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Idéal du bodhisattva 1 - L'origine et le développement de l'idéal du bodhisattva

Un jour, comme il en avait l'habitude, le Bouddha se promenait avec quelques-uns de ses disciples dans les profondeurs de la jungle indienne, à l'écart de la chaleur du soleil de midi. Tandis qu'ils marchaient, le Bouddha se pencha et ramassa une poignée de feuilles de sinsapâ. Il ne faisait pas toujours des discours élaborés, et parlait souvent de façon simple et directe ; à cette occasion, il demanda simplement à ses disciples : « Dites-moi, qu'en pensez-vous ? Ces feuilles, dans ma main, sont-elles nombreuses ou non, comparées à celles de la forêt ? » Les disciples répondirent bien sûr : « Eh bien, en comparaison avec toutes les feuilles de la forêt, celles qui sont dans ta main ne sont rien. Il n'y en a qu'une poignée. » Le Bouddha leur dit alors : « Il en est ainsi des vérités que j'ai réalisées, comparées à celles que je vous ai révélées. »

L'élément important n'est pas qu'il y a des vérités que Bouddha se sentait incapable de transmettre, mais qu'il y avait certaines choses qu'il jugeait inapproprié d'enseigner. Et le texte continue en expliquant pourquoi : ces vérités n'aideraient pas ses disciples à transcender la souffrance et à atteindre l'Éveil.

Depuis l'époque du Bouddha, bien sûr, des forêts entières d'écritures sont apparues. Mais la même chose s'applique : même si ces écritures sont volumineuses, elles ne représentent qu'une fraction de la connaissance et de la compréhension infinies du Bouddha. C'est aussi vrai du sujet de cette étude. L'idéal du bodhisattva est un sujet vaste. C'est l'aspect caractéristique du courant de l'évolution du bouddhisme connu sous le nom de Mahâyâna, qui s'est épanoui durant une période d'environ 500 ans (de 0 à 500 ans de notre ère), mais qui est encore pratiqué de nos jours sous de multiples formes différentes, depuis le bouddhisme tibétain jusqu'au zen. Considérer ce sujet c'est mettre la main sur le cœur même du bouddhisme, et sentir le battement de ce cœur.

Dans une œuvre de cette envergure, on ne peut qu'aborder superficiellement quelques thèmes principaux. L'intention, ici, est donc de présenter certains aspects de l'idéal du bodhisattva, choisis avec l'intention de nous focaliser sur la vie et l'expérience spirituelles, en n'incluant qu'un minimum de détails historiques et doctrinaux.

Le mot « bodhisattva ».

Même dans la poignée d'enseignements du Bouddha qui forment l'idéal du bodhisattva, il y a tellement de feuilles qu'il est difficile de savoir par laquelle commencer. Peut-être vaut-il mieux commencer au tout début, avec le mot « bodhisattva ». En sanskrit, bodhi signifie connaissance, dans le sens de connaissance suprême, de connaissance spirituelle, de connaissance de la réalité ; et ce terme signifie aussi « Éveil », dans le sens de d'« Éveil à la vérité ultime », ou de pénétration dans le cœur de l'existence. Bodhi est donc généralement traduit par « éveil », ce qui est bon en première approche, en stipulant que nous devons comprendre le mot non pas avec la pensée rationnelle du dix-huitième siècle mais dans son plein sens spirituel, voire transcendant. La bodhi est la connaissance spirituelle suprême, le grand Éveil qui est le but ultime de la vie bouddhique. Sattva signifie simplement être, pas nécessairement un être humain, mais tout être vivant, y compris un animal ou un insecte. Ainsi, un bodhisattva est un « être d'éveil », un être s'éveillant : un être dont toute la vie est dédiée à l'atteinte de l'éveil, ou dont toutes les énergies sont dévouées à cela.

Certains érudits soutiennent que le terme en pâli bodhisatta aurait dû être traduit en sanskrit par bodhisakta pour dire quelqu'un qui s'efforce d'atteindre le summum du bouddhisme, sakta signifiant s'efforcer. Mais le terme est resté bodhisattva, sattva signifiant, comme je viens de le suggérer, « être » dans un sens très ordinaire. Par exemple, quand on parle de sarvasattva, « tous les êtres », on ne suggère pas que tous les êtres aient les grandes qualités qu'on associerait avec sakta. Néanmoins, il est possible qu'originellement, le terme bodhisattva ait eu cette connotation. Dans tous les cas, il n'y a aucun doute que cet idéal est un idéal héroïque. Le bodhisattva est un être par excellence, un Être avec un Ê majuscule.

Dire qu'un bodhisattva est un être dont toute la vie est dédiée à l'atteinte de l'Éveil n'est rien moins que dire que le bodhisattva est le bouddhiste idéal. Idéalement, un bouddhiste se voue à suivre l'enseignement du Bouddha et à réaliser l'expérience de l'Éveil, comme le fit le Bouddha. De même, l'idéal du bodhisattva est l'idéal de la transformation de soi, d'une humanité non-éveillée en une humanité Éveillée. Mais la définition de « bodhisattva » va plus loin que cela. Un bodhisattva est décrit comme une personne se vouant à l'atteinte de l'Éveil non pour elle-même seule, mais pour qu'elle puisse conduire tous les autres êtres vivants, quels qu'ils soient, au même état.

Il paraît étrange que dans les textes bouddhiques antérieurs à l'enseignement de l'idéal du bodhisattva, il semble y avoir si peu d'écrits affirmant sans équivoque que le but de la vie spirituelle est l'atteinte de l'Éveil pour le bien de tous les êtres sensibles. Il y en a cependant quelques-uns dans le canon pâli. Dans l'Anguttara-Nikaya par exemple (AN II, 94), le Bouddha parle de quatre sortes de personnes : celles qui n'aident ni elles-mêmes ni les autres, celles qui aident les autres mais pas elles-mêmes, celles qui s'occupent d'elles-mêmes mais n'aident pas les autres, et celles qui aident tant elles-mêmes que les autres. C'est très clairement le domaine de l'idéal du bodhisattva. Et dans le Mahavagga du Vinaya Pitaka du canon pâli, le Bouddha parle devant les soixante premiers arahants, le mot arahant signifiant littéralement personne de valeur, personne qui a atteint l'Éveil en suivant l'enseignement de Bouddha. Il leur dit : « Allez de l'avant, ô moines, pour le bien de beaucoup de gens, avec compassion ». Ici encore, l'accent mis sur l'altruisme est très clair.

Quoique, donc, l'altruisme ne semble au premier abord pas être un trait prédominant du canon pâli, il y est certainement présent ; et si l'on ne compte pas tous les suttas qui sont issus d'un matériel peu abondant ou semblent être des compilations plus tardives, ces éléments altruistes forment une part considérable de la totalité du canon. Il est également possible que certaines choses aient été exclues du Tipitaka pâli et aient été réintroduites par la suite dans des textes ultérieurs, dans certains soûtras du Mahâyâna par exemple, dans lesquels la compassion et l'accent mis sur l'altruisme sont très forts. Mais même en regardant le canon pâli tel qu'il est, on trouve suffisamment d'éléments qui suggèrent que l'idéal bouddhique originel n'était pas un idéal de libération pour soi-même seulement.

On pourrait bien imaginer que les gens, au temps du Bouddha, n'aient pas ressenti la nécessité d'insister sur cela si explicitement. Si vous aviez l'exemple du Bouddha devant vous, vous pouviez difficilement douter qu'il y ait une autre façon de penser à la vie spirituelle. Mais plus tard, comme nous le verrons, la tendance à l'individualisme s'accentuant trop fortement, il y eut besoin de compenser par un accent opposé. Pour comprendre comment cela est arrivé, et pourquoi il devint nécessaire d'insister sur l'idéal de l'Éveil « pour le bien de tous les êtres sensibles », il nous faut revenir aux origines du bouddhisme, et tenir compte de certains traits fondamentaux de la nature humaine.

Le gouffre entre un être et son expression verbale.

On peut souvent faire une distinction claire entre ce qu'une personne est et fait  et ce qu'elle est dit ou écrit. Par exemple, un psychanalyste peut écrire tout un livre à propos de l'amour : ce que c'est, comment il se développe, comment le conserver, que faire quand les choses vont mal, et ainsi de suite. Mais, bien qu'il puisse s'exprimer si facilement à ce sujet, sa propre vie peut être loin de représenter une incarnation même de l'amour. D'un autre côté, certaines personnes sont clairement cette incarnation dans leur vie, rayonnant de gentillesse, d'affection et de bienveillance ; mais elles peuvent être incapables de l'analyser ou de mettre tout simplement des mots dessus, ou de l'exprimer d'une manière ou d'une autre, même envers ceux dont elles sont les plus proches. Entre « être » et « faire » d'un côté et l'expression verbale de l'autre, il y a souvent ce genre de gouffre.

Les mots sont toujours dans une certaine mesure ce que nous sommes, mais ils n'expriment pas nécessairement ce que nous croyons qu'ils disent, ou ce que nous souhaiterions que les autres croient qu'ils disent. Parfois, notre façon d'être est tout simplement inappropriée par rapport aux mots que nous disons. Par exemple, si quelqu'un vous demande : « Quel est le but du bouddhisme ? » et que vous dites : « L'Éveil, bien sûr, l'Éveil suprême, vous savez, l'unification de la sagesse et de la compassion au niveau le plus élevé », les mots sont corrects dans leur forme, mais votre façon d'être n'a rien à voir avec ce que vous avez dit.

On peut penser qu'il y a deux cercles, un très grand cercle qui est nos mots, et un petit cercle qui est notre être. Le but est de rendre ces deux cercles également grands. Si nos mots trop loin d'être en harmonie avec notre être, les gens le remarqueront. Emerson a dit : « Ne dites pas les choses. Pendant ce temps, ce que vous êtes se tient au-dessus de vous, et tonne pour que je n'entende pas ce que vous dites de contraire. » Parler de l'amour avec une humeur vraiment irritable, ce n'est pas communiquer l'amour, mais l'humeur irritable.

La différence entre les mots et notre façon d'être va loin : on peut déclarer que le Bouddha était, ou même est, un être pleinement Éveillé, mais il nous est difficile d'imaginer ce que cela signifie. Nous lisons qu'un bouddha connaît la réalité, qu'il est plein de compassion, sage, et ainsi de suite, mais ce ne sont que des mots. Il nous faut faire un gros effort d'imagination pour réaliser ce que les mots signifient réellement, ce qu'est un être totalement Éveillé. En fait, si nous rencontrions un être Éveillé, il y a très peu de chances que nous soyons capables de reconnaître qu'il est Éveillé.

L'expérience intérieure d'un bouddha s'exprime avant tout par ce qu'il est et ce qu'il fait, et seulement en second lieu par ce qu'il dit. Même si nous avons de nombreux récits très précis des paroles du Bouddha, même au sujet de l'Éveil, ces mots, aussi exacts soient-ils, ne pourront jamais complètement exprimer ce qu'il était. Ceci est évident dans certains épisodes décrits dans les écritures pâlies. Le Bouddha rencontre quelqu'un en chemin, peut-être pendant sa tournée d'aumônes, et, soit en réponse à une question, soit spontanément, donne quelque enseignement. Les mots sont habituellement très simples. Mais, à notre grand étonnement, nous lisons qu'en les entendant, la personne les écoutant devient Éveillée, juste comme cela.

Comment est-ce possible ? Nous ne pouvons nous empêcher de poser cette question. Après tout, nous pouvons nous-même lire ces mêmes mots des centaines de fois, et pas grand-chose ne se produit. Il peut même y avoir un tout début de compréhension, nous pouvons penser « Oui, bien sûr, évidemment, il n'y a pas de problème, là », mais nous ne monterons pas pour autant en flèche jusqu'à l'Éveil. Comment se fait-il que ces mots aient eu un effet aussi spectaculaire lorsqu'ils ont initialement été dits ? Parfois, l'auditeur s'était préparé à y être réceptif au fil de nombreuses années d'entraînement spirituel. Mais le principal facteur à prendre en considération, c'est le Bouddha lui-même. Ces mots ne sont pas simplement apparus dans les airs : c'est le Bouddha qui les a prononcés, et cela fait toute la différence. En un sens, ce qu'il a dit n'est pas l'important. Qui il était, voilà ce qui a produit l'effet.

La façon d'être des autres personnes nous affecte toujours de cette façon directe, « d'être à être ». Nous avons souvent une impression certaine d'une autre personne avant de lui avoir parlé, voire même de l'avoir vue. De la même manière, l'être du Bouddha peut toucher l'être d'une personne ordinaire, si elle est réceptive. Le Bouddha ne peut pas nous imposer son être ; il y a besoin d'un élément de coopération. Des personnes peuvent nous affecter d'une manière qui change notre état mental, mais un changement permanent ne peut venir qu'avec le développement de la vue pénétrante dans la vraie nature des choses. Même un Bouddha ne peut déclencher une vue pénétrante chez une autre personne ; il ne peut que lui donner l'occasion de la développer elle-même.

Pourrait-il faire en sorte qu'il soit plus facile à quelqu'un d'être réceptif ? On retrouve une discussion parallèle dans la théologie chrétienne : vous avez besoin de la grâce de Dieu pour être sauvé, mais vous n'êtes pas complètement passif, vous devez être capable de recevoir cette grâce. Cela signifie-t-il qu'il y a une autre grâce qui vous a rendu apte à recevoir cette grâce ? L'énigme bouddhique est plus ou moins identique : avez-vous besoin de l'aide d'un bouddha pour vous rendre capable d'être ouvert à la possibilité qu'il vous aide ? À un certain niveau, il doit en être ainsi ; mais c'est un cheminement régressif de la pensée, qu'il est peut-être préférable de ne pas faire. L'élément important est qu'il est nécessaire d'être ouvert à tout ce que le Bouddha peut donner.

La présence d'un bouddha.

On pourrait penser que pour être directement influencé par le Bouddha, il faut être en sa présence. On verra que le Mahâyâna a envisagé très sérieusement l'idée que l'on puisse décider de renaître à une période et à un endroit où l'on peut rencontrer un bouddha. Cependant, cette hypothèse n'est pas rigoureusement indispensable, car en tous cas les limitations de l'espace et du temps ne concernent vraisemblablement pas les états mentaux. On peut, avec assez d'effort et de réceptivité, se sentir en présence du Bouddha. Les pratiques de la méditation tibétaines qui incluent la visualisation d'un bouddha ou d'un bodhisattva agissent ainsi. On construit une image mentale d'un bouddha ou d'un bodhisattva ; elle est appelée le samayasattva, l'être conventionnel. Il n'apparaît pas simplement, vous devez en fait le faire apparaître, ce qui n'est pas facile à faire. Mais finalement, sur la base de cette visualisation du samayasattva, le jñanasattva ou « être de connaissance », une expérience réelle d'un bouddha ou d'un bodhisattva, peut se manifester.

De telles pratiques sont le témoignage de la vraie nature de l'enseignement du Bouddha. Qu'il ait fait de longs discours ou qu'il n'ait rien dit du tout, il a influencé les gens plus par ce qu'il était et par ce qu'il a fait que par ce qu'il a dit. L'homme lui-même, l'homme Éveillé, était le message. On pourrait même dire que le bouddhisme est le Bouddha, et que le Bouddha est le bouddhisme. Durant sa vie, beaucoup de gens devinrent Éveillés, non seulement du fait de ses paroles, lesquelles restent disponibles dans les écritures, mais du fait de sa formidable présence. Rien de ce qu'il a dit n'exprime de manière adéquate ce qu'il était. Voilà ce que dit réellement l'histoire des feuilles de simpala : ce que le Bouddha a dit et ce qu'il était sont deux choses incommensurables.

Après la mort du Bouddha, appelée son parinirvana car il ne s'agit pas de la mort comme nous l'entendons, mais plutôt d'une extension de son expérience de l'Éveil, les choses devinrent différentes. Les récits de ce qui est arrivé sont contradictoires, mais ils sont tous d'accord pour dire que, peu de temps après le parinirvana du Bouddha, un grand nombre de ses disciples se réunirent pour discuter d'une question cruciale : qu'est-ce que le bouddhisme ? Cette question persiste, encore plus cruciale aujourd'hui. En ce qui nous concerne, le Bouddha est mort - non pas seulement dans le sens historique, mais aussi dans le sens où nous sommes mort à notre propre nature de Bouddha, nous n'en sommes pas conscient, nous n'y sommes pas éveillé. Pour un bouddhiste, la question : « Qu'est-ce que le bouddhisme ? » n'est bien sûr pas une question théorique : c'est une question essentiellement pratique. Ce qu'on veut savoir est : « Quel est le chemin de la réalisation de l'Éveil ? Comment puis-je retrouver ma propre bouddhéité ? » (Il est important que ces deux questions soient posées ensemble. En un sens, nous pouvons considérer que la nature de Bouddha nous est innée, est en nous ; mais il nous faut néanmoins nous engager dans un processus de changement, d'amélioration, de développement. Il nous faut donc trouver et suivre un chemin pour réaliser notre potentiel de l'Éveil).

Il semble qu'après le parinirvana du Bouddha il y ait eu deux groupes de disciples, représentant deux points de vue différents. Un groupe disait que le bouddhisme est simplement l'enseignement du Bouddha : les Quatre nobles vérités, le Noble sentier octuple, les trois caractéristiques de l'existence conditionnée, les douze maillons de la chaîne de la roue de la vie, et ainsi de suite. Ils disaient qu'ayant été donnés par le Bouddha au cours de  sa vie, ces enseignements constituaient le bouddhisme.

On pourrait penser que cela était bien raisonnable. Mais l'autre groupe n'était pas d'accord. Non que ceux qui le composaient aient rejeté l'enseignement de Bouddha ; au contraire, ils le valorisaient profondément. Mais ils n'étaient pas d'accord pour limiter le bouddhisme à l'enseignement verbal du Bouddha. Selon ces disciples, qui semblent avoir été la majorité, il fallait également tenir compte d'un second élément : la vie et l'exemple du Bouddha lui-même. Ceci, à leur avis, était même plus important que les enseignements doctrinaux.

Qu'est ce qui les faisait penser ainsi ? On ne connaîtra jamais la réponse exacte, mais on peut en avoir un sens en essayant de nous imaginer être à leur place. Et en faisant ainsi, nous nous approcherons également de très près de l'origine de l'idéal du bodhisattva.

Quand le Bouddha mourut, selon tous les récits, ses disciples furent frappés de chagrin. Enfin, pas tout à fait tous. Quoique même les dieux, comme les êtres humains non éveillés, soient représentés comme complètement effondrés, il est dit que les arahants, ceux qui étaient eux-mêmes éveillés, restèrent absolument calmes et impassibles. Leur réalisation du fait que même le Bouddha doive mourir, dans le sens où son corps physique doive prendre fin, était si profonde qu'ils n'avaient aucune sensation de manque.

Après tout, qu'avaient-ils à perdre ? Dans la mesure où ils étaient éveillés, ils avaient le Bouddha avec eux, en un sens ils étaient le Bouddha. L'Éveil n'était pas le leur, en tant que leur possession personnelle, pas plus que celui du Bouddha n'était le sien, en tant que sa possession personnelle. Il n'y avait pas eu de changement primordial. Ils n'avaient certainement pas perdu le Bouddha, parce qu'ils n'avaient pas perdu la bouddhéité, et c'est bien la bouddhéité qui fait d'un bouddha un bouddha (qu'il y ait eu ou non une différence entre l'Éveil du Bouddha et celui de ses disciples Éveillés est une question que nous considérons plus loin dans ce chapitre).

Les arahants pouvaient faire face à la mort du Bouddha avec équanimité, mais pour ceux qui n'étaient pas eux-mêmes éveillés, l'Éveil était inévitablement associé au corps physique du Bouddha. Quand ce dernier mourut, c'était comme si l'Éveil lui-même avait disparu de l'univers. Certains s'exclamèrent : « L'Œil du monde a disparu ! » Et, quoique ce n'ait pas réellement été la vérité - un nuage avait masqué le soleil, mais le soleil continuait à briller - cela leur semblait vrai, et ils se sentaient anéantis. Selon la tradition, même les animaux furent affectés.

Dans l'art bouddhique, en particulier celui de la Chine, il y a de belles représentations de cette scène solennelle, dans un bosquet d'arbres sala. (Les événements principaux de la vie du Bouddha, sa naissance, son Éveil et son parinirvana, ont tous, selon les écritures, pris place sous des arbres). Les arbres sala font toujours partie du paysage en Inde. Ils sont parfaitement droits, avec un tronc mince, de larges feuilles vertes, et de belles fleurs blanches. On nous dit que le Bouddha mourut étendu sur une couche en pierre au pied d'un groupe de ces arbres sala. Les disciples sont également peints de façon vivante : moines, rois, reines, princes, marchands, sages errants, brahmanes, marchands de fleurs, entourant le Bouddha dans une attitude de chagrin. Un peu plus loin il y a les bêtes sauvages de la forêt, ainsi qu'un groupe d'animaux domestiques. Et tous, êtres humains et animaux, pleurent, comme si l'ensemble du monde partageait un chagrin commun de la perte du Bouddha.

Même si les disciples sentirent la disparition de la lumière du monde, ils revinrent tout de même, lentement, de leur peine, comme on a tous à le faire dans de telles circonstances, et ils commencèrent à faire le point de la situation. Aussi incroyable que cela ait pu leur paraître au début, ils durent, le Bouddha étant parti, reprendre leur vie dans un monde sans Bouddha, ce qui, particulièrement pour ceux qui avaient vécu en sa présence pendant de nombreuses années, fut un terrible changement. Mais en fin de compte, ils commencèrent à essayer de comprendre ce qui leur restait. Et certains, peut-être les plus intellectuels d'entre eux, dirent : « Bon, nous avons les enseignements que le Bouddha nous a donnés, les doctrines, les règles de conduite et ainsi de suite, c'est certainement suffisant. » (On peut imaginer que c'était le genre de personnes qui furent contentes de continuer leur vie en analysant et en classant les enseignements, et furent plus tard à l'origine de la tradition que l'on appelle l'Abhidharma).

Mais beaucoup, parmi les disciples de Bouddha, bien qu'ils n'aient rien contre les enseignements et les règles, ressentaient qu'il manquait quelque chose à leur vie, maintenant que Bouddha était parti. Nous pouvons imaginer que même quand ils étaient censés penser aux enseignements et apprendre par cœur les longues listes de termes, ils ne pouvaient s'empêcher de penser au Bouddha, se remémorant des épisodes de sa vie qui étaient des exemples de ses qualités personnelles.

La compassion du Bouddha.

Certains, par exemple, se souvenaient sans aucun doute de l'épisode dans lequel le Bouddha, allant d'un ermitage à l'autre, trouva un moine assez âgé étendu à même le sol d'une cabane dans des conditions dramatiques ; il avait la dysenterie. Il était évident qu'il était resté à terre depuis plusieurs jours sans recevoir aucune aide. Le Bouddha demanda au vieil homme pourquoi les autres moines n'avaient pas pris soin de lui, et il répondit : « Je ne suis d'aucune utilité maintenant. Pourquoi se soucieraient-ils de s'occuper de moi ? » Le Bouddha envoya alors son compagnon, Ananda, chercher de l'eau chaude, et ils l'allongèrent ensemble sur un lit, le lavèrent, et firent tout pour son confort. Puis le Bouddha appela tous les moines et leur dit : « Moines, vous n'avez ni père, ni mère, ni frère ni sœur. Vous avez quitté le monde. Vous devez être frère et sœur, mère et père les uns pour les autres. Celui qui souhaite me servir, qu'il serve les malades. »

Des épisodes comme celui-ci, des épisodes qui montrent la compassion pratique du Bouddha, étaient certainement ancrés dans l'esprit et dans le cœur de nombre de ses disciples. Certains d'entre eux, en particulier les disciples laïques, ont pu aussi se rappeler l'histoire de Kisagotami. En Inde, en ce temps, comme actuellement, la mortalité infantile était très élevée, et l'histoire dit qu'une jeune femme appelée Kisagotami perdit son seul enfant alors il n'avait que quelques années. Incapable de croire qu'il était mort, folle de chagrin, elle prit son corps dans ses bras et alla de maison en maison, demandant qu'on le soigne. Finalement quelqu'un eut le cœur et la bonne idée de lui conseiller d'aller demander de l'aide au Bouddha, si bien qu'elle alla le voir et lui demanda de ramener son enfant à la vie.

Il ne refusa pas. Il ne lui fit pas de sermon, il savait que cela serait inutile, vu son chagrin. En fait, il ne répondit pas du tout à sa question. Il dit seulement : « Apporte-moi quelques graines de moutarde - mais apporte-les-moi d'une maison où personne n'est mort. » Elle partit donc, allant d'une maison à l'autre. Partout où elle allait, les gens voulaient bien lui donner des graines de moutarde. Mais quand elle posait la question : « Est-ce que quelqu'un est mort dans cette maison ? » ils répondaient : « Ne nous rappelez pas notre chagrin, les morts sont nombreux, mais les vivants le sont peu. » Dans chaque maison elle apprit la même leçon : la mort vient à tous. Finalement, elle laissa le corps de son enfant dans la jungle, revint au Bouddha, et s'assit calmement à ses pieds. Pendant longtemps, elle resta silencieuse. Puis elle dit enfin : « Donne-moi un refuge », et elle devint nonne.

Cette histoire contraste de manière évidente avec l'histoire de Jésus ressuscitant Lazare. Si les deux histoires sont vraies, il semble y avoir une énorme différence entre elles du point de vue de l'enseignement spirituel : le Bouddha insiste avec bienveillance sur le fait que la mort est naturelle et inévitable, tandis que Jésus envoie un message très différent. Comme on le voit dans les évangiles, Jésus n'était guère enclin à donner des enseignements, même s'il en a donné quelques-uns, bien sûr, pour démontrer qu'il était le fils de Dieu. L'évangile de Jean raconte qu'en apprenant la maladie de son ami Lazare, Jésus dit : « Cette maladie n'est point à la mort ; mais elle est pour la gloire de Dieu, afin que le Fils de Dieu soit glorifié par elle. » (22, 4) Si vous considérez Dieu comme le créateur du monde et de l'humanité, le maître de la vie et de la mort, le fait d'être capable de ramener à la vie un homme mort prouve que vous avez une puissance transcendante, et même que vous êtes Dieu. Au cours des siècles, les chrétiens ont considéré les miracles du Christ comme des preuves de son affirmation qu'il était le fils de Dieu.

Le Bouddha ne cherchait pas à établir de telles affirmations. Il ne se souciait même pas à établir le fait qu'il était Éveillé. Son seul intérêt était de montrer le chemin de l'Éveil à ceux qui le cherchaient. Quand Kisagotami vint à lui, il n'était pas question pour lui de ramener son fils à la vie, de prouver quoi que ce soit à son propre sujet. Il se focalisa sur le point important : la démonstration avec compassion de la vérité concernant la vie et la mort.

Dans le christianisme, une grande importance a été apportée aux miracles du Christ, et quand ces derniers sont remis en question, certains chrétiens tendent à penser que les fondations de leur foi tremblent. Mais les bouddhistes ne ressentent pas cela  à propos des miracles du Bouddha. Les écritures en pâli décrivent nombre d'événements supranormaux, mais vous pouvez les mettre en question sans que cela modifie quoi que ce soit à l'essence de l'enseignement du Bouddha. Les ;écritures décrivent aussi des miracles effectués de façon courante par des gens comme Devadatta, qui est traditionnellement assimilé au méchant du canon pâli, et est très loin d'être éveillé.

Kisagotami est exceptionnelle par son engagement de toute une vie à la pratique spirituelle, suite à ce qui lui est arrivé. Une des questions qui se pose à nous est comment soutenir une réalisation venant d'une expérience aussi douloureuse, sans que nous ne perdions la nouvelle orientation de vie qu'elle a pu occasionner. Nous avons la faculté d'oublier : c'est heureux dans certains cas, mais malheureusement, très souvent, les réalisations positives engendrées par des expériences difficiles sont les aspects mêmes de ces expériences que nous perdons. Pour conserver notre vision et notre compréhension, nous devons faire attention à ne pas replonger tout de suite dans les distractions de notre façon de vivre antérieure, mais à saisir l'occasion de faire des changements qui vont nous aider à préserver et à consolider cette vision. Il semble étrange que nous puissions avoir une expérience intense et qu'elle puisse ensuite disparaître quasiment entièrement du jour au lendemain, mais cela arrive. Avec des efforts, cependant, la vision peut être préservée, grâce à une attention soutenue et avec l'aide de nos amis. La fin de l'histoire de Kisagotami montre clairement qu'elle en était capable ; et s'en souvenir aurait rappelé aux gens la compassion habile du Bouddha.

L'intrépidité du Bouddha.

Il en est de même pour les qualités les plus vigoureuses du Bouddha, son intrépidité et son équanimité : elles sont particulièrement bien rappelées par la comparaison avec son cousin Devadatta. Devadatta était un homme très ambitieux. Ayant été moine pendant de nombreuses années, il était très doué pour la méditation et il avait toutes sortes de pouvoirs extraordinaires. Mais il était ambitieux et orgueilleux. Un jour, quand le Bouddha était un très vieil homme, Devadatta lui dit : « Seigneur, pourquoi ne vas-tu pas en retraite ? Passe tes vieilles années calmement et heureusement. Ne te tourmente pas. Je dirigerai la sangha pour toi. » Mais le Bouddha, connaissant parfaitement ce que Devadatta avait derrière la tête, lui dit : « Je ne laisserai pas même la Sangha à Sariputta et à Moggallana (les principaux disciples du Bouddha), encore moins à toi. »

Devadatta se mit tant en colère, il fut tant offensé par ces mots qu'il décida de mettre fin à la vie de Bouddha. Il conspira avec Ajatasattu, un vilain roi avec lequel il était en termes amicaux, et ensemble ils soudoyèrent le dresseur d'éléphant du roi pour qu'il lâche un éléphant fou sur le chemin du Bouddha. Cependant, quand il vit le Bouddha, l'éléphant fou se calma et devint tout à fait docile. Devadatta devint de plus en plus acharné. Sachant que le Bouddha avait l'habitude de marcher dans la vallée, sous le grand roc appelé le Pic des Vautours, il y monta et lâcha un rocher qui chuta en rebondissant sur le flanc de la montagne en direction du Bouddha. Il le manqua mais un éclat de pierre perça le pied du Bouddha, qui se mit à saigner.

En anticipation d'autres tels incidents, et inquiets pour la sécurité du Bouddha, ses disciples formèrent une sorte de groupe de gardes du corps ; armés de bâtons, ils encerclèrent le vihara pendant que le Bouddha dormait. Pendant la nuit, ce dernier sortit du vihara (il ne dormait jamais jusqu'au bout de la nuit, mais passait la moitié de la nuit en méditation), et il vit tous ces moines montant la garde. Il dit : « Moines, qu'est-ce que tout cela ? Que faites-vous ? » Ils répondirent : « Seigneur, nous vous protégeons. » Mais le Bouddha leur dit : « Le Bouddha ne nécessite aucune protection. Rentrez chez vous. » Alors ils partirent dans la nuit, laissant le Bouddha seul. Voilà l'état d'esprit du Bouddha, voilà son intrépidité.

Selon la tradition bouddhique ancienne, il n'est simplement pas dans la nature des choses qu'un bouddha puisse être tué. Nous ne pouvons exactement dire quand ce concept doctrinal est apparu, mais il est tout à fait en accord avec ce que nous pourrions appeler l'attitude aristocratique du bouddhisme ancien. Les premiers bouddhistes avaient un sens aigu de la dignité de la personne Éveillée, et semblent avoir été incapables d'imaginer qu'il puisse être fait affront à une telle dignité. Il s'ensuit que la nature de l'univers était telle qu'il garantissait qu'il ne pourrait être fait de mal au Bouddha. Les bouddhistes anciens étaient incapables d'avoir l'idée que le Bouddha puisse être humilié et tué comme les chrétiens le croient de l'histoire de Jésus. Quelque chose d'analogue survint plus tard dans la tradition bouddhique, dans le Mahâyâna, qui considère le bodhisattva comme subissant toutes sortes de douleurs et de souffrances, mais sans la moindre suggestion que le bodhisattva soit être martyrisé ou humilié.

Si l'on aborde la question hors de toute supposition doctrinale, il n'y a cependant aucune raison pour qu'un bouddha ne puisse mourir d'une mort non naturelle. Il y a des cas d'arahants ayant été tués : Moggallana, par exemple, a été assassiné. Et l'ascète tibétain éveillé Milarépa fut apparemment empoisonné, tout comme d'autres maîtres bouddhistes. Il semblerait que la doctrine selon laquelle un bouddha ne puisse être tué ne vienne pas de la nature du bouddhisme lui-même, mais plutôt des convictions culturelles et spirituelles générales de l'Inde, en particulier de la caste supérieure de la société indienne de l'époque.

D'un autre côté, peut-être est-il contre l'ordre des choses qu'un bouddha soit tué. Peut-être l'univers lui-même l'empêcherait-il. Il ne nuit en rien de penser que l'univers soit vivant. La vue dont nous avons hérité de la science de la fin du dix-neuvième siècle est celle d'un univers inerte, plutôt comme une voiture que comme un être humain. Mais, métaphoriquement du moins, on peut utilement penser que l'univers est plutôt comme un être vivant, et c'est certainement ainsi qu'il a été vu par certains, par les platoniciens par exemple. En fait, l'univers peut être vu non seulement comme étant vivant mais comme ayant un équilibre vivant, voire éthique et spirituel, qui corrigerait les déséquilibres tels que celui représenté par le meurtre d'un bouddha. Certains organes, dans le corps, exécutent toutes sortes de fonctions complexes comme s'ils avaient une intelligence ; non pas une conscience individuelle, mais quelque chose de plus qu'une série de réactions mécaniques. Peut-être y a-t-il dans le monde, ou dans l'univers, quelque chose d'analogue à cette intelligence subconsciente, une sorte d'intelligence capable d'intervenir pour protéger la sécurité et le bien-être de l'organisme dans son entièreté - ici le monde ou même le cosmos.

Mais, même s'il est véritablement impossible qu'un bouddha soit tué, ce fait n'enlève rien au courage personnel du Bouddha. Peut-être pourrait-on dire que l'intrépidité, qui était une de ses qualités remarquables, était ce qui le gardait en sécurité.

Le calme du Bouddha.

Il y a bien sûr des épisodes mettant en valeur d'autres qualités du Bouddha, tout aussi remarquables.

Le calme du Bouddha, sa présence radieuse s'exprimaient aussi dans son amour du silence. Cette qualité est montrée dans la célèbre histoire de Jivaka, qui était le médecin du Bouddha ainsi que celui du roi Ajatasattu. Jivaka emmena le roi faire une visite nocturne au Bouddha. Apparemment le roi et ses courtisans étaient tous assis sur le toit du palais admirant la lune ; c'était la pleine lune d'octobre, période où le lotus fleurit, et ils s'accordèrent pour dire que c'était une nuit merveilleuse pour rendre visite à un saint homme. Cela est typiquement indien : ce n'était pas une nuit merveilleuse pour faire un barbecue sur la plage, mais une nuit merveilleuse pour rendre visite à un saint homme. Ils partirent donc et, étant roi, Ajatasattu devait voyager avec classe. Il est dit que 500 éléphants furent sellés, 500 femmes du harem prirent place sur les éléphants, et tous partirent avec le roi et Jivaka à leur tête pour rendre visite au Bouddha dans les profondeurs de la jungle.

Mais à mesure qu'ils s'enfonçaient plus avant dans la forêt, et que tout devenait de plus en plus sombre, le bon esprit de célébration commença à se dissiper, au moins en ce qui concernait le roi. En dehors du fait qu'il ait été surchargé par les obligations et les inquiétudes de la fonction royale, il était en effet monté sur le trône par des moyens suspects, et en gardait une conscience coupable. Pris de peur et devenant méfiant, il s'arrêta et dit : « Jivaka, me conduisez-vous dans un piège ? » Mais Jivaka répondit : « Que votre Majesté ne s'inquiète pas. Il reste peu de chemin à faire. Le Bouddha est au cœur de la forêt. » Ils allèrent plus loin ; c'était de plus en plus sombre et silencieux, jusqu'à ce qu'ils n'entendent plus rien, à part probablement le bruit de la marche des 500 éléphants (mais les éléphants peuvent marcher très silencieusement !) Ajatasattu dit à nouveau : « Êtes-vous sûr de ne pas me conduire dans un piège ? » Mais Jivaka insista : « Ne vous inquiétez pas, votre Majesté, il n'y a aucun piège. »

Ajatasattu ne le crut cependant pas. Il dit : « Vous m'aviez dit que le Bouddha vivait avec 2.500 moines. On les entendrait à un mille à la ronde, mais il n'y a pas un bruit. Et vous essayez de me dire qu'il n'y a aucun piège ? » Mais Jivaka insista : « Ne vous inquiétez pas. Regardez : là, vous pouvez voir les lumières du pavillon du Bouddha. » En effet, dans une grande clairière de la jungle, il y avait le Bouddha, au milieu de 2.500 disciples, tous plongés dans un profond silence, assis dans la lumière de la pleine lune. Quand le roi, imprégné de toute sa suspicion et sa peur, vit la scène, il dit à Jivaka : « Ô, puisse mon fils faire l'expérience d'une telle paix de l'esprit ! » (En Inde, les gens sont très attachés à leurs fils et ont pour eux aspirations et vœux). À nouveau, nous retrouvons le Bouddha communiquant une qualité particulière de sa présence : son amour de la paix, de la solitude et du silence. Ceci également, ses disciples devaient s'en souvenir après sa mort, car si nous connaissons ces faits, c'est qu'ils nous ont été transmis.

Ils se souvenaient aussi d'histoires très différentes, que l'on pourrait appeler des miracles. Ils avaient vu ou entendu parler de toutes sortes de choses étranges qui pouvaient survenir en présence du Bouddha, des événements supranormaux pour lesquels il n'y avait pas d'explication rationnelle. Ils racontaient comment pendant la nuit, lorsque le Bouddha était quelque part, des personnages merveilleux, des devas ou des dieux, étaient vus dans les environs. Et ils racontaient que l'aspect le plus merveilleux de ces apparitions étaient qu'elles étaient là pour apprendre du Bouddha. Ils disaient qu'il leur enseignait le Dharma pendant la nuit, comme il le faisait le jour aux êtres humains.

L'apparition de devas n'aurait pas été considérée comme un événement miraculeux, un pratiharya. Un pratiharya est quelque chose comme l'épisode du Mahavastu dans lequel le Bouddha s'élève en marchant dans les airs, émettant simultanément feu et eau. Mais l'existence des devas était en fait considérée comme allant de soi du temps du Bouddha. C'étaient certainement des êtres extraordinaires, et l'on peut considérer leur apparition devant le Bouddha comme un événement extraordinaire, en dehors d'une vision ordinaire ou matérielle. Mais ils n'étaient pas dus au Bouddha lui-même, bien que ce dernier ait pu avoir le pouvoir extraordinaire de créer ce que les gens nommeraient un deva.

Néanmoins, de tels épisodes s'ajoutaient à l'ensemble des histoires et des anecdotes restées clairement en mémoire dans le cœur et à l'esprit de ses disciples. Nombre d'entre eux doivent avoir ressenti que ces histoires communiquaient quelque chose d'une très grande importance, quelque chose que les enseignements formels n'apportaient pas : l'effet qu'avait le Bouddha sur ceux avec lesquels il entrait en contact, l'impact direct d'un être Éveillé, qui est au-dessus et au-delà de tous les mots.

Le Bouddha et Ananda.

Personne ne pourrait en être meilleur juge que le cousin du Bouddha, Ananda, qui pendant plus de vingt ans fut l'assistant du Bouddha, et le suivit partout. Si le Bouddha était invité à déjeuner, Ananda l'accompagnait. Si le Bouddha faisait un sermon, Ananda y assistait. Si le Bouddha recevait des visiteurs ou répondait à des questions, Ananda était présent. Il était tout le temps là, comme l'ombre du Bouddha. C'est dire que le Bouddha était tout pour lui. Quand le Bouddha fut sur le point de mourir, Ananda le ressentit bien évidement plus profondément que tout le monde. Selon le Mahaparinibbana Sutta, alors que le Bouddha était allongé entre les arbres sala, Ananda  se rendit à un pavillon proche. Là, il s'appuya au montant de la porte du pavillon et essaya de réaliser que le Bouddha était sur le point de mourir, dans quelques jours, voire dans quelques heures. En pleurant amèrement, il se dit : « Le maître est en train de me quitter, lui qui est si bienveillant ».

Ces mots ont une grande signification. Durant les vingt années qu'Ananda avait passées auprès du Bouddha, il avait entendu des centaines de discours, dont beaucoup d'enseignements abstrus, philosophiques ou profondément mystiques. Il avait entendu le Bouddha répondre à des milliers de questions. Il avait dû admirer son intelligence, son amabilité, et sa facilité à traiter les questions difficiles. Sans aucun doute avait-il assisté à toutes sortes d'événements extraordinaires. Mais ce n'était pas la sagesse du Bouddha ou sa compréhension de la philosophie, son habileté à débattre ou sa capacité à faire des miracles, son courage ou son énergie infatigable qui ressortaient. Pour Ananda, la qualité exceptionnelle du Bouddha était sa bonté, sa bienveillance. Après toutes ces années, pendant lesquelles il avait entendu tant de choses, l'impression principale que le Bouddha avait faite sur Ananda est résumée dans ces mots : « lui qui est si bienveillant. »

La moitié du bouddhisme est contenue dans cette remarque. Et, pour revenir à notre sujet, elle nous donne aussi l'origine de l'idéal du bodhisattva. La sagesse du Bouddha est révélée dans ses enseignements doctrinaux, mais son amour, sa compassion, qui ont tellement marqué Ananda, sont révélés par son exemple personnel. C'est à cela que ceux de ses disciples qui ne pouvaient identifier exclusivement le bouddhisme aux enseignements verbaux du Bouddha voulaient en venir. Ils disaient que le bouddhisme n'était pas simplement la sagesse, telle que représentée par les enseignements du Bouddha, mais était aussi l'amour et la compassion, tels que montrés par l'exemple de sa vie, et que dans toute formulation du bouddhisme, ces deux aspects devaient être pris en considération. Oui, nous devons essayer d'atteindre l'Éveil, de nous éveiller, de voir la vérité ; c'est l'aspect de la sagesse. Mais nous devons essayer d'atteindre la sagesse pour le bien de tous les êtres sensibles ; c'est l'aspect de  compassion. Ces deux aspects, ensemble, forment l'idéal du bodhisattva.

On pourrait dire qu'Ananda fut le premier exemple de l'idéal du bodhisattva, dans le sens où il s'occupa plus du Bouddha que de ses propres besoins, bien qu'il ait lui-même été un sérieux pratiquant spirituel. Il est peut-être significatif qu'à en croire les récits qui nous sont parvenus, Ananda, après le parinirvana du Bouddha, fit comme le Bouddha. Il allait de place en place, prêchant le Dharma, avec une grande suite de bhikkhus ; en fait il fut critiqué pour avoir une telle attitude. S'il y a une personne qui s'est approchée de l'esprit du Bouddha, il semble que ce soit bien Ananda. Les récits sont imparfaits ; il est difficile d'être certain de ce qu'ils nous rapportent. Mais Ananda en ressort cependant bien comme un personnage attrayant, comme ne le font pas des arahants tels que Mahakassapa ou même Moggallana.

Il est parfois suggéré qu'Ananda ait retardé son propre développement afin de prendre soin du Bouddha, et que de ce fait il n'ait pas atteint l'Éveil avant la mort du Bouddha. C'est une façon très superficielle d'envisager le fait : ce serait suggérer que le service ne fait pas partie du développement spirituel, alors que cela en fait vraiment partie. On pourrait même dire que c'est un des plus sûrs chemins de développement spirituel, en ceci que l'on doit dépasser son propre ego, son propre intérêt, ses propres désirs, comme Ananda l'a fait.

Ananda ne choisit pas un chemin plus facile ou plus habituel en acceptant de s'occuper du Bouddha. Aucune allusion n'est faite dans les écritures au fait qu'il ait avec noblesse sacrifié son propre développement spirituel pour cette tâche méritoire. Il est vrai que les écritures pâlies représentent Ananda comme atteignant le niveau d'arahant après le parinirvana du Bouddha, mais rien ne suggère que ce retard provienne du fait qu'il s'est occupé du Bouddha. Il est cependant peut-être intéressant qu'il y ait eu un retard. Cela suggère peut-être qu'Ananda n'ait pas conçu la vie spirituelle comme un but bien défini à atteindre, de la même façon que les autres arahants l'ont peut-être fait. Ananda semble avoir eu moins de penchant vers ce but de façon positive. Mais il y a certainement plus de recherches à faire à ce sujet, comme au sujet de nombreux autres aspects de la tradition. Nous pouvons réfléchir à leur signification spirituelle, mais leurs origines historiques sont difficiles à démêler.

Il n'est pas non plus facile de retracer exactement comment l'idéal du bodhisattva a émergé sous la forme d'un mouvement qui a finalement ressenti la nécessité de se distinguer de ceux qui ne partageaient pas sa vision. Un jour, ils ont commencé à appeler leur approche Mahâyâna, « la grande voie », et à se référer à ceux qui rejetaient leur approche comme suivant le Hînayâna, « la petite voie ». (De toutes les différentes écoles du bouddhisme ancien, la seule représentante du Hînayâna qui existe encore aujourd'hui - et la seule représentante du bouddhisme « Hînayâna » - est le Théravada).

Les faits historiques sont cependant loin d'être précis. Les enseignements préservés par le Théravada au fil des siècles conservent une grande partie tant de l'esprit que de la lettre de l'enseignement du Bouddha. Si les « hinayanistes » n'étaient pas intéressés par la vie du Bouddha, comment se fait-il que toutes ces histoires aient été si méticuleusement préservées dans le canon en pâli ? Ne se peut-il pas qu'ils aient été plus intéressés par les enseignements du Bouddha que par sa vie, puisqu'ils ont conservé tous ces événements dans leurs propres écritures ?

On pourrait aussi bien dire qu'ils ont conservé des enseignements auxquels ils n'attachaient guère d'importance, leur but premier étant de conserver tout ce qu'ils pouvaient. Nous pouvons être très heureux qu'ils l'aient fait : sans les différentes versions des écritures qu'ils ont conservées, nous n'aurions aucune idée de ce que le bouddhisme était à ses débuts. Nous ne pourrions certainement pas le découvrir à partir des écritures du Mahâyâna, qui dans l'ensemble représentent un effort pour réaliser une reconstruction complète des enseignements, et qui s'intéressent généralement non pas tant au Bouddha historique qu'à ce que l'on peut appeler la vie archétypale du Bouddha.

Aussi sélectives les dernières parties du canon en pâli soient-elles, elles contiennent au moins certains éléments de l'enseignement originel, ce qui permet de le reconstruire. Certains textes du Mâhâyana, les soûtras de Ratnakuta par exemple, semblent également contenir des traces originelles de l'enseignement du Bouddha. D'autres cependant, comme le Soûtra du lotus, n'ont presque certainement aucun lien direct avec l'enseignement historique du Bouddha. À partir des soûtras du Mahâyâna, nous pouvons avoir une bonne compréhension de l'esprit du bouddhisme, mais si l'on veut retrouver la lettre originelle par laquelle cet esprit s'est exprimé, nous devons aller essentiellement au canon en pâli. En tout cas, comme nous l'avons vu, à partir des textes en pâli, nous avons un sens fort de cet esprit grâce à la description vivante de la personnalité et de la vie du Bouddha que l'on y trouve.

L'éveil du Bouddha et l'éveil de ses disciples.

Comment donc ceux qui se sont nommés les mahâyânistes ont-ils pu tant ternir leurs amis bouddhistes ? Ceci nous ramène à une question que nous nous étions posés antérieurement. Quelle est la différence entre l'éveil du Bouddha et l'éveil de ses disciples ? Se pourrait-il que l'idéal de l'éveil puisse dégénérer ?

Au début, il y avait la bouddhéité. L'idéal que le Bouddha montra à tous les hommes et à toutes les femmes était l'atteinte de l'éveil, comme lui l'avait fait. Quand ses disciples atteignaient ce but, comme beaucoup le firent, le Bouddha ne distinguait pas, semble-t-il, le contenu de leur éveil par rapport au sien. On rapporte qu'il a dit : « Ô moines, je suis libéré de tout lien, humain comme divin. Vous aussi êtes libérés de tout lien, humain comme divin », ce qui suggère qu'il voyait leur éveil comme identique au sien. L'unique différence était que le Bouddha réalisa la vérité le premier, et que les disciples le firent ensuite en suivant les enseignements du Bouddha (si bien que leur éveil fut qualifié d'anubodhi, ou « éveil postérieur »).

La découverte par le Bouddha de la voie de l'éveil fait qu'il est unique ; une singularité particulière est liée au pionnier parce qu'il est le premier, il définit le « modèle ». Mais si les arahants ont atteint exactement ce que le Bouddha avait atteint, pourquoi le Bouddha leur a-t-il autant manqué après sa mort ? Les écritures donnent l'impression que le Bouddha avait vraiment quelque chose que ces disciples éveillés n'avaient pas. Il semble avoir eu une personnalité imposante et plus de caractère que les autres, même s'ils étaient tous égaux quant à l'éveil. La doctrine plus tardive du Mahâyâna dit qu'en accord avec son punya, son mérite, le Bouddha avait une apparence extrêmement impressionnante en taille et carrure, en beauté et dignité, et qu'il avait une belle voix. Tout ceci ne le rendait pas plus sage, mais donnait à sa sagesse un instrument efficace, qui aurait pu lui donner une plus grande influence.

Dans les écritures pâlies, des arahants comme Sariputta sont parfois montrés comme enseignant avec grand succès, mais le Bouddha semble avoir eu de loin la plus grande habilité à communiquer. Pour autant que l'on puisse dire, certains des disciples éveillés ne communiquaient guère. Peut-être n'avaient-ils pas ce don. Mais ce fait serait une contradiction pour la tradition tardive du Mahâyâna, qui en arrive à considérer le don de communication comme faisant  presque partie intégrante de l'Éveil, un aspect de l'upaya du Bouddha, de ses « moyens habiles ». Cela suggère  que si vous êtes Éveillé, vous serez capable de communiquer votre expérience de manière effective, et vous voudrez le faire ainsi. Si vous avez la sagesse, vous aurez également la compassion.

Peut-être pourrait-on conclure que le Bouddha était simplement plus éveillé. L'éveil n'est pas un point final. Nous avons tendance à y penser comme à un état fixe que l'on atteint et dans lequel on reste, mais peut-être devrait-on y penser en termes de développement perpétuel. Au-delà d'un certain point, nous ne pouvons plus suivre le Bouddha : le Dhammapada l'appelle « celui qui est sans trace » (v. 179), mais le point où il disparaît de notre vue n'est pas nécessairement le but ; des perspectives plus lointaines peuvent exister au-delà.

Cependant, les générations passant, les bouddhistes en vinrent à ressentir une différence entre l'Éveil du Bouddha et l'expérience des Éveillés suivants (les arhants, ou « méritants »). Le Bouddha avait été un pionnier, redécouvrant le Dharma à une époque où celui-ci était perdu, et l'idée se développa que pour ce faire il s'était qualifié en pratiquant les paramitas ou « perfections » pendant un nombre incalculable de vies. N'ayant pas cette tâche à accomplir, les arahants n'avaient pas besoin de passer par une telle période d'entraînement intensif, si bien que le résultat était moindre que celui d'un Bouddha. Tel était le raisonnement.

Pendant ce temps, durant la centaine d'années qui suivirent le parinirvana du Bouddha, il semble qu'il y ait eu une sorte d'ossification de l'idéal de l'Éveil, ou plutôt de la compréhension de cet idéal. Il semble qu'au fil de ces années, l'idéal de l'arahant ait dégénéré pour devenir une étroite conception individualiste de l'Éveil. La façon bouddhique originelle de voir les choses était probablement plus ouverte et plus fluide. Les premières écoles bouddhistes en vinrent à caricaturer leur propre conception des arahants sous la forme de personnages froids et sans émotion, et les mahâyânistes tendirent à hériter de cette attitude. Cependant, les mahâyânistes n'étaient pas satisfaits d'une conception représentant ainsi l'idéal le plus élevé de l'esprit originel de l'enseignement du Bouddha. C'est ce qui conduisit à une toute nouvelle phase de l'histoire du bouddhisme, et à l'origine de ce qui en vint à être appelé l'idéal du bodhisattva.

De façon ultime, on ne peut concevoir l'Éveil comme étant uniquement pour soi ou bien uniquement non pour soi, uniquement pour les autres ou bien uniquement non pour les autres. Il est impossible de dissocier l'aspect personnel de l'aspect altruiste du développement spirituel. Mais les mahâyânistes virent une nécessité de distinguer les deux courants, et de critiquer les autres écoles en les appelant « Hînayâna », une voie moindre qui limitait l'idéal de l'Éveil à son aspect individuel. Certains des soûtras du Mahâyâna n'ont pas seulement promu l'idéal du bodhisattva, ils sont plus loin, en présentant l'idéal de l'arahant comme inférieur en moi-même. Dans le Vimalakirti-nirdesha (L'enseignement de Vimalakirti) par exemple, Shariputra est représenté comme une sorte de personnage borné, dont le littéralisme est moqué en permanence par le mahâyâniste Vimalakirti, ceci bien que la sangha bouddhiste d'origine ne peut être identifiable à ce qui en vint à être appelé le Hînayâna.

Pourquoi les écrivains du Mahâyâna ont-ils eu recours à de telles tactiques ? La raison peut être retracée jusqu'à quelque chose de relativement simple, mais qu'il nous est peut-être difficile à comprendre. Le concept d'évolution historique était étranger aux gens de l'Inde ancienne. Il nous est naturel de penser en termes de progression historique, si naturel qu'il nous est difficile de ne pas le faire, mais ce n'était pas chose naturelle pour les bouddhistes de l'Inde ancienne. Face à l'idéal de l'arahant tel qu'il était présenté, et qu'ils trouvaient inacceptable, ils devaient accepter qu'il ait été réellement enseigné par le Bouddha. Il ne leur était pas possible de penser que le Bouddha avait en fait enseigné quelque chose de différent, et que cet enseignement avait dégénéré au fil du temps, aboutissant à cet idéal plutôt négatif. Il leur fallait concevoir toute évolution comme étant survenue durant la vie du Bouddha lui-même, et tous les différents enseignements et idéaux comme ayant été prêchés par le Bouddha.

Ils comprirent cette divergence en pensant que le Bouddha, confronté à des gens de capacités spirituelles différentes, avait enseigné à ceux-ci des idéaux différents. Comme ils le concevaient, le Bouddha avait enseigné l'idéal de l'arahant tels qu'ils le comprenaient, mais uniquement en tant qu'enseignement provisoire, destiné à ceux qui étaient comparativement peu développés. À ceux qui étaient prêts pour un enseignement avancé, il avait enseigné l'idéal du bodhisattva. Cette explication rationnelle est l'un des thèmes majeurs de nombre de textes bien connus du Mâhâyana.

Avec l'arrivée de l'école T'ien-tai au VIème siècle en Chine, une perspective plus historique apparut. La totalité des enseignements du Bouddha fut classée en cinq grandes périodes, auxquelles furent rattachés les différents soûtras. Mais c'est seulement à une période relativement récente, en relation avec l'influence des modes de pensée évolutionnistes occidentaux, qu'il a été possible de penser en termes d'évolution du bouddhisme, de la même façon qu'a pu être envisagée l'évolution du christianisme, ou celle de toute autre religion.

La perspective historique à laquelle nous avons accès modifie entièrement le problème. Elle nous permet de dire, par exemple, que nous n'avons pas à penser en termes d'un idéal limité de l'arahant. Nous pouvons penser que le Bouddha a originellement présenté l'idéal de l'Éveil aussi complètement qu'il l'a pu, et nous pouvons imaginer que pour les gens de l'époque, comme pour ceux de nombreuses générations ultérieures, cela avait bien le sens de ce qu'il avait dit. Au fil du temps, cependant, cette compréhension a dégénéré. Une distinction est apparue entre l'atteinte de l'Éveil par le Bouddha et celle des arahants, et l'Éveil de ces derniers en vint à être considéré comme un Éveil moindre. D'où le besoin de la reformulation de tout l'enseignement par le Mahâyâna, afin de remettre l'accent sur les points précis sur lesquels le Bouddha lui-même avait initialement insisté. Les mahâyânistes essayèrent d'unifier à nouveau le but, disant que l'on devrait viser non pas l'idéal de l'arahant, le but moins élevé, mais l'Éveil suprême.

Il n'y a pas de récits précis, si bien que nous ne connaissons pas vraiment les conséquences pratiques du développement de ces idées, mais nous pouvons extrapoler à partir de ce que nous ont rapporté certains pèlerins chinois. Xuanzang dit clairement que, pendant sa visite en Inde au VIIème siècle, les pratiquants du « Hînayâna » et ceux du « Mahâyâna » vivaient côte à côte dans les mêmes monastères, suivant à peu près la même discipline. Ils se différenciaient seulement par le fait que les moines du Mahâyâna étudiaient les soûtras du Mahayana en plus des Agamas (l'équivalent sanskrit des Nikayas pâlis), et suivaient le culte des bodhisattvas archétypaux.

Pour tenter un parallèle, on pourrait dire que c'était un peu comme les différences entre la « Haute Église » et la « Basse Église » dans l'Église d'Angleterre. Dans le même diocèse vous pouviez trouver un prêtre qui était plutôt « Basse Église » et un autre qui était plutôt « Haute Église », mais ils appartenaient tous deux à la même « Église large ».

Le Hînayâna, le Mahâyâna et le Vajrayâna.

La différence entre « Hînayâna » et « Mahâyâna » semble avoir été aussi peu remarquable que cela, jusqu'à ce que le Vajrayâna émerge et qu'il y ait une sorte d'effondrement de la discipline monastique.

Ceux qui suivaient le Vajrayâna ne pouvaient guère rester dans les monastères puisqu'ils ne respectaient plus la discipline monastique, et on sait que nombre d'entre eux, ceux qui suivaient plus l'idéal du siddha, choisirent délibérément de les quitter. Mais tant que les hînayânistes et les mahâyânistes continuèrent à suivre la même discipline monastique, ils ne ressentirent apparemment pas le besoin de vivre dans des établissements différents du seul fait de leurs vues différentes.

De même, dans une communauté bouddhiste actuelle, les résidents pourraient être d'accord sur la même façon de vivre, de méditer matin et soir, d'être végétariens et de s'abstenir d'alcool, de vivre de moyens d'existences justes, et ainsi de suite. Certains pourraient étudier les écritures du Mahâyâna, d'autres le canon pâli, et d'autres encore pourraient lire des traductions d'ouvrages tantriques tibétains, mais tant qu'ils observeraient une façon commune de vivre et des principes éthiques communs, les membres de la communauté pourraient vivre ensemble tout à fait harmonieusement. Quelque chose comme cela semble s'être produit dans l'Inde médiévale, le Vinaya (le texte précisant les codes de conduite monastique) fournissant les bases éthiques pour la pratique tant du Hînayâna que du Mahâyâna.

Mais il semble qu'il n'y ait pas eu de communauté de points de vue. Après la scission, il n'y eut que très peu de discussions ou de controverses entre les deux parties pour la simple raison que les diverses écoles du Hînayâna ignorèrent le Mahâyâna, comme le Théravada a pour une grande part continué à le faire jusqu'à aujourd'hui. Une des parties de l'Abhidhamma théravadin, le Katha-vatthu ou « Points de controverse », rapporte un grand nombre de discussions entre les écoles du Théravada et les écoles du proto-Mahâyâna, mais c'est le seul témoignage que nous ayons en ce sens.

Au fil des ans, les deux courants s'isolèrent géographiquement. C'est au Sri Lanka que le Théravada fut préservé, et c'est là, selon la tradition du Théravada, que le canon pâli fut originellement écrit, au quatrième concile tenu à Alu-vihara au premier siècle avant notre ère. Les Théravadins cinghalais étaient très opposés à certaines écoles quasi-mahâyânistes qui prirent pied au Sri Lanka. L'Abhayagiri-vihara, qui avec le Mahavihara était un des deux grands monastères sri-lankais, avait une tendance mahâyâniste, mais avec l'aide du roi Parakkama, il fut finalement supprimé au XIIème siècle. On sait très peu de choses sur ce qui y était enseigné. Les sources du Théravada donnent l'impression que, quoi que cela ait été, c'était si épouvantable qu'aucun théravadin raisonnable ne pouvait le décrire en détail.

Pendant ce temps, tandis que le bouddhisme Mahâyâna s'étendait au Tibet, en Chine et au Japon, le Mahâyâna se dissocia de ses bases monastiques du « Hînayâna », et il y eut un facteur de complexification qui fut l'apparition d'une sorte de Vinaya du Mahâyâna. En Inde, et plus tard au Tibet, on considéra cette addition comme étant une addition au Vinaya du Hînayâna, et donc comme un supplément mahâyâniste pour les bodhisattvas. En fin de compte, l'ensemble devint quelque peu encombrant.

Pour toutes ces raisons, les deux courants du bouddhisme en vinrent à développer des façons complètement différentes d'exprimer la voie vers l'Éveil, au point que la comparaison entre les deux est très difficile. On pourrait vraiment pardonner à ceux qui se demandent s'il est fait référence au même Éveil. On doit cependant se rappeler que l'intention des deux est de se référer à l'expérience de l'Éveil et à l'inspiration du Bouddha : c'est leur point de départ. Pendant toute cette étude de l'idéal du bodhisattva, nous reviendrons encore et encore à la considération des correspondances entre les deux approches, pour la simple raison qu'il est spirituellement fructueux de le faire. Avec la perspective historique dont nous disposons, nous pouvons apprécier et apprendre des deux. Quand on aborde le bouddhisme pour la première fois, il n'y a aucune raison de démêler toutes les complexités historiques. Il suffit de considérer la vie du Bouddha, et la vie spirituelle en général ; à la base le bouddhisme enseigne un idéal spirituel équilibré insistant à la fois sur la sagesse et sur la compassion. La tâche des bouddhistes occidentaux est de trier ce qui est vraiment utile dans la tradition bouddhique, ce que le Bouddha a réellement enseigné, et ce qui nous aide dans notre propre vie spirituelle.

Après la séparation, tous les mahâyânistes n'ont pas embrassé l'esprit des enseignements tandis que tous les « hînayânistes » ont adhéré rigidement à la lettre. Le fait que techniquement vous apparteniez à l'école de l'esprit ne veut pas dire qu'automatiquement vous observez plus l'esprit que la lettre ; les « mahâyânistes » n'ont pas lieu de pavoiser ici. En aucun cas une personne n'est jamais toujours mahâyâniste ou toujours hînayâniste. À chaque occasion, selon le contexte spirituel, elle peut adopter soit ce que l'on peut appeler une attitude hînayâniste, c'est-à-dire autocentrée, soit ce que l'on peut appeler une attitude mahâyâniste, c'est-à-dire altruiste. Il y a eu beaucoup de mahâyânistes qui ont collé rigidement à la lettre du Mahâyâna, d'une façon non-mahâyâniste, et il y a certainement beaucoup de théravadins qui vivent en accord avec l'esprit plutôt qu'avec la lettre des textes du Théravada. Et, parce que notre propre comportement devrait être notre objet d'examen premier, à tout moment, il nous est bénéfique de nous  demander quelle attitude nous utilisons lorsque nous adoptons, par exemple, une pratique de méditation ou un travail.

Comme point de départ, tout bouddhiste doit se rappeler que le Bouddha et son esprit compassionné ne peuvent être exclus du bouddhisme. C'est essentiellement pour se rappeler cela que les bouddhistes s'engagent dans des pratiques de dévotion, des pujas (ceci est un aspect fondamental de la pratique du bodhisattva, comme nous le verrons). La puja nous amène face au Bouddha, de manière littérale si nous nous tenons face à une image du Bouddha sur l'autel. Alors que nous regardons cette image, l'enseignement peut être un moment oublié. Pendant un moment, nous sommes face à face avec la bouddhéité et, la contemplant, nous reconnaissons notre véritable propre nature.

L'idéal du bodhisattva reconnaît que pour atteindre l'Éveil nous devons développer tant la sagesse que la compassion, les aspects tournés vers nous-même et altruistes de la vie spirituelle. C'est la polarité fondamentale : l'Éveil intérieur, par la sagesse, se manifestant extérieurement, par la compassion. Et là est la nature du bodhisattva, celui qui est résolu à atteindre l'Éveil pour le bien de tous les êtres.

The Bodhisattva Ideal © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.

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