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Idéal du bodhisattva 6 - Sur le seuil de l'éveil

Après avoir considéré comment le bodhisattva, homme ou femme, fait la synthèse entre le dana et le shila, et entre la kshanti et le virya dans sa vie, son travail et son expérience spirituelle, nous arrivons maintenant à une paire d'opposés plus raffinés encore : le dhyana ou méditation, et la prajña ou sagesse. Quand elles sont menées à la perfection, elles nous amènent au seuil même de l'Éveil, et à la réalisation de l'aspect d'établissement de la bodhicitta.

C'est à ce niveau très subtil d'expérience que le besoin de considérer le genre de langage que nous utilisons, les termes et les images avec lesquels nous essayons de l'appréhender, devient particulièrement critique.

Le langage des idées et celui des concepts.

En général, nous disposons de deux modes principaux de communication humaine : le langage des idées ou des concepts de l'analyse rationnelle, et le langage des images et des archétypes, métaphores, mythes et symboles. Le Bouddha enseignait parfois en utilisant le langage des concepts et de la pensée abstraite, et en d'autres occasions en parlant le langage des images, des mythes et des symboles, et la tradition bouddhique a continué à utiliser les deux langages. Ils sont bien sûr tous deux d'importance égale. Le langage des concepts engage l'esprit conscient, l'intelligence rationnelle, tandis que le langage des images, étant plus concret, immédiat et vif, tend à nous émouvoir à des niveaux plus profonds ; il fait appel à nos profondeurs inconscientes.

À un niveau intellectuel, le bouddhisme, historiquement parlant, est caractérisé par la clarté, l'honnêteté et une pensée rigoureuse. De notre point de vue, le problème est que la plupart d'entre nous n'avons pas l'habitude d'analyser des situations et des propositions, et d'arriver rigoureusement à des conclusions à partir d'une évidence clairement établie. Nous avons tendance à recourir aux pressentiments, à des bribes d'information, à de petits fragments de connaissances à partir desquels nous arrivons à toutes sortes de conclusions bizarres.

En tant que bouddhistes, nous avons donc besoin de nous encourager mutuellement à penser plus clairement. Nous n'avons pas à être tatillons ni à rechercher la controverse sans nécessité, mais nous devons être sûrs que nous savons de quoi nous parlons. Par exemple, que veulent vraiment dire les mots que nous utilisons ? Si ce sont des traductions, du pâli ou du sanskrit par exemple, savons-nous dans quelle mesure elles sont correctes ? Et connaissons-nous même vraiment la signification des mots que nous utilisons dans notre propre langue ? Les dictionnaires sont pleins de surprises intéressantes.

Nous n'avons pas tous besoin d'être des intellectuels, mais à chaque fois que nous utilisons le langage, nous pouvons essayer de le faire avec clarté et précision ; sans cela, il nous donnera des idées vagues et erronées. On n'évite pas les dangers indiscutables de l'intellectualisme en se relâchant ; une pensée relâchée peut même entraver notre développement spirituel. Il est vrai que la vue pénétrante transcendantale elle-même est indépendante de la pensée conceptuelle, mais elle n'arrive pas simplement de nulle part. Elle apparaît sur la base de l'expression conceptuelle du Dharma. C'est, par exemple, en pensant au concept de l'impermanence que l'on développe une vue pénétrante dans la vérité de l'impermanence. La compréhension intellectuelle vient d'abord, c'est une sorte de tremplin.

Arriver à la vue pénétrante.

Un concept intellectuel raffiné et précis, tel que celui de la shunyata, était à l'origine la communication faite par le Bouddha de son expérience transcendantale. Comment peut-on retrouver l'expérience transcendantale dont la formulation conceptuelle est une expression, sans complètement comprendre cette expression conceptuelle à son propre niveau ? La méthode traditionnelle pour arriver à la vue pénétrante est de réfléchir à une formulation conceptuelle exprimant la vue pénétrante du Bouddha ou celle d'un de ses disciples. En réfléchissant, l'esprit concentré, sur une formulation que l'on a clairement comprise, on a un aperçu de sa teneur transcendantale.

On peut avoir une réalisation de la vérité de l'impermanence simplement en regardant une feuille qui tombe. En fait, il y a des gens à qui cela est arrivé. Mais quel serait le processus véritable ? Comment passe-t-on de cette expérience à la vérité universelle de l'impermanence ? Il ne suffit probablement pas de voir une feuille tomber. On doit voir une autre feuille tomber, et encore une autre, et ainsi en arriver à la réalisation que toutes les feuilles tombent. On ne voit pas seulement la chute d'une feuille ; l'esprit passe par certains processus conceptuels.

On peut développer la vue pénétrante en visualisant l'image d'un bouddha ou d'un bodhisattva, mais on doit reconnaître l'image pour ce qu'elle est. La vue pénétrante naît d'une telle pratique non pas parce que l'image visualisée est une image du transcendantal, mais parce qu'on la voit comme étant en même temps réelle et non-réelle. Durant la pratique, l'image prend vie de façon intense et vivante, tandis que nous réfléchissons au fait qu'elle est apparue en dépendance de causes et de conditions et n'est donc pas complètement réelle. Réfléchissant ainsi, on voit que ni le concept de « réel » ni le concept de « non-réel » ne suffisent pour exprimer la vraie « réalité » de la situation. La « réalité » transcende le réel et le non-réel, l'existence et la non-existence. Ainsi, la vérité est réalisée à l'aide de certaines formulations conceptuelles qui, à leur niveau intellectuel, reflètent la réalité transcendantale qu'elle expriment. Ceci est le processus traditionnel. On ne passe pas directement de la perception à la vue pénétrante, il y a toujours le stade conceptuel intermédiaire.

La méditation en tant que clarification de l'esprit.

Cependant, la méditation est en soi un processus de clarification de l'esprit. En fait, méditer et penser clairement ne peuvent être séparés. Dans toutes les traditions bouddhiques, des personnes ordinaires, sans aucun don intellectuel ou culturel, ont atteint la vue pénétrante. Dans la plupart des cas, elles l'ont fait en s'étant, grâce à la méditation, débarrassées de tout parti pris mental, de toute tendance, préconception, préjugé, et conditionnement psychologique, voire culturel. Leur esprit peut ainsi fonctionner librement et spontanément.

La méditation inclut non seulement le shamatha-bhavana, le développement du calme, mais aussi le vipashyana-bhavana, le développement de la vue pénétrante. Au moyen du shamatha-bhavana, au moyen de l'expérience des dhyanas, on purifie son intelligence, pour qu'elle puisse reconnaître les formulations conceptuelles présentées par la tradition, ou qu'elle puisse créer ses propres formulations conceptuelles qui servent alors de tremplin au développement de la vue pénétrante.

La méditation - j'utilise le terme ici comme signifiant une combinaison de shamatha et de vipashyana -, est une union des émotions purifiées et de l'intelligence clarifiée. En termes bouddhiques, c'est la cinta-mayi-prajña, la « sagesse venant de la réflexion », en combinaison avec la positivité émotionnelle des dhyanas et des quatre brahma-viharas. Cette combinaison, intensifiée et élevée à un plus haut niveau, est ce qui permet l'apparition de la vue pénétrante. La vue pénétrante est donc une expérience émotionnelle autant qu'intellectuelle. On pourrait dire que le bouddhisme est synonyme de ces deux choses : la positivité émotionnelle et la clarté intellectuelle. À leur plus haut niveau, ce sont la compassion et sagesse, et à ce niveau, bien que distinctes, elles sont inséparables.

La clarté intellectuelle.

On n'arrive pas à la clarté intellectuelle en s'éduquant d'avantage, en lisant plus de livres ou en devenant un intellectuel. En fait, être absorbé par la théorie est aussi défavorable qu'avoir une pensée nébuleuse. Vouloir en savoir toujours plus sur la théorie et la philosophie du bouddhisme dans le vain effort de consommer le plus de bouddhisme possible, le plus rapidement possible, ne fera que nous donner une indigestion intellectuelle.

Quelques présentations modernes du bouddhisme utilisent tellement de concepts, parlent tellement de pensée bouddhique, de philosophie bouddhique et ainsi de suite que l'on peut avoir l'impression de quelque chose d'unilatéralement intellectuel, voire intellectuel de manière accablante. Il peut sembler que, pour comprendre le bouddhisme, il faille suivre des cours rigoureux de logique, de métaphysique et d'épistémologie. Mais dans l'Inde ancienne, quand l'enseignement spirituel était entièrement transmis oralement, les gens recevaient exactement, à un moment donné, ce dont ils avaient alors besoin. Vous ne pouviez pas lire un livre décrivant les stades de la voie vers l'Éveil. Vous ignoriez peut-être complètement l'idée même de l'Éveil. Vous alliez voir un maître et il vous disait, après une brève conversation ou après vous avoir simplement regardé de haut en bas : « Va faire telle pratique ». Vous partiez la pratiquer, plusieurs années durant peut-être, et quand vous l'aviez complètement maîtrisée, il vous donnait d'autres enseignements à pratiquer. On ne vous aurait certainement pas donné d'aperçu théorique.

De nos jours, on nous donne constamment des aperçus théoriques. Nous connaissons la voie, nous savons tout à propos des différentes étapes, nous savons tout de la prajña, nous savons tous des différents degrés et niveaux de la shunyata. Ce matériel théorique nous étant si familier, il nous est difficile de faire la distinction entre la connaissance théorique et le genre de connaissance qui ne vient que de l'expérience. Et pour reconnaître la différence, il peut nous falloir -connaître ce que nous connaissons et désapprendre ce que nous avons appris.

Que faire face à la quantité de théorie bouddhique qui nous entoure ? La clef est, probablement, « toujours plus de moins » ; en d'autres termes, c'est se focaliser sur très peu de textes, d'enseignements ou d'approches du Dharma, et en approfondir notre expérience par la réflexion, la pratique et le questionnement. Et cette réflexion et ce questionnement doivent être réels. Nos réflexions et nos questions doivent être bien les nôtres, et non un simple jeu de réarrangement de concepts. Une vraie question jaillit de notre propre expérience, voire de notre propre conflit. « Les livres et les mots que vous ne mettez pas en pratique, abandonnez-les ! », telle est la robuste déclaration du grand maître bouddhiste Padmasambhava.

La culture occidentale étant ce qu'elle est, nous voudrons probablement faire au moins un tour d'horizon rapide de tout le domaine. Mais l'ayant fait, nous devrions revenir là où nous sommes vraiment et pratiquer et étudier à partir de là. Le Bouddha utilisait le langage de l'analyse conceptuelle claire, mais le but de cette analyse n'était jamais simplement théorique.

Le langage des mythes et des symboles.

Parfois, le Bouddha insistait sur cela en utilisant un langage complètement différent pour communiquer le Dharma, comme lorsque, selon la tradition zen, au milieu d'une assemblée de moines, il leva simplement une fleur dorée, sans dire un mot. Parmi tous les disciples rassemblés, un seul, Mahakashyapa, comprit ce qui était communiqué, et répondit par un sourire. Et c'est ainsi, dit-on, que le zen commença. Ce grand mouvement spirituel qui s'étendit dans tout l'Extrême-Orient et produisit des centaines de maîtres éveillés, ne jaillit pas d'un système philosophique ou d'un long discours, mais d'une action toute simple : l'élévation d'une fleur dorée, dans les pétales de laquelle on pouvait discerner toute la sagesse des bouddhas. C'est ce que Mahakashyapa comprit et c'est pourquoi il sourit. Il pensa probablement que le Bouddha n'avait jamais rien fait de plus merveilleux dans toute sa vie que d'élever cette fleur dorée qui, maintenant encore, continue à transmettre sa beauté.

Le langage du symbolisme est un langage que, nous aussi, nous devons apprendre à parler. Nous pouvons être prêts à parler le langage des idées et des concepts, voire à nous y attarder, nous pouvons discuter de philosophie bouddhique sans nous lasser, mais ceci doit être complété par le langage des images. Nous pouvons être peu familiers avec cette dimension de la communication, mais en nous plongeant dans les légendes, les mythes et les symboles, nous pouvons apprendre à comprendre et même à parler ce langage.

Ces deux modes de communication sont très importants pour la compréhension - et l'expérience - des cinquième et sixième perfections, le dhyana et la prajña.

La dhyana paramita, la perfection de la méditation.

Comme traduction de dhyana, « méditation » convient à des fins pratiques même si, comme dans le cas de beaucoup d'autres termes, il est impossible de trouver un équivalent français réellement adéquat. Fondamentalement, le dhyana comprend deux choses : les états de conscience au-dessus et au-delà de ceux de l'esprit ordinaire, et les pratiques de méditation qui conduisent à l'expérience de ces états de conscience supérieure. Dans la tradition bouddhique, il y a un certain nombre de listes de différents niveaux ou dimensions de conscience supérieure. Ici, je veux me focaliser sur trois d'entre elles : les quatre dhyanas du monde de la forme, les quatre dhyanas sans forme, et les trois portes de la libération. Considérées ensembles, elles nous donneront une idée de ce qu'est le dhyana, même si, bien entendu, toute explication de ce genre n'est pas un substitut à l'expérience directe.

Les quatre dhyanas du monde de la forme.

Pour commencer, donc, les quatre dhyanas du monde de la forme, les quatre rupas dhyanas, comme on les appelle. La tradition en énumère habituellement quatre, mais parle parfois de cinq ; ce genre de divergence devrait nous rappeler de ne pas prendre ces classifications trop littéralement. Ces quatre dhyanas peuvent être une façon utile de m

arquer des stades successifs de développement spirituel, mais en réalité c'est un processus continu, toujours en développement.

Traditionnellement, il y a deux façons de considérer les quatre dhyanas du monde de la forme. Une façon suit les termes de l'analyse psychologique, essayant de comprendre les facteurs psychologiques présents dans chacun de ces états de conscience supérieure. La deuxième façon est celle des images.

Le premier dhyana.

Considéré analytiquement, le premier dhyana, le premier de ces états de conscience supérieure, est caractérisé par l'absence de toute émotion négative. La tradition liste ici spécifiquement les cinq obstacles de désir, de malveillance, de paresse et de torpeur, d'agitation et d'anxiété, et de doute, mais à moins que toutes les émotions négatives ne soient suspendues, au moins momentanément, il ne peut y avoir accès à des états de conscience supérieure.

Cette suspension est en général temporaire. Les gens sont souvent surpris de la rapidité avec laquelle ils passent d'une expérience de dhyana à une expérience d'une toute autre nature. Nous pouvons avoir de merveilleuses méditations en retraite, puis, quelques jours plus tard, de retour chez nous, il peut sembler que nous soyons une tout autre personne. En fait, cela peut se produire encore plus rapidement. Quelques minutes après avoir quitté la salle de méditation, où nous semblons avoir été profondément absorbé en méditation, nous pouvons nous sentir irrité, déprimé, anxieux, plein de désir ou quoi que ce soit d'autre.

Il est alors nécessaire de stabiliser notre expérience des états de conscience supérieure en raffermissant notre pratique de l'éthique et en établissant un cadre général, une conception plus ou moins systématique de la vie spirituelle, dans laquelle l'expérience de dhyana peut prendre place. Il est presque possible de se forcer à entrer dans l'expérience de dhyana par un effort de volonté, mais nous ne pourrons la maintenir parce qu'elle n'aura pas le soutien de tout notre être. C'est parfois pour cela qu'une personne qui ne semble pas beaucoup progresser spirituellement peut avoir de « bonnes » méditations, tandis qu'une autre personne, qui progresse de façon bien plus large, peut ne pas en avoir. Il n'est pas facile de savoir exactement comment les gens progressent spirituellement et l'on ne doit pas tirer des conclusions trop hâtives. Ce qui est important c'est la cohérence, pas la brillante réussite occasionnelle.

La cohérence, cependant, n'est pas le seul élément dont on doive tenir compte pour accéder à des méditations plus profondes. Oui, il faut éviter les obstacles à la méditation et les distractions extérieures ; il faut  trouver un endroit et un temps pour sa pratique, afin qu'un certain élan, une continuité de la prise de conscience puissent se développer. Mais l'essence du problème est que l'on doit vouloir aller plus profondément. À un certain point, on rencontrera énormément de résistances venant d'un endroit profond en soi-même, de parties qui ne veulent pas changer, qui ne veulent pas être exposées. Toutes sortes d'excuses apparaîtront pour ne pas continuer, semblant très convaincantes. Seul un réel désir de surmonter cette résistance nous emmènera plus loin.

À cet égard, la méditation est comme n'importe quel autre aspect de la vie : pour réussir, on doit vouloir réussir. Sans cela, on n'ira pas loin. Beaucoup de gens aiment l'idée de gagner beaucoup d'argent, mais ils ne veulent pas vraiment le faire : ils ne sont pas prêts à faire tout ce qu'il faut pour avoir un million de dollars à l'âge de trente ans. Les gens qui gagnent beaucoup d'argent le font en sacrifiant absolument tout le reste. Jour et nuit, ils ne pensent à rien d'autre qu'à gagner de l'argent ; toutes leurs énergies vont dans cette direction. Il en est de même pour une personne qui veut vraiment être grand écrivain ou grand musicien : elle s'y lance à corps perdu, et de cette façon découvre si elle a vraiment cela en elle ou non.

La seule différence avec la méditation est que le succès y est garanti. On peut travailler dix ans à la composition d'un poème épique, et ce peut être un second Paradis Perdu ou un échec total. Mais si vous passez dix ans à méditer et accédez à des états de dhyana, il n'est pas possible que ces états ne soient pas les bons. Il est impossible d'échouer. On dit parfois en Inde que si les gens s'adonnaient avec autant d'énergie et d'intérêt à la vie spirituelle qu'ils en donnent aux choses matérielles, le succès serait assuré, et l'on trouve bien des preuves qui le confirment. On perçoit très bien comment l'énergie de quelqu'un commence à couler à nouveau si quelque chose qui l'intéresse se présente. Quelqu'un qui affirme être trop fatigué pour participer à une classe d'étude du Dharma aura tout d'un coup de l'énergie si on lui propose d'aller voir un film qu'il a envie de voir. Si nous sommes intéressé par quelque chose, nous trouverons l'énergie pour le faire ; et autant ne pas nous fatiguer si nous ne voulons pas réellement le faire.

Mais comment transformer une reconnaissance intellectuelle du bien fondé de quelque chose en un désir ardent de l'accomplir ? La seule façon est d'établir une connexion affective : il faut vouloir, ce qui nous ramène directement au même problème. La seule solution est donc de découvrir ce que l'on veut réellement. Alors on peut essayer d'établir des ponts entre notre désir d'une part, et l'activité, l'intérêt ou le but dont nous ne reconnaissons pour l'instant qu'intellectuellement la valeur d'autre part.

Par exemple, on peut être passionnément intéressé par la sculpture et, en même temps, savoir intellectuellement que le bouddhisme est une bonne chose. Comment réconcilier tête et cœur ? Pour faire le lien, on peut par exemple se plonger dans une étude spécifique de la sculpture bouddhique : la sculpture du Ghandhara, la sculpture  sur bois chinoise et japonaise, et ainsi de suite. Cet intérêt peut agir comme un pont entre une chose que l'on aime particulièrement et une chose que l'on pense que l'on devrait faire. Il serait très difficile de mettre de côté notre intérêt pour la sculpture et de tenter, au lieu de cela, d'étudier la philosophie bouddhique. Certaines personnes peuvent se forcer pendant un temps à étudier quelque chose qui ne les intéresse pas, ou à faire des choses qu'elles ne veulent pas faire, mais personne ne peut faire cela pendant très longtemps. Tôt ou tard, il y aura une forte réaction de la partie de nous-même qui n'est pas concernée et qui ne veut pas être concernée.

On doit donc commencer par se demander : « Qu'est-ce que je veux vraiment faire ? Est-ce que je veux vraiment méditer ? Est-ce que je veux réellement étudier le Dharma ? Sinon, qu'est-ce que je veux vraiment faire ? Si j'avais complète liberté de choix, que ferais-je ? »  La réponse peut venir tout de suite à l'esprit ; ou bien nous pouvons nous trouver complètement décontenancé par la question. Parfois, il nous faut nous arrêter, ne plus rien faire, afin de permettre à nos vrais désirs de faire surface, qu'ils soient sains ou malsains. Peut-être a-t-on été si occupé, si entraîné par le tourbillon de la vie que nous ne nous sommes même pas demandé ce que nous voulons vraiment faire.

Se poser simplement la question ne va pas inexorablement aboutir à quelque sombre et innommable désir. On a tendance à penser que si on laisse ses désirs faire surface, quelque chose d'affreux apparaîtra sûrement. Ce sera peut-être le cas - on sera peut-être choqué de voir ce qui apparaît -, mais pourquoi le présumer ? Il est bien plus probable qu'apparaîtra quelque aspiration inoffensive et innocente que l'on n'a jamais pu satisfaire. Et même s'il s'avère que nos désirs sont malsains, il peut être possible d'établir un lien entre eux et quelque chose de plus sain, de plus favorable ou de plus dharmique. On peut par exemple découvrir que l'on n'aime pas les gens, au point de se sentir destructif à leur égard. Ceci est clairement malsain, mais il peut être possible de transférer cette animosité vers certaines idées. On peut penser en termes d'annihilation de ses propres vues fausses, de recherche des miccha-ditthis profondément logées dans sa psyché, et l'on peut alors diriger contre elles sa colère et son aversion. Peu de désirs sont si irrémédiablement et complètement négatifs qu'ils ne puissent être reliés à quelque aspect de la vie spirituelle.

Une fois que nous avons établi, si nous le faisons, que nous voulons méditer, la tâche suivante est claire : apprendre à inhiber, du moins temporairement, les manifestations les plus grossières au moins de nos émotions négatives, et la tradition nous donne plusieurs façons de le faire. En termes positifs, le premier dhyana est caractérisé par une concentration et une unification de toutes nos énergies psycho-physiques. Comme nous l'avons vu en considérant la virya, nos énergies sont habituellement dispersées sur une multiplicité d'objets. La méditation a un effet de concentration et d'unification. Une concentration et un écoulement ensemble de toutes les énergies de notre être est caractéristique du premier dhyana et, en fait, des quatre dhyanas, dans des degrés croissants.

L'expérience du rassemblement de toutes les énergies, tout coulant librement, et naturellement concentré à des niveaux de plus en plus élevés, est intensément agréable, et tend même vers la félicité. Dans le premier dhyana, ce plaisir a un aspect à la fois physique et mental. L'aspect physique est souvent décrit comme le ravissement, et peut se manifester de différentes façons. Les poils peuvent se dresser ou l'on peut se mettre à pleurer avec force, ce qui est habituellement un signe très sain et positif.

Le premier dhyana est aussi caractérisé par une certaine quantité d'activité mentale discursive. On peut entrer dans le premier dhyana en ayant suspendu toutes les émotions négatives, en ayant unifié ses énergies, et faire l'expérience de diverses sensations de plaisir, tant mental que physique, mais il reste encore quelques vestiges d'activité discursive. Cela n'est pas suffisant pour déranger la concentration, c'est juste comme une vibration d'activité mentale, par exemple des pensées à propos de l'expérience méditative elle-même. Au bout d'un moment, cette activité discursive s'estompe, restant en marge de notre expérience. Elle ne perturbe pas vraiment : on continue simplement la pratique.

Le deuxième dhyana.

Dans le deuxième dhyana, l'activité mentale discursive disparaît. C'est un stade dans lequel on ne pense pas du tout. Certaines personnes trouvent cette perspective plutôt effrayante, comme si quand il n'y a pas de pensée, on cessait pratiquement d'exister. Il est cependant tout à fait possible d'être très éveillé, attentif et conscient, sans qu'il y ait aucune activité mentale discursive. Dans le deuxième dhyana, toute notre conscience est élevée, on est donc plus vif et conscient que d'habitude. Même si l'esprit n'est plus actif de manière discursive, on n'entre pas dans un état endormi ou comateux : il y a toujours l'expérience d'un état de conscience clair, pur et lumineux. Dans le deuxième dhyana, nos énergies psycho-physiques deviennent encore plus concentrées et unifiées et les sensations agréables du premier dhyana, tant physiques que mentales, persistent.

Le troisième dhyana.

L'activité mentale discursive a déjà disparu ; dans le troisième dhyana, ce sont les sensations physiques agréables qui disparaissent. L'esprit est dans la félicité, mais on fait plus l'expérience de ces sensations agréables dans le corps, pour la simple raison que l'attention se retire graduellement du corps. C'est comme si l'on était conscient de son corps comme étant lointain, à la périphérie de son expérience, plutôt qu'en plein centre comme c'est habituellement le cas. Seule reste la félicité mentale, comme avant, mais plus intense encore.

Le quatrième dhyana.

Dans le quatrième dhyana, un autre changement survient - ou, plutôt, un autre changement se produit pour que le  quatrième dhyana apparaisse. À ce stade, même l'expérience mentale du bonheur disparaît. Ce n'est pas que l'on devienne de quelque façon mal à l'aise ou malheureux, mais l'esprit passe au-delà du plaisir et de la souffrance. C'est difficile à comprendre : inévitablement, on a tendance à penser à un état qui n'est ni agréable ni douloureux comme étant un état neutre, gris, mais ce n'est pas ainsi. Dans le quatrième dhyana, l'esprit passe au-delà même de la félicité mentale des dhyanas précédents pour entrer dans un état d'équanimité. Paradoxalement, on pourrait dire que l'état d'équanimité est encore plus agréable que les états d'esprits agréables ; mais bien sûr le corollaire de ceci n'a pas lieu d'être : on ne peut pas dire qu'il est plus douloureux que les états douloureux, cela ne fonctionne heureusement pas ainsi. Il est plus profondément satisfaisant que le plaisir, c'est une paix positive qui est encore plus merveilleuse que la félicité. Dans le quatrième dhyana, les énergies de l'être, dans leur totalité, sont complètement unifiées, produisant un état d'harmonie et d'équilibre mentaux et spirituels parfaits.

Ces dhyanas élevés sont si agréables qu'il est difficile d'imaginer ne pas vouloir en faire l'expérience, mais en pratique il est parfois difficile d'y entrer. Le problème est l'anxiété. Dans ces états élevés, tous les signaux sensoriels qui nous sont familiers disparaissent. Nous ne réalisons probablement pas à quel point nous nous sentons chez nous dans le monde matériel, le kamaloka, ainsi qu'il est appelé dans la tradition bouddhique. Quand nous commençons à nous trouver dans un état dans lequel nous ne faisons l'expérience de rien qui soit tangible, quand nous n'entendons rien, ne voyons rien, ne sentons rien, quand ces signaux familiers commencent à disparaître, nous pouvons nous sentir très mal à l'aise, et ce sentiment peut nous empêcher d'aller plus loin. Nous voulons nous accrocher à ce qui est familier, parce que cela nous rassure. Après tout, que serait la vie sans toutes les sensations familières ? Ne nous sentirions-nous pas comme nous désintégrant d'une certaine façon ? C'est cela que nous craignons.

En un sens, entrer dans les troisième et quatrième dhyanas, c'est entrer dans un état de privation sensorielle. Il y a des compensations, car le rupaloka (le monde de la forme archétypale, c'est-à-dire l'expérience de dhyana) est incomparablement préférable au kamaloka (le monde du désir des sens). Mais tant que l'on n'a pas fait un peu l'expérience du rupaloka, on ne sait pas cela. Le kamaloka confortable, chaud et sûr nous est familier, et si nous allons bien au-delà nous commençons à pénétrer dans un territoire non familier - d'où l'anxiété. Ce n'est qu'après une certaine expérience du rupaloka, et en particulier quand on a commencé à aller au-delà de l'expérience sensorielle ordinaire, que ces états cessent de donner naissance à l'anxiété.

En toute circonstance, nous avons tendance à craindre ce qui ne nous est pas familier : un pays étranger, une personne étrange, un nouveau projet. Tout ce qui représente une expansion en terrain non familier est souvent accompagné d'anxiété, voire de peur. D'un côté, cela est très sain, dans le sens où cela nous montre clairement que nous avançons en territoire inconnu, ou apparemment inconnu. Mais en pratique, la transition du kamaloka au rupaloka ne se fait pas d'un seul coup. Pendant un certain temps on a, si l'on peut dire, un pied dans chacun des mondes. Les impressions sensorielles n'ont pas complètement disparu, mais en même temps une expérience des dhyanas commence à filtrer, comme les rayons du soleil à travers l'eau profonde.

Une illustration des quatre dhyanas.

Pour illustrer ces quatre dhyanas, le Bouddha choisit quatre comparaisons ordinaires mais pertinentes. Pour illustrer le premier dhyana, il nous demande d'imaginer un préposé aux bains à son travail. Il prend une poignée de poudre de savon, qui en Inde venait, et d'ailleurs vient toujours, du fruit séché de l'arbre à savon. Il la malaxe avec de l'eau et continue de la pétrir jusqu'à ce que la poudre forme une balle totalement saturée d'eau, à tel point qu'elle ne peut pas absorber de goutte supplémentaire, et qu'en même temps aucun grain de poudre de savon ne reste sec. L'expérience du premier dhyana, dit le Bouddha, est juste ainsi.

Le deuxième dhyana, dit-il, est comme un grand lac, empli d'eau. Aucune rivière, aucun ruisseau ne l'alimente, mais au beau milieu, au fond du lac, de l'eau pure, limpide et fraîche sourd d'une cavité et se répand progressivement en se mélangeant aux eaux du lac.

Pour décrire le troisième dhyana, le Bouddha utilise à nouveau l'image d'un lac, un lac avec de grands massifs de fleurs de lotus, rouges, bleues, blanches et jaunes, poussant au milieu de l'eau, et ayant leurs racines, leurs tiges, leurs feuilles et même leurs pétales trempant dans l'eau, imbibées d'eau. L'expérience du troisième dhyana, dit-il, est ainsi.

Pour le quatrième dhyana, le Bouddha nous suggère l'image d'un homme prenant un bain au grand air, un jour de chaleur, dans un ruisseau ou dans un réservoir, comme cela est toujours fait en Inde. Ayant pris son bain, l'homme sort de l'eau, se sentant propre et rafraîchi. Il prend un grand morceau de tissu blanc et s'en entoure. L'image complète est celle de cet homme, rafraîchi par son bain, assis, complètement enveloppé de ce tissu blanc : voici à quoi ressemble l'expérience du quatrième dhyana.

Ces images évoquent bien la nature de l'expérience dhyanique, et parlent en elles-mêmes. Mais elles peuvent aussi être mises en lien avec une analyse plus psychologique de cette expérience. L'eau et la poudre à savon de la première image peuvent être considérées comme représentant les énergies divisées de l'esprit conscient. Les deux éléments totalement différents, l'un sec, l'autre mouillé, sont malaxés jusqu'à ce qu'ils soient complètement unifiés, tout comme ces énergies se rencontrent et deviennent complètement unifiées. Dans la deuxième image, les énergies de l'esprit supra-conscient bouillonnent dans l'esprit conscient unifié, comme l'eau froide et claire bouillonnant dans les recoins les plus profonds du lac. Une fois que ces énergies supra-conscientes ont commencé à bouillonner, elles imprègnent et transforment complètement les énergies de l'esprit conscient, tout comme les lotus - les racines, les tiges, les feuilles, les fleurs et les boutons - sont complètement imprégnés d'eau.

Enfin, ces énergies supra-conscientes ne font pas qu'imprégner l'esprit mais l'enveloppent aussi complètement, tout comme l'homme qui a pris son bain est enveloppé du drap blanc. Pour résumer ce processus : dans le deuxième dhyana, l'esprit supra-conscient, sous la forme de l'eau s'écoulant dans le lac, émerge comme s'il était contenu dans l'esprit conscient unifié ; dans le quatrième dhyana, l'esprit conscient est transformé dans la mesure où il est contenu dans l'esprit supra-conscient.

Le Bouddha a peint des images en mots pour décrire ces états, mais on pourrait même se débarrasser complètement des mots et décrire ces états directement avec de la peinture et un pinceau, comme l'a fait Lama Govinda (en les illustrant avec des peintures abstraites plutôt qu'en illustrant littéralement les images décrites par le Bouddha). Certaines personnes trouvent que le langages des images leur parle de manière plus intime, voire plus vraie, que le langage des concepts.

D'une façon ou d'une autre, nous devons avoir une idée des états d'esprits particuliers que nous cherchons à cultiver en méditation. L'atteinte des quatre dhyanas du monde de la forme est une chose centrale de la pratique de la méditation. En fait, c'est une  chose centrale de la vie spirituelle en général : l'expérience dhyanique n'est pas limitée à la pratique de la méditation. On peut faire l'expérience des dhyanas dans toutes sortes de circonstances. Ils peuvent apparaître dans la contemplation d'œuvres d'art ou de la nature, par exemple, ou au cours d'une communication profonde. Idéalement, un être humain sain et heureux demeurerait tout le temps dans le premier dhyana.

Les quatre dhyanas sans forme.

Les quatre dhyanas de l'arupaloka, les dhyanas « sans forme », sont bien plus éloignés de l'expérience de la plupart des méditants, mais il vaut la peine de les considérer brièvement pour pouvoir apprécier plus profondément  la nature de la transformation vers laquelle la méditation nous conduit. Ils naissent, pourrait-on dire, du quatrième dhyana du rupaloka. Le premier est appelé « la sphère de l'espace infini ».

La sphère de l'espace infini.

Comme nous l'avons vu, lorsque l'on a atteint le quatrième dhyana du rupaloka on a quitté la conscience du corps, et celle des objets du monde extérieur. Pour imaginer cette expérience, pensez à ce que ce serait si l'on enlevait tous les objets qui sont autour de vous maintenant, si les chaises, les tableaux, les lampes, toutes les choses qui sont là, venaient à être retirées. Que resterait-il ? Juste l'espace, l'espace vide. Et si c'était tout le pays, tout le globe terrestre, même toute la galaxie qui étaient aussi enlevés, là encore, que resterait-il ? Juste l'espace, encore. Voilà l'expérience qu'il nous reste si nous nous retirons des sens par lesquels tous les objets sont perçus : l'expérience de l'espace infini, de l'espace s'étendant infiniment dans toutes les directions. En fait, il est même inexact de dire « dans toutes les directions », car cela suggère une expansion à partir d'un certain point, tandis que dans cette expérience il n'y a pas de « ici » ni de « là », juste une infinité de l'espace : la totalité de cet espace, partout.

La sphère de la conscience infinie.

Nous pouvons arriver à une compréhension de la nature du deuxième arupa dhyana, « la sphère de la conscience infinie », en réfléchissant à la nature du premier. En faisant l'expérience de l'espace infini on a, évidemment, une conscience, une pleine conscience de cet espace infini. En d'autres termes, allant de pair avec l'infinité de l'espace, il y a une infinité de la conscience ; c'est le corrélat subjectif de cet état objectif ou de cette expérience objective. Faire l'expérience du deuxième dhyana sans forme veut donc dire se retirer de l'expérience de l'espace infini pour se concentrer sur l'expérience de l'infinité de la conscience. C'est une expérience de la conscience s'étendant dans toutes les directions, là encore sans partir d'un point particulier. C'est la conscience présente partout.

La sphère de non-particularité.

En troisième arrive la « sphère de non-particularité ». Il est difficile d'en dire quoi que ce soit, mais on peut peut-être dire que c'est un état, ou une expérience, dans lequel on ne peut pas sélectionner quoi que ce soit de particulier en tant que distinct de toute autre chose. Dans notre état présent d'expérience, nous ne pouvons pas ne pas faire de distinctions, voyant une fleur comme distincte d'un arbre, un visage comme distinct d'une maison ; mais quand on fait l'expérience du troisième dhyana sans forme, les choses n'ont pas de « choséité », si, l'on peut dire. Ce n'est pas exactement qu'elles sont toutes confondues ou mélangées, mais la possibilité de les discriminer n'existe pas. Ce n'est pas un état d'absence ou de rien, mais - c'est tout ce que l'on peut dire - un état de « non-choseté ». La particularité des choses est abrogée.

La sphère de ni perception ni non-perception.

Le quatrième dhyana sans forme est plus subtil encore : c'est la « sphère de ni perception ni non-perception ». Là, on s'envole vraiment, bien que l'on soit toujours dans le mondain (en tant que distinct du transcendantal). Étant passé de l'objet infini au sujet infini, en quelque sorte, on va maintenant au-delà des deux, pour atteindre un état dans lequel on ne peut pas dire - parce que, en un sens, il n'y a personne pour le dire - si l'on perçoit ou non quoi que ce soit. On n'est pas complètement au-delà du sujet et de l'objet, mais on ne fait plus l'expérience des choses en termes de sujet et d'objet.

Entrer dans les arupa dhyanas.

Il y a plusieurs façons d'entrer dans les arupa dhyanas et de les traverser, même si pour la plupart d'entre nous cette question restera plutôt théorique pour le moment. On peut entrer dans le premier en « prenant de la distance » vis-à-vis du dernier des rupa-dhyanas. On essaye de s'en libérer, si l'on peut dire, et de le regarder d'une façon objective. On étend ensuite cette sensation de distance. Cet ajustement d'attitude doit se passer à un niveau de conscience plus bas : il n'est possible de réfléchir conceptuellement aux limitations du quatrième dhyana qu'en redescendant au niveau du premier dhyana. Mais sur la base d'une telle réflexion faite à un niveau plus bas, il y aura peut-être moins de tentation de trop s'identifier au quatrième dhyana la prochaine fois où on l'atteindra. Voilà le processus de base pour progresser du quatrième dhyana aux arupa dhyanas.

Être complètement absorbé dans le quatrième dhyana est une expérience qui transporte et qui bouleverse. Il y a tendance à s'identifier totalement à elle, à lui permettre de prendre possession de nous, et même à s'y attacher. Mais pour entrer dans le premier des arupa dhyanas on doit, d'une manière ou d'une autre, se détacher du quatrième rupa dhyana. En réfléchissant au fait qu'il est apparu en dépendance de causes et de conditions, et qu'il disparaîtra quand ces causes et conditions ne seront plus là, on réalise que l'on ne doit pas y être attaché. Oui, on l'a atteint, mais en un sens ce n'est pas une si grande réalisation que cela. On ne peut bien sûr pas se permettre de penser ainsi tant que l'on n'a pas atteint ce point, mais alors il est possible de se détendre par rapport à cette expérience, en ne la laissant pas prendre toute notre perspective. En regardant au-delà, en élargissant au-delà, on entre dans le dhyana de l'espace infini. Et de la même manière, on peut traverser les autres dhyanas sans forme.

Les quatre dhyanas du monde de la forme et les quatre dhyanas sans forme sont tous classés comme mondains dans la tradition bouddhique. Aucun de ces états supra-conscients ne constitue l'Éveil. Ils ne sont toujours pas transcendants et n'impliquent pas de contact direct avec la réalité ultime. Du moins, c'est le point de vue traditionnel. Cependant, ce ne sont pas non plus des états mondains, dans le sens ordinaire. Les rupa dhyanas représentent un degré d'unification et de raffinement de l'énergie psychique très élevé. Quant aux arupa dhyanas, on pourrait les considérer comme quasi-transcendants, pour utiliser une expression paradoxale. Prenons le deuxième arupa dhyana par exemple : que veut-on dire par conscience infinie ? Le Bouddha lui-même, dans deux ou trois passages du canon en pâli au moins, parle de la réalité ultime en termes de conscience complètement pure, radieuse et infinie, et certains yogacarins décrivent la réalité en termes d'« esprit absolu ». On peut donc peut-être argumenter en faveur de la vue selon laquelle la conscience infinie fait référence à la réalité absolue elle-même, plutôt qu'être une réalisation spirituelle entièrement mondaine.

Nous traitons ici d'étiquetage d'expérience, et il est nécessaire de le faire de manière appropriée. Il se peut qu'au fil de centaines d'années, certaines expériences initialement clairement étiquetées aient pu acquérir d'autres étiquettes plus douteuses, que nous pouvons avoir à remettre en question si nous voulons être fidèle à notre expérience. Avec cette possibilité à l'esprit, tout texte bouddhique devrait être abordé avec un sens critique, autant qu'avec foi et réceptivité, en le considérant comme faisant partie du procédé permettant de faire le lien entre ce que nous lisons et notre expérience spirituelle personnelle.

Mettant de côté nos réserves quant aux statuts mondains donnés aux arupa dhyanas, nous pouvons dire que, selon la tradition, le contact avec la réalité ultime, à partir des hauteurs du mondain, est fait à chaque fois que l'esprit, en état de dhyana, qu'il soit élevé ou bas, se tourne en pleine conscience du mondain vers le transcendant, quand il commence à contempler la réalité. C'est alors que l'état de dhyana mondain devient vue pénétrante dans le transcendant.

Les portes vers la libération.

On peut distinguer beaucoup de samadhis transcendants, selon que l'on contemple un aspect particulier de la réalité ou un autre. Parmi les plus importants et significatifs de ces samadhis, il y a un ensemble de trois connus sous le nom de « portes vers la libération » (vimoksa-mukhas).

Le samadhi sans signe ou sans image.

La première de ces portes s'appelle le samadhi sans signe, ou sans image. La réalité y est contemplée comme étant dépourvue de toute construction conceptuelle. On voit qu'aucun concept ne se réfère à la réalité, qu'aucun concept n'a de rapport avec elle. De fait, on voit que le mot réalité est lui-même un non-sens parce qu'il conceptualise ce qui ne peut être conceptualisé. Ainsi, sans même utiliser le mot réalité, on contemple la réalité comme étant dépourvue ou vide de tout signe qui pourrait donner à l'esprit quelque indice de quelque chose à rechercher ou de quelque comparaison à faire.

Le samadhi sans tendance ou sans direction.

La deuxième porte vers la libération est le samadhi sans tendance, ou sans direction. À ce niveau, l'esprit ne discrimine pas entre ceci ou cela, il n'a donc pas de but particulier, même pas un sens du temps : ni passé, ni présent, ni futur. N'ayant nulle part où aller, l'esprit reste où il est, en quelque sorte, et il contemple la réalité comme n'ayant elle aussi nulle part où aller, pas de direction, pas de tendance, pas d'inclinaison vers ceci ou vers cela.

Le samadhi de la vacuité.

Troisièmement et dernièrement, il y a le samadhi de la « vacuité ». La réalité y est contemplée comme n'ayant pas de nature propre, pas de caractéristique propre qui la rendrait reconnaissable ou la distinguerait d'autres chose. On ne peut pas dire qu'une chaise est ceci, un être humain est cela, et que la shunyata, la réalité, est autre. La réalité n'est pas une chose distincte de n'importe quelle autre chose. Elle n'a pas de nature particulière qui lui soit propre.

Le dhyana est une chose naturelle.

Tout ceci, du premier abandon des obstacles mentaux aux états supraconscients les plus exaltants et même à la confrontation avec la réalité ultime, est le dhyana dans le sens des états de conscience supérieurs. Mais le dhyana peut aussi faire référence aux pratiques qui conduisent à ces états supérieurs. On pourrait en dire beaucoup sur ce sujet mais je voudrais ne faire qu'une observation : le dhyana est une chose naturelle. Idéalement, dès que l'on va méditer, que ce soit dans la salle de méditation d'un temple ou dans le coin d'une pièce chez soi, dès que l'on s'assied et ferme les yeux, on devrait aller directement en dhyana. Cela devrait être aussi naturel et aisé que cela. En fait, si nous menions une vie vraiment humaine (ce qui voudrait sans doute dire passer la semaine précédente, le mois, ou même l'année précédente de façon au moins relativement humaine), ce dhyana instantané se produirait certainement.

Je n'ai guère besoin de dire que ce n'est pas ce qui se passe habituellement. Quand nous essayons de nous concentrer en méditation, nous devons tous nous donner du mal, faire des efforts, maudire même parfois notre respiration. Nous nous sentons déçus, sentons que cela ne vaut pas l'effort, que nous sommes stupides, que nous ferions aussi bien d'aller au cinéma ou de regarder la télévision. Mais, bien que nous devrions nous évertuer et faire des efforts, l'effort n'est pas pour atteindre l'état de dhyana. Tout cet effort doit être fait pour ôter les obstacles à la méditation. Et si nous arrivions à ne faire que cela, nous nous élèverions aisément au moins au niveau du premier dhyana.

La plupart des exercices de méditation ne conduisent donc pas directement à des états de conscience supérieurs ; ils nous aident simplement à ôter les obstacles. La pratique de l'attention sur le souffle ôte l'obstacle de la distraction, la pratique du metta-bhavana aide à ôter l'obstacle de la malveillance, etc. Si nous ôtons les obstacles à l'aide de ces méthodes, les états supérieurs, le premier au moins, se manifesteront naturellement.

Le bodhisattva, bien sûr, ne pratique pas simplement la méditation : il pratique la dhyana paramita, la perfection de la méditation. En d'autres termes, le bodhisattva, homme ou femme, ne pratique pas la méditation juste pour la paix de l'esprit (bien que cela se produise certainement), ni pour aller au paradis (bien que cela puisse se produire si c'est souhaité). Il pratique la méditation en tant qu'aspect de la voie qui conduit un jour à l'Éveil pour le bien de tous.

La pratique de la méditation du bodhisattva n'exclut pas l'activité extérieure. Nous mêmes trouvons sans doute qu'afin de méditer nous devons trouver un endroit tranquille, nous asseoir immobiles, fermer les yeux et pratiquer quelque méthode de discipline mentale. Mais le bodhisattva, comme les écritures le répètent, doit être capable d'être plongé dans le dhyana tout en s'adonnant à des activités diverses. Non pas que le bodhisattva souffre d'une sorte de dédoublement de personnalité. Ce qui nous semble être deux choses contradictoires n'en est qu'une pour le bodhisattva. L'activité est l'aspect extérieur de la méditation et la méditation est la dimension intérieure de l'activité ; ce sont les deux faces de la même pièce.

Ceci deviendra aussi finalement notre but, mais pendant longtemps encore, probablement, la méditation exclura l'activité externe et vice versa. Quoique les effets de nos expériences méditatives aient des répercussions dans notre vie quotidienne, il faudra encore beaucoup de temps avant que, quand nous sommes coincé dans un embouteillage ou quand nous faisons la vaisselle, nous puissions méditer de façon tout aussi effective que nous le pouvons sur notre coussin de méditation.

La prajña paramita, la connaissance par excellence de la réalité.

Si, au milieu de telles activités, nous ne pouvons pas cultiver les niveaux supérieurs de dhyana, nous pouvons, avec quelque expérience de dhyana derrière nous, cultiver la prajña, la sixième et dernière paramita. Le mot prajña vient de la racine jña, qui veut dire « connaître » et de pra, qui est simplement un préfixe d'intensité. La prajña est donc la connaissance extrême, la connaissance par excellence, c'est-à-dire la connaissance de la réalité, de la shunyata.

Shunyata veut littéralement dire  vacuité ou vide. Ce n'est cependant pas vide comme opposé à plein, mais un état au-delà des opposés, et au-delà de tous les mots. La shunyata est le thème principal des soûtras de la Perfection de la sagesse, qui forment peut-être le plus important de tous les groupes d'écritures du Mahâyâna. Il y a plus de trente textes de la Perfection de la sagesse, certains très longs (100.000 versets pour le plus long) et certains très courts. Parmi les textes les plus courts, on trouve le Soûtra du diamant et le Soûtra du coeur, qui représentent l'essentiel de l'enseignement et de l'expérience de la Perfection de la sagesse sous une forme extrêmement condensée.

Certains textes parlent de vingt ou même de trente-deux degrés de shunyata, mais il y en a quatre principaux. Il ne s'agit pas de quatre sortes de réalité différentes, mais de quatre stades de pénétration de la réalité ultime par la sagesse, progressifs et de plus en plus profonds. Ils nous donnent une idée - et ce n'est qu'une idée - de la nature et du contenu de la prajña. Il s'agit simplement de classifications et, en tant que telles, ce sont des constructions conceptuelles, et non la « chose » même. Elles ne sont pas l'expérience elle-même, mais seulement des doigts montrant la lune, pour utiliser l'expression zen.

La vacuité du conditionné.

Tout d'abord, il y a ce que l'on appelle la vacuité du conditionné, la samskrta-shunyata. L'existence conditionnée, l'existence phénoménale ou relative, est vide : vide, c'est-à-dire vide des caractéristiques de l'Inconditionné. Selon le bouddhisme, l'Inconditionné a trois caractéristiques. Tout d'abord, il est félicité. Deuxièmement, il est permanent, non pas comme persistant dans le temps mais comme occupant, en quelque sorte, une dimension dans laquelle le temps même n'existe pas. Et troisièmement il est réel de façon ultime. L'existence conditionnée, étant insatisfaisante, impermanente et non réelle de façon ultime, est vide de ces trois caractéristiques ; on dit donc que le conditionné est vide de l'Inconditionné. En d'autres termes, nous ne devrions pas nous attendre à trouver, dans le flux de l'existence relative, ce que seul l'Inconditionné peut nous donner.

La vacuité de l'Inconditionné.

Le deuxième degré de shunyata est la vacuité de l'Inconditionné, l'asamskrta-shunyata. Si nous avons le degré de sagesse correspondant, nous voyons que l'Inconditionné est dépourvu des caractéristiques de l'existence conditionnée. Il est dépourvu de la nature insatisfaisante, impermanente et de relative irréalité de l'existence conditionnée. Tout comme vous ne trouverez pas l'Inconditionné dans le conditionné, vous ne trouverez pas le conditionné dans l'Inconditionné.

Ces deux premiers degrés de shunyata se retrouvent dans toutes les formes de bouddhisme, et ils représentent évidemment une approche dualiste qui est nécessaire au travail de base des débuts de notre vie spirituelle. Au début, nous devons penser : « Ici est le conditionné, et là est l'Inconditionné ; je veux aller d'ici à là ». Et il se peut qu'il nous soit nécessaire de passer nombre d'années de notre vie spirituelle en travaillant avec la supposition que le conditionné est le conditionné et l'Inconditionné est l'Inconditionné.

La grande vacuité.

Mais finalement nous devons apprendre à voir, à expérimenter - et pas seulement à spéculer ou à penser -, que le rupa et la shunyata, la forme et la vacuité, le conditionné et l'Inconditionné, le samsara et le nirvana, les êtres ordinaires et les bouddhas, sont de façon ultime d'une seule et même essence, d'une seule et même réalité. Ceci est le troisième degré de shunyata, la « grande vacuité », la mahashunyata, dans laquelle toutes les distinctions disparaissent.

La « grande vacuité » consiste à voir que la distinction entre le conditionné et l'Inconditionné elle-même est vide. Cette distinction n'est qu'un produit de la pensée dualiste, et ceci n'est pas ultimement valide. C'est la « grande vacuité » parce que nous avons tous peur d'y disparaître, même les plus spirituels d'entre nous. Nous voulons nous accrocher à notre façon de penser dualiste - soi et autre, ceci et cela. Mais, finalement, tout cela doit partir. La grande vacuité est comme la grotte du tigre : beaucoup de pistes, de traces de pas y vont, mais aucune n'en sort. De façon ultime, la peur que vous avez de la grande vacuité est aussi la raison pour laquelle vous voulez y aller, parce que vous et votre peur n'en ressortirez jamais. Elle avale tout ce qui est produit par notre vision dualiste.

La vacuité de la vacuité.

Le quatrième degré de shunyata est la vacuité de la vacuité, la shunyata-shunyata. Là, nous voyons que la vacuité même n'est qu'un concept, un mot, un son. Même lorsque l'on fait l'expérience de la mahashunyata, on s'accroche encore à des pensées subtiles, à des expériences dualistes subtiles, et celles-ci aussi, ultimement, doivent être abandonnées. Quand on en arrive à la shunyata-shunyata, il n'y a rien à dire. Tout ce qui reste est un silence assourdissant.

« Gate gate paragate parasamgate bodhi svaha ».

Le plus célèbre de tous les textes de la Perfection de la sagesse est le Soûtra du cœur, ainsi nommé parce qu'il contient le cœur, l'essence, l'essentiel du corpus des enseignements de la Perfection de la Sagesse. Et le cœur du Soûtra du cœur est contenu dans le mantra qui le conclut, « gate gate paragate parasamgate bodhi svaha ». Interprété littéralement, et donc n'élucidant pas réellement la vraie signification, il peut être traduit par quelque chose comme « Allé, allé, allé au-delà, allé complètement au-delà, Éveil, réussite ! »

Ce mantra peut être considéré comme faisant  référence aux quatre degrés de shunyata. « Allé, allé » veut dire être allé, être parti de l'existence conditionnée, parti du monde. C'est l'expérience de la vacuité du conditionné qui fait qu'on le quitte, qu'on va de l'avant. Puis viennent les mots « allé au-delà ». Quand on quitte le conditionné, on va « au-delà » vers l'Inconditionné : il n'y a nulle part ailleurs ou aller. Avec la phrase suivante, « allé complètement au-delà », on va au-delà de la distinction entre le conditionné et l'Inconditionné, et ce faisant on va bien réellement « complètement au- delà ».

Puis nous avons l'Éveil, bodhi. Il n'y a pas de structure de phrase, c'est juste une exclamation : Bodhi ! Éveil ! Illumination ! Ici, dans l'Éveil ultime, l'idée même de shunyata est transcendée. C'est comme si, ayant traversé ces trois degrés de shunyata, la seule chose à faire en arrivant au quatrième est d'ouvrir grand les bras et de dire, en suivant Alan Watts, « C'est ÇA ! « Le dernier mot du mantra, « svaha », que l'on trouve en conclusion d'un certain nombre de mantras différents, indique ce qui est de bon augure, le succès, l'accomplissement. Vous avez accompli votre tâche, vous avez atteint votre but, vous êtes Éveillé. Les quatre degrés de shunyata ont tous été traversés, la sagesse a été pleinement développée, et le vrai succès a été accompli.

Le Mahâyâna n'a pas le monopole de la shunyata, bien sûr. Le bouddhisme ancien peut avoir utilisé une terminologie différente, mais il faisait référence à la même expérience. Il est dit que l'entrée dans le courant est accomplie lors de l'apparition de la vue pénétrante transcendante, et ceci arrive par l'une ou l'autre des trois portes de l'émancipation, l'une d'entre elles étant le shunyata samadhi. Du point de vue du Théravâda, tous les différents niveaux ou modes de shunyata identifiés par le Mahâyâna ont tendance à amplifier le problème du littéralisme, que le Mahâyâna avait à l'origine tenté d'éviter. Chacun des stades successifs est simplement un moyen de se détacher d'une compréhension littérale du stade « précédent », ou un moyen pour nous permettre d'en aller au-delà. Le Théravâda dirait que si l'on a une compréhension claire et pas trop littérale de la shunyata, aucune de ces distinctions n'est nécessaire.

Il y a clairement une distinction entre la shunyata du conditionné et la shunyata de l'Inconditionné. Mais tant que nous ne prenons pas la notion même de shunyata trop littéralement, nous n'avons pas besoin d'aller au-delà. On peut considérer une grande partie du matériau doctrinal du Mahâyâna comme illustratif, plutôt que représentatif de distinctions réelles. Au mieux, l'idée des quatre niveaux et des trente-deux modes de shunyata nous aide à avoir une compréhension plus complète et plus claire de ce qu'est la réalité.

Penser en termes de shunyata, c'est penser au développement de la sagesse comme à une progression au travers des stades de plus en plus avancés de pénétration de la réalité. Mais il y a une autre tradition qui décrit l'épanouissement simultané de différents aspects ou dimensions de la sagesse en termes des cinq jñanas, les cinq connaissances, ou sagesses.

La prajña vue comme les cinq sagesses.
La sagesse du dharmadhatu.

En premier vient la sagesse du dharmadhatu. C'est la sagesse de base, la sagesse dont les quatre autres sont simplement des aspects. Dhatu veut dire sphère, domaine ou champ, et fait ici référence à tout le cosmos, à tout l'univers ; dharma, dans ce contexte, veut dire la réalité, la vérité, l'ultime. Le dharmadhatu est donc l'univers considéré comme la sphère de la manifestation de la réalité, ou conçu comme étant complètement imprégné par la réalité. Tout comme les rayons de soleil emplissent la totalité du système solaire, de la même façon le cosmos avec ses galaxies ses soleils et ses mondes, ses races et ses dieux, est empli de la réalité. Le cosmos est une sorte de champ pour la manifestation,  le jeu, l'expression, l'exubérance de la réalité.

La sagesse du dharmadhatu est la connaissance de tout le cosmos comme étant imprégné par la réalité, et donc non différent d'elle. Ce n'est pas que le cosmos soit oblitéré : les maisons, les arbres et les champs, les hommes et les femmes, le soleil, la lune et les étoiles sont tous là, comme avant. Mais maintenant, on voit qu'ils sont envahis, imprégnés par la réalité. L'un ne fait pas obstruction à l'autre. Quand on voit le cosmos, on voit la réalité, et quand on voit la réalité, on voit le cosmos. Rupa est shunyata, shunyata est rupa : la forme est vacuité et la vacuité est forme, comme le dit le Soûtra du cœur. Dans la tradition tantrique, la sagesse du dharmadhatu est symbolisée par le Bouddha archétype Vairocana, qui est appelé « l'Illuminateur », parce qu'il illumine la réalité tout comme le soleil illumine les cieux.

La sagesse semblable au miroir.

La deuxième jñana est la sagesse semblable au miroir. L'esprit Éveillé voit vraiment tout ce qui se présente à lui, sans discrimination : il comprend la vraie nature de tout, tout comme un miroir reflète fidèlement tous les objets. Si l'on regarde dans les profondeurs de l'esprit Éveillé on voit tout. C'est comme l'expérience décrite par Sudhana dans le Gandavyuha Soûtra. Sudhana est un pèlerin errant à la recherche de la vérité. Au point crucial du soûtra, il arrive à une tour magnifique en Inde du Sud. Entrant dans la tour, il voit tout le cosmos comme dans un miroir, s'étendant à l'infini, mais intégralement contenu dans cette tour magique. En fait, la tour est un symbole de la bodhicitta, ou de l'esprit Éveillé même.

Tout ce qui existe est reflété dans les profondeurs de l'esprit Éveillé, mais l'esprit Éveillé n'est affecté par rien de ce qui se reflète en lui. Si un objet est placé en face d'un miroir, il est fidèlement reflété par le miroir. Si l'objet est remplacé par un autre, le miroir reflète le nouvel objet. Quand le miroir ou l'objet est déplacé, le reflet précédent ne se retrouve pas collant au miroir. L'esprit Éveillé est comme cela : il reflète tout mais rien n'y adhère. Dans notre propre esprit non-éveillé, bien sûr, les reflets adhèrent, ils ne font pas qu'adhérer mais coagulent et s'embrouillent les uns les autres. Mais dans l'esprit Éveillé, il n'y ni réaction subjective ni réaction d'attachement, mais une objectivité pure et parfaite. Ceci est la sagesse semblable au miroir, et elle est symbolisé par Akshobhya, l'imperturbable, le Bouddha bleu sombre.

La sagesse de l'égalité ou de l'identité.

Le troisième jñana est la sagesse de l'égalité ou de l'identité. L'esprit Éveillé voyant tout avec une objectivité complète, il voit la même réalité dans toutes les choses, et a donc la même attitude envers toutes les choses. Il y a le même amour, la même compassion pour tous, sans distinction. On dit parfois que la compassion de l'esprit Éveillé brille sans discrimination sur tous les êtres, sur tout, comme les rayons du soleil tombent ici sur les toits dorés d'un palais et là sur un tas de fumier. Tout comme il n'importe pas au soleil de briller sur le toit d'un palais ou sur un tas de fumier, l'esprit Éveillé brille d'amour et de compassion de façon égale sur le « bien » et sur le « mal ». Cette sagesse de l'égalité ou de l'identité est symbolisée par Ratnasambhava, « né du joyau », le Bouddha jaune.

La sagesse toute discriminante.

Quatrièmement, il y a la sagesse toute discriminante. Le miroir reflète toutes les choses de manière égale, mais il n'estompe pas leurs particularités ; il reflète les détails les plus minuscules clairement et distinctement. L'esprit Éveillé, sous son aspect de sagesse discriminante, ne voit pas seulement l'unité de toutes les choses mais aussi leur caractère unique ; et il les voit ensemble, ne réduisant pas la pluralité à une unité, ni l'unité à une pluralité.

Sur le plan philosophique, le bouddhisme n'est ni un monisme, dans lequel toutes les différences s'annulent, ni un pluralisme, dans lequel toute unité disparaît. Nous ne pouvons nous empêcher de voir tantôt l'un, tantôt l'autre, mais l'esprit Éveillé voit unité et différence en même temps. Et il voit que, même s'il y a un point commun entre nous tous, nous sommes tous uniques, avec nos particularités. Cette sagesse discriminante est symbolisée par Amitabha, le Bouddha rouge de la lumière infinie.

La sagesse toute accomplissante.

La cinquième et dernière jñana est la sagesse toute accomplissante. L'esprit Éveillé se dévoue au bien de tous les êtres et trouve nombre de « moyens habiles » (comme on les appelle) pour les aider. Il fait tout cela naturellement et spontanément. On ne doit pas imaginer le bodhisattva s'asseyant un matin et pensant « comment puis-je aider quelqu'un aujourd'hui ? Voyons, peut-être vais-je aider untel ». L'aide se déverse : il n'y a pas de préméditation, pas de planification, le bodhisattva ne pèse pas le pour et le contre, il ne se demande pas si telle ou telle personne a plus besoin d'aide, et n'essaye pas d'arriver à un équilibre. L'esprit Éveillé fonctionne librement, spontanément, naturellement. Cette sagesse toute accomplissante est symbolisée par Amoghasiddhi, le Bouddha vert, dont le nom signifie « Succès infaillible ».

Ces cinq Bouddhas représentent donc des aspects de la prajña paramita, la perfection de sagesse de l'Éveil. Et bien sûr, ils expriment cette sagesse dans le langage des images. En fait, la sagesse est probablement mieux communiquée de cette façon, avec des symboles, qu'elle ne l'est avec des concepts.

Le Soûtra de l'Estrade de Houei-Neng.

Alors que la dhyana paramita et la prajña paramita sont des paramitas distinctes, on peut aussi les considérer comme une paire unifiée, comme le fait Houei-Neng, le sixième Patriarche de l'école du Dhyana chinoise (généralement connue sous le nom d'école ch'an ou zen). Dans son Soûtra de l'Estrade, une série de discours adressés à une assemblée qu'il appelle poliment « érudit auditoire », Houei-Neng dit ceci au sujet du samadhi et de la prajña :

« Érudit auditoire, dans mon système (de dhyana), le samadhi (la forme la plus élevée de dhyana) et la prajña sont fondamentaux. Mais n'ayez pas la mauvaise impression que les deux sont indépendants l'un de l'autre, car ils sont inséparablement unis et ne sont pas deux entités. Le samadhi est la quintessence de la prajña, tandis que la prajña est l'activité du samadhi. Au moment même où nous atteignons la prajña, le samadhi est là, et vice-versa. Si vous comprenez ce principe, vous comprenez l'équilibre du samadhi et de la prajña. Un disciple ne devrait pas penser qu'il y a une distinction entre « le samadhi engendre la prajña » et « la prajña engendre le samadhi ». Avoir une telle opinion voudrait dire qu'il y a deux caractéristiques dans le dharma. (…). Érudit auditoire, à quoi le samadhi et la prajña sont-ils analogues ? Ils sont analogues à la lampe et à sa lumière. Avec la lampe, il y a lumière. Sans elle, il y aurait l'obscurité. La lampe est la quintessence de la lumière, et la lumière est l'expression de la lampe. En nom, elles sont deux choses, mais en substance elles sont une seule et même chose. Il en est de même avec le samadhi et la prajña ».

En d'autres termes, le samadhi, qui est la forme la plus élevée de dhyana, est l'esprit Éveillé tel qu'il est en lui-même, tandis que la prajña est son fonctionnement objectif, l'esprit Éveillé à l'œuvre dans le monde, si l'on peut dire. On pourrait même dire que le dhyana représente l'aspect subjectif et la prajña l'aspect objectif de l'Éveil - bien que ce faisant, nous devrions en même temps affirmer que dans l'Éveil il n'y a ni sujet ni objet.

Nous avons maintenant exploré, avec des concepts et avec des images, les hauteurs et les profondeurs les plus extrêmes auxquelles peuvent nous emmener la pratique de la méditation et le développement de la sagesse. Le prochain pas, et c'est le but de cette investigation, est d'explorer ces hauteurs et ces profondeurs dans notre propre expérience. Nous ne nous tenons pas seulement sur le seuil de l'Éveil : en imagination, ou au moins dans une attente pleine d'espoir, nous frappons à la porte. Et un jour, si nous sommes patient et déterminé, nous serons admis.

The Bodhisattva Ideal © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.

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