bouddha, le premier maître, fut et est un exemple de véritable individu. Il fut un individu de l'espèce la plus élevée : un individu Éveillé. Il fut un individu ayant développé non seulement la conscience réflexive mais aussi la conscience « Transcendantale » et la conscience « Absolue ».

Il suffit de jeter un coup d'œil sur la vie du Bouddha, nous pour  voir comment son individualité se manifesta dès ses débuts. Très tôt dans la vie il se sépara du groupe ; ce fut le premier pas d'une certaine importance qu'il effectua. Il quitta ses parents, il quitta sa femme et son enfant, il quitta sa ville, il quitta sa tribu, et abandonna sa position dans la société pour errer solitaire de lieu en lieu. Occasionnellement, il se joignit à différentes sectes et à différents groupes religieux, mais finalement il s'en sépara aussi. Eux aussi étaient des entraves, eux aussi étaient des  groupes. Il se retrouva complètement seul, seul comme peut-être personne avant lui n'avait jamais été. Étant seul, il lui était possible d'être lui-même ; étant lui-même, il lui était possible d'être un individu ; étant un individu - regardant les choses comme un individu, percevant les choses comme un individu - il lui était possible de voir la Vérité par lui-même, d'en faire  l'expérience par lui-même. Étant capable de voir la Vérité, il put devenir ce que nous appelons un Bouddha, un individu Éveillé. Étant devenu un individu Éveillé, il put aider les autres à le devenir. A partir de ce moment, pourrions-nous dire, le pouvoir du groupe, le pouvoir de Mara - le pouvoir de l'attraction gravitationnelle de toute existence conditionnée - se trouva diminué.

À l'époque du Bouddha le pouvoir du groupe était peut-être moins grand qu'il ne l'est aujourd'hui, mais l'enseignement et l'exemple du Bouddha n'en étaient pas moins nécessaires. Ils sont nécessaires, pourrions-nous dire, chaque fois que et partout où la survie de l'individu est en danger, chaque fois qu'il y a un déséquilibre entre l' individu et le groupe, et particulièrement lorsque ce déséquilibre est aussi extrême  qu'il l'est dans le monde contemporain. Il n'y a pas de solution économique ou politique à un tel problème. Il n'y a qu'une solution spirituelle, une solution qui tienne compte de l'individu. Si cette solution est appliquée, elle aura bien sûr des implications et des conséquences économiques et politiques, mais cela doit être une solution qui respecte et accentue la  valeur de l' individu.

Ceci est une façon radicale de percevoir les choses. Après tout, combien de gens respectent l' individu ? Vous pouvez rencontrer tant de gens qui ne vous respectent pas en tant qu' individu, qui ne vous voient  même pas comme un individu. Allez dans un magasin ou dans une administration et essayez d'avoir affaire avec les gens qui s'y trouvent. Ils ne vous voient pas en tant qu'individu ; ils vous voient juste comme une espèce  de zombi public qui vient juste d'échouer là. Mais la solution dont nous avons besoin est une solution qui voie l' individu, qui respecte l' individu, qui permette même à l' individu de faire ses propres erreurs, qui ne tienne pas tout le temps l'individu par la main.

Cette attitude est très bien illustrée par un événement de la vie du Bouddha. Un brahmane vint un jour voir le Bouddha et lui demanda s'il enseignait à tous ses disciples le chemin qui mène au Nirvana sur une base d'égalité. Quand le Bouddha répondit affirmativement, le brahmane demanda « Mais atteignent-ils tous également l'Éveil ? »

Quand le Bouddha répondit que certains l'atteignaient, d'autres pas, le brahmane fut à nouveau bien perplexe et demanda « Mais pourquoi donc ? S'ils reçoivent tous le même ensei-gnement, pourquoi ne réalisent-ils pas tous le Nirvana ? »

Le Bouddha lui donna alors l'exemple suivant : « Par là », dit-il « se trouve la ville de Rajagriha. Bon, vous connaissez la ville de Rajagriha ; vous connaissez le chemin pour aller à la ville de Rajagriha. Imaginez maintenant que deux hommes viennent à vous et vous demandent tous les deux : « S'il vous plaît, indiquez-moi le chemin vers Rajagriha ». Et supposez que vous leur donniez des renseignements détaillés : « Suivez cette route, dépassez ce buisson, tournez à ce coin, traversez ce bosquet de manguiers et puis vous arriverez à la ville ». Supposez que vous donniez aux deux ces indications, que l'un suive vos instructions et arrive, mais que l'autre  ne suive pas vos instructions et n'arrive pas parce qu'il fait une erreur ; serait-ce votre faute ? Seriez-vous à blâmer pour cela ? »

« Non » dit le brahmane. « Si après leur avoir donné les indications correctes, l'un d'entre-eux trouvait le chemin mais l'autre pas, ce ne serait pas ma faute. Je ne serais pas à blâmer. Je ne fais que montrer le chemin. Je donne seulement des indications ». « C'est la même chose dans mon cas, » dit le Bouddha, « je ne fais que montrer le chemin ».

Le Bouddha ne fait que montrer le chemin, mais c'est à l'individu de le suivre, de décider lui-même s'il va ou non suivre ce chemin. On peut dire que cette attitude montre un respect énorme envers l' individu. Elle montre une grande confiance dans le potentiel de l' individu. Elle montre une appréciation du fait que l' individu ne peut être forcé. Il doit vouloir changer ; il doit vouloir se développer. Tout ce qu'on peut faire c'est de lui montrer comment, lui donner des exemples, l'encourager et, si l'on peut, l'inspirer. Mais on ne peut rien faire de plus. Vous ne pouvez pas le contraindre, vous ne pouvez pas le soudoyer ou le menacer ; vous pouvez seulement lui indiquer le chemin. C'est-à-dire que si vous êtes vous-même un individu, et que vous essayez de le traiter comme un individu, alors vous pouvez seulement lui montrer le chemin et le laisser décider de le suivre ou non.

Cette attitude est la base du fameux esprit de tolérance du bouddhisme. Le bouddhisme est profondément conscient des différences humaines, profondément conscient du fait que nous ne sommes pas tous les  mêmes. Nous avons chacun notre propre tempérament, notre caractère et nos différentes façons de  voir les choses. On doit donc nous permettre de nous développer chacun d'entre-nous à notre manière. C'est pourquoi, au cours des 2.500 ans de son histoire, le bouddhisme n'a jamais persécuté personne pour ses croyances. Il ne peut y avoir d'hérésie dans le bouddhisme. Il y a ce que les bouddhistes appellent des « vues fausses », vues qui nous retiennent et nous empêchent de nous développer, mais ces vues fausses doivent être corrigées - si elles doivent effectivement être corrigées - par la discussion et non par la force. La force n'a absolument aucune place dans le bouddhisme, aucune place dans la vie spirituelle.

Faire appel au bouddhisme ou au christianisme ?

Mais on pourrait ici soulever une objection. Même si on accepte qu'entre l'individu et le groupe il y ait un sérieux déséquilibre qui doit être corrigé par des moyens spirituels, on peut néanmoins demander pourquoi nous devons faire appel au bouddhisme. Pourquoi ne le ferions-nous pas à l'aide du christianisme qui est, après tout, la religion traditionnelle de l'Occident ?

Je pense personnellement qu'il y a trois raisons principales pour  lesquelles le christianisme ne peut pas nous aider à corriger le déséquilibre entre l'individu et le groupe. La première est que le christianisme est du côté du groupe. Le fait que le christianisme n'a pas de respect pour l' individu est amplement démontré par son histoire. Partout et chaque fois  que le christianisme a détenu le pouvoir politique, il a persécuté ceux  qui pensaient différemment, ceux qui essayaient d'être des individus. Pensons seulement aux énormités perpétrées par l'Inquisition, aux horreurs de la Croisade contre les Albigeois ou des Guerres de religions en Europe aux XVIème et XVIIème siècles, à la chasse aux sorcières - c'est-à-dire des vieilles femmes - et à leur supplice sur le bûcher (Et pourquoi les brûlait-on ?  Parce que la Bible dit : « Tu ne permettras pas que vivent les sorcières »). Même de nos jours, dans des pays démocratiques, des groupes de pression chrétiens essayent de faire passer des lois qui obligeraient des non-chrétiens à se conformer à des conceptions chrétiennes de ce qui est bien et mal.

Deuxièmement, la chrétienté croit en Dieu. Elle croit en un être suprême, un créateur tout-puissant et omniscient de la terre et du ciel. Le bouddhisme ne croit pas en Dieu. Il enseigne que la croyance en l'existence de Dieu est une vue qui nous empêche de nous développer en tant que vrais individus. Qu'est-ce que Dieu après tout? Si nous laissons de côté les définitions théologiques ou philosophiques abstraites et essayons seulement de considérer Dieu de manière plus réaliste, plus psychologique et existentielle, alors nous devons conclure que Dieu est simplement le membre le plus puissant du groupe le plus grand que l'on puisse imaginer. Et nous découvrons que Dieu, en fait, impose les valeurs du groupe - ou est représenté comme imposant les valeurs du groupe - telles que l'obéissance, la conformité et le respect  des pouvoirs en place.

Troisièmement, les gens sont encouragés à craindre Dieu. Ils sont  encouragés à se sentir coupables s'ils désobéissent à ses ordres. Ainsi  ils sont rendus psychologiquement et spirituellement infirmes, parfois à  vie. Bien trop souvent ils deviennent incapables de penser par eux-mêmes, incapables de se développer. Les gens ne réalisent généralement pas, avant parfois qu'il ne soit trop tard, quel effet désastreux leur éducation chrétienne, particulièrement leur croyance en Dieu, a eu sur eux. Il se peut  qu'ils le réalisent seulement quand ils essayent de s'en libérer, seulement quand ils essayent de devenir des individus. Pour ces raisons donc, je ne pense pas que le christianisme puisse nous aider à corriger le déséquilibre entre  individu et groupe. Je ne pense pas qu'il puisse nous aider à résoudre le problème de l'individu. Je dirais même que le christianisme a exacerbé le problème.

On pourrait bien sûr dire que le christianisme dont j'ai parlé n'est pas le vrai christianisme. Je dois répondre que ceci est le christianisme de l'histoire, le seul christianisme que nous connaissions  vraiment. C'est ce christianisme qui nous a opprimés en tant qu'individus dans le passé et qui nous opprime encore aujourd'hui quand il en a l'occasion. On pourrait imaginer un meilleur christianisme, mais ce christianisme devrait alors remplir quatre conditions. D'abord il devrait se dissocier complètement de ce que Aldous Huxley appelait « cette sauvage littérature de l'âge du  bronze », l'Ancien Testament. Deuxièmement, il devrait abandonner la croyance en Dieu (Certains chrétiens l'ont déjà fait, aussi adroitement qu'ils l'ont pu, avec leur théologie de la « mort de Dieu »). Troisièmement il devrait considérer le Christ comme un enseignant, plutôt que comme un sauveur. Et quatrièmement il devrait y avoir une amélioration de ses enseignements.

Jusqu'à ce que nous ayons un christianisme de cette sorte il nous  faudra bien faire appel au bouddhisme. Nous devrons bien faire appel à quelque chose comme la Communauté bouddhiste Triratna, à un nouveau mouvement spirituel qui cherche à protéger l'individu du groupe, qui essaie de corriger le déséquilibre entre l'individu et le groupe, et qui tente de  résoudre le problème de l'individu dans le monde contemporain.

Ce mouvement spirituel devra être un mouvement « bouddhiste » car le bouddhisme reconnaît, comme peut-être, je pense, aucun autre enseignement, la valeur de l'individu. Le bouddhisme montre à l' individu comment croître, comment devenir de plus en plus un individu ; il lui permet de se développer à sa façon. Il lui fournit aussi l'exemple inspirant du Bouddha et le soutien de la Sangha, ou communauté spirituelle faite d'autres individus avec lesquels il est personnellement et directement en contact.

'The Individual and the Modern World' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1992, traduction © Ujumaṇi 2003.


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