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Idéal du bodhisattva 7 - La hiérarchie des bodhisattvas

Selon le canon en pâli, juste après que le Bouddha a atteint l'Éveil ou, plutôt, alors qu'il explorait encore les différentes facettes de cette expérience, que nous considérons habituellement comme une seule expérience indifférenciée, il prit conscience d'une très puissante aspiration. Il sut qu'il lui fallait trouver quelqu'un ou quelque chose qu'il puisse vénérer et respecter. Son impulsion fondamentale, semble-t-il, si peu de temps après son expérience de l'Éveil, a été de vénérer : de regarder vers le haut, et non vers le bas. Après réflexion, il réalisa que, ayant atteint l'Éveil, il n'y avait maintenant personne vers qui il puisse se tourner, puisque personne n'avait atteint ce qu'il avait atteint. Mais il vit qu'il pouvait vénérer le Dharma, la grande loi spirituelle en vertu de laquelle il avait atteint l'Éveil. Il décida donc de se dédier à la vénération du Dharma.

Nous ne saurions nous rappeler cet épisode trop souvent, en particulier parce qu'il est si contraire à l'attitude moderne de ne pas vouloir honorer qui ou quoi que ce soit, ni être redevable à qui ou quoi que ce soit. Nous ne sommes parfois que trop disposés à regarder les autres de haut, mais nous n'admirons pas volontiers, et éprouvons même du ressentiment si d'autres semblent nous être supérieurs de quelque façon que ce soit. Nous sommes généralement assez heureux d'admirer, voire de vénérer la force physique supérieure, la vivacité et la volonté de gagner d'un athlète, mais souvent nous ne sommes pas prêts à respecter ou à vénérer des qualités qui sont supérieures d'un point de vue spirituel.

Quelqu'un a remarqué un jour que dans toute culture où un principe particulier a une importance si fondamentale qu'il est pris pour acquis, aucun mot n'existe dans la langue locale pour décrire ce principe. Une réflexion très intéressante de ce principe est trouvée dans le fait que dans le bouddhisme, aucun mot traditionnel n'existe pour dire « tolérance ». C'est comme si, afin d'apprécier la tolérance du bouddhisme, vous deviez pouvoir le considérer du point de vue d'une tradition ou d'une culture qui ne soit pas tolérante. Traditionnellement, le bouddhisme ne se considère pas comme tolérant. Il ne promeut pas ce concept, ne suggère pas qu'il soit une religion tolérante ; il n'a jamais eu cette sorte de conscience de lui-même vis-à-vis de sa propre nature.

Il en est de même de la hiérarchie. Traditionnellement, le bouddhisme est saturé de hiérarchies, dans une mesure telle que les bouddhistes sont presque incapables de prendre un peu de recul et de voir le bouddhisme comme hiérarchique. Le fait même que la voie spirituelle soit une série d'étapes ou de stades montre à quel point le principe de la hiérarchie fait profondément partie intégrante du bouddhisme. En fait, la vie spirituelle elle-même est inséparable du principe hiérarchique. Il y a une hiérarchie des sagesses : celle au sujet duquel vous lisez et ou dont vous entendez parler (la shruta-mayi-prajña), la sagesse que vous développez par la réflexion (la cinta-mayi-prajña) et, dans sa forme la plus élevée, la sagesse développée en méditation (la bhavana-mayi-prajña). Il y a une hiérarchie des différents niveaux du cosmos, du kamaloka jusqu'au rupaloka et à l'arupaloka. Et bien sûr il y a la hiérarchie des personnes : les arya-puggalas du Théravâda comme les bodhisattvas du Mahâyâna sont organisés en hiérarchies. Il semblerait que le concept de hiérarchie soit absolument fondamental dans le bouddhisme ; sans lui, le bouddhisme tel que nous le connaissons ne pourrait guère exister. Et pour cette raison, peut-être, il n'existe pas de mot ou de concept traditionnel pour la hiérarchie. Il y a certains mots qui expriment l'idée d'une séquence de valeurs croissantes dans un contexte particulier, mais il n'y a pas de terme générique et généralisé couvrant toutes les hiérarchies différentes et plus spécifiques.

Mais quand, en tant qu'Occidentaux, nous abordons le bouddhisme de l'extérieur, sa nature hiérarchique nous frappe. Cela pose des problèmes à certaines personnes, problèmes qui n'en sont pas pour des bouddhistes orientaux qui ont un conditionnement culturel et psychologique différent. En ce qui me concerne, toutefois, après des années en tant que bouddhiste, ma propre difficulté est d'essayer d'avoir de la sympathie pour le concept non-hiérarchique et anti-hiérarchique de l'égalité, qui semble très limité et restrictif. Il me semble que l'inégalité est une des choses les plus évidentes de la vie.

Bien sûr, il y a des vraies hiérarchies et des fausses hiérarchies. Au dix-huitième siècle en Europe, et en particulier en France, la hiérarchie sociale et ecclésiastique était complètement fausse ; elle ne correspondait à aucun fait et à aucune réalité. Par exemple, des favoris à la cour n'ayant pas la moindre prétention d'être pieux étaient nommés évêques. Quand le nom d'un certain homme de cour fut proposé à Louis XV pour le poste d'archevêque de Paris, il objecta : « Non, non, l'archevêque de Paris doit au moins croire en Dieu ! »  - ce qui montre  jusqu'où les choses étaient allées. En ce qui concerne le pauvre Louis XVI, qui fut guillotiné, son véritable intérêt était la serrurerie, et c'est ce qu'il passait le plus clair de son temps à faire. Il n'avait aucune idée de ce qu'était que gouverner ; en d'autres termes, il n'était pas roi dans le vrai sens du terme.

Finalement, il y eut le grand bouleversement de la Révolution française, et la fausse hiérarchie, dans l'État comme dans le clergé, fut renversée. Cependant, en niant la fausse hiérarchie, le peuple n'affirma pas la vraie  hiérarchie mais la non-hiérarchie, l'anti-hiérarchie, d'où la fameuse devise, « Liberté, Égalité, Fraternité ». Nous avons hérité beaucoup de choses de cette période, et en particulier une tendance anti-hiérarchique, une opposition non seulement aux fausses hiérarchies mais aux hiérarchies en tant que telles. C'est dommage. On peut comprendre que les gens, dans la France révolutionnaire, n'aient pas été capables ou n'aient pas voulu faire la distinction entre véritable  hiérarchie et fausse  hiérarchie. Mais en des temps plus calmes, nous ne devrions pas avoir à rejeter l'idée même de  hiérarchie.

Il est parfois dit que toute personne est aussi bonne que toutes les autres, « en tant que personne ». Mais cette supposition est discutable. Ce n'est pas comme si les termes « personne » et « individu » faisaient référence à quelque chose de statique ; ils suggèrent un degré de développement. Et certaines personnes sont plus développées que d'autres, c'est-à-dire qu'elles sont meilleures que d'autres en tant que personnes.

Il ne s'agit pas, avec une telle affirmation de la hiérarchie, de figer les gens à leur place. C'est l'opposé qui est vrai, car cette hiérarchie n'est pas fixe. Ce qui importe est que tout le monde soit encouragé à croître et que personne n'adhère à une idée fixe de sa valeur en tant qu'individu. Notre valeur réside dans l'effort que nous faisons au niveau où nous sommes, et non dans une position fixe que nous occupons dans la hiérarchie. Si nous avons fait de notre mieux, personne ne peut nous critiquer.

Et il semble bien que la compétition aide les gens à donner le meilleur d'eux-mêmes, à réaliser le meilleur d'eux-mêmes, à être le meilleur d'eux-mêmes. Dans un de ses discours, le Bouddha parla de chacun de ses disciples les plus intimes, déclarant qui était meilleur à quoi. Et, semble-t-il, chacun pouvait en fait être le meilleur à une chose ou à une autre. L'un était le meilleur à faire des discours, une autre était le meilleur méditant, un autre était le meilleur à aller faire sa tournée d'aumônes. Chacun excellait à quelque chose.

Néanmoins, le mot hiérarchie est très impopulaire de nos jours, et la définition du dictionnaire, « un corps de dirigeants ecclésiastiques », ne fait rien pour rendre le terme plus attrayant. Mais dans son sens originel, hiérarchie voulait dire quelque chose comme une manifestation, à travers un certain nombre de personnes, de différents degrés d'expression de la réalité. On peut ainsi parler, par exemple, d'une hiérarchie de formes vivantes, certaines plus basses, exprimant ou manifestant moins de réalité, certaines plus élevées, exprimant ou manifestant plus  de réalité. Il y a une hiérarchie continue de formes vivantes, de l'amibe jusqu'à l'être humain ; plus le niveau est élevé, plus le degré de réalité est grand.

Et il y a une autre hiérarchie de formes vivantes : la hiérarchie de l'être humain non-éveillé jusqu'au bouddha éveillé. Ceci correspond à ce que dans d'autres contextes j'ai appelé l'évolution supérieure. Tout comme l'être humain non-éveillé incarne ou manifeste davantage de réalité ou de vérité que l'amibe, l'être humain éveillé incarne ou manifeste plus de réalité dans sa vie, son travail, sa parole même, que ne le fait la personne non-éveillée. La personne éveillée est comme une fenêtre claire à travers laquelle brille la lumière de la réalité, à travers laquelle cette lumière peut être vue presque telle qu'elle est. Ou l'on peut dire qu'elle est comme un cristal ou un diamant, concentrant et reflétant cette lumière.

Entre l'être humain non-éveillé et celui qui est éveillé, le bouddha, il y a un certain nombre de degrés intermédiaires incarnés dans des personnes différentes à des stades différents de développement spirituel. La plupart des gens sont encore en deçà de l'Éveil, dans une plus ou moins grande mesure, mais en même temps, ils ne sont pas complètement non éveillés. Ils se tiennent quelque part entre l'état non-éveillé et l'état d'Éveil complet, formant ainsi une hiérarchie spirituelle, dont les degrés les plus élevés peuvent être appelés la hiérarchie des bodhisattvas. Nous en savons maintenant suffisamment sur les bodhisattvas pour avoir un sens de l'intensité de leur aspiration et de leur engagement dans la vie spirituelle. Mais même parmi les bodhisattvas il y a des degrés d'accomplissement spirituel.

Le principe de la hiérarchie spirituelle est très important. En tant qu'êtres humains, nous sommes reliés à la réalité ultime à la fois directement et indirectement. Nous sommes reliés directement dans le sens où, dans les profondeurs de notre être, il y a quelque chose qui nous met tout le temps en lien avec la réalité, comme un fil d'or qui, quoique aussi fin qu'un fil de la vierge, est toujours là. Chez certaines personnes, ce fil est devenu un peu plus épais, un peu plus fort, chez d'autres il est presque fort comme une corde, alors que chez ceux qui sont éveillés, il n'y a pas besoin d'un fil connecteur parce qu'il n'y a pas de différence entre les profondeurs de leur être et les profondeurs de la réalité même. Ainsi, nous sommes directement reliés avec la réalité, dans les profondeurs de notre être, bien que la plupart d'entre nous n'en ayons pas conscience. Bien que nous ne le voyions pas, ce fin fil d'or, brillant au milieu de l'obscurité en nous, est néanmoins bien là.

Nous sommes reliés à la réalité indirectement de deux façons. Tout d'abord nous sommes reliés à ce qui représente un moindre degré de manifestation de la réalité que nous-mêmes. Nous sommes reliés à la nature, aux rochers, à l'eau, au feu, aux différentes formes de vie végétale, et aux formes de vie animale qui sont moins élevées que nous sur l'échelle de l'évolution. Cette relation peut être comparée à la vision d'une lumière à travers un voile épais ; parfois, le voile semble être si épais, particulièrement dans le cas des formes matérielles, que nous sommes complètement incapables de voir la lumière.

Les amis spirituels, ou kalyana mitras.

Nous sommes aussi reliés indirectement à la réalité à travers les formes qui représentent un plus haut degré de manifestation de la réalité que nous-même. C'est comme voir une lumière à travers un voile fin, un voilage qui semble parfois aussi fin que de la gaze, et qui même, à l'occasion, s'ouvre et tombe pour permettre à la lumière de la réalité d'être vue directement, telle quelle, sans aucune médiation. Nous pouvons dire que ce léger voile, à travers lequel nous voyons la lumière de la réalité, est la hiérarchie spirituelle, en particulier la hiérarchie des bodhisattvas.

Il nous est de la plus grande importance d'être en contact avec des personnes qui sont au moins un peu plus avancées que nous spirituellement, à travers lesquelles la lumière de la réalité brille un peu plus clairement qu'à travers nous. Dans la tradition bouddhique, ces personnes sont connues sous le nom d'amis spirituels, kalyana mitras, et elles sont plus importantes pour nous que ne le serait un bouddha. S'il nous arrivait d'avoir l'occasion de rencontrer un bouddha, nous ne tirerions probablement pas grand-chose de la rencontre, ni ne réaliserions même la nature de la personne en face de nous. Il est probable que nous bénéficierons bien plus de notre contact avec ceux qui sont juste un peu plus développés spirituellement que nous ne le sommes.

En rapport avec ceci, il y a un très beau passage dans le grand classique spirituel tibétain qu'est Le Précieux ornement de la libération, de Gampopa. Parlant des amis spirituels, Gampopa dit :

« Comme, au début de notre carrière, il est impossible d'être en contact avec les bouddhas ou avec les bodhisattvas vivant à un haut niveau de spiritualité, nous devons rencontrer des êtres humains ordinaires en tant qu'amis spirituels. Dès que l'obscurité causée par nos actions s'éclaire, nous pouvons trouver des bodhisattvas à un niveau de spiritualité élevé. Puis, quand nous nous sommes élevés au-dessus de la Grande voie préparatoire, nous pouvons trouver le nirmanakaya du Bouddha. Finalement, dès que nous vivons à un niveau de spiritualité élevé, nous pouvons rencontrer le sambhogakaya en tant qu'ami spirituel.

Si vous demandiez qui, parmi ces quatre, est notre plus grand bienfaiteur, la réponse est qu'au début de notre carrière, quand nous vivons encore emprisonnés par nos actions et nos émotions, nous ne verrons même pas le visage d'un ami spirituel supérieur. À la place, nous devons chercher un être humain ordinaire qui peut, avec la lumière de son conseil, éclairer la voie que nous devons suivre, après quoi nous rencontrerons des êtres supérieurs. Donc, le plus grand bienfaiteur est un ami spirituel sous la forme d'un être humain ordinaire. »

Cette association avec les amis spirituels est ce que les Indiens appellent la satsangh et ils y attachent beaucoup d'importance. Satsangh est un mot sanskrit composé de deux parties : sat qui veut dire bon, juste, vrai, réel, véritable, saint, spirituel, et sangh qui veut dire association, compagnie, camaraderie, communauté, voire communion. Satsangh veut donc dire « bonne camaraderie », « communion avec ce qui est bon » ou « sainte association ».

En Inde, depuis des siècles, il a été insisté sur l'importance de la satsangh parce que nous avons tous besoin d'aide pour mener une vie spirituelle. Nous ne pouvons pas aller loin seuls. Si, semaine après semaine, année après année, nous ne pouvions aller à des séances de méditation, si nous ne rencontrions jamais d'autre personne intéressée par le bouddhisme, si nous n'avions même pas de livres - car lire des livres de la bonne sorte est aussi une forme de satsangh -, si nous étions complètement seuls, nous n'irions pas loin, aussi grands soient notre enthousiasme de départ et notre sincérité. Nous recevons encouragement, inspiration et soutien moral de notre association avec d'autres qui ont des idéaux similaires et mènent un genre de vie similaire. Ceci est particulièrement le cas quand nous nous associons avec ceux qui sont un peu plus avancés spirituellement que nous-mêmes ou, dit plus simplement, qui sont juste un peu plus humains que la plupart des gens - un peu plus conscients, un peu plus bienveillants, avec un peu plus de foi, etc.

En pratique, cela signifie que nous devrions essayer d'être ouverts et réceptifs vis-à-vis de ceux que nous reconnaissons être au-dessus de nous dans la hiérarchie spirituelle, ceux qui clairement ont plus de vue pénétrante, plus de compréhension, plus de sympathie, plus de compassion, etc. Nous devrions être prêts à recevoir d'eux, tout comme une fleur ouvre ses pétales pour recevoir la lumière et la chaleur du soleil. Quant à ceux qui, pour autant que nous pouvons le savoir (et en nous rappelant que nous pouvons nous tromper), sont en dessous de nous dans la hiérarchie spirituelle, notre attitude envers eux devrait être celle de la générosité, de la bienveillance, de la serviabilité - en les encourageant, en les aidant à se sentir accueillis, et ainsi de suite. En ce qui concerne ceux qui sont plus ou moins au même niveau que nous, notre attitude devrait être celle de la communauté, du partage, de la réciprocité.

Ces trois attitudes correspondent aux trois grandes émotions positives de la vie spirituelle bouddhique. Il y a tout d'abord la shraddha, mot qui est souvent traduit par « foi » ou « croyance » mais qui veut vraiment dire une sorte de dévotion, une réceptivité à la lumière se déversant, si l'on peut dire, depuis le haut. Deuxièmement il y a la compassion, qui est un don ce que nous avons reçu de plus élevé à ceux qui sont plus bas dans la hiérarchie spirituelle. Et troisièmement il y a l'amour, la metta, que nous partageons avec ceux qui sont au même niveau que nous-mêmes.

Dans Le Précieux ornement de la libération, Gampopa continue en disant : « On obtient l'Éveil d'un bouddha en servant les amis spirituels. » Une déclaration forte, c'est le moins que l'on puisse dire, et une déclaration qui ne plaît peut-être pas beaucoup. L'idée même de servir nous est plutôt étrangère. L'idée de nous dévouer pour prendre soin de nos enfants, peut-être, ou pour  nous occuper de nos parents quand ils sont âgés nous est familière, mais il n'est pas toujours facile de transposer ce sentiment à d'autres situations. Ceci est très lié à l'effondrement de l'idée de hiérarchie spirituelle, ou de toute autre sorte de hiérarchie. Si nous sommes tous égaux, pourquoi devrions-nous faire quelque chose pour une autre personne ? Pourquoi ne le ferait-elle pas pour nous ? Ou pourquoi ne pouvez-vous pas le faire sur une base d'échange ? « Je le fais pour toi aujourd'hui et tu le fais pour moi demain. »

Se mettre dans une position de servir quelqu'un est reconnaître que la personne que nous servons est meilleure que nous sous certains aspects. Et c'est cela que beaucoup de gens ne sont pas prêts à faire. Mais à moins de pouvoir reconnaître ceci, on ne peut pas croître spirituellement. En « servant des amis spirituels », on devient davantage comme eux, et l'on trouve alors qu'il y a d'autres amis spirituels à servir. Même quand on devient un bodhisattva avancé, on s'aperçoit que l'univers est plein de bouddhas que l'on peut servir avec dévotion. Il y a toujours quelqu'un que nous pouvons servir.

Gampopa dit aussi que l'on devrait « penser à un ami spirituel comme au Bouddha ». L'idée qui sous-tend cela est qu'il n'est pas question d'écraser son ami - en tant qu'être humain ordinaire - avec l'idée qu'il est un bouddha, ou d'essayer de se convaincre qu'il est un bouddha quand notre raison nous dit qu'il ne l'est pas. Il n'est pas besoin de considérer tout ce qu'il dit ou fait comme l'action d'un bouddha. Ce qui est important est que, alors que notre ami spirituel peut être très loin d'être un bouddha, il est au moins un petit peu plus développé spirituellement que nous-même. C'est comme si derrière notre ami se tenait son propre maître, et derrière ce maître un autre, et ainsi de suite jusqu'à ce que, derrière eux tous se tienne le Bouddha. Ainsi le Bouddha brille, pour ainsi dire, à travers toutes ces personnes à des degrés variés de transparence.

C'est du moins une façon d'interpréter le conseil de Gampopa de « penser à un ami spirituel comme au Bouddha ». Cependant, Gampopa, qui appartenait avant tout à la tradition tantrique, étant un gourou de l'école Kagyu du Tibet ainsi que l'un des principaux disciples de Milarépa, souhaitait sans doute que sa déclaration soit prise très littéralement.

Les Trois joyaux.

L'idée selon laquelle chacun des Trois joyaux a son aspect ésotérique est une idée fondamentale dans le Vajrayâna. Et étant ésotérique, cette notion est profondément pratique. Les vajrayanistes disaient qu'en fait l'Éveil du Bouddha, son enseignement de la vérité qu'il a découverte, et la croissance du cercle de ses disciples éveillés - ces Trois joyaux qui ont été vénérés au fil des siècles de la tradition bouddhique -, tout cela s'est passé il y a très longtemps. Nous mêmes ne pouvons avoir de contact direct avec eux et ne pouvons bénéficier de leur influence directe. Il nous faut en fait trouver nos propres Trois joyaux. La question est : où les trouver ? La réponse du Vajrayâna est que nous devrions considérer notre maître du Dharma, notre gourou, comme étant le Bouddha, l'exemple de l'Éveil en ce qui nous concerne personnellement. De façon similaire, nous devrions voir notre yidam, le bouddha ou le bodhisattva sur lequel nous méditons, comme l'incarnation de la vérité même. Et le refuge ésotérique de la Sangha est la compagnie des dakinis, avec lesquelles, selon la tradition du Vajrayâna, on peut être en contact vivant. Dans notre contexte particulier, le gourou ou maître tient la place du Bouddha et même, dans le contexte tantrique, est le Bouddha.

Une autre façon d'aborder la maxime de Gampopa est de réfléchir à l'enseignement selon lequel tout être humain est potentiellement un bouddha. Selon certaines écoles bouddhistes, si l'on pouvait seulement regarder assez bien, on verrait que tout être humain est en fait un bouddha, qu'il le réalise ou non. Dans le cas de l'ami spirituel, comme il est devenu au moins un peu comme un bouddha, il est plus facile de voir en lui la nature de bouddha fondamentale que nous possédons tous.

Gampopa continue en nous recommandant non seulement de servir nos amis spirituels, mais aussi de leur faire plaisir : nous devrions leur donner de bonnes raisons de se réjouir des qualités qu'ils perçoivent se développer en nous. Si vous faites plaisir à un ami spirituel et s'il vous fait plaisir, vous serez tous les deux dans un état de joie sympathique (mudita, et la communication sera établie et coulera facilement. Il sera en mesure d'enseigner et vous d'apprendre.

Dans un passage intéressant du Grand Chapitre du Sutta Nipata, un certain brahmane n'est pas sûr si le Bouddha est en fait le Bouddha, l'Éveillé, ou s'il est juste un grand homme, un « surhomme » ou mahapurisa. Mais il semble que ce brahmane ait trouvé un moyen de savoir. Il a entendu dire que les bouddhas révèlent leur véritable soi, leur véritable nature, si on fait leurs louanges. Faire des louanges est lié au fait de faire plaisir ; c'est une sorte de plaisir en paroles. Si vous faites les louanges d'un bouddha, il ne peut que révéler sa véritable nature. Réciproquement, même un bouddha ne peut révéler sa véritable nature si la situation n'est pas assez positive pour lui permettre de le faire.

C'est tout à fait la même chose, à un autre niveau, avec une amie ou un ami spirituel. Lui faire plaisir c'est rendre la communication plus effective, tandis que le contrarier c'est dresser une barrière à la communication. « Faire plaisir », ici, ne veut pas dire satisfaire l'ego de l'autre personne, mais être en relation avec elle de façon ouverte, libre, sincère, vraie et chaleureuse, exprimant de la metta, de la mudita ou joie sympathique, c'est-à-dire de la réjouissance des qualités des autres, et de l'équanimité. Si vous faites plaisir à un ami spirituel, il lui est plus facile de communiquer avec vous, et de faire ressortir sa vraie nature. Et à long terme, c'est vous qui en bénéficiez.

Bien que j'aie parlé de ceux qui sont « plus élevés » et de ceux qui sont « plus bas », il n'est pas question de classification officielle. Si nous commençons nous-même à penser en termes d'être plus élevé ou plus bas que d'autres, nous avons échoué à saisir la nature de la hiérarchie spirituelle. Tout devrait être naturel et spontané ; l'émotion appropriée, que ce soit de la dévotion, de la compassion ou de l'amour, devrait s'écouler avec naturel et spontanéité en réponse à qui que ce soit que nous rencontrons.

Il fut un temps où j'allais avec des amis tibétains, lamas ou laïcs, visiter des monastères et des temples, et il était intéressant de voir leur réponse quand ils entraient dans de tels endroits. Quand nous, en Occident, allons dans un lieu de culte, une grande cathédrale ou quelque chose comme cela, nous pouvons ne pas savoir que faire, ne pas savoir comment répondre, ne pas savoir que ressentir. Mais quand je visitais des temples avec mes amis tibétains, ils n'avaient nullement ce genre de confusion ou de conflit. Dès qu'ils voyaient une image du Bouddha, on pouvait presque voir les sentiments de dévotion, de foi et de vénération monter en eux. Ils mettaient leurs mains sur leur front et souvent se prosternaient trois fois sur le sol. Ils faisaient cela très naturellement, sans aucune gêne : cela leur était naturel, du fait du contexte dans lequel ils avaient grandi (contexte qui a bien sûr été largement détruit).

C'est ce genre d'émotion spontanée qui crée la hiérarchie spirituelle : un sentiment spontané de dévotion quand on rencontre quelque chose de plus élevé ; un déversement spontané de compassion quand on est confronté à la détresse ou aux difficultés des autres ; et une montée spontanée d'amour et de sympathie quand on est parmi ses pairs. Ce sont ces émotions qui devraient influencer toute la communauté bouddhiste. Les gens dans une telle communauté sont comme les roses d'un même arbuste, à des stades différents d'épanouissement, ou comme une famille spirituelle dont le Bouddha est le chef et les bodhisattvas les frères et sœurs aînés. Dans une telle famille, tout le monde a ce dont il a besoin ; les plus âgés s'occupent des plus jeunes, tout le monde donne ce qu'il peut, et toute la famille est empreinte de joie, de liberté, de chaleur, de lumière.

La hiérarchie du bodhisattva concentre tout cela en un seul point d'une intensité éblouissante. Elle a ses propres degrés, ses propres figures rayonnantes, à des stades de plus en plus élevés de développement spirituel, jusqu'à la bouddhéité elle-même. Selon le Mahâyâna, la voie du bodhisattva est divisée en dix étapes progressives, les dix bhumis (bhumi signifiant stade de progression), représentant chacun un degré croissant de manifestation de la bodhicitta.

Les écritures disent que la manifestation progressive de la bodhicitta au fil des bhumis est comme de l'or mélangé à des scories, qui serait progressivement extrait par fusion, raffiné et façonné en un ornement magnifique, comme une couronne de prince. L'or est bien sûr la bodhicitta qui est en nous tout le temps, mais est falsifiée, submergée, étouffée par toutes sortes de souillures fortuites et d'obscurcissements. L'or lui-même est pur, mais les souillures doivent être graduellement éliminées pour permettre à la bodhicitta de manifester sa propre nature incorruptible.

Quatre sortes de bodhisattvas.

Il y a quatre sortes de bodhisattvas qui forment la hiérarchie des bodhisattvas : les bodhisattvas novices, les bodhisattvas de la voie, les bodhisattvas irréversibles et les bodhisattvas du dharmakaya.

Le bodhisattva novice.

On appelle parfois le bodhisattva novice le « bodhisattva en préceptes ». Parmi ces bodhisattvas, on compte tous ceux qui acceptent véritablement l'idéal du bodhisattva, l'idéal de l'attente de l'Éveil non pas juste pour leur propre émancipation, mais afin de contribuer à l'Éveil des êtres sensibles, où qu'ils soient. Cette acceptation est très profonde. Les bodhisattvas novices ne sont pas juste des gens qui ont lu un livre sur le bouddhisme mahâyâna et comprennent l'idéal du bodhisattva. Ce ne sont même pas juste ceux qui ont reçu l'ordination du bodhisattva, qui se sont formellement et publiquement engagés à la réalisation de l'idéal du bodhisattva. Ce sont ceux qui, du fond de leur cœur, se dévouent pleinement à la réalisation de l'idéal du bodhisattva et font des efforts énormes pour le pratiquer.

Mais si l'on est un bodhisattva novice, malgré notre acceptation du fond du cœur de l'idéal du bodhisattva et nos gros efforts pour le pratiquer, la bodhicitta n'est pas encore apparue en nous. Nous n'avons pas encore ressenti, comme une expérience bouleversante, le désir ardent de l'Éveil universel pour le bien de tous les êtres, prenant complète possession de tout notre être. On pourrait peut-être dire, sans aucune absence de bienveillance, qu'en tant que bodhisattva novice on est un bodhisattva dans tous les aspects, sauf le plus important. On a tout le reste de l'équipement, mais la bodhicitta elle-même, la volonté d'Éveil, en tant qu'expérience directe et dynamique, n'est pas encore apparue. En même temps, on est bien sur la voie. La plupart des pratiquants du Mahâyâna les plus sincères sont dans cette catégorie.

En tant que bodhisattva novice on passe beaucoup de temps à étudier les écritures du Mahâyâna, en particulier celles concernant la vacuité, l'idéal du bodhisattva et les paramitas. Non pas qu'il soit nécessaire de lire beaucoup de livres : on peut ne lire que quelques volumes ou même juste quelques pages, mais on les lit et on les relit, s'imprégnant de l'esprit de ces textes, essayant de les absorber, pour laisser l'enseignement remplir son esprit et son cœur. À ce stade, il est traditionnel dans bien des parties du monde bouddhiste mahâyâniste d'apprendre par cœur ces écrits profonds et de les répéter de temps en temps, particulièrement au début ou à la fin d'une méditation.

Une autre pratique traditionnelle du bodhisattva novice est simplement de faire des copies des écritures. Ce n'est pas qu'une façon de reproduire le texte ; l'idée est que c'est une méditation en soi. Il faut de la concentration pour produire de belles lettres, ne pas oublier de mots ni faire de fautes d'orthographe. On pense en même temps à la signification des mots, afin qu'un peu de cette signification s'infiltre, pénétrant goutte à goutte dans les profondeurs de notre esprit inconscient, influençant et transformant tranquillement notre être. Traditionnellement, une grande importance est attachée à la copie et à l'enluminure des textes, tout comme au Moyen Âge en Europe des moines passaient de longues heures à illuminer des manuscrits, les rehaussant d'or et les décorant de motifs et d'images magnifiques. Tout cela, cette étude, cet apprentissage par cœur et ces copies, est fait avec amour, comme une sadhana, une discipline spirituelle.

En tant que bodhisattva novice on médite, bien sûr, particulièrement sur les quatre brahma-viharas, développant envers tous les êtres sensibles la bienveillance, la compassion, la joie sympathique et l'équanimité. Ces pratiques sont très importantes parce qu'il est dit qu'elles sont la base du  développement, plus tard, de la grande compassion qui caractérise le bodhisattva pleinement développé.

La prochaine étape est de tourner son attention vers la pratique des perfections. Et bien sûr, tous les jours si possible, on fait la puja en sept parties. On cultive les quatre facteurs qui soutiennent l'apparition de la bodhicitta, tels que les enseigne Vasubandhu, et on essaie d'être simple, serviable, amical et sympathique dans tous les domaines de la vie quotidienne. Voilà le bodhisattva novice : une personne profondément engagée dans l'idéal du bodhisattva et le pratiquant sincèrement, mais en qui la bodhicitta n'est pas encore apparue.

Le bodhisattva de la voie.

Au niveau suivant se trouvent les bodhisattvas de la voie, c'est-à-dire ceux qui sont en train de traverser les six premières des dix bhumis. Tous ces bodhisattvas ont fait l'expérience de l'éveil du cœur de bodhi (soit avant, soit en atteignant la première bhumi), ils ont aussi pris leurs vœux de bodhisattva et commencé la pratique sérieuse des paramitas.

Dans nombre de traditions du Mahâyâna, ceux qui sont « entrés dans le courant », ceux qui « ne reviennent qu'une fois », ceux qui « ne reviennent pas » et l'arhant de l'enseignement du Thérâvada sont tous considérés comme des bodhisattvas de la voie ; ce sont tous, si l'on, peut dire, des bodhisattvas honoraires. Du point de vue du Mahâyâna, bien qu'ils aient jusqu'à présent eu pour but l'éveil individuel, ils peuvent changer à tout moment. Même si l'on a avancé jusque-là sur la voie de l'émancipation individuelle, on peut, à ce point-là voir la possibilité de s'élever jusqu'au niveau de l'éveil pour le bien de tous. Alors, sur la base de la pratique faite jusqu'alors sur la voie individuelle, on peut s'engager sur la voie du bodhisattva.

Dans le Précieux ornement de la libération, citant le soûtra d'Akshayamatiparipriccha, Gampopa décrit ainsi la progression des bodhisattvas de la voie :

« On trouve la bienveillance en référence aux êtres sensibles chez les bodhisattvas en qui l'attitude d'éveil vient juste d'apparaître ; en référence à la nature de la totalité de la réalité chez les bodhisattvas qui vivent pratiquant le bien ; et sans référence à quelque objet que ce soit chez les bodhisattvas qui ont réalisé et accepté le fait que toutes les entités de la réalité n'ont pas d'origine. »

Le fait que la « bienveillance en référence aux êtres sensibles » soit trouvée chez les bodhisattvas qui ont juste formé une attitude d'éveil - par quoi Gampopa veut dire ceux en qui la bodhicitta est apparue - suggère peut-être à quel point il est difficile de développer une telle bienveillance. Quand on a au moins une attitude raisonnablement constante de bienveillance envers les autres êtres sensibles, on est semble-t-il virtuellement un bodhisattva, ou une personne qui est entrée dans le courant, selon les termes du Théravâda. Et ceci montre l'importance énorme de la positivité envers les autres, en dépit de tous leurs défauts et des nôtres, et de toutes les complications qui en découlent, venant tester notre patience.

Puis, selon Gampopa, les bodhisattvas de la voie sont capables de bienveillance « en référence à la totalité de la réalité ». En tant que bodhisattva novice vous aurez développé de la metta envers tous les êtres sensibles, tout en les sentant encore comme séparés de vous. Mais en tant que bodhisattva de la voie, vous commencez à surmonter cette sensation de séparation. Ce n'est pas que tout soit réduit en une sorte d'unité métaphysique moniste, mais le sens de différence et de séparation diminue certainement. Ceci est difficile à décrire en mots - qui sont inévitablement nés d'une expérience dualiste - mais c'est comme si l'expérience de soi et des autres commençait à être imprégnée de quelque chose qui transcende les deux sans annuler ni nier l'un ou l'autre à son propre niveau. La distinction n'est plus absolue ; la tension, si l'on peut dire, entre soi et les autres diminue, étant contenue dans un cadre plus grand de réalité.

Par exemple, pour ce qui est de la pratique du don, au niveau élémentaire ou « novice » il peut y avoir un degré de conflit : vais-je prendre ceci pour moi ou vais-je le donne à cette autre personne ? Finalement, faisant un énorme effort, on peut décider d'être noble et de donner la chose. Mais une fois que l'on a développé ce deuxième niveau de bienveillance, ce conflit n'existe plus. On voit que prendre quelque chose pour soi ou le donner ne fait pas grande différence, on peut donc simplement donner la chose tout à fait librement et joyeusement.

La bienveillance « sans référence à quelque objet que ce soit », chez les « bodhisattvas qui ont réalisé et accepté le fait que toutes les entités de la réalité n'ont pas d'origine », se passe à la huitième des dix bhumis du bodhisattva. C'est l'anupattika-dharma-kshanti, l'acceptation patiente du fait qu'en réalité les dharmas n'apparaissent pas et ne disparaissent pas non plus. En d'autres termes, on voit qu'en réalité il n'y a pas de conditionnalité, pas de causalité, et l'on est capable de faire face à ce fait bien qu'il aille à l'encontre de toutes nos suppositions. On voit toute l'existence comme un mirage ne venant pas réellement à l'existence et donc ne quittant pas non plus réellement l'existence. Et, ce qui scelle le mystère véritable de cette réalisation est que l'on en a que plus de compassion.

Le bodhisattva irréversible.

Le troisième niveau de la hiérarchie du bodhisattva nécessite donc un renversement complet de son expérience plutôt qu'un pas supplémentaire. Toute la signalisation normale de notre expérience, les façons familières de voir les choses sont transcendées et il devient bien difficile de décrire notre compassion parce que l'on voit toute l'existence d'une façon complètement différente. Les catégories de soi et autres sont devenues comme un rêve, un mirage. Par-dessus tout, notre progrès spirituel est assuré. Au-delà de l'apparition de la bodhicitta se trouve le point où la totalité de la vie spirituelle est renversée, quelle que soit la façon dont on la regarde.

Tout personne qui a essayé de vivre une vie spirituelle sait combien il est difficile de progresser ne serait-ce qu'un petit peu. Nous pouvons nous retourner  avec quelque tristesse et regarder les mois et années passés, pensant : « Il n'y a pas eu tant de changement. Je suis toujours plus ou moins la même personne que j'étais. ». On pourrait dire que l'avancée sur la voie se mesure en centimètres. Et malgré cela, il est toujours possible de reculer de quelques mètres si l'on cesse de méditer ou si l'on perd contact avec ses amis spirituels.

Quand notre pratique de méditation s'intensifie, deux jours sans méditation peuvent suffirent pour nous ramener des mois en arrière : c'est du moins ce qu'il nous semble quand nous nous asseyons pour recommencer à méditer. Bien sûr, nous ne sommes pas littéralement retourné là où nous étions auparavant (il nous serait en fait impossible de le faire), et parfois il nous faut nous retirer afin de pouvoir recommencer à avancer de tout cœur. Mais toute personne qui médite régulièrement a fait l'expérience d'avoir perdu son « tranchant » de temps à autre. Il est donc très important que nous atteignions un point au-delà duquel nous sommes à l'abri d'un recul. Il nous faut mettre les pieds sur une terre ferme.

D'où l'importance de l'« irréversibilité ». On la trouve dans les textes bouddhiques les plus anciens, comme le Dhammmapada, qui dit : « Cet Éveillé dont la victoire est irréversible [littéralement, « dont la conquête ne peut être conquise » ou « ne peut être faite non-conquête »] et dont la sphère est sans fin, par quelle trace le découvrirez-vous, lui qui est Sans Trace ? »

Que cela signifie-t-il ? Selon la tradition bouddhique, notre expérience mondaine consiste naturellement en action et réaction entre des facteurs opposés : le plaisir et la douleur, l'amour et l'aversion, et ainsi de suite. Lorsque vous vous engagez dans la vie spirituelle, c'est-à-dire, dans ce contexte, lorsque vous devenez un bodhisattva novice, vous avez le même processus d'interaction entre facteurs, mais ces facteurs s'augmentent l'un l'autre plutôt qu'ils ne s'opposent. Une description traditionnelle de ce processus suit la séquence des nidanas ou maillons positifs : la conscience de la nature insatisfaisante de l'existence, en dépendance de laquelle apparaît la foi, puis la joie, puis le ravissement, la félicité, le calme, la concentration méditative, et la « connaissance et vision des choses telles qu'elles sont réellement ». Cependant, bien que cette séquence soit progressive ou spirale plutôt que cyclique, elle est réversible : vous pouvez remonter la séquence jusqu'à vous retrouver où vous êtes parti. C'est un peu comme jouer aux serpents et échelles.

Le point crucial de la vie spirituelle est donc le point auquel on passe de cet état favorable mais réversible à un état qui est irréversible. C'est le point de la vue pénétrante, le point où l'on entre dans le courant, le point où, dans les termes de la séquence exposée ci-dessus, on arrive à la connaissance et la vision des choses telles qu'elles sont réellement. C'est le véritable objet de la vie spirituelle. Il n'est aucun besoin de penser en termes d'Éveil ou de Bouddhéité ; c'est simplement la culmination inévitable de la séquence irréversible d'états mentaux favorables qui s'ensuit de la vue pénétrante. Une fois que vous êtes entré dans le courant, vous êtes irréversiblement lié à  l'Éveil, pourrait-on dire ; vous avez assez d'élan spirituel pour vous emmener jusqu'au bout. Vous avez peut-être encore un long chemin à faire, mais vous êtes maintenant à l'abri de tout danger de perdre ce que vous avez acquis.

Il est donc dit que la « victoire » du Bouddha, son atteinte de l'Éveil, est irréversible. Elle ne peut être dé-faite. Il n'y a pas de puissance extérieure qui puisse faire qu'un Bouddha ne soit plus un Bouddha. Ceci s'applique non seulement au Bouddha, mais aussi à l'arhant, à celui qui ne revient qu'une fois, et à celui qui est entré dans le courant - et bien sûr au bodhisattva irréversible.

Mais tant que nous n'avons pas passé les portes de l'irréversibilité, nous sommes dans une situation précaire. C'est pour cela que nous devons faire un effort constant dans notre vie spirituelle, et aussi nous assurer que nous vivons et travaillons dans des conditions qui soutiennent nos efforts spirituels. Tant que nous n'avons pas atteint ce point de non-retour, il nous faut être dans la situation et l'environnement les plus positifs possibles.

C'est ce que le Bouddha voulait dire avec ses dernières paroles : « Appamadena sampadetha », qui peuvent être traduites par « Évertuez-vous avec vigilance ». Pour atteindre le point d'irréversibilité, nous devons continuer à faire des efforts, incluant l'effort d'être suffisamment attentif et conscient pour assurer que les conditions dans lesquelles nous vivons nous conduisent à faire le meilleur effort possible. On peut faire beaucoup d'efforts, mais s'ils n'incluent pas l'effort de créer des conditions plus favorables, on perd presque son énergie. Par ailleurs, on peut être dans les conditions les plus favorables qu'il est possible d'imaginer, mais si on ne fait pas d'effort, à qui bon ces conditions ? Les deux sont nécessaires.

Beaucoup de gens prennent conscience des effets des conditions positives quand ils vont en retraite pour la première fois. Le degré dans lequel il est possible de changer simplement en quelques jours est remarquable. Juste quitter la ville et vivre à la campagne, ne plus être distrait par l'attraction de choses triviales, et faire un peu plus de méditation et d'étude du Dharma qu'à l'ordinaire peut vous transformer en une personne très différente, bien plus heureuse, bien plus positive. Il ne suffit donc pas d'essayer de changer nos états mentaux par la méditation ; il nous faut la coopération de notre environnement. Sans cela, il est très difficile, voire impossible, de se développer spirituellement jusqu'au point de l'irréversibilité.

Ce concept fondamental de l'irréversibilité, ce point auquel l'engagement sur la voie spirituelle est si fort qu'aucune condition ne peut nous en détourner, a dans une certaine mesure été perdu de vue, tant dans le Théravâda que dans le Mahâyâna. C'est dommage. Il ne fait aucun doute qu'il est bon d'avoir le concept de l'Éveil devant soi, mais il doit être ramené sur terre, et penser en termes d'entrée dans le courant - dans le sens large, et non dans le sens étroit opposé à l'idéal du bodhisattva - nous aide à faire cela, nous rappelant que nous ne pouvons nous permettre de relâcher nos efforts spirituels tant que nous n'avons pas atteint le point de l'irréversibilité.

En termes de voie de l'arhat, on devient irréversible au moment de l'entrée dans le courant. Mais sur la voie du bodhisattva, alors que la bodhicitta apparaît au niveau de la première bhumi, le mouvement vers l'irréversibilité se produit quelque part entre la sixième bhumi, l'abhimukhi, « qui devient manifeste » et la septième, la duramgama, « ce qui est allé très loin », tandis que dans la huitième bhumi, l'acala, l'inébranlable, on est établi dans l'état d'irréversibilité. Si l'apparition de la bodhicitta correspond à peu près à l'entrée dans le courant (en gardant à l'esprit le fait que les concepts de bodhicitta et d'entrée dans le courant viennent de schémas complètement différents), comment ces deux concepts d'irréversibilité peuvent-ils être réconciliés ? Si la vue pénétrante transcendantale est quelque chose que l'on ne peut perdre, comment est-il possible de « retomber » de la bodhicitta ?

La pensée traditionnelle du Mahâyâna, qui considère l'apparition de la bodhicitta comme se produisant sur la voie spirituelle après l'entrée dans le courant, dirait que dans le cas de l'entrée dans le courant, l'irréversibilité représente le fait que l'on ne peut plus renaître dans des niveaux d'existence inférieurs, dans un état de souffrance, en tant que preta, qu'être en enfer ou qu'animal ; on est certain de renaître en tant qu'être humain et sûr de continuer à faire des progrès spirituels. Puis, plus tard dans sa vie spirituelle, la bodhicitta apparaît. On ne pense plus en termes d'état d'arhant, comme on le faisait au moment où est entré dans le courant. On pense maintenant en termes d'Éveil suprême. On continue donc à avancer sur la voie jusqu'à ce que l'on devienne irréversible par rapport à ce but. Jusqu'à ce moment-là, on peut encore retomber du but de l'Éveil suprême vers le but d'arhant.

C'est regarder ces trois stades comme constituant trois stades successifs de développement, sur un même chemin. Mais de notre point de vue, nous sommes dans une position où nous essayons de voir ce que les deux traditions ont en commun, ce qui les concerne tout particulièrement. Si nous rapprochons les choses de cette manière, nous voyons l'entrée dans le courant du Théravâda comme correspondant à l'irréversibilité, dans le contexte du Mahâyâna. En aucun cas l'irréversibilité du bodhisattva n'est-elle plus loin sur la voie que l'entrée dans le courant de l'arhant ; on pourrait dire que c'est simplement une version plus ouverte de l'entrée dans le courant. Ou, pour le dire autrement, le concept d'entrée dans le courant est une version plus étroite du but enseigné par le Bouddha, but auquel le Mahâyâna cherchait à retourner.

De manière générale, donc, quoique l'entrée dans le courant formulée par les anciennes écoles bouddhistes et l'irréversibilité formulée par le Mahâyâna soient différents l'un de l'autre lorsqu'on les considère dans les termes des contextes dans lesquels ils ont été développés, ils concernent en fait la même chose. Si nous voyons que tous deux sont des développements historiques, nous pouvons nous débarrasser de l'idée selon laquelle il existe réellement une voie de l'Éveil individuel, ou que le développement de la compassion est un stade séparé et plus avancé sur la voie.

Les trois premières entraves.

Selon l'enseignement du Théravâda, l'entrée dans le courant est atteinte en brisant les trois premières des dix entraves qui sont considérées comme nous liant à la roue de la vie. La première de ces entraves est la croyance en un soi, la croyance que je suis je, que je suis fixe, de façon ferme et définitive. Elle inclut la conviction selon laquelle en dehors de nous-même il n'y a rien de tel qu'une conscience universelle, qu'une réalité absolue. Lié par cette entrave, nous pensons que nous-même sommes le point où convergent toutes les fins du monde (pour faire écho à une célèbre description de Mona Lisa), que notre existence personnelle individuelle est irréductible et ultime.

Si nous regardons notre expérience de près, nous voyons que c'est ce que nous ressentons la plupart du temps. Parfois, une fissure apparaît et nous voyons quelque chose de plus grand que nous-même, mais habituellement nous croyons en nous-même dans ce sens étroit, limité et égoïste, tel qu'identifié par le corps et l'esprit inférieur. Nous ne voyons pas de vision supérieure, de soi plus ultime, de conscience ou d'esprit plus universel. Une telle croyance en un soi est une entrave qui doit être brisée avant que nous ne puissions entrer dans le courant et pénétrer dans une dimension supérieure d'être et de conscience.

Il y a différentes manières de considérer les expériences de vue pénétrante, mais la conception traditionnelle qu'a le Théravâda de briser les entraves nous donne un standard selon lequel nous pouvons mesurer notre avancée. Si nous pensons toujours beaucoup en termes de moi et de je, nous n'avons clairement pas développé beaucoup de vue pénétrante. Alors que celle-ci se développe, nous faisons la transition du conditionné vers l'Inconditionné, relâchant les liens ou entraves qui nous attachent au conditionné.

La seconde entrave est le doute : non pas dans le sens d'un questionnement objectif, froid et critique (qui est en fait le genre de doute que le bouddhisme encourage), mais un malaise sapant notre âme, et qui ne se pose sur rien en particulier, qui est plein de peurs, d'humeurs, de caprices, qui n'est jamais satisfait, qui ne veut pas savoir et fuit le fait de vouloir savoir, qui n'essaye pas de trouver, puis se plaint de ne pas savoir. Cette sorte de doute, appelé vicikitsa, est une autre entrave forte qui doit être brisée pour que l'entrée dans le courant soit possible.

La troisième entrave est la « dépendance des règles morales et des observances religieuses ». En d'autres termes, si nous sommes trop moraux, nous ne pouvons être Éveillés - ce qui ne veut bien sûr pas dire que si nous sommes immoraux, nous atteignons l'Éveil plus facilement. Mais si nous pensons beaucoup à nous-même comme étant bon, saint et pur, si nous pensons que nous avons vraiment atteint quelque chose, et que ceux qui ne font pas ce que nous faisons et ne suivent pas les règles que nous suivons se sont nulle part en comparaison, alors nous sommes pris dans les griffes de cette entrave.

Jésus a dit que « Le sabbat a été fait pour l'homme, et non l'homme pour le sabbat », mais les plus fervents de ses disciples peuvent oublier qu'aucune observance religieuse n'est une fin en elle-même. Et à peu près la même chose, représentée par cette entrave, tend apparemment aussi facilement à être perdue dans le bouddhisme. Il y a par exemple eu pendant longtemps en Birmanie une controverse pour savoir si, quand un moine sort de son monastère, il doit couvrir son épaule ou la laisser nue. Cette question a divisé toute la Sangha birmane pendant un siècle : des livres, des pamphlets, des articles et des commentaires ont été écrits à ce sujet, et de nos jours cela a été réglé en ce sens que les deux parties se sont mises d'accord sur le fait qu'elles diffèrent. Ceci n'est rien de plus qu'un exemple extrême de dépendance des règles morales et des observances religieuses en tant que fins en elles-mêmes. Une chose peut être bonne en tant que moyen pour atteindre un but - la méditation est bonne, mener une vie éthique est bon, donner est bon, étudier les écritures est bon - mais dès que ces choses sont considérées comme des fins en elles-mêmes, elles deviennent des obstacles. Et, bien sûr, cela arrive presque inévitablement si vous vous appliquez à ces pratiques avec enthousiasme. Cette entrave est donc très difficile à briser. Vous ne pouvez pas le faire en cessant toute règle, tout rituel, toute observance religieuse ; vous le faites en les suivant de tout cœur mais sans attachement, c'est-à-dire en tant que moyens pour atteindre un but.

En attendant, cette entrave est un rappel qu'il n'y a pas de façon sûre de pratiquer le Dharma. Il est dangereux de pratiquer les préceptes, par exemple, dans le sens où il est toujours possible de mal les pratiquer. Vouloir une pratique complètement sûre c'est vouloir une pratique dans laquelle l'attitude n'a pas d'importance, une pratique qui est toujours la bonne chose à faire. Mais cela est impossible. L'attitude compte toujours. Quand il y a la possibilité d'action favorable, il y a aussi la possibilité d'action défavorable, jusqu'au moment où l'on est entré dans le courant. On peut faire une puja avec un état d'esprit malhabile ou pour des raisons malhabiles. On peut aller en retraite pour les mauvaises raisons. On peut lire des livres bouddhiques pour les mauvaises raisons. On peut aller en pèlerinage pour les mauvaises raisons. On peut adopter une mauvaise attitude envers sa pratique de méditation, pensant qu'elle nous rend meilleurs que les autres personnes. En bref, il est complètement possible d'être bouddhiste pour les mauvaises raisons. Il n'y a aucune pratique qui soit complètement sûre d'un point de vue spirituel.

Il est dit de ces trois entraves que, lorsque l'on en a brisé une, les deux autres se brisent aussi. Une fois, donc, que l'on a complètement transcendé  une croyance en un soi tel que l'on en fait maintenant l'expérience comme d'un soi fixe et définitif, ou une fois que l'on a vaincu le doute, ou une fois que l'on peut suivre les règles morales et les observances religieuses sans attachement, alors, à ce moment, on entre dans le courant.

Même si l'on a brisé l'entrave de la vue de soi en entrant dans le courant, il reste quand même un subtil sens de « je », sans quoi on serait complètement Éveillé. Ce sens subtil de « je » est représenté par l'entrave de l'orgueil (la huitième entrave) qui, selon les écritures en pâli, n'est brisée que lorsque l'on devient un arhant. Il existe clairement la possibilité d'un individualisme spirituel subtil, même après l'entrée dans le courant. Il se peut que des enseignements plus avancés relatifs à la shunyata aident à résoudre cela, mais ils devraient être marqués « Pour ceux qui sont entrés dans le courant seulement ».

Pour le Mahâyâna, bien sûr, il y a un autre « point de non-retour », plus avancé, au-delà de la conception de l'entrée dans le courant qu'a le Théravâda. Si vous êtes un bodhisattva, vous avez déjà passé le point de non-retour représenté par l'entrée dans le courant, mais jusqu'à l'atteinte de la huitième bhumi vous courez toujours le risque de tomber de l'idéal du bodhisattva. Ce n'est qu'alors que vous devenez un bodhisattva « irréversible ». Il y a donc beaucoup de chemin à faire. Jusqu'à ce point, il y a toujours un danger : non de se détourner de la vie spirituelle (ce danger a été dépassé il y a très longtemps), mais de retomber dans l'individualisme spirituel. Le danger est d'abandonner l'effort vers l'Éveil pour le bien de tous et de ne chercher qu'à atteindre l'Éveil pour soi-même.

Après tout, si vous le prenez sérieusement, vous devez reconnaître que l'idéal du bodhisattva est un défi extraordinaire. Votre aspiration est d'atteindre l'Éveil pour le bien de tous les êtres vivants, de ressentir de la compassion pour tous les êtres vivants : c'est votre vœu de bodhisattva. En même temps, vous n'êtes évidemment en contact qu'avec un nombre infime d'entre eux, et ressentir de la compassion même envers les gens que l'on rencontre est déjà assez difficile. Les gens, il faut dire, peuvent être très pénibles, stupides, faibles et malavisés.

Même le bodhisattva de la voie, donc, jusqu'à la huitième bhumi, peut être parfois tenté d'abandonner les gens, par désespoir. On peut finir par penser « Je ne peux simplement rien faire pour eux. Eh bien, tant pis, qu'ils fassent ce qu'ils veulent, je vais m'occuper de ma propre émancipation. » Et ayant abandonné le but de l'Éveil universel, on peut même réaliser l'émancipation individuelle, l'état d'arhant, le Nirvana. Mais, relativement au but originel, cela représente un recul, un échec. On pourrait dire que pour le bodhisattva, le Nirvana est un échec - ce qui montre combien l'idéal est élevé.

Comment le bodhisattva devient-il donc irréversible ? Ceci ne sera probablement pas notre préoccupation personnelle pendant un certain temps, mais voyons au moins ce que les écritures en disent. Généralement parlant, le bodhisattva devient irréversible grâce à la réalisation de la grande vacuité. Comme nous l'avons vu, c'est essentiellement une réalisation de la vacuité de la distinction entre le conditionné et l'inconditionné. Quand l'expérience de la grande vacuité s'élève, l'on voit clairement que, même si la distinction entre les deux peut être utile pour des raisons pratiques, elle n'est pas valide de façon ultime. Quand on va profondément dans le conditionné, on rencontre l'Inconditionné, et quand on va profondément dans l'Inconditionné, on rencontre le conditionné.

L'individualisme spirituel est basé sur une pensée dualiste, sur l'idée qu'il y a un inconditionné « là-haut » ou « là-bas » auquel on peut aspirer comme à une sorte d'échappatoire du conditionné. Mais quand vous réalisez la grande vacuité, vous voyez que ce n'est pas ainsi. Vous voyez que toute question de conditionné et d'inconditionné, que toute question d'aller d'« ici » à « là », est irréelle. De la même manière, décider d'aller seul ou avec les autres, d'en revenir ou d'y rester, est un jeu, un rêve, du faire semblant. Vous vous éveillez du rêve de la pensée dualiste, à la lumière, à la réalité de l'esprit seul, l'esprit non-duel, la réalité non-duelle, appelez cela comme vous voulez. Vous voyez que dans ses ultimes profondeurs, le conditionné est l'Inconditionné. Dans les mots du Soûtra du Cœur, le rupa est shunyata et la shunyata est rupa. Il n'y a rien à fuir et nulle part où fuir. Vous voyez aussi l'absurdité complète de l'idée même de libération individuelle. C'est cette réalisation qui rend le bodhisattva irréversible. Il ne peut pas retomber à l'émancipation individuelle, parce qu'il n'y a pas de libération individuelle à laquelle retomber.

Si l'on est curieux de savoir si l'on a atteint le point d'irréversibilité, les écritures de la Perfection de la Sagesse suggèrent plusieurs façons de savoir. Elles disent que si l'on est un bodhisattva irréversible et si l'on nous demande quelle est la nature du but ultime, on ne parle pas juste en termes de Nirvana ou d'émancipation individuelle, on fait toujours référence, dans sa réponse, à l'aspect de compassion de la vie spirituelle. De cette manière, on est connu pour être irréversible, que l'on ait étudié les écritures de la Perfection de la Sagesse ou non. On a aussi toutes sortes de rêves archétypaux. Dans ces rêves, on peut se voir comme un bouddha enseignant le Dharma, entouré de bodhisattvas, ou pratiquant les paramitas. En particulier, on peut se voir sacrifiant sa vie, se faisant par exemple couper la tête, tout en s'en sentant très heureux. Et finalement, un signe révélateur d'irréversibilité est que, si vous êtes un bodhisattva irréversible, il ne vous vient jamais à l'esprit de vous le demander.

Le bodhisattva du dharmakaya.

Avec le quatrième niveau de la hiérarchie, le plus élevé, le niveau du bodhisattva du dharmakaya, nous nous trouvons à un niveau complètement transcendant, au-delà de la pensée et, probablement, au-delà des mots aussi. Mais, paradoxalement, le bouddhisme est très riche en mots pour la réalité ultime. En français, nous avons « la réalité », « la vérité », « l'absolu » et c'est à peu près tout ; mais il y a beaucoup d'autres termes en pâli et en sanskrit, chacun ayant son goût particulier, sa propre teinte de signification.

Le mot dharmakaya est un de ces mots. Les gens le traduisent en général par « corps de vérité » et en restent plus ou moins là. Mais « corps de vérité » ne dit rien de la vraie nature du dharmakaya. Dharmakaya, pour autant qu'on puisse en parler en quelques mots, veut dire la réalité ultime en tant qu'essence constitutive de la bouddhéité et de la bodhisattvéité, comme étant la source de l'être éveillé et de la personnalité éveillée, de laquelle des formes de bouddhas et de bodhisattvas se déversent continuellement. Nous considérerons le dharmakaya dans le contexte de la doctrine du trikaya du Mahâyâna au chapitre suivant.

Les bodhisattvas du dharmakaya sont de deux sortes (en se rappelant qu'à ce niveau transcendant on ne peut pas vraiment parler de différence ou de sorte). La première est celle des bodhisattvas qui, après être devenus bouddhas, gardent leur forme de bodhisattva pour pouvoir continuer à œuvrer dans le monde. C'est du moins la façon de voir la question en termes assez exotériques. Selon la tradition tibétaine, par exemple, Avalokiteshvara est la forme sous laquelle Shakyamuni lui-même continue à œuvrer dans le monde. Non qu'Avalokiteshvara n'apparaisse qu'au moment de la mort du Bouddha ; ce que nous appelons Avalokiteshvara dans le Bouddha est là à partir du moment où il s'Éveille. Mais au moment du parinirvana, le corps physique disparaît et, si l'on peut dire, seul l'élément Avalokiteshvara reste. Ceci, généralement parlant, est la perspective du Mahâyâna.

Deuxièmement, il y a les bodhisattvas qui sont des aspects ou des émanations directes du dharmakaya, et n'ont pas d'existence humaine historique préalable. Toutes ces grandes et magnifiques représentations incarnent un aspect ou un autre de la bouddhéité, et il y en a littéralement des centaines. Dans certaines formes de méditation, vous visualisez un immense ciel bleu, sans nuages, et vous imaginez des cercles sacrés, des mandalas, contenant des centaines, des milliers de ces bodhisattvas, remplissant ce firmament à l'infini.

Ces bodhisattvas du dharmakaya sont au plus haut de la hiérarchie des bodhisattvas. La plupart d'entre eux, qu'ils soient de forme masculine aussi bien que féminine, ont une apparence gracieuse et fine, avec une longue chevelure en cascade, et sont ornés de joyaux, d'or et d'argent, etc., symbolisant dans tous les aspects de leur apparence la beauté et la richesse du dharmakaya, ses surabondantes manifestations apparaissant continuellement.

Avalokiteshvara.

Avalokiteshvara est une des plus proéminentes de ces figures. Son nom, selon une des étymologies au moins, signifie « Le Seigneur qui regarde en bas », et il est appelé ainsi parce qu'il regarde le monde, en bas, avec compassion ; il représente l'aspect de compassion de l'Éveil. Imaginez un vaste ciel bleu, un ciel complètement vide - rien que du bleu, s'étendant à l'infini. Puis, dans ce ciel bleu, vous voyez, non pas même un visage, mais les contours à peine visibles d'un sourire plein de compassion. C'est l'aspect de compassion de la réalité ; c'est Avalokiteshvara - bien que, bien sûr, là où il y a compassion, il doit y avoir sagesse : c'est Avalokiteshvara qui apparaît dans le Soûtra du Cœur, le cœur de la Perfection de la Sagesse.

D'un point de vue iconographique, il est d'un blanc pur et porte des fleurs de lotus, symbolisant la renaissance spirituelle. Son visage est vivant, portant un sourire compassionné. Dans certaines de ses représentations, un de ses pieds est replié en posture de méditation, montrant qu'Avalokiteshvara est profondément en dhyana, tandis que l'autre pied est librement à l'extérieur du lotus, montrant qu'il est à tout moment prêt à descendre dans la tourmente du monde, pour aider les êtres vivants. Comme nous l'avons vu, pour le bodhisattva, la tranquillité intérieure et l'activité extérieure ne sont pas contradictoires, mais sont deux aspects différents de la même chose.

Au total, il y a 108 formes d'Avalokiteshvara. L'une des plus connues est celle où il a onze têtes et mille bras. Cela peut peut-être nous sembler grotesque, mais le symbolisme en est vraiment très intéressant.  Il est dit qu'Avalokiteshvara contemplait un jour les souffrances du monde, les misères des êtres sensibles, leurs souffrances par le feu, les crues, la famine, le deuil, la séparation, la guerre, les naufrages, etc. Il fut envahi d'une compassion telle qu'il pleura, et pleura si violemment que sa tête éclata en onze fragments, qui devinrent chacun un visage. Il y en a onze car il y a onze directions de l'espace (le nord, le sud, l'est, l'ouest et les directions intermédiaires, le nadir, le zénith et le centre), et la compassion regarde dans toutes les directions simultanément. Non seulement cela ; il a mille bras ou, au moins, iconographiquement, il est supposé avoir mille bras. En réalité, le bodhisattva de la compassion a des millions de bras, chacun d'entre eux s'étendant pour aider les êtres vivants d'une manière ou d'une autre. À l'aide de ce symbole, le bouddhisme tente d'exprimer la nature de la compassion, qui regarde dans toutes les directions et cherche à aider de toutes les façons concevables.

Clairement, un bodhisattva archétype de ce genre n'est pas tout à fait la même chose qu'un bouddha archétype. Alors que le bouddha du dharmakaya représente l'idéal réalisé en dehors de l'espace et du temps, le bodhisattva représente le processus de réalisation dans l'espace et le temps. Mais tout comme, du fait des limitations de la situation historique, le Bouddha historique humain ne peut pas complètement exprimer ce qu'il a réalisé dans son intérieur, la personne qui veut être un bodhisattva ne peut exprimer la nature complète de l'idéal du bodhisattva, car l'idéal fait référence non pas seulement à cette situation individuelle mais à tout l'espace et à tout le temps.

La personne d'Avalokiteshvara avec mille bras et onze têtes exprime un peu de cela. Il ne serait possible à personne, dans une situation historique donnée, de faire tout ce qui est nécessaire, mais chaque personne peut s'imprégner de l'esprit du bodhisattva et l'exprimer à sa façon propre, dans sa propre vie. Le vœu du bodhisattva d'aider tous les êtres de l'univers entier est une expression de l'esprit du bodhisattva. On fait sa part en aidant ceux qui sont dans notre sphère d'influence particulière. On peut aspirer à être un des mille bras d'Avalokiteshvara.

Mañjughosha.

Un autre bodhisattva du dharmakaya est Mañjughosha, qui représente l'aspect de sagesse de l'Éveil. Il a une belle couleur dorée, orange ou fauve : sa sagesse est la sagesse dorée de l'Éveil, qui chasse l'ignorance, tout comme le soleil chasse l'obscurité. Et il porte une épée et un livre. L'épée enflammée, dans sa main droite, symbolise sa sagesse ; il la fait tournoyer au-dessus de sa tête, tranchant les liens de l'ignorance et du karma, tous les enchevêtrements noueux qui nous font trébucher. Et le livre qu'il tient dans l'autre main est la Perfection de la Sagesse, qu'il tient près de son cœur. Ses jambes sont croisées en posture de méditation car, comme nous l'enseigne le Dhammapada, la sagesse prend sa source dans la méditation. Mañjughosha est la déité patronne de tous les arts et de toutes les sciences. Traditionnellement, si vous voulez écrire un livre, peindre une image ou composer un morceau de musique, vous invoquez Mañjughosha, et son mantra est répété pour retenir les choses, pour comprendre le Dharma, pour l'éloquence, la force de parole, etc.

Vajrapani.

Puis il y a Vajrapani, qui représente l'aspect de puissance de l'Éveil - non pas la puissance dans le sens politique, ou la puissance exercée sur les autres gens, mais la puissance spirituelle. Quoiqu'il ait aussi une forme paisible, Vajrapani est habituellement représenté sous une forme courroucée, une image d'énergie furieuse destinée à briser les forces de l'ignorance. Sous sa forme courroucée, Vajrapani est de couleur bleu foncé, et il n'est pas mince, svelte ou gracieux mais est corpulent, avec un ventre protubérant et des membres courts et épais. Il  exprime une colère extrême, et il a de longs crocs blancs. Il est plus ou moins nu, à part quelques ornement d'os humains et une peau de tigre, et il porte dans une main un vajra, un éclair avec lequel il détruit les forces de l'ignorance. Ce personnage terrifiant est couronné de cinq crânes, représentant les cinq sagesses. Un de ses pieds est levé, prêt à écraser et à piétiner toutes les forces de l'existence conditionnée qui nous séparent de la lumière de la vérité, et il est entouré d'un grand halo de flammes. Voilà le bodhisattva Vajrapani, qui brise et détruit l'existence conditionnée, qui déchire le voile de l'ignorance, et qui disperse toutes les forces de l'obscurité par la puissance de son énergie spirituelle.

Tara.

Puis, par contraste, il y a Tara, qui apparaît sous forme féminine. Cela ne veut pas dire que c'est un bodhisattva féminin (tout comme il ne serait pas correct de dire que Mañjughosha est un bodhisattva masculin). Les bodhisattvas sont allés bien au-delà de la distinction entre masculin et féminin. Certains apparaissent sous forme masculine, d'autres sous forme féminine, et d'autres parfois sous une forme, parfois sous l'autre.

Tara est la fille spirituelle d'Avalokiteshvara. Elle est habituellement de couleur soit blanche soit verte, et selon une autre belle légende elle est née des larmes d'Avalokiteshvara alors qu'il pleurait les souffrances de l'existence. Au centre de l'étang formé par ses larmes apparut un beau lotus blanc. Le lotus s'ouvrit, et il s'y trouvait Tara, l'essence même, en fait la quintessence de la compassion.

Elle porte souvent une fleur de lotus blanc ou bleu, et sous sa forme blanche elle a sept yeux : les deux yeux ordinaires, plus un troisième sur le front, un dans la paume de chaque main, et un sous la plante de chaque pied. Il n'y a rien d'aveugle, de sentimental ou de stupide dans la compassion : elle est éclairée par l'attention, la pleine conscience, et la connaissance. Parfois, ce qui passe pour de la compassion n'est en réalité rien de plus que de la pitié, et cela ne fait qu'empirer les choses. Il y a un dicton anglais disant qu'il faut toute le sagesse des sages pour défaire le mal fait par ceux qui font juste le bien - et, pourrait-on ajouter, le mal fait par ceux qui ont juste pitié.

Vajrasattva.

S'il est un autre bodhisattva du dharmakaya à mentionner avec les figures clefs déjà décrites, c'est Vajrasattva. Il représente la pureté : non pas la pureté physique, la pureté morale, ou la pureté spirituelle - pas même une pureté qui puisse être atteinte. Vajrasattva représente la pureté primordiale, la pureté originelle sans tache de l'esprit, non souillé et non touché depuis les âges sans commencement. Nous ne pouvons purifier l'esprit par la pratique spirituelle. Nous pouvons purifier l'esprit inférieur, car l'esprit inférieur peut être souillé, mais nous ne purifions jamais l'esprit ultime, car l'esprit ultime ne devient jamais impur. Nous nous purifions réellement nous-même en nous éveillant au fait que nous n'avons jamais été impur, que nous avons tout le temps été pur. Cette pureté, de façon ultime inhérente à l'esprit, au-dessus et au-delà du temps, au-dessus et au-delà de la possibilité d'impureté, est représentée par Vajrasattva.

Vajrasattva est d'un blanc pur et éblouissant, comme le soleil se réfléchissant sur la neige. Il est parfois représenté complètement nu, et parfois comme portant les joyaux et soieries d'un bodhisattva. On récite et on médite sur son mantra, qui a cent syllabes, pour se purifier de ses fautes ou, plutôt, pour se purifier de l'impureté de penser que l'on n'est pas pur de façon intrinsèque.

Il y a de très, très nombreux bodhisattvas du dharmakaya, et pour illustrer cela les quelques-uns qui viennent d'être présentés suffisent. Tous sont simplement, en dernière analyse, des aspects différents de notre propre esprit, fondamentalement Éveillé, notre propre esprit de Bouddha immanent. On pourrait dire que tous les bodhisattvas sont un bodhisattva. Nous parlons d'Avalokiteshvara, de Mañjughosha, etc., mais nous ne nous ne devons pas penser à eux comme étant des personnalités supranaturelles littéralement distinctes situées « là-haut » ou dans quelque autre monde.  Ils sont tous des façons différentes de considérer le même bodhisattva, la seule et même force spirituelle à l'œuvre dans l'univers.

Des formes occidentales de bodhisattvas ?

En principe, il n'y a aucune raison pour que de nouvelles formes de bodhisattvas n'émergent pas dans le contexte du bouddhisme occidental, comme cela s'est produit - et continue à se produire - dans d'autres cultures bouddhiques. Dans la tradition du Vajrayâna, qui continue de nos jours, de nouvelles formes de bodhisattvas, ou au moins de nouvelles formes de dharmapalas et de dakinis, sont apparues relativement récemment,  et ont généralement été reconnues comme de nouvelles formes d'un bodhisattva existant.

Au Japon, par exemple, des bodhisattvas ont émergé de déités indigènes, prenant leurs traits caractéristiques. Une de ces divinités japonaises absorbées dans le panthéon bouddhique japonais est Hachiman, qui avait à l'origine une signification phallique, mais qui en vint à être considéré comme une forme d'Avalokiteshvara. Cette désignation bien ordonnée dans le panthéon existant ne peut cependant pas cacher le fait qu'il représente l'émergence, dans le bouddhisme mahâyâna japonais, d'une forme de bodhisattva tout à fait particulière qui prend son origine dans la psyché japonaise.

Une chose similaire s'est produite avec Achala, une figure d'origine indienne qui a pris une forme distinctement japonaise : vêtu seulement d'un pagne, il est très fortement musclé, a une mèche de cheveux qui pend sur son front, comme celle que portent les lutteurs japonais, et d'énormes yeux globuleux. Il porte une corde, et est accompagné de deux petits garçons dont la signification est obscure mais qui semblent être des sortes d'assistants. Il est associé avec les montagnes et les chutes d'eau, des lieux naturels où certains de ses disciples vivent en ermites et pratiquent des austérités. Son apparence est plutôt  sombre, mais il est considéré comme étant très bienveillant. Tout compte fait, il est un bodhisattva spécifiquement japonais, un produit spécifique de la psyché ou de l'inconscient collectif japonais.

De la même façon, on peut s'attendre à ce que des bodhisattvas prennent des formes différentes en Occident, parce que les gens les percevront et en feront l'expérience différemment. Nous devrons probablement commencer avec l'iconographie traditionnelle orientale, tout en réalisant qu'en ce qui nous concerne ces formes ne ressemblent pas du tout aux bodhisattvas dont ils portent les noms.

En discutant de la représentation d'Apollon dans l'art grec et l'art néoclassique moderne, le critique d'art du dix-neuvième siècle John Ruskin dit que, comme les gens sont familiers avec, par exemple, la forme d'Apollon tel qu'il est représenté dans l'art, ils pensent qu'ils savent à quoi ressemble Apollon. Mais, dit-il, en fait, ils ne le savent pas du tout. Ils ne savent que ce à quoi ressemble la représentation d'Apollon, ce qui est une chose bien différente. De façon similaire, nous pensons peut-être que nous savons ce à quoi ressemblent les figures archétypes bouddhiques telles que Mañjughosha ou Tara, mais tout ce que nous savons réellement est comment elles sont représentées dans l'art médiéval indien et tibétain. De telles représentations peuvent donner des indices quant à ce que sont ces bodhisattvas - mais pas nécessairement. Tôt ou tard, il nous faut passer de l'apparence traditionnelle d'un bodhisattva à ce que cette apparence est censée signifier. Par exemple, qu'est-ce que la couleur dorée de Mañjughosha, l'épée enflammée qu'il tient levée, etc., ont à voir avec Mañjughosha en tant qu'entité spirituelle ? Pouvons-nous considérer que Mañjughosha ressemble vraiment à cela ? En un sens, oui, mais en un autre sens, certainement pas.

Il nous fait laisser de côté l'iconographie traditionnelle et se demander : « Qu'est-ce que Mañjughosha ? Quelle est la réalité derrière ce terme, Mañjughosha ? De quoi fais-je l'expérience ? » Il se peut que cela n'évoque rien du tout. Peut-être connaît-on la forme de l'iconographie, mais on n'a pas ressenti le chemin à faire pour arriver à la réalité qu'il représente. On peut bien savoir à quoi ressemble une statue d'Apollon sans avoir le moindre sens de ce qu'Apollon représentait pour un Grec sensible. De la même manière, on peut avoir tout lu sur Mañjughosha et savoir comment il est représenté sans avoir aucun sens de ce qu'il représente pour un disciple tibétain sensible.

Une fois que l'on a un sens clair de ce qui ne peut qu'être appelé le principe de Mañjughosha (en tant que distinct de toute autre forme particulière), on doit se demander à quoi ressemblerait ce principe s'il prenait forme. On doit construire ou créer le forme à partir de l'expérience ou de la réalisation que l'on a du principe. Essayer de faire cela nous donnera une vision bien plus vraie de ce à quoi ressemble Mañjughosha, si l'on peut dire.

Après tout, l'iconographie traditionnelle n'est qu'une pierre sur laquelle prendre pied. Et elle peut être très éloignée de notre expérience réelle. L'artiste peut avoir représenté Mañjughosha selon la tradition, mais il n'aura pas nécessairement un ressenti pour ce que la forme représente. Il se peut qu'il nous faille retourner vingt ou trente générations d'artistes en arrière pour trouver quelqu'un qui ait vu Mañjughosha à un niveau visionnaire, ou ait eu un véritable ressenti pour lui.

Si l'on s'engage avec ces formes dans le cadre de sa propre pratique bouddhique, on aura tôt ou tard besoin de les créer ou de les percevoir indépendamment, avec notre propre faculté d'imagination. C'est un peu comme la différence entre rencontrer quelqu'un et en voir seulement la photo. La photo donne une petite idée de ce quoi cette personne ressemble, mais la rencontrer est une expérience totalement différente.

En tout état de cause, il se peut que l'iconographie bouddhique traditionnelle nous laisse totalement froid, auquel cas il nous faut trouver une autre manière de nous relier à ce qu'elle symbolise, peut-être via le symbolisme de l'art occidental. Il s'agit de faire appel à ses sentiments pour l'exploration de ces symboles, et de trouver des liens où l'on peut. Ce n'est pas un processus rationnel. Même si l'on découvre que l'on a un sentiment fort envers Apollon, pour utiliser cet exemple, on peut juste dire : « J'ai ce fort sentiment envers Apollon et je vais maintenant essayer de le transférer à Mañjughosha. » On doit voir une lueur de Mañjughosha dans Apollon, on doit avoir un sens d'un véritable lien.

Entrer plus en lien avec le niveau mythique des choses en général peut être une bonne idée. Pour commencer, on peut avoir à explorer la littérature et les arts de façon large, en particulier si l'on n'a guère prêté attention à cet aspect de la vie auparavant. Alors que l'on fait cette exploration, on devrait progressivement découvrir certaines images, certains symboles ou mythes qui nous affectent plus puissamment et positivement que d'autres.

Par exemple, sans trop savoir pourquoi, vous pouvez être fasciné par la figure de la licorne. Alors, vous lisez des choses la concernant, vous collectionnez des images de représentations et de tapisseries dans laquelle elle figure. Attentif à ne pas étouffer votre intérêt par la seule approche érudite, vous cherchez à comprendre pourquoi la licorne vous attire de cette façon et, en même temps, vous intensifiez ce sentiment. De tels liens peuvent être des indices qui vous mènent vers le domaine de la forme archétype, dont les bodhisattvas sont des représentants particulièrement sublimes.

L'ordination de bodhisattva.

Du fait de leur propre nature d'idéaux, les bodhisattvas du dharmakaya représentent pour nous un but très éloigné. Tout ce que nous pouvons faire est de former l'intention résolue de traverser l'incommensurable distance qui nous sépare de ces formes radieuses. Cette intention fait de nous un bodhisattva novice, et elle peut être publiquement reconnue et célébrée sous la forme de la cérémonie de l'ordination en tant que bodhisattva.

Cette ordination comprend deux parties : la prise du vœu du bodhisattva, généralement sous la forme des quatre grands vœux, et l'acceptation des préceptes du bodhisattva. Différentes listes de ces préceptes se trouvent dans les écritures du Mahâyâna, et elles expriment une application plus détaillée et plus spécifique des quatre grands vœux. Dans le cadre de l'ordination de bodhisattva, la prise du vœu du bodhisattva correspond, à son niveau le plus élevé, à Aller en refuge ; et l'acceptation des préceptes du bodhisattva correspond à la prise des cinq ou des dix préceptes ordinaires.

L'ordination de bodhisattva n'est pas qu'une cérémonie. C'est l'expression naturelle de l'apparition de la volonté d'éveil, et en tant que telle elle prend idéalement place dans la première bhumi. Mais en tant que cérémonie, elle peut aussi être prise par le bodhisattva novice. C'est-à-dire que l'on peut prendre l'ordination de bodhisattva en anticipation, si l'on peut dire, de l'apparition de la bodhicitta. La prise de l'ordination de bodhisattva peut donc être incluse dans les conditions en dépendance desquelles apparaît la bodhicitta.

Ceci est en tout cas la façon dont cela est vu dans le bouddhisme tibétain : on prend généralement les préceptes de bodhisattva de la même façon qu l'on peut faire une puja en sept parties, comme une manière d'aider à l'apparition de la bodhicitta. L'ordination de bodhisattva en est venue à signifier une acceptation publique de l'idéal du bodhisattva, que la bodhicitta soit apparue ou non. Cela reflète ce qui se passait quand une personne rencontrait le Bouddha. Elle l'entendait enseigner, son œil du Dharma s'ouvrait ; en d'autres termes, la bodhicitta apparaissait - et elle disait spontanément : « Je vais en refuge dans le Bouddha. » En un sens, prendre le vœu rejoue cette scène d'une manière qui encourage l'apparition de la bodhicitta. Nous pouvons donc parler d'aller en refuge « en façon effective » en tant que moyen d'activer l'aller en refuge réel. De la même manière, l'ordination de bodhisattva et la prise de vœux, dans les pays du bouddhisme mahâyâna, de nos jours, prennent place à un niveau provisoire ou effectif, en tant que moyens de réalisation de l'apparition réelle de la bodhicitta.

Au moment de ma propre ordination de bodhisattva, j'ai pris les préceptes de bodhisattva, mais je n'ai pas fait de vœux. Je considérais que j'avais déjà assez à faire en prenant ces préceptes. Mon maître Yogi Chen affirma clairement qu'ayant pris l'ordination de bodhisattva on devrait formuler ses propres vœux ; lui-même en avait formulé plusieurs ensembles, mais je n'ai jamais senti que je pouvais m'aventurer à formuler de tels vœux. Il me semblait que les préceptes, alliés à l'affirmation générale « Je prends la résolution d'atteindre l'Éveil pour le bien de tous les êtres » me suffisaient largement pour avancer.

Il faut insister sur le fait que l'ordination de bodhisattva ne donne aucun statut spirituel. Le statut spirituel, en fait, ne peut pas être conféré. L'ordination de bodhisattva n'implique pas même une reconnaissance d'un statut spirituel. Si l'on prend l'ordination de bodhisattva, elle représente notre propre engagement public de faire de son mieux pour être à la hauteur de l'idéal du bodhisattva (« public » voulant ici dire en présence de la communauté spirituelle bouddhiste). Il n'y a certainement aucune garantie quant à l'apparition de la bodhicitta à ce moment-là ; il est toujours difficile de savoir si la bodhicitta est apparue ou non en quelqu'un. Cependant, que la bodhicitta soit apparue ou non, que nous soyons prêt à recevoir l'ordination de bodhisattva ou non, que nous nous considérions nous-même bodhisattva novice ou non, nous pouvons tous contempler, même de loin, la magnificence de la hiérarchie des bodhisattvas.

The Bodhisattva Ideal © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.

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