L'unité du bouddhisme
L'Ordre et la Communauté Triratna, créés par Sangharakshita, sont issus de sa compréhension des principes essentiels du Dharma. Un des plus importants de ces principes est l'unité du bouddhisme. C'est une notion complexe qui peut être vue sous des angles différents : historique, méthodologique, doctrinal, métaphysique, éthique, social et, le plus significativement, en tant qu'acte spirituel personnel.
S'appuyant sur des écrits de Sangharakshita (en italiques), un de ses plus anciens disciples, Dharmachari Subhuti, analyse ici cette vision de l'unité du bouddhisme.
L'unité transcendantale du bouddhisme.
Le bouddhisme est basé sur l'expérience de l'Éveil (bodhi) du Bouddha, sur sa compréhension directe de la vraie nature des choses. Tous les bouddhistes acceptent que le Bouddha a atteint l'Éveil. Tous acceptent qu'il a enseigné la voie vers l'Éveil. Tous les bouddhistes de toutes les écoles dérivent de façon ultime leurs doctrines et méthodes spécifiques de la vision Éveillée qu'a le Bouddha de la réalité : toutes ces doctrines et toutes ces méthodes sont de façon ultime dirigées vers l'atteinte de l'Éveil. L'unité transcendantale du bouddhisme repose sur cette reconnaissance commune de l'expérience de l'Éveil du Bouddha en tant que source et en tant que but.
Les différences doctrinales ou autres entre les écoles ne sont pas résolues
en étant réduites à leur propre niveau l'une par rapport à l'autre ou entre toutes à un commun dénominateur conceptuel, mais sont transcendées par référence à un facteur qui, étant supra-logique, peut être le dénominateur commun d'assertions contradictoires.
Et ce dénominateur commun est bien sûr l'Éveil du Bouddha.
Aussi unies soient toutes les écoles dans leur source et dans leur but ultimes, leurs doctrines et leurs méthodes, voire leur conception de ce qu'est l'Éveil, varient considérablement Ceci pose immédiatement un énorme problème. Comment pouvons-nous décider lesquelles sont véritablement bouddhistes et lesquelles ne le sont pas ? Quels sont les critères pour déterminer ce qui est le Dharma ? Pour une résolution de ce problème, Sangharakshita se tourne vers les propres paroles du Bouddha. Le Dharma, ainsi que nous devons plus proprement appeler le bouddhisme en tant que voie vers le but de l'Éveil, est défini par le Bouddha dans les écritures les plus anciennes en termes purement pragmatiques. Sangharakshita cite deux passages importants du canon en pâli. Dans le premier, le Bouddha compare le Dharma à un radeau utilisé par un homme pour traverser d'une rive, « plein de doutes et de peurs » vers la rive éloignée « en sécurité et dépourvu de peur ». Une fois arrivé sur la rive éloignée, le radeau ne lui est plus utile.
Ainsi, frères, en utilisant l'image d'un radeau, je vous ai montré le Dharma comme quelque chose à laisser derrière, à ne pas prendre avec vous. Ainsi, frères, comprenant l'image du radeau, vous devez [finalement] lâcher les enseignements justes, et plus encore ceux qui sont erronés.
En d'autres termes, le Dharma est un moyen pour atteindre un but, et non un but en soi. Sangharakshita montre de plus que
Comme le Dharma, ainsi que le Bouddha le déclare explicitement [dans la parabole du radeau], est essentiellement ce qui conduit à l'atteinte de l'Éveil, il s'ensuit nécessairement que tout ce qui conduit à l'atteinte de l'Éveil est le Dharma.
Dans le second passage, le Bouddha confirme cela quand on lui demande comment ses enseignements peuvent être reconnus. Il affirme que ce sont
Tous les enseignements qui conduisent à la dépassion et non à la passion, au détachement et non à l'attachement, à la diminution des gains mondains et non à leur augmentation, à la frugalité et non à la convoitise, au contentement et non au mécontentement, à la solitude et non à la compagnie, à l'énergie et non à l'apathie, à la délectation envers ce qui est bon et non envers ce qui est mal… Cela est le Dharma. Cela est le Vinaya. Cela est le message du Maître.
Ce qui détermine si une école ou un enseignement est réellement bouddhiste n'est pas le fait qu'il contienne un ensemble particulier de mots, de pratiques, d'habitudes, ou d'institutions, mais qu'il aide les individus à aller vers l'Éveil.
Pour résumer, l'unité transcendantale du bouddhisme réside dans le fait que toutes les écoles et toutes les traditions reconnaissent le même but transcendantal atteint par le Bouddha historique. Chaque école ou tradition a cependant différents moyens d'approcher l'Éveil. Dans la mesure où ils mènent en fait à la réalisation de ce but, ces moyens représentent tous « le Dharma, le Vinaya et le message du Maître », malgré les apparentes contradictions entre eux. En cela réside donc l'unité méthodologique du bouddhisme. L'unité, dans ce sens,
consiste dans le fait qu'au travers d'innombrables différences et divergences de doctrine, toutes les écoles du bouddhisme ont pour but l'Éveil, la reproduction de l'expérience spirituelle du Bouddha. Le Dharma doit donc être défini non pas tant dans les termes de tel ou tel enseignement spécifique, mais plutôt dans la somme totale des moyens par lesquels cette expérience peut être atteinte.
L'unité historique du bouddhisme.
Quoique nous puissions savoir avec quel critère général nous pouvons tester si un enseignement particulier est vraiment bouddhique, il n'est pas si facile, en pratique, de démêler la diversité immense et parfois contradictoire des écoles bouddhistes. Les bouddhistes modernes sont face à la totalité des traditions bouddhiques. Ils sont confrontés non seulement à celles qui existent de nos jours, mais aussi à celles du passé, puisque les érudits révèlent de plus en plus de choses quant à l'histoire des diverses écoles. Comment, de nos jours, les bouddhistes peuvent-ils comprendre cette vaste masse d'enseignements, de pratiques, de cultures et d'institutions ? Comment peuvent-ils l'évaluer ? Comment peuvent-ils l'utiliser ?
Ils reçoivent pour cela peu d'aide des bouddhistes du passé. Les plus sectaires, tant chez les bouddhistes du passé que chez leurs représentants modernes, croient que toutes les écoles sauf la leur sont des distorsions ou des déviations de l'enseignement du Bouddha, et qu'eux-mêmes conservent le message véritable, pur et originel du Maître. Cette attitude est aujourd'hui très répandue chez les théravâdins, bien qu'en aucun cas ils ne soient tous entachés de cette sorte de sectarisme, et qu'il n'y ait pas que quelques-uns des autres bouddhistes qui le soient. Les disciples de Nichiren, au Japon, ont été de loin les plus sectaires. Ils ont pour la plupart considéré leur école comme une nouvelle lignée remplaçant et par là niant toutes les autres écoles, bien que, du point de vue des autres bouddhistes, le fait qu'ils soient eux-mêmes bouddhistes est discutable.
L'approche la plus sophistiquée, et la plus charitable, a été de considérer toutes les écoles connues comme dérivant directement du Bouddha lui-même. Selon ces systèmes, chaque école est considérée comme conservant soit une phase particulière du développement de l'enseignement du Bouddha, soit la réponse de ce dernier à des gens étant à un niveau de développement particulier. Un exemple de cette approche est celui des anciens bouddhistes chinois qui, puisqu'ils avaient hérité de la totalité des formes de bouddhisme indien existant alors et qu'ils les considéraient toutes comme authentiques, étaient confrontés au problème de la réconciliation de divers enseignements, en dépit de différences et de contradictions apparentes. Zhiyi, le plus important de ceux qui effectuèrent cette systématisation et le fondateur de l'école chinoise du T'ien-t'ai, classa les étapes de la voie bouddhique selon l'ordre dans lequel il pensait que le Bouddha avait révélé les diverses écritures.
Les Tibétains héritèrent aussi de la grande variété des enseignements du bouddhisme indien. Ils considéraient le Bouddha comme ayant respectivement enseigné les trois grandes phases du bouddhisme indien, le Hînayâna, le Mahâyâna et le Vajrayâna, aux êtres de capacité inférieure, moyenne et supérieure. Les bouddhistes tibétains disent donc qu'ensemble, les trois yânas constituent la totalité de la voie spirituelle, du début à la fin. Les perspectives chinoise et tibétaine reviennent en fait au même, disant que les différentes traditions incarnent toutes différents aspects et différentes phases de l'enseignement réel et historique du Bouddha. Elles classent ensuite les écoles selon leur profondeur et leur complétude, les enseignements supérieurs révélant les vérités les plus profondes aux disciples étant aux étapes les plus avancées de la voie spirituelle.
De l'Inde, le bouddhisme tibétain hérita cette classification en trois parties : Hînayâna, Mahâyâna et Vajrayâna. Tandis que le Mahâyâna émergeait progressivement en tant que tendance distincte, ses adhérents le distinguèrent du Hînayâna : ils distinguèrent la « grande » voie de la « petite ». Plus tard, des développements à l'intérieur des traditions du Mahâyâna menèrent à un yâna de plus, qui s'appela le Vajrayâna, la « Voie de l'Éclair » ou « Voie adamantine ». Cette classification n'était bien sûr pas utilisée ou acceptée par toutes les parties. La classification de la tradition bouddhique en trois yânas est néanmoins devenue très courante dans les discussions occidentales sur le bouddhisme et est maintenant en un sens inévitable. C'est cependant la source de beaucoup de confusion.
Le problème est que le langage des trois yânas est utilisé de trois façons distinctes. Premièrement, il est utilisé dans un sens très neutre pour classer les diverses écoles de bouddhisme indien et leurs successeurs hors de l'Inde. Deuxièmement, il est utilisé comme arme polémique : en lui-même, le terme « Hînayâna » ou « Petit Véhicule » est dénigrant. Troisièmement, il est utilisé pour décrire trois phases différentes de la vie spirituelle de tous les pratiquants. Ces trois usages ne sont en général pas distingués, ce qui mène donc à beaucoup de confusion et de controverses. Comme le dit Sangharakshita :
nous avons beaucoup de tri à faire dans ce domaine. Cela ne sera pas facile, du fait de la nature du développement historique du bouddhisme.
Ce développement historique est extraordinairement complexe. Nous verrons plus loin quelques-uns des problèmes auxquels cette complexité a donné naissance.
Sangharakshita utilise la terminologie des trois yânas de manière assez libre dans ses écrits et dans ses conférences. Pendant la plus grande partie de sa carrière il a largement accepté les termes tels qu'ils sont appliqués dans la tradition tibétaine. Il les a utilisés pour classer les écoles du bouddhisme, tout en les identifiant avec les trois étapes principales du développement spirituel de l'individu - ainsi, parfois, qu'en utilisant « Hînayâna » comme terme de condamnation. Il s'est cependant plus récemment formé une vue très différente qui remplace sa propre ancienne position, et en un sens même la critique. Il est évidemment important de se rappeler ceci quand on lit son œuvre.
A cette époque [dans les années 1950 et au début des années 1960], je réfléchissais toujours à cela et apprenais toujours des choses au sujet du Vajrayâna. Je n'étais jamais pressé d'aboutir à des conclusions, de telle sorte que lorsque j'apprenais ces choses, j'essayais juste de les comprendre comme elles étaient vraiment enseignées. Je n'étais pas pressé d'interpréter les choses à ma façon. Depuis lors, de nombreuses années se sont écoulées, durant lesquelles j'ai pensé à ces choses, et je suis arrivé à certaines conclusions.
Nous allons maintenant voir à quoi a abouti cette patiente réflexion. Nous allons examiner, pour chacun des usages des yânas, ses idées concernant la façon avec laquelle le bouddhiste moderne devrait être en relation avec la totalité de la tradition bouddhique.
Les yânas en tant que classification historique.
Tout d'abord, les yânas peuvent être utilisés pour décrire les trois tendances principales du déroulement historique du bouddhisme en Inde. Il y a ici un conflit immédiat et direct entre l'érudition moderne et les perspectives traditionnelles des bouddhismes chinois et tibétain. Les représentants modernes des écoles historiques sont enclins à maintenir leur façon habituelle de considérer la diversité du bouddhisme, en voyant les enseignements de toutes les écoles comme ayant été directement enseignés par le Bouddha à des êtres ayant des capacités différentes. Il ne fait pas de doute que dans leur contexte familier ces perspectives ont leur valeur. Le développement d'une approche plus intellectuellement rigoureuse de l'histoire et de l'étude des documents littéraires a cependant rendu ces positions intenables. Des recherches académiques récentes ont montré que pour la plupart des écritures bouddhiques, il n'y a guère de base historique - voire aucune base historique - permettant de les dériver directement du Bouddha. Il n'y a pas non plus de base sur laquelle classer les écritures selon les étapes de sa carrière d'enseignant.
Sangharakshita croit que les bouddhistes d'aujourd'hui doivent tirer parti des études modernes. Ils doivent s'assurer que leurs affirmations quant aux faits du bouddhisme en tant que phénomène historique peuvent être soutenues par des preuves qui ont été évaluées de manière critique. Pour commencer, ils doivent le faire pour des raisons morales : une fois que des faits sont connus, les ignorer devient un mensonge. De façon plus pragmatique, si les bouddhistes ignorent les études modernes, ils s'aliènent l'Occidental sceptique, ainsi que le nombre grandissant de personnes qui, de par le monde, acceptent dans une certaine mesure la perspective scientifique. De plus, les bouddhistes ne retirent aucun désavantage des études savantes portant sur les origines de leur religion. Sangharakshita dit que, contrairement au christianisme, le bouddhisme n'a aucune peur à avoir de la « critique supérieure », de l'analyse scientifique de ses textes et autres archives. La vérité du bouddhisme ne repose pas sur l'historicité de certains événements ou sur l'origine divine de certains textes. Sangharakshita lui-même a essayé de prendre en considération les études modernes pour arriver à une compréhension du développement de la tradition bouddhique. Cependant, comme il le fait facilement remarquer, de telles études n'en sont qu'à leurs débuts et de nouveaux faits sont découverts tous les jours. En fait, les propres œuvres anciennes de Sangharakshita, représentées en particulier par A Survey of Buddhism [Un panorama du bouddhisme] ne sont elles-mêmes plus à jour pour certains détails historiques, comme il l'admet librement.
Les études modernes ont mené Sangharakshita vers une nouvelle perspective sur la tradition bouddhique. Il accepte que de nombreux enseignements attribués au Bouddha par diverses écoles n'ont probablement pas été réellement enseignés par lui. Alors qu'au cours des siècles la doctrine de chaque école se développait, la paternité de nouvelles créations a été attribuée au Bouddha, afin de leur donner l'autorité de son nom. Néanmoins, le fait que ces doctrines n'ont probablement pas été enseignées par le Bouddha ne diminue pas leur valeur possible en tant que moyen d'atteindre l'Éveil. Qu'elles aient ou non été enseignées par le Bouddha, elles peuvent être « le message du Maître », selon le propre critère du Bouddha.
Quoique de nombreux enseignements du bouddhisme n'aient peut-être pas été directement enseignés par le Bouddha, Sangharakshita a néanmoins retiré une inspiration personnelle sans faille de la vie du Bouddha. Cette vie, telle que racontée dans le canon en pâli, est pour lui une source d'exemple et de conseil dans sa propre vie et dans son propre travail. Il voit que, de façon ultime, le bouddhisme jaillit de l'expérience de l'Éveil du Bouddha. Le Bouddha est donc la base de l'unité historique du bouddhisme, puisque toutes les écoles descendent de lui, en une continuité historique sans rupture. Le Bouddha doit donc être le point de départ d'une considération de la tradition bouddhique dans son ensemble.
Le « bouddhisme de base ».
Il est de nos jours à peu près impossible de dire exactement avec certitude quelles paroles le Bouddha a prononcées ; on ne sait même pas précisément quelle langue il parlait. On trouve néanmoins dans les écritures de toutes les écoles - et précédant donc leur séparation - un noyau de matériel commun concernant la vie et l'enseignement du Bouddha. Ce noyau commun contient ce que Sangharakshita appelle, en empruntant une expression de Christmas Humphreys, « le bouddhisme de base » : toutes les formules classiques de la doctrine bouddhique, comme la coproduction conditionnée, les quatre nobles vérités, le chemin octuple et les trois caractéristiques. Ce sont les enseignements de base du bouddhisme, contenus dans les plus anciens textes de toutes les écoles et acceptés par tous les bouddhistes. Sur ces enseignements
reposent, comme sur des fondations inébranlables, les superstructures les plus hautes et les pinacles les plus vertigineux des doctrines et des méthodes bouddhiques ultérieures.
Ils forment le point de départ nécessaire à toute étude sérieuse du bouddhisme, car
sans une connaissance préalable des plus anciennes formulations de l'enseignement du Bouddha telles que préservées dans les collections de littérature canonique du Hînayâna ou du Mahâyâna, une compréhension des formulations ultérieures et souvent plus élaborées est impossible.
Le bouddhisme de base fournit donc l'unité doctrinale du bouddhisme.
Le bouddhisme de base, tel qu'il est reconnu par toutes les écoles, se rapproche autant qu'il est possible de l'enseignement originel du Bouddha. Cependant, dans les écritures les plus anciennes même, une évolution peut être discernée. Une analyse textuelle révèle que certaines portions sont plus anciennes que d'autres, et nous pouvons derrière elles avoir un sens de ce que Sangharakshita a appelé « le bouddhisme pré-bouddhique » : le bouddhisme de la période qui suivit immédiatement l'Éveil du Bouddha, avant qu'il n'ait développé les doctrines et institutions qui furent plus tard identifiées en tant que bouddhisme. Derrière les formalismes des textes, nous pouvons avoir un aperçu du Bouddha lui-même, s'efforçant de communiquer à d'autres son expérience, sans le cadre du langage et de la pensée qui devinrent le bouddhisme de base. Sangharakshita considère que cet aperçu est très important : il révèle une image du Bouddha qui, sans aucun doute, résonne chez celui qui, lui-même, essaie de communiquer les mêmes vérités dans un nouveau contexte. Son importance est cependant plus générale. Il assure que nous ne voyons pas le Bouddha comme étant un homme d'église bien poli, prononçant des conférences savantes et donnant des ordres administratifs. Nous le voyons plus, dit Sangharakshita, comme un chaman sauvage dans la jungle vaste et solitaire, n'ayant encore que peu de mots pour transmettre son message nouveau et vital. Cet aperçu des origines naturelles du bouddhisme nous aide à voir que la vie spirituelle est quelque chose de spontané et d'immédiat, qui n'implique pas nécessairement des superstructures sophistiquées de doctrine ou d'organisation.
Le Bouddha développa cependant progressivement les enseignements du bouddhisme de base et les institutions de son nouveau mouvement. Après son Éveil, le Bouddha élabora progressivement un corps d'enseignements et une communauté spirituelle qui exprimaient directement sa propre expérience Éveillée. C'est le bouddhisme dans son état le plus unifié et le plus harmonieux.
L'équilibre entre ses divers aspects et éléments était nécessairement absolu, car c'était le produit d'un esprit Éveillé et donc parfaitement équilibré.
L'autorité de la personne du Bouddha et la complétude de son enseignement harmonisèrent toutes les divergences latentes d'un mouvement grandissant et disparate. Quels que soient leur tempérament ou leurs inclinations personnelles, tous ses disciples, sous son influence, se sentaient membres d'une seule communauté spirituelle, suivant une seule voie vers un seul but. Sangharakshita appelle cette période d'harmonie le « bouddhisme archaïque ».
Je pense que l'on peut considérer que le bouddhisme archaïque a duré à peu près cent ans, c'est-à-dire de la partie de la vie du Bouddha pendant laquelle il a enseigné jusqu'à la vie d'au moins la troisième génération des disciples lui ayant succédé.
Durant cette ère d'influence personnelle immédiate du Bouddha, des éléments de tous les développements ultérieurs du bouddhisme sont discernables. A partir des tendances présentes dans les propres enseignements du Bouddha émergèrent progressivement de nouveaux enseignements et de nouvelles pratiques. Pour Sangharakshita, ceci est un phénomène naturel et sain. La vie spirituelle est riche et a de multiples facettes, et il est impossible d'en épuiser toutes les dimensions et tous les aspects. Aussi complet et profond ait été son enseignement, le Bouddha effleura de nombreux thèmes dont il ne régla pas les implications en détail. Différents disciples et groupes de disciples développèrent ces tendances latentes dans l'enseignement originel, entrant plus complètement dans les détails et élaborant ces implications.
Différentes personnes, différents besoins.
Un autre facteur de la diversité croissante des écoles fut la nécessité de répondre aux besoins spirituels de différentes personnes. Bien que, en un sens, il n'y ait qu'un chemin spirituel, il n'y a pas deux personnes qui le suivent exactement de la même manière. Lorsque les enseignements généraux sont appliqués à un nombre croissant de cas particuliers, les richesses toujours plus grandes du Dharma sont révélées. De plus, le bouddhisme s'étendait sans cesse à de nouvelles aires géographiques, et les conditions changeaient constamment dans les aires où il était déjà établi. Le Dharma devait être communiqué de façon appropriée à de nouvelles circonstances culturelles et historiques, car ce n'est pas un ensemble statique de paroles, fixé une fois pour toutes ; c'est une communication vivante entre l'Éveillé et le non éveillé qui doit constamment être renouvelée et rapprochée des gens envers qui elle est dirigée, comme le reconnaissait lui-même clairement le Bouddha.
En détaillant des aspects particuliers du Dharma, un sens de l'intégrité des enseignements se perdait souvent et une partialité se développait. Ceux qui suivaient les différentes tendances de l'enseignement originel commencèrent à diverger de plus en plus les uns des autres, formant progressivement des écoles distinctes. Le temps passant, il y eut de plus en plus de débats et de controverses entre les différentes écoles, et elles formèrent souvent leurs doctrines en relation dialectique les unes avec les autres. Nous devons cependant faire attention à ne pas penser à ce processus comme étant analogue à l'évolution historique du christianisme. Les yânas successifs n'apparurent pas de la même façon que la Réforme protestante.
Pendant la première partie de sa vie, Luther fut catholique, car il n'y avait rien d'autre que le catholicisme en Europe Occidentale. Il se sépara du catholicisme pour former quelque chose de relativement nouveau, qui devint le luthéranisme. Il n'appartint pas à une tradition indépendante séparée déjà existante aux côtés du catholicisme, et il n'en fit pas non plus revivre une.
Mais dans le cas du Mahâyâna, il y avait déjà une tradition vivante existant aux côtés du Hînayâna, à laquelle appartenaient déjà [les grandes figures du Mahâyâna], qui la rendirent plus proéminente par leurs interprétations, leurs commentaires, etc.
Le Hînayâna, le Mahâyâna et le Vajrayâna étaient alors les trois courants principaux du déroulement des tendances latentes dans le bouddhisme archaïque. L'un après l'autre, chacun d'eux a joui d'une période de prédominance d'environ 500 ans. Sangharakshita a présenté de façon complète les caractéristiques de ces tendances, bien qu'inévitablement de telles descriptions générales donnent naissance à de nombreuses exceptions. Le Hînayâna développa la dimension éthique de l'enseignement du Bouddha au travers de l'accent qu'il porta sur la vie monastique. Il élabora aussi son enseignement psychologique en classant systématiquement les états mentaux, dans la littérature de l'Abhidharma. Le Mahâyâna, s'appuyant sur des traditions qui dataient du temps du Bouddha, fit ressortir l'aspect de dévotion de la vie spirituelle, par son culte des stoûpas ou reliquaires du Bouddha, et au travers des cultes des bouddhas et bodhisattva archétypes. D'un point de vue doctrinal, il élabora les implications métaphysiques du Dharma. Finalement, le Vajrayâna prit les aspects imaginatifs et mythiques de l'enseignement originel et, en se basant sur la métaphysique du Mahâyâna, développa un langage de rituels et de symboles. Ainsi, Sangharakshita voit chaque yâna développant des éléments en germe dans l'enseignement originel.
Le processus de développement ne fut bien sûr pas aussi net et conscient que cette description le suggère. Toutes les tendances étaient présentes dès le début.
On ne peut pas complètement séparer les yânas. Même si l'un dominait, l'autre était néanmoins tout à fait présent. Tandis que le Hînayâna a été formulé avant le Mahâyâna, celui-ci, durant la période de 500 ans où le Hînayâna a été prépondérant, a été présent en tant que transmission purement spirituelle.
L'esprit de ces tendances latentes dans l'enseignement originel fut gardé vivant par certains groupes de disciples et leurs successeurs. Dans des circonstances particulières, les tendances furent progressivement rendues explicites dans les textes, doctrines et pratiques auxquels, plus tard, furent appliqués les termes génériques de « Mahâyâna » et de « Vajrayâna ». Mais ces derniers, aux premiers stades de leur évolution, n'étaient pas considérés comme complètement séparés et isolés des enseignements et des pratiques plus formulés du Hînayâna. Chaque tendance devint explicite aux côtés de la tendance ou des tendances qui avaient émergé avant elle, et en relation avec celle-ci. Des pèlerins chinois venus en Inde rapportèrent
que les moines du Hînayâna et ceux du Mahâyâna vivaient les uns aux côtés des autres dans le même vihara. La seule différence entre eux était qu'en plus de toutes les autres choses que faisaient les bhikkhus du Hînayâna, les moines du Mahâyâna étudiaient les sūtras du Mahâyâna et vénéraient les bodhisattvas.
Le Vajrayâna était aussi pratiqué dans les grandes universités monastiques et ses disciples étaient souvent, et peut-être habituellement, des moines ordonnés dans les lignées d'ordination du Hînayâna et étudiant les soûtras du Mahâyâna.
Au quatorzième siècle, le bouddhisme avait disparu d'Inde ; il avait cependant été alors répandu dans toute l'Asie. Les formes de bouddhisme qui ont survécu jusqu'à nos jours sont toutes basées sur un ou plusieurs aspects du bouddhisme indien, développés dans une nouvelle contrée. Il y a trois groupes géographiques principaux de ces formes historiques de bouddhisme ayant survécu :
Il s'agit du bouddhisme de l'Asie du Sud-Est, que l'on trouve à Sri Lanka, en Birmanie, en Thaïlande, ainsi qu'au Cambodge et au Laos ; le bouddhisme sino-japonais, qui existe non seulement en Chine et au Japon, mais aussi en Corée et au Vietnam ; et le bouddhisme tibétain qui, du Pays des Neiges, s'étendit en Mongolie, au Sikkim, au Bhoutan et au Ladakh. Dans les termes des yânas, le bouddhisme de l'Asie du Sud-Est appartient au Hînayâna, le bouddhisme sino-japonais au Hînayâna et au Mahâyâna combinés, ce dernier étant prédominant, en particulier au Japon, et le bouddhisme tibétain appartient de façon égale au Hînayâna, au Mahâyâna et au Vajrayâna, chacun des yânas successifs apportant son orientation au précédent.
Les yânas en tant que termes polémiques.
En terme de valeur, l'utilisation historique du terme yâna est tout à fait neutre. Il identifie simplement trois larges tendances se déroulant dans l'histoire du bouddhisme. Les mahayanistes, cependant, commencèrent dès l'origine à utiliser les termes « Hînayâna » et « Mahâyâna » avec une signification certaine d'évaluation. La « Grande Voie » était certainement meilleure que la « Petite ». Sangharakshita considère que cet usage polémique des yânas doit être soigneusement séparé de l'usage historique.
Il ne faut bien sûr pas non plus oublier que les Théravâdins n'acceptent pas du tout l'étiquette Hînayâna. Pour être juste, il serait peut-être plus adéquat d'appeler le Hînayâna un phénomène purement littéraire, car la probabilité de rencontrer un véritable hinayaniste [dans le sens polémique] en chair et en os est vraiment très faible. Le terme Hînayâna est simplement utile lorsque l'on souhaite se référer aux premières écoles, ainsi qu'à quelques écoles plus tardives telles que le Sarvâstivâda et le Sautrântika, dont différaient de façon évidente les écoles du Mahâyâna. Utilisé ainsi, il ne devrait aucunement être compris d'une manière péjorative.
Ce n'est cependant pas que Sangharakshita ne pense pas qu'il y ait eu une considérable vérité dans les critiques du Hînayâna historique faites par le Mahâyâna historique. Dans A Survey of Buddhism il déclare, de façon peut-être un peu radicale, qu'à l'époque de l'apparition du Mahâyâna les écoles du Hînayâna étaient devenues conservatrices, d'esprit littéral, scolastiques, partialement négatives dans leur conception du nirvâna et de la Voie, excessivement attachées aux simples aspects formels du monachisme, et spirituellement individualistes dans le sens où elles avaient une absence de considération pour le bien-être spirituel des autres. Ces caractéristiques ne sont cependant pas celles du Hînayâna en tant que tel, mais celles d'écoles du Hînayâna, à un stade particulier de leur développement - ou peut-être de leur déclin. Les mêmes critiques peuvent aussi être faites à l'encontre de divers mahayanistes ou vajrayanistes à certaines périodes de leur histoire. Par exemple,
Il n'y a pas que le Hînayâna qui ait développé une approche scolastique. Le Mahâyâna a développé une approche scolastique. Le Vajrayâna, lui aussi, aussi étrange et paradoxal que cela puisse paraître, a développé sa propre approche scolastique. Par exemple, certains au moins des livres sur le Vajrayâna qui émanent de nos jours de sources tibétaines sont hautement scolastiques. Ils ne donnent donc pas un sens très adéquat de l'esprit du Vajrayâna.
Le fait que tous les trois yânas historiques puissent être vus dégénérant, sous certains aspects et à certaines périodes, révèle une dynamique importante dans ce phénomène historique qu'est le bouddhisme. Ce qui commence avec une vision spirituelle véritable et créatrice s'ossifie lors de sa transmission au cours du temps. En liaison avec ceci, Sangharakshita fait la distinction entre « Dharma » et « bouddhisme ».
Ce qui tend à se produire, c'est qu'avec l'apparition d'un Bouddha dans le monde, le Dharma, en tant que phénomène purement spirituel, se cristallise en un système de méthodes et d'enseignements que nous appelons « bouddhisme ».
Cette cristallisation est bien sûr essentielle si le Dharma doit être communiqué à d'autres. Dans l'évolution de chaque école bouddhique, le processus de cristallisation peut être considéré comme étant constitué de trois phases. Tout d'abord, il y a l'affirmation directe et spontanée du Dharma. Puis il y a une phase de « mise en ordre », faite à l'aide d'une systématisation philosophique. Finalement suit l'approche scolastique.
Chaque stade, tout en étant en un sens un développement du stade précédent, est en un autre sens une descente à partir de ce stade. Alors que dans le premier stade le point de vue est intuitif et transcendantal, dans le second il est philosophique, et dans le troisième il est simplement rationnel et logique.
Le processus de cristallisation va au-delà de cette évolution des expressions conceptuelles du Dharma. Autour des enseignements s'accumulent progressivement des schémas de comportement, des institutions, des expressions artistiques et, finalement, toute une culture, influençant peut-être un grand nombre de gens. Aussi nécessaire et utile soit cette cristallisation, elle finit probablement par devenir une limitation.
Le fait que le bouddhisme se soit cristallisé d'une certaine façon - adéquate à une certaine époque et pour certaines personnes - tend à empêcher une forme différente de cristallisation dans le futur. C'est comme si les options étaient limitées par la cristallisation originelle. (…)
De cette façon le bouddhisme lui-même, en tant que culture, peut parfois bloquer les tentatives faites par un être Éveillé pour diffuser le Dharma. Le bouddhisme finit par être si alourdi par ses différentes formes culturelles que, contre ce qui passe pour être le bouddhisme, les tentatives les plus héroïques mêmes des maîtres les plus doués ne peuvent progresser au nom du Dharma.
Finalement, la cristallisation existante doit être brisée et un schéma nouveau et plus spirituellement dynamique doit être établi. Sangharakshita constate que la préservation des formes de base de l'enseignement originel, même après que leur esprit a été perdu, joue un rôle pour aider à revitaliser le bouddhisme. Des individus spirituellement doués, essayant d'agir à l'intérieur d'écoles et de cultures bouddhiques en déclin, peuvent refaire le lien avec l'élan spirituel originel par l'intermédiaire des paroles du Bouddha et de ses successeurs Éveillés. Ceci est bien sûr un point tout à fait pertinent pour ceux qui, comme Sangharakshita, tentent de redécouvrir l'étincelle du Dharma au milieu de ce qui est dans une grande mesure les braises refroidies du bouddhisme oriental.
Pour les besoins de la présente discussion, les critiques du Mahâyâna à l'encontre du Hînayâna peuvent tout aussi aisément être dirigées à l'encontre du Mahâyâna lui-même, sous certains aspects et à certaines phases de son histoire - ainsi qu'au Vajrayâna. La critique principale que le Mahâyâna faisait du Hînayâna était qu'il était spirituellement individualiste. Les hinayanistes étaient censés être uniquement concernés par l'atteinte d'une libération personnelle de la souffrance plutôt que par l'aide apportée aux autres pour leur libération. Cette accusation fournit la principale utilisation polémique du terme « Hînayâna ». Les hinayanistes suivaient prétendument l'« idéal de l'arahant », ayant pour seul but la libération personnelle. Les mahayanistes, eux, suivaient l'« idéal du bodhisattva », ayant pour but l'Éveil de tous les êtres sensibles. Mais, une fois encore, cette caractérisation n'a pas de base historique. Nous devrions faire très attention à faire la distinction entre les yânas utilisés pour représenter les attitudes de certains individus et les yânas en tant que phénomène historique.
J'ai rencontré des bhikkhus qui sont techniquement des hinayanistes [dans le sens historique] mais qui passent leur vie entière à propager le Dharma, tout comme s'ils étaient des bodhisattvas. J'ai rencontré des moines tibétains que la propagation du Dharma n'intéressait pas du tout. Quoique, techniquement, ils suivaient les trois yânas, leur attitude était « hinayaniste » [dans le sens polémique].
Sangharakshita a fait remarquer que, jusqu'à ce qu'ils aient été forcés de quitter leur pays du fait de l'invasion chinoise, les « mahayanistes » du Tibet s'intéressaient très peu aux gens qui, en Occident, n'avaient pas entendu le Dharma. En même temps, divers « hinayanistes » de l'Asie du Sud-Est commencèrent à établir des activités missionnaires dans quelques villes européennes et américaines, ce dès le tout début du vingtième siècle.
Les yânas en tant que stades de la voie spirituelle.
Le troisième usage du modèle des yânas est celui qui présente le plus de problèmes pour les lecteurs des écrits de Sangharakshita. Sa pensée initiale est tout à fait différente de sa pensée ultérieure. Une fois qu'il eut rencontré le bouddhisme tibétain du triyâna, il en adopta la perspective. Après tout, elle incluait beaucoup plus de choses que la perception commune du Théravâda selon laquelle toutes les autres écoles et tous les autres enseignements sont dégénérés. Le bouddhisme tibétain considère généralement les trois yânas comme représentant les trois étapes principales de la voie spirituelle. Les trois phases du développement historique du bouddhisme indien furent transplantées au Tibet et interprétées en ces termes. Les écritures du Hînayâna et du Mahâyâna, ainsi que nombre de celles du Vajrayâna, furent considérées comme préservant les paroles réelles du Bouddha historique. Chaque ensemble d'écritures était considéré comme contenant les enseignements que le Bouddha avait donnés à des êtres étant à différents niveaux d'expérience ou de capacité spirituelle. Le Hînayâna enseigne la voie du salut individuel à ceux qui ont des capacités limitées. Les disciples moyens apprennent du Mahâyâna la voie du bodhisattva. Au moyen du Vajrayâna, les êtres supérieurs peuvent obtenir la libération en une seule vie. Dans cette perspective, Sangharakshita caractérise les trois yânas de façon plutôt succincte :
Si l'on voulait résumer ces trois yânas considérés comme les trois stades principaux de la voie spirituelle, on pourrait dire que la note dominante du Hînayâna est la renonciation, que celle du Mahâyâna est l'altruisme, et que celle du Vajrayâna est la transformation. Renonciation dans le sens d'Aller de l'avant : quitter le monde, quitter le groupe. Altruisme car pour soi-même la distinction entre soi et les autres a au moins perdu un peu de sa signification. Et enfin transformation car on voit que la vie spirituelle n'implique pas un reniement à quoi que ce soit ou une séparation de quoi que ce soit, mais simplement une transformation des énergies naturelles du corps, de la parole et de l'esprit en des formes de plus en plus raffinées. Ceci en est réellement l'essence.
Au cours de la carrière spirituelle de toute personne, prenant place au cours de nombreuses vies, les trois stades doivent être traversés. Puisque ces stades de la vie spirituelle étaient identifiés avec les phases historiques du développement du bouddhisme, comme le dit Sangharakshita dans une œuvre ancienne,
Tout comme le développement intra-utérin de l'individu récapitule le développement de l'espèce, de même l'élève du Dharma, avant de pouvoir sortir de la matrice de l'ignorance et naître dans le Monde de l'Éveil, doit récapituler dans sa vie spirituelle le développement du bouddhisme.
Comme nous le voyons dans ce dernier passage, Sangharakshita a incorporé une version modifiée de ce triyâna tibétain dans la plus grande partie de ses œuvres. En particulier, A Survey of Buddhism (1957) et ses séries de conférences portant sur des Aspects de l'idéal du bodhisattva et sur des Symboles créatifs sur la voie tantrique de l'Éveil parlent ce langage. Depuis, cependant, il en est venu à la conclusion que les trois yânas ne peuvent pas être vus comme une séquence spirituelle.
Il y a clairement des niveaux de plus en plus profonds sur la voie spirituelle. Nous ne pouvons cependant pas les rendre égaux au Hînayâna, au Mahâyâna et au Vajrayâna dans le sens tibétain traditionnel.
La perspective historique.
Sangharakshita apprécie également les trois yânas historiques. Chacun d'eux est essentiellement un développement d'un ou plusieurs aspects de l'enseignement originel et insiste sur un accent particulier. On peut trouver dans les trois yânas des enseignements qui sont liés aux niveaux les plus profonds de la voie.
Le schéma tibétain, hérité du bouddhisme de la dernière dynastie Pala de l'Inde du Nord, sauvegarde la manière avec laquelle les bouddhistes indiens ont fait face à l'évolution de la doctrine. Sangharakshita fait remarquer que dans l'Inde ancienne, tout comme au Moyen Âge européen, il n'existait guère d'idée de développement historique. Le passé était essentiellement vu comme étant exactement comme le présent. À toute époque, les bouddhistes pensaient qu'ils vivaient la même vie et suivaient les mêmes enseignements que les disciples l'avaient fait aux temps du Bouddha même. Ceci déterminait leur façon de faire face au bouddhisme dont ils héritaient.
Nous avons déjà vu qu'il y a une tendance à la perte de la vitalité spirituelle originelle, quand des cristallisations se durcissent autour d'elle. Mais pour les bouddhistes indiens de l'époque, ces cristallisations étaient en fait l'enseignement du Bouddha. N'ayant aucune idée de développement historique, ils ne pouvaient ni les rejeter ni les corriger, et ils créèrent donc ce qui revient à un mythe. Ils considérèrent que le Bouddha avait enseigné tout ce qui leur était parvenu, mais qu'il l'avait enseigné pour le bien-être d'êtres de capacité inférieure. Ils présentèrent ensuite le message plus vital spirituellement, qu'ils considéraient comme manquant à ce dont ils avaient hérité, comme une autre révélation du Bouddha, destinée aux êtres ayant des réalisations spirituelles supérieures.
Sangharakshita voit un exemple de ce processus dans le Soûtra du Lotus, un texte important du Mahâyâna. Dans le Sūtra, le Bouddha est présenté comme enseignant que les trois voies du bouddhisme ancien (qui ne sont pas ici les trois yânas dont nous traitons) n'en forment réellement qu'une seule. Nous devons ici brièvement raconter une petite histoire doctrinale, car elle illustre une dynamique historique générale importante. A l'origine, l'atteinte de l'Éveil par le Bouddha était considérée comme étant exactement la même que celle de ses disciples éveillés, que l'on appelait des arahants. La seule différence était que le Bouddha avait atteint l'Éveil sans l'aide d'aucun maître, tandis que les arahants l'avait fait en le suivant. Le contenu de leur expérience Éveillée était cependant exactement le même que celui du Bouddha. Au cours des siècles, cette vue se perdit. L'idée selon laquelle le Bouddha était bien plus développé que les arahants apparut progressivement. Il y avait donc un choix. On pouvait vouloir devenir soit un bouddha soit un arahant. Une catégorie intermédiaire fut ajoutée, celle des pratyekabuddhas. Les voies menant aux états de bouddha, d'arahant et de pratyekabuddha furent considérées comme trois véritables possibilités menant à trois véritables buts spirituels différents. En fait, elles représentaient une mauvaise interprétation scolastique des enseignements originels.
A l'époque où émergea le Soûtra du Lotus, l'enseignement originel du Bouddha, comme on peut l'appeler, avait rétréci du fait de quelques personnes et l'état d'arahant était devenu une sorte de but assez individualiste. Ceux qui composèrent le Sūtra du Lotus voulaient corriger ce développement, mais ne comprenaient pas qu'il y avait eu une sorte de développement historique. Ils ne pouvaient pas dire : « Voyez, ce n'est pas ce que le Bouddha historique enseigna », et ils créèrent donc un mythe pour expliquer la question. Ils présentèrent le Bouddha comme donnant cet enseignement supplémentaire selon lequel les trois voies se fondent et selon lequel il n'y a en réalité qu'une voie pour tous.
De cette manière, il en vint à exister un « empilement » d'enseignements, chacun corrigeant la dégénérescence du précédent au moyen du mythe du Bouddha donnant des enseignements de plus en plus élevés.
Dans le bouddhisme tibétain, la voie des trois yânas est plus encore subdivisée, de façons différentes par les écoles différentes. De manière similaire, certains maîtres chinois et japonais arrangèrent les enseignements en séquences complexes. Sangharakshita utilise le terme « ultra-isme » pour décrire le phénomène d'ajout continu de nouveaux stades.
Un certain nom est appliqué au stade ultime. Mais, après un certain temps, ce terme commence être pris littéralement et en vient donc à signifier quelque chose d'inférieur à ce qu'il signifiait à l'origine. Vous devez donc le dépasser avec un nouveau terme qui indique ce que le premier terme signifiait avant que sa signification ne soit dévalorisée. Vous voyez cela avec le mot arahant. Dans les textes en pâli [appartenant à la phase initiale du Hînayâna], le terme arahant se réfère à quelqu'un qui a réalisé la plus haute vérité en suivant l'enseignement du Bouddha. Mais dans les soûtras du Mahâyâna, la notion d'arahant s'étant dévalorisée, on avait besoin de quelque chose qui aille eu-delà de celle-ci. De cette manière apparut dans le Mahâyâna la conception du bodhisattva en tant que bouddha suprême.
Remettre en cause les schémas traditionnels.
Sangharakshita considère que les bouddhistes occidentaux ne peuvent pas accepter ces schématisations traditionnelles des enseignements. Elles n'ont pour commencer pas de base historique, puisque nous savons que le Bouddha n'enseigna pas littéralement nombre des doctrines qui lui furent tardivement attribuées. Nous pouvons aussi voir que les différentes écoles ne concordent pas avec le schéma de classification. Il y a par exemple des enseignements du canon en pâli qui sont censés appartenir au Hînayâna et qui sont clairement adressés à des individus ayant un très haut niveau de réalisation. En même temps, certains enseignements trouvés dans les yânas « supérieurs » des systèmes tibétains sont en fait plutôt élémentaires : Sangharakshita considère par exemple que certaines des pratiques de l'anuyoga-tantra du Nyingmapa sont probablement de simples exercices de hata yoga indien. Il dit aussi du dzogchen, qui pour le Nyingmapa est le stade le plus élevé de la pratique spirituelle,
Si l'on regarde de près le matériel, il semble se ramener à une pratique assez simple de l'attention.
Il dit en fait que certains enseignements de l'anuttarayoga-tantra, le sommet de certains systèmes tibétains, ne sont pas réellement bouddhiques du tout, mais sont plutôt de l'hindouisme non assimilé. Ces schémas présentent enfin une autre difficulté. Ils étaient censés englober la totalité de la tradition bouddhique. Ils ne prennent cependant en compte que les écoles et enseignements qui étaient connus de ceux qui ont effectué les systématisations : ceci était limité à ce qui, à l'époque, avait été transmis d'Inde à leur pays. Les bouddhistes modernes sont face à la totalité des écoles bouddhiques, anciennes et modernes. Puisque plusieurs écoles, non seulement du bouddhisme tibétain mais aussi du bouddhisme chinois et japonais, ont aussi leur propre système de classification, se pose la question de la réconciliation des différents systèmes. Ceci est une tâche extrêmement complexe, voire impossible, qui serait de valeur spirituelle douteuse si elle était accomplie.
Sangharakshita dit qu'il vaut mieux mettre tous ces systèmes de côté et retourner aux enseignements originels, sur lesquels les enseignements postérieurs ont été empilés. Puisque avec la connaissance historique moderne nous ne pouvons accepter les systèmes mythiques traditionnels, nous savons que nombre des enseignements postérieurs sont inclus dans des cadres complexes d'idées en lesquels nous ne pouvons plus croire. Par exemple, puisque nous ne pouvons plus croire que l'arahant représente réellement un autre but, nous ne pouvons pas accepter que la voie du bodhisattva soit une voie supérieure.
Je pense qu'il est important de retourner à des principes de base, à ce qui est plus simple, à ce que l'on peut comprendre le plus facilement, à ce qui est le plus facile à traiter. Je pense que la pile est devenue si grande que la seule chose à faire est de faire demi-tour. Sans cela nous avons une pile après l'autre d'enseignements se remplaçant les uns les autres. Il vaut donc mieux laisser tomber tous les développements ultérieurs et retourner à l'original, qui est plus proche de l'époque du Bouddha et du Bouddha lui-même. Nous pouvons faire cela grâce à notre perspective historique, alors qu'autrefois les bouddhistes ne pouvaient pas le faire.
Une autre raison importante pour retourner aux principes de base est d'éviter certains dangers inhérents à l'arrangement hiérarchique des enseignements. Inévitablement, les gens veulent aller aux stades les plus avancés, en manquant les niveaux initiaux. Sangharakshita appelle cela le « snobisme spirituel » et dit qu'il était aussi commun chez les Tibétains en Inde qu'il ne l'est de nos jours chez les Occidentaux en Europe et en Amérique.
Dans le bouddhisme tibétain, vous êtes censé passer par tous les yânas ; les Nyingmapas en ont neuf ! En fait les gens passent très vite par les premiers yânas et ne « pratiquent » réellement que le dernier !
Prendre le système du triyâna littéralement mène à une sérieuse distorsion de la vie spirituelle.
Si vous ne faites pas attention, vous finissez par essayer de pratiquer un enseignement qui est vraiment bien au-delà de vous et qui est à peine intelligible, pour ne pas dire fantastique dans le sens littéral.
Si, par exemple, on pense qu'il y a une réelle voie de l'arahant, on conçoit celle du bodhisattva comme étant une alternative réellement supérieure. On a alors tendance à négliger les enseignements du Hînayâna associés avec la voie de l'arahant, et à commencer à essayer de pratiquer le Mahâyâna. Cela veut dire essayer d'être un bodhisattva, aspirer à l'Éveil pour le bien de tous les êtres sensibles. Pour la plupart des pratiquants ordinaires, cela ne peut qu'être une sorte de fantasme. Ils ne peuvent pas vraiment penser à eux-mêmes comme à des bodhisattvas sauvant tous les êtres sensibles. Au mieux, cela conduit à une « vie spirituelle » qui n'est rien qu'un rêve inoffensif ; au pire cela conduit à l'orgueil et à l'arrogance.
Comme nous l'avons vu, le langage de l'idéal du bodhisattva apparut pour corriger une dégénération de la tradition historique. N'ayant pas la perspective historique qui leur aurait permis de reconnaître qu'il y avait eu une dégénération, les mahayanistes devaient créer un mythe. Ils devaient accepter l'idéal rétréci dont ils avaient hérité, avec sa conception individualiste du but, et présenter le Bouddha comme enseignant quelque chose de plus. L'idéal du bodhisattva, aussi élevé et plein d'inspiration soit-il, ne doit pas être pris littéralement. Il est simplement là pour réintroduire la dimension altruiste de l'idéal bouddhique. Pris littéralement, il devient un piège. Sangharakshita considère qu'il est plus sûr et plus efficace d'un point de vue spirituel de retourner aux principes essentiels de la vie spirituelle présents dans les enseignements fondamentaux. Au-delà de ceux-ci, on n'a besoin d'aucun enseignement plus élevé. On doit seulement les comprendre de façon toujours plus profonde, et les appliquer toujours plus complètement dans sa propre vie.
Retourner aux principes de base ne veut pas dire ignorer ou rejeter les développements ultérieurs. Cela veut simplement dire les considérer dans le contexte des enseignements plus anciens. Sangharakshita considère que toute la tradition bouddhique ultérieure s'est développée à partir de l'enseignement même du Bouddha, en l'étoffant, en l'amplifiant et en le détaillant, mais non en le remplaçant ou en y ajoutant des étapes nouvelles ou plus élevées. Non seulement cela simplifie-t-il énormément la tâche consistant à trouver des enseignements à appliquer à notre propre pratique spirituelle, mais cela nous rapproche du Bouddha. Les bouddhistes (en particulier tibétains ou japonais) qui pratiquent des enseignements provenant des stades les plus récents de l'évolution historique du bouddhisme sont très éloignés de ses origines. Dans leur propre contexte culturel, cela n'a pas eu d'importance, puisqu'ils ont rarement été confrontés aux enseignements originels. Le pratiquant moderne est cependant de plus en plus souvent confronté à la tradition bouddhique tout entière et ne peut pas ignorer le Bouddha et ses enseignements originels. Il doit être possible de référer sa propre pratique aux origines du bouddhisme, sans quoi on se trouve dans une position étrange.
Il peut alors être tout à fait déconcertant de lire le canon en pâli et de ne reconnaître absolument rien de ce que vous pratiquez ! Il est alors difficile de voir votre lien avec le fondateur de votre religion. Nous ne voulons donc pas être dans cette position. Les formes les plus anciennes doivent nous être familières et nous devons nous baser sur celles-ci, et reconnaître que les développements ultérieurs ont grandi à partir de ces formes les plus anciennes.
Une histoire et une doctrine communes sont des exemples pratiques de l'unité sous-tendant le bouddhisme. Seuls ceux qui sont les plus perspicaces spirituellement pourront discerner l'unité transcendantale derrière l'extraordinaire diversité du bouddhisme historique et de ses représentants modernes. La plupart ne reconnaîtront leur identité avec d'autres bouddhistes que parce qu'ils ont les mêmes pratiques, qu'ils suivent les mêmes doctrines, et qu'ils font honneur au même fondateur historique.
Tester les enseignements
Bien qu'en principe la totalité de la tradition bouddhique puisse être vue comme un parachèvement d'aspects de l'enseignement de base du Bouddha, une évaluation est toujours nécessaire. Le bouddhisme a pris de nombreux virages durant les 2.500 ans de son histoire. Il y a eu de nombreux développements nouveaux, brillants et spirituellement efficaces, mais aussi de nombreuses dégénérations et distorsions. Nous devons tester chaque enseignement individuellement pour voir s'il conduit vraiment ou non à l'atteinte de l'Éveil. Ce critère a cependant ses limites : en fin de compte, seule une personne Éveillée peut savoir ce qui conduit à l'Éveil. Ce critère pragmatique peut en fait être utilisé pour justifier une simple hétérodoxie et une simple complaisance. Certains courants, dans la tradition bouddhique, ont eu tendance à insister sur l'adaptabilité plus que sur la fidélité à la lettre de la tradition, et cela a conduit à une dégénération et à une distorsion. Le Mahâyâna et le Vajrayâna ont particulièrement souffert de cette tendance.
Finalement, après avoir fleuri pendant mille cinq cents ans dans le pays de sa naissance, le Mahâyâna poussa le libéralisme à ses extrêmes et exalta l'esprit des enseignements plus que la lettre dans une mesure telle que cette dernière soit presque entièrement perdue de vue et que le Dharma soit dépourvu de son individualité distinctive, au moins au niveau mondain.
Le bouddhisme du Népal et les derniers restes du bouddhisme d'Indonésie, par exemple, sont indifférenciables de l'hindouisme, sauf par leur seul nom. Le besoin d'une recherche constante de nouvelles façons de communiquer le Dharma dans de nouveaux contextes doit être équilibré par un souci de maintenir vivant ce qu'il est réellement. Les enseignements et les pratiques doivent être évalués à la lumière de l'expérience des Éveillés.
Dans les écritures se trouvent des conseils qui apportent un important garde-fou contre un libéralisme excessif. Quoique la plupart des bouddhistes ne s'appuient pas aveuglément sur l'autorité de la parole d'un livre sacré, comme tant de chrétiens protestants l'ont fait avec la Bible, les écritures sont néanmoins pour la plupart des bouddhistes une source remarquable de conseils et de vue pénétrante. La vue qu'a Sangharakshita de la tradition bouddhique dans son ensemble peut être également appliquée aux écritures. Celles-ci forment un vaste ensemble, chaque école ayant son propre canon qui pour partie recoupe celui d'autres écoles et pour partie lui est spécifique. Collectivement, c'est un trésor spirituel extraordinaire, qui par sa simple diversité témoigne de la vitalité spirituelle de la tradition bouddhique. Couché par écrit au cours de la période d'environ mille ans qui suivit le parinirvâna ou mort du Bouddha, il ne peut dans sa plus grande partie être considéré comme un enregistrement des paroles réelles du Bouddha. Il y a cependant un noyau commun de matériel que l'on trouve dans tous les canons, et qui est donc sans doute antérieur à la séparation des écoles l'une de l'autre. Dans ce noyau se trouve ce que nous avons appelé le « bouddhisme de base », qui est ce qui est le plus proche de l'enseignement réel du Bouddha. Même les parties qui sont plus récentes, et qui ont donc moins de chances de provenir directement du Bouddha, sont néanmoins pour la plus grande part tout à fait dans l'esprit de cet enseignement plus ancien. C'en sont de véritables développements, des explorations de thèmes effleurés dans l'enseignement originel, déroulant de façon toujours plus complète chaque aspect du Dharma de la façon examinée ci-avant.
Sangharakshita considère qu'une connaissance de certains des textes canoniques au moins est indispensable à un sérieux bouddhiste pratiquant. Cette étude doit être fermement basée sur une connaissance complète des enseignements de base présentés dans les textes les plus anciens, parmi lesquels ceux que l'on trouve dans le canon en pâli sont ceux qui sont le plus facilement accessibles aux étudiants occidentaux. Dans son enseignement, Sangharakshita a beaucoup insisté sur plusieurs écritures importantes provenant de diverses sources traditionnelles. Il a donné des discours et animé des séminaires portant sur de nombreuses œuvres majeures et a écrit une description détaillée de la littérature canonique du bouddhisme, The Eternal Legacy [L'héritage éternel], donnant par là une fois encore expression à sa vision de l'unité du bouddhisme.
Les écritures sont comme une pierre de touche avec laquelle la validité de nouveaux développements peut être testée. Après tout, elles sont dans une certaine mesure un enregistrement de ce que le Bouddha a enseigné, en particulier les passages qui traitent du bouddhisme de base. Elles forment donc un point de contact avec l'esprit de l'Éveil. Si un nouvel enseignement apparaît ou si un ancien enseignement est développé, il devrait être possible de voir s'il est dans l'esprit des enseignements de base tels qu'exprimés dans les écritures. Une des définitions que Sangharakshita donne de l'orthodoxie bouddhique dans son important essai La signification de l'orthodoxie dans le bouddhisme est :
[Ce qui est] conforme aux écritures communes à toutes les écoles du bouddhisme, et en particulier [ce qui est] exprimé dans les formules stéréotypées telles que les Quatre nobles vérités ou les Trois caractéristiques (tri-lakshana), que l'on trouve tant dans les écritures communes à toutes les écoles que dans celles qui ne le sont pas.
Un autre critère est que l'enseignement doit être
de Vue juste (sammâdittika), et donc adhérent au Dharma du Bouddha comme il est formulé dans des formules telles que les Quatre nobles vérités et les Trois caractéristiques (tilakkhana), sans inclination vers l'extrême de l'éternalisme (sassatavâda) ni vers l'extrême du nihilisme (ucchedavâda).
Ces critères assurent que la définition pragmatique du Dharma en tant que tout ce qui conduit à l'Éveil n'est pas utilisée pour donner libre cours à la complaisance et à la fantaisie. Afin d'appliquer cette définition de manière efficace nous devons savoir dans une certaine mesure ce qu'est l'Éveil ; ce n'est qu'alors que nous pourrons dire si une pratique y conduit vraiment. Les écritures et les formules doctrinales de base, émanant de l'esprit Éveillé, offrent un moyen d'évaluer si le nouvel enseignement est véritablement « le message du Maître », le buddha-sâsana, ainsi qu'il est traditionnellement appelé.
Les principes d'un nouveau mouvement bouddhiste.
La compréhension qu'a Sangharakshita de l'unité du bouddhisme et sa perspective sur la tradition bouddhique trouvèrent une application pratique en 1967, lorsqu'il fonda les Amis de l'Ordre Bouddhiste Occidental (en anglais Friends of the Western Buddhist Order, mouvement depuis renommé Communauté bouddhiste Triratna). Les principes sur lesquels la Communauté Triratna devait être formée lui étaient alors très clairs. Le premier principe, le plus fondamental, était que le nouveau mouvement devait aider les personnes qui le constituaient à aller vers l'Éveil. Les enseignements et les pratiques étaient adoptés parce qu'ils marchaient. Il n'était pas question de continuer simplement, sans réfléchir, ce que faisait une école ou une tradition dans sa forme existante. Utilisant le critère pragmatique du Bouddha pour reconnaître le « message du Maître », Sangharakshita construisit un corps d'enseignement et de pratiques, toujours en développement et toujours changeant, qui satisfaisait aux besoins spirituels de ses disciples. Puisqu'il considérait que la totalité de la tradition bouddhique pouvait probablement contenir des moyens valides d'atteindre l'Éveil, il prit dans chacune de ses parties ce qui était approprié au présent. Ce n'était pas un simple éclectisme, dans le sens de sélection selon un système préconçu et rationnellement déduit. Ce n'était pas non plus une question de préférence ou de fantaisie personnelle. Les enseignements et les pratiques étaient incorporés parce qu'ils répondaient aux véritables besoins spirituels de ses disciples.
Il n'était clairement pas possible d'adopter tous les enseignements de toutes les écoles du bouddhisme. Même dans une seule école, il y beaucoup plus de matériel que ce dont une seule personne peut utilement tirer parti. Il doit y avoir une sélection, une sélection basée sur des besoins spirituels réels. En fait, comme le fait remarquer Sangharakshita,
En choisissant des éléments doctrinaux et des pratiques provenant de plus d'une tradition bouddhique orientale, la Communauté bouddhiste Triratna ne fait rien de plus, en principe, que ce que les bouddhistes orientaux individuels ou les groupes de bouddhistes orientaux font dans le cas de leur propre tradition. Alors qu'en principe il accepte la tradition du Théravâda dans sa totalité, un moine du Théravâda de Sri-Lanka, par exemple, ne se familiarisera pas avec toutes les doctrines (…) pas plus qu'il ne pratiquera toutes les quarante méthodes de méditation (khammatthâna) décrites dans le Visuddhimagga.
Il y avait cependant un point de départ clair. Sangharakshita voyait la tradition bouddhique comme faite d'élaborations et d'explications des principes essentiels contenus dans l'enseignement originel du Bouddha. Il retira donc son corpus principal de matériel du noyau de doctrines qu'il appelait le « bouddhisme de base ». Il considérait en fait qu'un approfondissement toujours plus grand de la pratique de ces enseignements fondamentaux pouvait subvenir à la plupart des besoins spirituels de ses disciples. Il recommanda à ses disciples la maxime « Toujours plus de moins », c'est-à-dire,
notre principe d'essayer d'aller de plus en plus profondément dans ce que l'on appelle les enseignements de base du bouddhisme, plutôt que d'essayer de se hâter vers des enseignements censés être plus avancés.
L'accent porté sur les enseignements de base assure aussi l'« orthodoxie » du nouveau mouvement. Toutes les innovations ou les importations d'autres sources peuvent être testées à l'aune des enseignements qui incarnent l'expression du Dharma faite par le Bouddha même. Ainsi, bien que la Communauté bouddhiste Triratna n'adhère à aucune des écoles traditionnelles du bouddhisme, Sangharakshita a garanti qu'elle est entièrement traditionnelle. Elle est basée sur la propre expérience Éveillée du Bouddha et suit aussi complètement qu'elle le peut l'esprit de son enseignement.
Le mouvement que Sangharakshita a créé est un témoignage vivant de l'unité du bouddhisme. Il tire son inspiration de la plupart des sources bouddhiques.
En ce qui concerne la méditation, par exemple, nous enseignons l'« attention à la respiration » et le metta-bhavana, le « développement de la bienveillance », qui proviennent de la tradition du Théravâda. Nous récitons la puja en sept parties, qui vient de la tradition du Mahâyâna indien. Nous chantons des mantras provenant de la tradition tibétaine. Et il y a bien sûr l'accent que nous portons sur l'importance du travail dans la vie spirituelle, chose sur laquelle le zen insiste de façon caractéristique.
Sangharakshita ne s'est cependant pas limité à des enseignements et à des pratiques déjà existants. Une réponse aux besoins spirituels de ses disciples provient d'aspects de la vie spirituelle qui n'ont pas complètement été explorés auparavant.
Naturellement, nous avons aussi certains accents que l'on ne trouve dans aucune forme de bouddhisme existante : notre accent sur les moyens d'existence justes, par exemple, ou sur l'Aller en Refuge, et sur « Toujours plus de moins ».
A côté de ces accents spécifiquement bouddhiques, Sangharakshita a abordé divers enseignements et pratiques non-bouddhiques. Il a par exemple animé un séminaire d'étude sur un texte islamique, Les devoirs de la fraternité dans l'Islam, par Al-Ghazali, qui a été source d'une grande inspiration sur le thème de l'amitié. Il a encouragé la pratique du t'ai chi ch'uan, du hatha yoga, du karaté et d'autres arts martiaux en tant que moyens « indirects » de développement - « indirects » parce qu'œuvrant indirectement sur l'esprit pour élever le niveau de conscience, ce qui les distingue de la méditation, laquelle œuvre directement. L'art et la littérature occidentaux n'ont pas non plus été négligés. Sangharakshita en a fortement recommandé l'appréciation, en partie pour élever la conscience grâce à l'expérience esthétique et en partie pour fournir des exemples des principes du Dharma provenant de la culture occidentale.
Quoique Sangharakshita soit volontairement non-sectaire, il n'est pas sans critiquer certains aspects de la tradition bouddhique et de ses représentants modernes. Il affirme qu'une approche non-sectaire qui reconnaisse l'unité du bouddhisme n'implique pas une acceptation inconditionnelle de tout enseignement, pratique ou institution qualifiée ou se qualifiant de bouddhique.
Il ne faut jamais oublier que, pour quelqu'un prêchant le Dharma, révéler la vérité et dissiper l'erreur sont les aspects positif et négatif d'un seul processus, et l'histoire de la pensée bouddhique témoigne non seulement de l'énergie avec laquelle le message du Maître a été propagé, mais aussi de la vigueur avec laquelle des doctrines contradictoires ont été opposées.
Dès ses premiers temps en Inde, il s'est élevé contre ce qu'il considère être la littéralité à l'esprit étroit du Théravâda. Plus tard, il vit et fit remarquer diverses faiblesses dans le bouddhisme tibétain et dans d'autres formes de bouddhisme. Il regarde d'un œil critique la scène bouddhique moderne, attirant ouvertement l'attention sur ce qu'il considère être des échecs, tout en louant ce qui doit l'être. Sangharakshita considère que dans beaucoup de groupes bouddhistes modernes il y a une assez grande confusion, et même une distorsion du Dharma. Il considère qu'il est de son devoir de le faire remarquer, espérant éveiller ceux qui son confus à leur état et alerter les autres avant qu'ils ne deviennent aussi victimes.
Naturellement, Sangharakshita ne considère pas que la Communauté bouddhiste Triratna fasse le tour de toutes les formes que le Dharma puisse prendre à l'âge moderne. La Communauté bouddhiste Triratna elle-même est constamment en changement et en développement, et d'autres groupes explorent eux aussi d'autres modes d'expression du Dharma. Cela veut dire que Sangharakshita est ouvert à l'amitié avec tout bouddhiste essayant de vivre sincèrement la vie bouddhique - bien qu'il insiste sur le fait que le contact ne doive pas être un simple contact « officiel » entre des représentants d'organisations.
En ce qui concerne la relation de l'Ordre [bouddhiste Triratna] avec le reste du monde bouddhique, laissez-moi simplement observer que c'est une relation qui subsiste essentiellement avec des personnes, et que (…) nous sommes heureux d'étendre la main de l'amitié à tous les bouddhistes pour qui l'engagement est primordial et le mode de vie vient en second, et qui, comme nous, vont en refuge dans le Bouddha, le Dharma et la Sangha.
‘Sangharakshita, A New Voice in the Buddhist Tradition’ © Subhuti, 1994, traduction © Ujumani, 2010.