Idéal du bodhisattva 5 - « Masculinité » et « féminité » dans la vie spirituelle
Référer à la masculinité et à la féminité est bien sûr, de nos jours, dans tout contexte, avancer en terrain dangereux, et peut-être utiliser des guillemets ne suffira-t-il pas même à nous garder contre la possibilité toujours présente d'être pris trop littéralement. Comme nous le verrons cependant, il est en fait tout à fait approprié d'utiliser ces termes pour caractériser les troisième et quatrième paramitas que doit pratiquer le bodhisattva : la khsanti et le virya.
Kshanti.
Kshanti, à distinguer de shanti qui veut dire paix, est l'un des mots les plus beaux de tout le vocabulaire du bouddhisme. Il relie un certain nombre de significations associées, de telle sorte qu'il n'y a pas de mot français qui, seul, puisse lui faire pleinement justice. Littéralement, kshanti veut dire patience ou endurance, et est l'antidote de la colère (comme le dana est l'antidote de l'avidité). En plus d'être l'absence de colère et l'absence du désir de revanche, la kshanti a des accents d'amour, de compassion, de tolérance, d'acceptation et de réceptivité.
Elle inclut également la douceur et la docilité. Et elle suggère même l'humilité - mais pas dans un sens artificiel et conscient. Quand le Mahatma Gandhi fonda un de ses ashrams en Inde, il rédigea apparemment une liste de vertus à pratiquer par ceux qui allaient vivre dans l'ashram. C'était une longue liste, commençant pas « humilité ». Mais quelqu'un lui fit remarquer que si l'on pratique l'humilité délibérément, de façon consciente, cela ne devient pas de l'humilité mais de l'hypocrisie. Le Mahatma barra alors le mot « humilité » et écrivit en bas de la liste : « Toutes les vertus doivent être pratiquées dans un esprit d'humilité », une chose bien différente.
Nous développerons ici trois aspects principaux de la kshanti : l'endurance, la tolérance, et la réceptivité spirituelle. Chaque aspect sera introduit par une histoire, pour nous rappeler que la kshanti n'est pas une question de théorie ou de spéculation, mais essentiellement quelque chose que nous devons pratiquer dans notre vie quotidienne.
La kshanti en tant qu'endurance.
La kshanti en tant qu'endurance est illustrée par une histoire venant de la vie du Bouddha lui-même, une histoire trouvée dans le Soûtra en quarante-deux articles (qui, incidemment, fut le premier texte bouddhique à être traduit en chinois). La version originelle, dont nous ne savons pas si elle était en pâli ou en sanskrit, n'existe plus, mais le soûtra est d'une importance historique considérable. Quoi qu'il en soit, le Bouddha se promenait un jour, et il se trouva qu'il rencontra quelqu'un - probablement un brahmane, mais nous ne le savons pas - qui, pour une raison ou pour une autre, n'était pas du tout content du Bouddha et commença immédiatement à l'appeler de toutes sortes de noms. Ce genre de choses se produit souvent, selon les écritures en pâli : le Bouddha n'était pas universellement populaire de son vivant. Certaines personnes n'aimaient pas le fait qu'il semblait encourager les gens à quitter leur famille et à penser au nirvana plutôt qu'à gagner de l'argent.
Donc l'homme se tint là un moment, insultant le Bouddha avec toutes les insultes de son vocabulaire. Mais le Bouddha ne dit rien, il attendit simplement que l'homme s'arrête de parler. L'homme s'arrêta finalement ; peut-être était-il à bout de souffle. Le Bouddha dit alors calmement : « Est-ce tout ? » Plutôt décontenancé, l'homme répondit : « Oui, c'est tout. » Le Bouddha dit alors : « Bien, laisse-moi te poser une question maintenant. Suppose qu'un jour, un ami t'apporte un cadeau, mais que tu ne veuilles pas l'accepter. Si tu ne l'acceptes pas, à qui appartient-il ? » L'homme répondit : « Eh bien, si je ne veux pas l'accepter, il appartient à la personne qui essaye de me le donner. » Le Bouddha dit donc : « Eh bien, tu as essayé de me faire un cadeau de tes insultes, mais je ne l'accepte pas. Prends-le, il t'appartient. »
Bien évidemment, bien peu d'entre nous seraient capables d'une réponse aussi modérée. Si quelqu'un nous insulte verbalement, nous avons tendance à renchérir de façon mordante, ou à garder l'insulte brûlant dans notre esprit, cherchant de quelle façon nous venger plus tard. Mais il est possible d'apprendre à répondre différemment. Comment ? Le grand maître Shantideva nous offre plusieurs suggestions. Il dit par exemple : supposez que quelqu'un vienne vous frapper avec un bâton. C'est une expérience douloureuse, mais cela ne justifie pas de se laisser emporter par la colère. Au lieu de cela, vous devez essayer de comprendre ce qui s'est passé. Si vous analysez ce qui est arrivé, dit-il, il y a simplement la rencontre de deux choses. L'une est le bâton, et l'autre votre corps. Et qui est responsable de cette rencontre ? Il est vrai que l'autre personne a levé le bâton contre vous, elle est donc en partie responsable. Mais vous avez procuré le corps, et d'où est venu ce corps ? Il est venu de vos anciens samskaras : votre ignorance et les choses que nous avez faites sur la base de cette ignorance, dans vos vies antérieures. Pourquoi devriez-vous vous mettre en colère contre votre ennemi pour avoir apporté son bâton, et non contre vous pour avoir apporté votre corps ? Dans son Bodhicaryâvatâra, Shantideva arrive à un bon nombre de réflexions de ce genre pour nous aider à pratiquer l'endurance.
Bien sûr, il ne s'agit pas seulement de pratiquer l'endurance envers ceux qui nous attaquent avec des mots ou des bâtons. Dans la littérature bouddhique, il y a trois contextes dans lesquels l'endurance doit être pratiquée.
Tout d'abord, il y a la nature : l'univers matériel qui nous entoure, et en particulier le temps qu'il fait. Généralement, il fait trop froid ou trop chaud, il y a trop de vent, trop de pluie ou pas assez de soleil. Tous ces changements de temps demandent un certain degré d'endurance. Et puis il y a aussi ce qu'en droit on appelle les catastrophes naturelles, les désastres naturels que l'homme ne peut contrôler, comme les incendies, les inondations, les tremblements de terre, la foudre. De temps à autre, nous pouvons être amenés à pratiquer l'endurance face à de tels événements.
Deuxièmement, nous devons pratiquer l'endurance en relation à notre propre corps, en particulier quand il est malade ou qu'il souffre. Nous ne devrions pas nous mettre en colère contre notre corps et toutes ses douleurs - nous ne devrions pas commencer à battre « Frère âne », comme disait Saint François d'Assise. Après tout, nous avons apporté le corps ; nous en sommes responsable. Tout en faisant toujours ce que nous pouvons pour alléger au mieux la souffrance physique, chez nous comme chez les autres, nous devons réaliser que tout ne pourra pas être enlevé, et devra simplement être supporté avec patience.
Même si nous sommes en bonne santé, tôt ou tard la vieillesse et la mort viendront. Dans l'Occident moderne, beaucoup de gens refusent de vieillir de bonne grâce, et cela a parfois des conséquences tragiques. En Orient, et peut-être de façon générale dans les sociétés traditionnelles, les gens attendent souvent avec anticipation la vieillesse, ayant tendance à la voir comme l'époque la plus heureuse de la vie. Toutes les passions et les turbulences émotionnelles de la jeunesse sont apaisées. On a accumulé de l'expérience et peut-être, avec cette expérience, un petit peu de sagesse. Et ayant tout transmis à la génération suivante, on a moins de responsabilités et beaucoup de temps pour la réflexion, voire pour la méditation. C'est cependant autre chose pour ce qui est de la mort ; pour la plupart des gens, où que ce soit, c'est une considération qui donne à réfléchir. Mais que cela nous plaise ou non, la mort viendra, et nous serions bien avisés de pratiquer l'endurance envers cette idée.
Troisièmement, on devrait pratiquer l'endurance envers les autres. Ce qui est, bien sûr, bien plus ardu que de l'être envers le temps qu'il fait ou même envers les maux et les douleurs de notre corps. Les autres peuvent être vraiment très difficiles. Comme le dit un personnage de Huis Clos, la pièce de Jean-Paul Sartre, « L'enfer, c'est les autres ». On pourrait ajouter que le paradis, c'est les autres aussi, mais c'est une autre histoire.
Dans la littérature bouddhique, et même dans la vie bouddhiste, l'idéal élevé de l'endurance est parfois porté à des extrêmes impressionnants. Par exemple, comme dans la parabole de la scie. Le Bouddha rassembla tous ses disciples un jour et dit :
« Moines, supposez que traversant une forêt vous êtes capturés par des bandits, supposez que à l'aide d'une scie aiguisée à deux poignées, ils se mettent à vous scier un membre après l'autre. S'il s'élevait dans votre esprit la plus petite pensée de malveillance, vous ne seriez pas mes disciples. »
Ceci est le genre d'extrêmes auxquels cet idéal peut - devrait peut-être même - être porté, en tant que but ultime. La question n'est pas de serrer les dents et de supporter tout en ressentant intérieurement colère et ressentiment. Clairement, selon l'enseignement du Bouddha, l'endurance est essentiellement une attitude mentale positive, une attitude d'amour. Après la parabole de la scie, le Bouddha continue en disant :
« Ainsi moines, devriez-vous vous entraîner. Quand les hommes disent du mal de vous, vous devez vous entraîner ainsi : "notre cœur ne sera pas déstabilisé, nous ne donnerons cours à aucun propos malveillant, mais demeurerons compassionnés envers le bien des autres, le cœur aimable, sans ressentiment. Et nous imprégnerons l'homme qui parle ainsi de pensées ayant l'amour pour compagnon et demeurerons ainsi. Faisant de ceci notre base, nous imprégnerons le monde entier de pensées aimantes, de grande portée, d'étendue large, sans limites, dépourvues de haine, dépourvues de malveillance et demeurerons ainsi." Ainsi devez-vous vous entraîner. »
L'expression la plus succincte de ce genre d'endurance se trouve dans le Dhammapada qui dit : « L'endurance est la plus grande des ascèses ». Le mot traduit ici par ascèse est tapo, qui fait généralement référence à la pénitence, aux austérités, à la pratique de l'auto-mortification. Il y en avait beaucoup dans l'Inde antique. Les gens jeûnaient pendant des mois ou réduisaient leur nourriture à quelques grains de riz par jour, ou tous les deux jours, ou une fois par semaine. Ils se pendaient à un arbre la tête en bas et méditaient ainsi, ou se tenaient debout la main en l'air, la gardant ainsi pendant des mois jusqu'à ce qu'elle dépérisse. Et puis il y avait une pratique célèbre appelée la pañca agni tapasya, l'ascèse des cinq feux. Pour faire cela vous allumiez des brasiers aux quatre points cardinaux, et quand ils étaient brûlants, vous vous asseyiez au milieu, avec le soleil, le cinquième feu, au zénith au-dessus de vous. Il y a des références à toutes ces pratiques d'auto-mortification dans les écritures en pâli. Tout cela était très en vogue du temps du Bouddha. Beaucoup de gens les considéraient comme étant des moyens de libération, croyant que plus on mortifiait la chair, plus l'esprit devenait fin, pur, subtil et éveillé.
Mais le Bouddha n'était pas d'accord, et il parlait de sa propre expérience, ayant essayé tout cela sans faillir pendant six ans, et ayant constaté que cela ne marchait pas. En fait il en vint à reconnaître - comme le montre sa citation du Dhammapada - que c'est la patience, l'endurance qui est le plus grand tapo, la plus grande des ascèses. Si vous voulez pratiquer l'ascèse, nul besoin de rechercher des occasions particulières. Nul besoin de s'asseoir entre cinq feux. Vivez simplement au milieu du quotidien. Cela vous donnera suffisamment d'occasions de pratiquer l'endurance. Si vous triomphez des difficultés et des épreuves de la vie, alors vous pratiquez la meilleure et la plus difficile de toutes les sortes d'ascèses.
Le mot grec askein était un terme très positif qui signifiait s'entraîner. Il est très dommage qu'en français la signification originelle en ait été perdue, car nous avons peut-être besoin d'un mot ayant une connotation religieuse ou spirituelle et qui exprime ce concept particulier. Si l'on pense à l'ascèse comme à un entraînement, tout ce que nous faisons en tant que bouddhistes est ascèse. Ce n'est pas de l'ascétisme dans le sens négatif du terme que se lever à six heures du matin pour méditer. C'est simplement un entraînement. De la même façon, le silence est un entraînement, l'éthique est un entraînement : tout est un entraînement.
Mais on peut questionner le fait qu'il soit approprié d'utiliser le terme ascétisme pour se référer à cet entraînement. De nos jours, ce mot fait plus penser à un cilice qu'à des prouesses athlétiques. Il semble étrange qu'il soit si difficile de défaire la signification que les mots ont prise, mais c'est comme ne pas pouvoir défaire l'histoire. Pour de nombreuses personnes, le mot « discipline » a des connotations négatives similaires. Il peut être utilisé positivement - on parle par exemple d'une discipline dans le sens d'un domaine d'étude particulier - mais une autre signification du mot discipline est le fouet que le moine chrétien utilise pour se châtier lui-même. Quoique, donc, on puisse en tant que bouddhiste avoir une vie disciplinée dans un sens très positif, tout le monde ne répondra pas positivement à l'idée de la vie bouddhique comme étant une vie de discipline. En fait, certaines personnes préféreront vivre un genre de vie bouddhique chaotique et spontané.
La kshanti en tant que tolérance.
Le deuxième aspect de la kshanti est la tolérance. Ceci peut être illustré par un récit de l'histoire du bouddhisme. Au XIIIème siècle, les Mongols furent convertis au bouddhisme par un grand maître spirituel tibétain appelé Phagpa, qui était à l'époque à la tête de l'école Sakya, une des quatre grandes écoles du bouddhisme tibétain. Homme de grandes capacités, influence et prestige, il était le maître spirituel du grand empereur de la Chine et de la Mongolie, Kublai Khan. En reconnaissance envers Phagpa pour ses enseignements, Kublai Khan lui donna juridiction séculière sur tout le Tibet. L'enthousiasme de Kublai Khan était tel qu'il voulait aussi faire passer une loi obligeant tous les bouddhistes de ses territoires à suivre les enseignements Sakya.
On peut penser que Phagpa aurait été très heureux de cela, mais ce n'a pas été le cas. En fait, il dissuada Kublai Khan de passer cette loi, disant que chacun devait être libre de suivre la forme de bouddhisme qu'il aimait le mieux. Ceci, dit-il, est l'ancienne tradition bouddhique. Cette attitude de tolérance est encore de nos jours caractéristique des bouddhistes tibétains. En fait, elle a été l'attitude des bouddhistes de partout, à toutes les époques. Les exceptions ont été rares, une poignée peut-être de cas sérieux d'intolérance bouddhique, à petite échelle. Ceci contraste de façon frappante avec l'histoire de l'Église chrétienne qui, particulièrement au Moyen-Âge, entraîna tellement de cas d'intolérance, de fanatisme et de persécutions que ces choses semblent avoir été la règle et non l'exception. Pensons seulement à la destruction sans merci de la culture païenne de l'Europe occidentale, au massacre à grande échelle d'hérétiques comme les Cathares, les Albigeois et les Vaudois, aux tristes histoires de l'inquisition et des croisades, et plus tard aux chasses aux sorcières. Tout cela représentait la politique officielle de toute l'Église, et tout le monde était impliqué, à commencer par le pape, et y compris même certains de ceux qui étaient considérés comme des saints. On a l'impression de quelque chose de presque pathologique dans cette version de l'histoire chrétienne. Certains disent que cela n'est pas représentatif du vrai christianisme. Peut-être bien, mais on peut dire qu'il y a de fortes traces d'intolérance dans les évangiles mêmes. L'évidence suggère que le christianisme a eu une tendance à l'intolérance dès le départ, et a continué à être intolérant dans bien des endroits jusqu'à nos jours. La seule différence, de nos jours, semble résider dans le fait que les églises chrétiennes ne détiennent plus suffisamment de pouvoir pour être capables de faire du mal à ceux qui ne sont pas d'accord avec elles.
Il semble que l'intolérance, l'exclusion, et une tendance à la persécution et au fanatisme soient caractéristiques de toutes les formes de monothéisme. Si l'on essayait d'enseigner le bouddhisme en pays musulman, même de nos jours, on paierait sans doute cher pour le faire. Mais le bouddhisme est non théiste : il n'enseigne pas la croyance en un Dieu personnel, un être suprême, ni que la religion consiste en une soumission à cet être suprême ou la foi envers lui. Selon l'enseignement bouddhique, chaque personne est responsable de sa propre destinée spirituelle ; et vous ne pouvez être responsable sans la liberté de choisir la forme sous laquelle vous suivez cette destinée. C'est pour cela qu'il y a tant de formes différentes de bouddhisme. De façon générale, ce ne sont pas des sectes ou des organisations rivales déclarant chacune avoir la possession exclusive de la vérité bouddhique ; elles représentent toutes des aspects particuliers d'une seule et entière tradition.
Bien que le bouddhisme enseigne la tolérance, non seulement envers toutes les formes de bouddhisme mais envers toutes les autres religions, il n'est pas vague. Sa tolérance n'est pas du genre nébuleux qui estompe simplement les distinctions. La tolérance bouddhique n'est pas pseudo-universaliste. Mais, tout en étant clair quant à la vérité des choses, le bouddhisme n'impose pas ses enseignements sur la vérité aux autres. Il peut être tentant de penser que plus on a confiance en la vérité de ce que l'on croit, plus on a le droit d'imposer ses vues aux autres, et plus ils sont stupides s'ils n'acceptent pas ce que l'on dit. Mais la foi bouddhique ne marche pas ainsi. Les bouddhistes devraient avoir une compréhension claire des enseignements précis et bien pensés comme les Quatre nobles vérités, le Noble chemin octuple, la coproduction conditionnée, la shunyata, etc. Mais une liberté parfaite de penser différemment est laissée aux autres. Les bouddhistes ne sont pas - ou ne devraient pas - être contrariés ou se sentir menacés ou ébranlés à la pensée qu'il y a des gens, ailleurs dans le monde, et même dans leur propre environnement, qui n'acceptent pas ce qu'ils acceptent, qui ne croient pas que le Bouddha était Éveillé, qui ne croient pas que le Noble chemin octuple conduit au Nirvana, qui rejettent tout cela.
En même temps, il est important que les bouddhistes expriment clairement leurs vues, et ceci peut en soi sembler être un défi, voire une menace. On ne veut pas, pour le bien du bouddhisme, attaquer les croyances de toutes les autres personnes, mais il y a traditionnellement deux aspects de l'enseignement du bouddhisme - propager la vérité et dissiper les erreurs - qui sont parfois liés de manière proche. Vous ne pouvez exprimer un point de vue non théiste sans rejeter la croyance en un Dieu personnel et donner des raisons pour la rejeter. Bien sûr, certaines personnes prendront cela comme une attaque de la notion de Dieu, ou de Dieu lui-même. Les bouddhistes, en Occident, craignent parfois d'insister sur des points de différences, ou ont au moins des réticences à le faire.
On ne peut s'empêcher de se sentir déçu lorsque des maîtres bouddhistes tergiversent quant à la question de Dieu. Ils savent parfaitement bien que le bouddhisme est un enseignement non théiste, que la croyance en un Ishvara, un Dieu créateur, est rejetée par toutes les sources bouddhiques. Mais parfois, peut-être par souci d'avoir une sorte de cause commune avec le christianisme, ils non seulement minimisent le caractère non théiste du bouddhisme, mais laissent même parfois à penser que le bouddhisme n'est en fait pas non théiste. C'est très malheureux. En insistant sur ce point, nous pouvons créer des antagonismes, mais en tant que bouddhiste nous devons prendre ce risque. Nous devons être complètement honnête quant à ce que nous croyons : sans cela, que vaut vraiment notre soi-disant liberté de parole ? Nous n'avons pas besoin d'être agressif ou provocateur ; nous pouvons dire ce que nous avons à dire d'une manière raisonnable, positive et amicale. Nous ne devrions jamais nous complaire dans une critique purement négative et destructrice, mais nous ne devrions pas tergiverser ou cacher nos vues.
Il est difficile pour des personnes d'origine chrétienne de comprendre la nature du bouddhisme. Il est difficile d'aller au-delà de notre tendance à voir les choses d'une façon particulière, et nous avons besoin de faire un effort certain pour le faire. En 1840, le philosophe écossais Thomas Carlyle écrivit qu'au moment où il écrivait il était difficile, pour les gens, de comprendre ou d'imaginer le sérieux avec lequel les gens du dix-septième siècle prenaient la religion chrétienne, et la conviction avec laquelle ils croyaient que Dieu intervenait personnellement dans la politique nationale, les campagnes militaires, etc. Il aurait été très difficile à une personne du dix-septième siècle en Angleterre d'imaginer un ordre social qui ne soit pas solidement basé sur le rocher de la Parole de Dieu. S'il arrivait qu'ils y pensent, les gens croyaient honnêtement que si l'on cessait de croire en Dieu, ou en la Trinité, ou en l'Incarnation, la société s'effondrerait immédiatement.
Les chrétiens qui abordent le bouddhisme sont dans une position similaire. Même s'ils tentent sincèrement de le comprendre, ils ont des chances de fonctionner selon leurs propres vues et concepts, et d'essayer d'accommoder le bouddhisme au sein de ceux-ci. Par exemple, il y a une bonne vieille question : comment se fait-il que les bouddhistes, qui ne croient pas en Dieu, peuvent vénérer le Bouddha ? Les gens pensent qu'ils vont vous coincer quand vous essayerez d'expliquer cette terrible contradiction dans votre religion. Lorsque vous en expliquez le raisonnement pas à pas, l'explication, habituellement, leur semble très claire, mais elle représente un point de vue qu'ils n'avaient simplement pas été capables de concevoir jusque-là.
Cela marche aussi dans l'autre sens. Il y a des bouddhistes, en Thaïlande, qui trouvent impossible de comprendre comment un être humain sensé peut croire en un Dieu créateur du monde. L'idée les fait se tordre de rire. Il n'y a même pas de mot pour Dieu dans leur langue, et les missionnaires chrétiens ont besoin de beaucoup de temps et d'efforts pour leur expliquer l'idée étrange d'un Dieu personnel créateur des cieux et de la terre. Il nous faut toujours essayer de transcender les limitations de notre propre point de vue, et au moins essayer d'imaginer la possibilité que quelqu'un croie en une chose à laquelle nous ne croyons pas. Nous pouvons toujours la rejeter, mais au moins nous ne trouverons pas incroyable que quelqu'un puisse croire en cette idée particulière.
Tandis que la sorte de tolérance de la diversité religieuse qui donne à chaque personne la liberté de choisir la voie spirituelle qu'elle veut suivre est clairement de la plus haute importance, il est tout aussi important de s'élever contre des vues qui sont spirituellement dommageables, des « vues fausses », comme les appelle le Bouddha (le mot en pâli est miccha-ditthi). Une vue fausse qui doit être abordée de nos jours, peut-être de manière plus urgente encore que la croyance en un Dieu personnel, est une vue qui est souvent liée à la tolérance, et est parfois confondue avec elle : le pseudo-égalitarisme.
Une façon de penser au pseudo-égalitarisme est de penser que c'est la négation des réalisations supérieures de certaines personnes, voire de certains groupes. Le véritable égalitarisme est la foi que tous les êtres, où qu'ils soient, ont une capacité infinie à se développer en tant que personnes autonomes, et de cultiver des qualités positives particulières de leur propre humanité, à un degré infini. Le pseudo-égalitarisme est l'hypothèse non-pensée que tous les gens sont très littéralement égaux, et doivent être traités comme tels. Ceci est plus ou moins devenu une forme d'orthodoxie - de néo-orthodoxie, pourrait-on dire.
Au Moyen-Âge et même encore après, il était considéré comme impensable de questionner des doctrines telles que la divinité du Christ ou la Trinité. Si vous les questionniez, pour la plupart des gens, vous deviez de façon évidente être soit complètement stupide, soit inconcevablement méchant. Tous les gens décents et bien-pensants auraient automatiquement réagi à vos paroles. Ils auraient même peut-être voulu vous emprisonner ou vous envoyer au bûcher. Il n'était pas question de s'asseoir avec vous et d'en parler : vous étiez évidemment complètement dans l'erreur. C'est l'orthodoxie : la croyance qu'une personne est si évidemment dans l'erreur qu'on ne peut pas la raisonner, mais seulement s'en débarrasser. Et ce que j'appelle la néo-orthodoxie est aussi ainsi : non pas une croyance en une doctrine particulière ou une autre, mais l'attitude selon laquelle si une personne a une vue particulière, il ne sert à rien d'entrer en discussion avec elle. En fait, il est quasiment impossible de nos jours de dire ce que l'on pense, même dans nos « démocraties » occidentales. Nous n'avons pas de liberté de parole ; en pratique, il y a des choses « politiquement correctes » que l'on a le droit de dire, et certaines choses que l'on n'a pas le droit de dire.
Comment une organisation, une croyance ou un enseignement tolérant se protège-t-il d'un qui ne l'est pas ? C'est une question extrêmement difficile. Les gens qui croient à la tolérance croient habituellement aussi à la non-violence : il n'est pas question de se défendre par des moyens violents. Que peut-on donc faire ? Doit-on se laisser complètement écraser ?
La seule réponse qui se présente - et elle n'est peut-être pas complète - est que l'on doit voir loin et être diplomate, voire rusé. On doit voir venir le danger et prendre des mesures pour le contrer avant qu'il n'atteigne un point où seul un moyen violent serait effectif. On ne doit pas hésiter à utiliser la loi quand elle est de notre côté. Et on doit s'engager librement et vigoureusement dans le débat, présentant et argumentant son propre point de vue, sans laisser les choses se faire par défaut. Il est particulièrement important de protester contre toute mauvaise compréhension du Dharma. Clairement, le Bouddha lui-même corrigeait les mauvaises compréhensions de son enseignement. Et l'on peut protester sans se mettre en colère ni devenir hystérique.
La kshanti en tant que réceptivité spirituelle.
Le troisième aspect de la kshanti sur lequel je veux attirer l'attention est la réceptivité spirituelle. Cette fois-ci, notre illustration est tirée du deuxième chapitre du Soûtra du Lotus (Saddharma-Pundarika). Ce chapitre commence avec le Bouddha assis, entouré de ses disciples : arhants, bodhisattvas et ainsi de suite, par centaines et par milliers. Le Bouddha est assis dans la position du lotus au milieu de cette assemblée, les yeux à demi-fermés, les mains reposant devant lui, plongé dans une profonde méditation. Il reste assis là très, très longtemps. Étant des arhants, des bodhisattvas et d'autres êtres très développés, les membres de l'assemblée ne se mettent pas à s'agiter et à toussoter. Ils restent simplement tranquillement assis avec lui, jusqu'à ce qu'il émerge finalement de sa méditation. Et quand il en émerge, il fait une annonce. Il dit que la vérité ultime est très difficile à percevoir. Même s'il essayait de l'expliquer, dit-il, personne ne comprendrait ; elle est si profonde et si vaste, transcendant tant les capacités humaines que personne ne peut la sonder.
Naturellement, ses disciples le supplient d'essayer, au moins, de leur communiquer cette vérité, et finalement le Bouddha accepte. Il dit qu'il va maintenant proclamer un enseignement qui va plus loin, plus haut, plus profondément que tout ce qu'ils peuvent avoir entendu auparavant, un enseignement à la lumière duquel leur compréhension précédente leur semblera enfantine. Mais quand il dit cela, certains des disciples assemblés - et le texte parle de cinq mille disciples - commencent à chuchoter entre eux : « Quelque chose qui va plus loin, plus haut ? Quelque chose que nous n'avons pas compris ? Quelque chose que nous n'avons pas réalisé ? Impossible ! » Et ils s'en vont tout simplement, tous les cinq mille.
Leur action est motivée par une tendance humaine naturelle qui peut être particulièrement forte chez ceux qui essayent de mener une vie spirituelle. C'est la tendance à penser que nous n'avons rien de plus à apprendre, que nous avons résolu tous les problèmes. Bien sûr, nous ne sommes pas complètement stupides. Nous disons : « Ah oui, j'ai encore beaucoup à apprendre. Je sais que je ne connais pas tout », mais nous ne le disons pas vraiment sérieusement, nous ne le ressentons pas. Nous ne sommes pas vraiment en contact avec ce que ce qu'implique une telle affirmation : nous devons en fait changer notre façon de penser et de nous conduire. Apprendre quelque chose de nouveau peut impliquer un changement total de notre attitude.
Ce n'est pas juste une question d'acquisition de nouvelles informations. Cela ne veut pas dire qu'ayant appris tout ce qui concerne l'école Madhyamaka, nous restions ouvert à des développements complémentaires et à l'apparition de nouvelles sous-écoles. Être réceptif veut dire être prêt à un changement radical de tout notre façon d'être, de tout notre mode de vie, de toute notre façon de voir les choses. Et c'est à cela que nous résistons, c'est contre cela que nous nous protégeons.
Le Mahâyâna enseigne un aspect de la kshanti appelé l'anutpattika-dharma-kshanti, l'acquiescement de la vérité selon laquelle tous les phénomènes sont en réalité illusoires, non-existants, non-produits, et non-différenciés. Le sens général de ceci est qu'il y a certains enseignements ou certaines réalisations que nous trouvons profondément dérangeants lorsque nous entrons en contact avec eux pour la première fois. Ils secouent jusqu'au plus profond de notre être, dans une mesure telle que nous trouvons très difficile de les accepter. L'anutpattika-dharma-kshanti consiste essentiellement en une attitude dans laquelle nous n'offrons aucune résistance à ces vérités supérieures, quand nous les rencontrons ou quand nous en faisons l'expérience.
La vérité supérieure à laquelle il est fait ici référence est la vérité selon laquelle aucun des dharmas, les éléments les plus irréductibles de l'existence, n'existe réellement. La tradition bouddhique plus ancienne parle des dharmas comme apparaissant, persistant pendant un moment, puis cessant. Mais l'enseignement du Mahâyâna maintient que si nous analysons notre expérience aussi finement que possible, les dharmas en lesquels nous l'analysons ne peuvent être considérés comme représentant de vraies entités séparables : les dharmas n'existent pas réellement. Le bodhisattva est capable d'accepter cet enseignement sans résistance, et il est référé à cette sorte de réceptivité comme à une sorte de kshanti. Cette non-résistance est clairement très difficile à réaliser ; c'est en fait une caractéristique du bodhisattva « irréversible », un bodhisattva qui a de fait atteint un stade très avancé de la voie (nous verrons au chapitre 7 ce que représente cette irréversibilité).
La tendance naturelle est de penser que tout ce que nous ne comprenons pas doit être absurde, et doit être rejeté sans que nous n'y portions plus d'attention. La kshanti, clairement, implique une absence de ce genre d'orgueil : une humilité intellectuelle, la reconnaissance que nous ne connaissons pas tout - en fait, que nous ne connaissons rien du tout. Avec ce genre d'attitude, vous avez beaucoup plus de chances d'être ouvert à de nouvelles expériences ou à de nouvelles connaissances. Tout ceci est impliqué dans le terme kshanti.
La réceptivité spirituelle est de la plus haute importance ; sans elle, le progrès spirituel ne peut simplement pas être maintenu. Nous devons rester ouvert face à la réalité comme la fleur reste ouverte face au soleil. Voilà la signification de la réceptivité spirituelle : rester ouvert face aux influences spirituelles supérieures qui coulent dans l'univers, mais avec lesquelles nous ne sommes habituellement pas en contact, car nous avons l'habitude de nous en couper. Nous devrions être prêt, si nécessaire, à abandonner tout ce que nous avons appris jusqu'à maintenant, ce qui en aucun cas n'est facile, et à abandonner tout ce que nous sommes devenu jusqu'à maintenant, ce qui est encore moins facile.
Comment devient-on ainsi spirituellement réceptif ? Pour commencer, nous pouvons prier. En tant que bouddhiste, nous ne devons pas être trop effrayé par l'idée de la prière. Une prière ne doit pas nécessairement avoir des connotations théistes. Quand un bouddhiste tibétain s'engage dans une activité qu'il appelle « la prière », il ne prie pas Dieu dans le sens du créateur du ciel et de la terre, car une telle conception ne fait pas partie du système de croyances du bouddhisme tibétain. Il prie le Bouddha, les bodhisattvas, ou les dakinis.
En tout état de cause, la prière, dans son sens propre, ne concerne pas des choses matérielles, mais des bénédictions, une plus grande compréhension, la sagesse, la compassion. Nos prières expriment simplement le fait que nous n'avons pas ces qualités et que nous aimerions les avoir. Si vous voulez quelque chose en un sens ordinaire, vous dites simplement : « Passe-moi le pain, s'il te plaît » ou « Donne-moi un peu d'argent, s'il te plaît », ou quoi que ce soit. Dans le cas des bouddhas et des bodhisattvas, ils ont de la sagesse et de la compassion, que vous n'avez pas mais aimeriez avoir ; votre aspiration à développer la sagesse et la compassion prend donc la forme d'une demande aux bouddhas et aux bodhisattvas, afin qu'ils vous donnent ces qualités. En tant que bouddhiste bien informé, vous savez très bien que la sagesse et la compassion ne peuvent être passées comme on passe une tranche de pain. Mais vous continuez cependant à utiliser le langage de la prière. Pourquoi ?
La raison en est la nature du langage, qui nous oblige presque à penser à la sagesse et à la compassion comme à des qualités qui peuvent être acquises ou reçues. Si nous utilisons le langage de la prière, nous le faisons car il a une certaine valeur émotive, et car il exprime une ouverture et une réceptivité. Il ne reflète sûrement pas une croyance littérale que ces qualités peuvent nous être données par les bouddhas et les bodhisattvas. En tout cas, nous comprenons que ces bouddhas et bodhisattvas ne sont pas réellement séparés de nous-même. Ils peuvent être considérés comme symbolisant des états non encore réalisés de notre propre être, que nous tentons d'activer par la prière.
La prière, comprise de cette manière, a sa place dans le bouddhisme. Elle est très différente de la méditation. Et ce n'est pas que l'on pense : « Je sais que je fais semblant de demander, mais je sais que je dois vraiment le faire moi-même ». Lorsque l'on prie, on sent réellement que l'on n'a pas ce que l'on désire, et que l'on doit donc le demander. On peut avoir une compréhension intellectuelle du fait que c'est tout en soi-même, mais ce n'est pas ce dont on fait l'expérience lorsque l'on prie. Si l'on fait l'expérience du désir de prier, il n'y a aucun besoin de ne pas le faire par la force d'une compréhension purement rationnelle du fait que les bouddhas et les bodhisattvas ne sont pas réellement « là, au-dehors ».
Un certain nombre de personnes, au fil des ans, m'ont dit qu'elles avaient parfois envie de prier le Bouddha ou les bodhisattvas, mais qu'elles avaient tendance, consciemment, à inhiber leur impulsion, pensant qu'imaginer que les bouddhas et les bodhisattvas peuvent nous donner quoi que ce soit est une faiblesse, et une faiblesse bien peu bouddhiste. Elles disent qu'il est certain que tout but véritablement spirituel ne peut être atteint que par nos propres efforts.
Ma réponse est toujours que si l'on se sent l'envie de prier, on devrait le faire, et résoudre la « théologie » plus tard. Si c'est un sentiment véritable, ne le supprimez pas. Au moins, la prière est un moyen de concentrer les énergies émotionnelles. Et en tout cas, il est aussi vrai de dire que les bouddhas et les bodhisattvas sont en dehors de nous que de dire qu'ils sont en dedans. Dans les deux cas, on fonctionne toujours dans la dualité sujet-objet. Il n'est pas plus valide d'y penser comme existant dans les profondeurs de notre propre être que d'y penser comme existant au-delà de toute chose que l'on peut concevoir ou dont on peut faire l'expérience. Les deux sont également réels - ou également irréels. Que l'on pense à cette réalité (qui n'est ni sujet ni objet) comme à une sorte de super-objet en dehors de soi ou comme à une sorte de super-sujet à l'intérieur de soi ne fait aucune différence.
L'expérience de nombre de poètes ressemble à cela. L'inspiration poétique peut être vécue comme montant à l'intérieur de soi ou comme venant de l'extérieur. Certains poètes font vraiment l'expérience d'une visite des Muses, si l'on peut dire. Mais que l'inspiration poétique soit appelée en dedans ou au-dehors revient à la même chose. Le langage a ici de très grandes limitations. On essaie d'introduire dans notre expérience, qui prend place dans la dualité sujet-objet, une chose qui est au-delà de celle-ci et à laquelle nous pouvons penser comme émergeant des profondeurs de notre propre être, ou comme à quelque chose de transcendantal et distant vers quoi nous devons diriger nos prières et nos aspirations.
Il y a un certain nombre de différences entre ceci et la prière chrétienne. Tout d'abord, les bouddhistes ne postulent pas que le Bouddha, même conçu comme un Bouddha auquel on peut prier, comme exerçant une fonction cosmique telle que la création, la préservation, et ainsi de suite. De plus, pour les chrétiens, le Dieu qu'ils prient est véritablement un objet, faisant pour ainsi dire parti d'un univers objectif. Mais pour le bouddhiste, même s'il en fait l'expérience en tant qu'objet, le Bouddha n'est en réalité qu'un objet symbolique, voire un pseudo-objet. À présent, notre expérience prend entièrement place dans le cadre sujet-objet, et à l'instant où nous pensons à ce qui est au-delà de ce cadre, nous en faisons un objet. Si nous postulons un objet - à savoir le Bouddha - pour symboliser ce qui n'est ni sujet ni objet, alors ce Bouddha-objet n'est un objet que dans un sens purement formel et symbolique, tandis que le Dieu de la théologie chrétienne est un objet dans un sens réel. Si vous priez Dieu, vous êtes un réel sujet priant un réel objet, alors que si vous priez le Bouddha, vous êtes un sujet symbolique priant un objet symbolique, de façon à complétement transcender la dualité sujet-objet. C'est la différence. Mais, comme je l'ai dit, nous pouvons laisser toute la métaphysique de côté. Si nous voulons prier en tant qu'expression de la kshanti, nous pouvons simplement le faire.
Le virya - l'énergie dédiée au bien.
Pour équilibrer la kshanti sous toutes ses formes, nous avons besoin de virya. Le mot ne nous présente aucune difficulté ; il signifie puissance, force motrice, énergie, vigueur. Il vient de la même racine indo-européenne que le mot français virilité et que le mot vertu, lequel voulait à l'origine dire « force ». En termes spécifiquement bouddhiques, et selon la définition de Shantideva, le virya est « l'énergie dédiée au bien », le bien signifiant ici l'Éveil pour le bien de tous les êtres sensibles.
Le virya n'est donc pas l'activité ordinaire. Si l'on court à droite et à gauche toute la journée, faisant ceci et cela, étant très affairé et travaillant beaucoup, on ne pratique pas nécessairement le virya. Dans son Précieux ornement de la libération, Gampopa définit la paresse comme le fait d'être constamment occupé à vaincre des ennemis ou à amasser de l'argent. Si l'on comprend « vaincre des ennemis » comme représentant la politique et si « amasser de l'argent » comme représentant faire des affaires, Gampopa dit que s'engager énergiquement dans la politique ou les affaires est tout simplement de la paresse, même si apparemment on très actif.
En un sens, toutes les autres paramitas dépendent du virya. Pour donner, nous avons besoin d'une certaine quantité d'énergie. Pour pratiquer les préceptes, nous avons besoin d'énergie. Pour méditer, nous avons besoin d'énergie. Même pour pratiquer la patience et l'endurance, nous avons besoin d'énergie, au moins sous la forme de résistance à nos propres impulsions négatives. Pour développer la sagesse nous avons besoin d'une concentration d'énergie encore plus profonde que pour tout le reste. Cette paramita particulière est donc de la plus haute importance et nous confronte avec ce qui est peut-être le principal problème de la vie spirituelle.
Le problème est celui-ci : nous avons, disons, un idéal spirituel, l'idéal d'un état, d'une expérience ou d'un but que nous voulons atteindre. Disons que notre idéal spirituel est l'idéal du bodhisattva lui-même et que nous avons une compréhension intellectuelle claire de cet idéal. Nous avons lu à son sujet, nous l'avons compris, nous pourrions en faire une présentation qui se tienne si quelqu'un nous le demandait. Mais malgré notre claire compréhension intellectuelle de cet idéal et notre véritable acceptation de celui-ci, d'une manière ou d'une autre nous n'arrivons pas à l'atteindre. Les mois, les années, les décennies même passent, et bien que nous ayons toujours cet idéal, nous ne semblons pas faire de progrès perceptible dans sa direction. En fait, il nous semble que nous nous sommes tout juste mis en chemin.
Pourquoi cela ? Nous comprenons clairement cet idéal, nous savons ce que nous devons faire. Nous faisons même un effort - enfin, un effort intermittent, de temps à autre, pendant une heure ou deux. Mais rien n'a l'air de se produire. C'est comme si nous étions debout au pied du Mont Kanchenjunga et que nous regardions le sommet enneigé, et puis que vingt ans plus tard nous étions toujours à peu près au même endroit. Pourquoi ne progressons-nous pas de façon manifeste ? La réponse est presque certainement que nous n'avons pas assez de virya. Mais pourquoi est-ce le cas ? Pourquoi n'avons-nous pas d'énergie, pas de dynamisme pour vivre la vie spirituelle, pour la réalisation de l'idéal ? Après tout, loin d'être à court énergie, nous sommes des incarnations d'énergie, des cristallisations d'énergie psychophysique, voire spirituelle. Tout notre corps, tout notre esprit est fait d'énergie. Nous sommes énergie.
La raison est habituellement que notre énergie est dissipée. Comme un flot partagé en des milliers de canaux qui lui font perdre sa force, notre énergie coule vers des objets innombrables, est divisée dans des directions innombrables. Seule une petite part de cette énergie va dans la vie spirituelle ; le reste va vers toutes sortes de choses qui vont à l'encontre de la vie spirituelle, et nous pouvons finir par nous sentir déchiré et épuisé. Ainsi le vrai problème, le problème central même de la vie spirituelle est comment conserver et unifier nos énergies. Et pour ce faire nous devons comprendre comment nos énergies sont à présent dissipées. En général on peut dire qu'elles sont bloquées, ou qu'elles fuient et sont gaspillées, ou qu'elles sont simplement trop brutes et non raffinées.
Nos énergies sont bloquées.
Nos énergies peuvent être bloquées pour des raisons diverses. Peut-être notre éducation nous a-t-elle appris à réprimer nos émotions, à ne pas les montrer ou les exprimer. Il se peut que nous passions beaucoup de temps faisant un travail routinier dans lequel nous ne pouvons engager notre énergie. Notre énergie peut être bloquée simplement parce que nous n'avons pas de débouchés positifs, créatifs pour elle. Parfois les énergies émotionnelles sont bloquées à cause de la frustration, de déceptions, parce que nous avons peur d'être blessé, ou à cause d'un conditionnement ou d'une éducation défavorable, particulièrement d'un genre religieux rigide et lourd. De toute ces façon nos énergies s'agglomèrent, durcissent et se pétrifient en nous. Par-dessus tout peut-être, l'énergie est bloquée par l'absence de vraie communication. La vraie communication a un effet dynamisant, presque électrifiant : il semble vraiment que deux personnes peuvent se stimuler, s'étinceler.
Nos énergies sont gaspillées.
Les énergies émotionnelles sont aussi simplement gaspillées, on les laisse se perdre. Ceci se passe de bien des façons, mais tout particulièrement à travers la complaisance dans des émotions négatives. La négativité - la peur, l'aversion ou la haine, la colère, la malveillance, l'antagonisme, la jalousie, l'apitoiement sur soi-même, la culpabilité, les remords, l'anxiété - gaspille de l'énergie à une vitesse catastrophique. Habituellement, ce n'est pas juste une complaisance occasionnelle de notre part. Nous n'avons qu'à nous rappeler les dernières vingt-quatre heures pour voir le nombre de fois où nous avons donné libre cours à ces états d'esprit, et cela veut dire une véritable hémorragie d'énergie. Et puis il y a les expressions verbales de ces émotions négatives : râler, critiquer de manière malveillante, répandre pessimisme et tristesse, trouver à redire, décourager les autres, se complaire en commérages, faire des remarques continuelles. Par tous ces canaux l'énergie fuit et n'est plus disponible pour des buts spirituels.
Nos énergies sont trop brutes.
Troisièmement, l'énergie émotionnelle n'est pas disponible pour la vie spirituelle parce qu'elle est trop brute. La vie spirituelle a besoin d'énergie spirituelle. On ne peut pas méditer avec ses muscles, même s'ils sont forts et puissants ; la méditation demande quelque chose de plus raffiné. Nous énergie, même notre énergie émotionnelle, peut, parce qu'elle est trop grossière, ne pas être disponible pour la vie spirituelle.
Il y a plusieurs façons de débloquer, de conserver et de raffiner notre énergie. Les blocages peuvent être dissous en cultivant la prise de conscience de nos propres états d'esprit, en s'engageant dans un travail vraiment créatif ou au moins productif, et en intensifiant notre communication. Et bien sûr, certains blocages sont résolus de façon spontanée au cours de la pratique de la méditation.
Pour arrêter le gaspillage d'énergie, on commence par prendre conscience que l'on se complaît dans des émotions négatives, et l'on essaye de cultiver l'émotion opposée : l'amour au lieu de la haine, la confiance au lieu de la peur, etc. Quant à l'expression verbale d'émotions négatives, il faut tout simplement l'arrêter par un acte de volonté. Il n'y a rien de mieux à faire, elle ne mérite pas un meilleur traitement.
Une autre façon de conserver l'énergie est d'introduire plus de silence dans notre vie. Une énorme quantité de notre énergie part dans la parole. Si l'on est silencieux un moment - quelques minutes, quelques heures, un jour peut-être, seul, tranquille chez soi - l'énergie s'accumule en soi merveilleusement et l'on se sent calme, paisible, conscient, attentif. C'est comme si une source d'énergie fraîche et claire brouillonnait à l'intérieur, pure parce qu'elle est contenue en soi, ne s'exprimant extérieurement d'aucune façon.
Le raffinement des émotions brutes.
Les émotions les plus brutes peuvent être raffinées par les pratiques qui développent la foi et la dévotion, comme la puja en sept parties, et par les arts, la musique, la peinture, la poésie, etc. Certains bouddhistes soutiennent que les arts constituent une distraction raffinée de la pratique spirituelle, mais c'est passer à côté de la question. Nos énergies émotionnelles doivent être raffinées et focalisées si nous voulons qu'elles soient disponibles pour la vie spirituelle, pour la pratique de toutes les perfections que le bodhisattva doit pratiquer afin d'atteindre la bouddhéité.
Quand ses énergies coulent toutes dans cette même et seule direction, n'étant plus divisées, le bodhisattva devient l'incarnation de l'énergie. En même temps, il n'y a pas de précipitation, pas de tapage, pas d'activité pleine d'agitation : juste une activité continue et sans faille pour le bien de tous les êtres sensibles. Shantideva dit que le bodhisattva est comme un éléphant (ce qui, incidemment, est un grand compliment dans la tradition littéraire indienne). L'éléphant, le mâle en particulier, est un animal qui aime beaucoup jouer, et il adore se baigner dans des étangs de lotus. Il s'asperge joyeusement d'eau, barrit, cueille de gros bouquets de fleurs de lotus, les lave soigneusement, et les mange. Il passe ainsi très joyeusement la journée. Dès qu'il a fini de jouer dans un étang, il plonge dans un autre. Et Shantideva nous dit que le bodhisattva est ainsi. Dès qu'une tâche est finie, il plonge directement dans une autre avec autant de délices.
Si, donc, on est un bodhisattva, on ne pense pas que l'on fasse quoi que ce soit d'exceptionnel. On ne pense pas : « Eh bien, me voilà, œuvrant pour le bien de tous les êtres ». La manifestation de notre énergie est désintéressée, comme le bouillonnement spontané d'une source, l'épanouissement sans contrainte d'une fleur. Parfois, on parle de l'activité du bodhisattva comme d'un lila, une sorte de jeu auquel joue le bodhisattva. C'est ainsi que le bodhisattva fait l'expérience de la manifestation des perfections, des différents aspects de la voie vers l'Éveil, et finalement du grand jeu de la bouddhéité, la manifestation de l'Éveil même. Le mot lila est plus souvent utilisé dans l'hindouisme que dans le bouddhisme, mais on le trouve dans quelques textes bouddhiques. De plus, le mot lalita qui, comme lila, veut dire « jeu », se trouve dans le titre d'une biographie du Bouddha provenant du Mahâyâna appelée le Lalitavistara, un mot composé qui peut être traduit par Le récit détaillé du jeu (du Bouddha).
Le Mahâyâna, de manière générale, a enseigné ce qui pourrait presque être décrit comme une bouddhologie docétique. Le docétisme était la croyance, apparue au début du christianisme, selon laquelle le corps de Jésus n'était qu'apparent (du grec dokeo, « apparaître, sembler «), non réel. Cette doctrine, qui fut surtout prévalente chez les gnostiques du deuxième siècle, insistait sur la divinité du Christ et niait toute souffrance de sa part.
La version du Mahâyâna de ceci naquit de son enseignement selon lequel la carrière du bodhisattva s'étend sur trois asamkyeyayas de kalpas. Selon la tradition, celui qui allait devenir le Bouddha passa la vie qui précéda celle durant laquelle il atteignit l'Éveil dans un royaume divin appelé le devaloka Tushita. Nous pouvons imaginer qu'après tant de vies de pratique spirituelle, lorsque le bodhisattva arrive dans le devaloka Tushita et attend pour y renaître comme fils de Suddhodana et de Mâyâdevi, il est un être vraiment très avancé. De notre point de vue, il est probablement impossible de le distinguer d'un bouddha. Et à ce moment il n'est plus sous l'emprise du karma. Et donc - et c'est là que le docétisme entre en jeu - c'est presque comme s'il faisait émaner de lui-même un rai de lumière qui descend dans la matrice de Mâyâdevi, et qui finalement, en toute apparence, renaît. Dans ce processus, il ne perd pas sa conscience presque Éveillée. Il n'a plus besoin que de quelques pas, presque sans effort, pour atteindre l'Éveil suprême et parfait.
Si l'on regarde les choses ainsi, presque tous les événements de la vie du Bouddha peuvent être considérés comme ne se produisant pas dans la réalité, mais dans une sorte de jeu. Il n'a pas besoin d'apprendre quoi que ce soit, il ne fait que jouer à apprendre. Il n'a pas besoin d'être marié. Et il n'a pas vraiment de fils, selon le Mahâyâna. De fait, selon quelques soûtras du Mahâyâna au moins, le fils du Bouddha, Râhula, était lui-même une émanation d'un monde supérieur. De la même façon, le départ de Siddhârtha de chez lui était un jeu, son apprentissage avec plusieurs maîtres était un jeu. Selon certains soûtras du Mahâyâna, l'atteinte même de l'Éveil était un jeu, car en un sens il l'avait déjà atteint.
Quel que soit son niveau de réalisation transcendantale, le bodhisattva ne fait que jouer. On peut considérer cela comme un débordement spontané de sa réalisation intérieure, qui transcende la situation immédiate. Le bodhisattva, homme ou femme, semble participer à la situation immédiate, mais ne le fait pas réellement ; tout n'est que lila. Le « jeu » est ici la participation apparente d'un être plus hautement développé à un niveau de fonctionnement inférieur, sans y être limité comme le serait une personne ordinaire. Cet enseignement est très proéminent dans certains aspects du Mahâyâna, bien qu'il n'apparaisse pas du tout dans le Theravâda.
Le bodhisattva prend les choses avec beaucoup de légèreté, en un sens. Il a été dit que, pour les personnes vivant dans le monde, les personnes « spirituelles » semblent frivoles, car elles ne se soucient pas des choses qui comptent pour les personnes du monde. Si vous avez un esprit spirituel et que vous perdez quelque chose, ou que l'on ne vous donne pas une chose que vous attendiez, vous avez tendance à prendre cela avec légèreté, alors qu'une personne ayant plus un esprit du monde pourrait prendre ces choses très au sérieux. De la même manière, une personne à l'esprit spirituel, ayant un plus grand sens des proportions, voit comme une blague des choses qu'une personne ayant un esprit du monde ne trouve pas du tout drôles. Il a été dit qu'un des éléments de l'humour est un sens de proportion, de correspondance relative. Par exemple, on peut voir un politicien faire un discours avec tant de pompe et d'autosatisfaction qu'on ne peut s'empêcher de rire, car on peut voir qu'il n'est pas aussi important qu'il pense l'être ou qu'il veut apparaître.
Selon le canon en pâli, le Bouddha a un jour dit que rire de façon telle que les dents sont visibles est être fou, mais peut-être ne devrions-nous pas prendre cela trop littéralement. Peut-être pensait-il au rire incontrôlable, auquel on s'abandonne en gesticulant et en riant de manière bruyante, grossière et inattentive. Le Bouddha lui-même est presque toujours représenté avec un sourire doux ; et même l'Abhidharma - et l'on ne peut guère être plus austère que cela - liste « le sourire de l'arhant » dans ses classifications. L'Abhidharma lui-même a donc une place pour quelque chose comme le lila, quelque chose de spontané, fait juste pour le plaisir, car le sourire de l'arhat est considéré comme étant sans signification karmique. Peut-être le sourire du Bouddha vient-il de sa perception de l'incongruité entre le conditionné et l'Inconditionné ; ou peut-être sourit-il un peu au pétrin dans lequel se mettent les êtres humains non éveillés, bien qu'en même temps il leur réponde avec une profonde compassion.
Un sens d'humour a-t-il un rôle à jouer dans la vie d'un bouddhiste ? On doit être très prudent ici. L'humour est souvent négatif, et parfois cruel, voire sadique ou cynique. Le cynisme peut représenter une peur des émotions positives, incluant nos propres émotions positives, et une peur de se faire avoir ; et parfois c'est une expression plus ou moins raffinée d'une négativité ou d'une colère de base. Les gens n'ont souvent pas conscience de cela, et il peut être intéressant d'examiner de plus près les choses auxquelles on se trouve rire. Il y a aussi un certain style d'humour qui est lié à notre nationalité ; on doit être conscient du fait que ce que l'on trouve drôle peut simplement être inintelligible pour des gens venant d'une autre culture.
Mais l'humour peut être une bonne chose. Freud parle de l'humour en termes de libération d'énergie ; parfois, si vous vous laissez vraiment aller, en dépit de la vue un peu vague du Bouddha concernant le fou rire, une gaîté innocente peut avoir un effet énergisant et libérateur. Lorsqu'il est des plus innocents, l'humour consiste à ne pas se prendre trop au sérieux. Il est aisé de tomber dans une attitude consistant à considérer des aspects triviaux de notre propre vie ou de notre propre travail comme étant d'importance capitale pour le monde entier. Il est important de cultiver un sens de proportions par rapport à nous-mêmes et à nos propres affaires et réalisations. Vous n'avez pas besoin d'être moins sérieux ou de travailler moins dur, mais vous ne vous prenez pas au sérieux d'une façon égoïste.
Cette idée de la vie spirituelle comme étant un bouillonnement joyeux d'énergie transcendante a une place proéminente dans la pensée et la vie religieuse indiennes. Certaines personnes prennent la vie religieuse très sérieusement, allant même jusqu'à qu'il est quelque peu blasphématoire de rire à l'église - mais la vie du bodhisattva n'est pas comme cela. C'est un jeu, c'est-à-dire que c'est une fin en soi, sans calcul, naturelle et ludique.
De ces deux paramitas, le virya est clairement la plus active, affirmée, et créative, tandis que la kshanti est la plus passive, réceptive, et tranquille. Ensemble, elles représentent une polarité très importante dans la vie spirituelle, et deux approches radicalement différentes de la pratique spirituelle, insistant l'une sur le développement de soi par soi et les efforts personnels, et l'autre sur la dépendance d'une force extérieure à soi-même - la confiance, dans certains cas, en la grâce divine. La première attitude est celle de se lever et de faire les choses soi-même, et la seconde de se détendre et de laisser les choses se produire.
En Inde, il y a une façon charmante d'évoquer ces deux approches : il y est dit que l'une est l'attitude du singe, et l'autre l'attitude du chaton. Dès sa naissance, le bébé singe s'agrippe très fortement à la fourrure de sa mère. Il est vrai que la mère porte le bébé, mais le bébé doit tout de même s'accrocher, par sa propre force. Le chaton, en revanche, est complètement dépendant : sa mère doit le prendre par la peau du cou et le transporter. Dans la tradition indienne, l'approche du type singe est associée à la jñana, la sagesse. La personne sage compte sur elle-même et sur sa propre motivation. L'attitude du chaton est associée à la bhakti, la voie de la dévotion, un sentiment de dépendance d'une force divine ou d'un idéal supérieur à soi.
Ces deux approches sont généralement considérées comme contradictoires, voire mutuellement exclusives : soit vous dépendez de vos propres efforts, soit vous dépendez d'une autre force, et le bouddhisme est généralement considéré comme une religion d'effort personnel plutôt que d'abandon de soi. Mais aucune de ces deux affirmations n'est strictement correcte. Dans le bouddhisme japonais, ces deux approches sont respectivement représentées par le bouddhisme zen et par le bouddhisme shin. Le zen insiste sur la dépendance sur soi, le jiriki, la force propre, tandis que le shin, et particulièrement le jodo shin shu, insiste sur la dépendance sur la force de l'autre, le tariki, qui est dans ce cas la force spirituelle d'Amitabha, le Bouddha de la lumière infinie.
Les textes bouddhiques font référence aux influences spirituelles bénéfiques qui émanent des bouddhas et des bodhisattvas. On appelle parfois ces influences « ondes de grâce » et l'on dit qu'elles vibrent à partir de lieux spirituels élevés, à partir de bouddhas et de bodhisattvas, et sont ressenties par ceux qui y sont réceptifs. Il y a un concept parallèle à celui-ci dans le christianisme, la grâce de Dieu, mais il ne peut être considéré comme équivalent, car le bouddhisme n'a pas de concept d'être suprême. Ces ondes de grâce s'élèvent fondamentalement en soi, mais pas dans le soi dont nous faisons habituellement l'expérience. Elles montent de profondeurs, ou descendent de hauteurs si vous préférez, dont nous ne sommes pas habituellement conscient, mais vers lesquelles notre prise de conscience peut s'étendre, et qui peuvent en un certain sens être incluses dans un soi grandement élargi.
La chose à comprendre ici est que le mot « bodhisattva » ne réfère pas à un concept abstrait, mais à une réalité spirituelle. En d'autres termes, les bodhisattvas existent, à un niveau autre que celui dans lequel on vit et dont on fait habituellement l'expérience. Mais quel est le lien entre ces deux mondes ? Quel est le lien entre nous-même et les bodhisattvas ? Après tout, un bodhisattva, par définition, voudrait avoir une forme de lien avec nous.
Peut-être pourrait-on dire que c'est une sorte d'accord mutuel. Lorsque vous devenez conscient d'un bodhisattva non pas dans un sens conceptuel abstrait mais avec tout votre être, quand vous êtes en résonnance avec un bodhisattva, vous êtes en contact avec lui ou avec elle, même si c'est d'une façon très subtile, distante et atténuée. Quelque chose passe du bodhisattva à vous, tout comme quelque chose passe vers vous de toute personne avec qui vous entrez en contact - que ce soit physiquement, émotionnellement, ou à tout autre niveau.
Ce qui passe d'un bodhisattva à vous est ce que à quoi nous avons fait référence, en traduisant l'expression tibétaine, sous le terme d'« ondes de grâce », parfois aussi traduites par « bénédictions ». Le mot sanskrit équivalent est adhisthana. On ne devrait peut-être pas penser aux ondes de grâce comme à quelque chose de spécial. Elles représentent une possibilité de communication. Tout comme lorsque vous communiquez avec une autre personne à votre propre niveau, vous et elle vous affectez subtilement l'une l'autre, de la même façon, le fait que vous ayez conscience d'un bodhisattva et qu'il soit conscient de vous signifie que vous êtes subtilement influencé ou affecté par lui. Cette sorte d'influence est ce que l'on appelle des ondes de grâce.
Mais il y a un autre aspect de la conception bouddhique des ondes de grâce qui a une sorte de parallèle dans certaines formes de christianisme au moins, dans lesquelles l'idée de grâce semble représenter quelque chose de presque arbitraire. Par exemple, dans le calvinisme, il y a le concept selon lequel certaines personnes ont été prédestinées à la vie éternelle non pas du fait de ce qu'elles ont fait, mais par la grâce de Dieu, qui semble avoir certaines caractéristiques de la volonté arbitraire, du pur caprice d'une espèce de monarque absolu. On a l'impression de quelque chose de non mérité.
Cette conception de la grâce a quelque mérite, dans le sens où, d'une certaine façon, nous ne méritons rien : non pas parce que nous sommes de misérables pécheurs (une telle doctrine n'a aucune place dans le bouddhisme), mais parce qu'il n'y a rien que nous puissions faire en un sens mondain pour mériter le transcendantal, tout comme on ne peut arriver à la sagesse en accumulant du mérite.
Que l'on adopte l'approche de la force propre ou celle de la force de l'autre n'importe pas. Dans les deux cas, on est confronté à la distinction fondamentale entre soi et autre, entre sujet et objet. Notre but est de transcender la distinction entre sujet et objet, et le moyen utilisé doit donc aussi transcender sujet et objet. Lorsque cela commence à se produire, le progrès - la vue pénétrante - commence réellement. En attendant, on doit forcément penser en termes de sujet ou en termes d'objet, soit en faisant l'effort soi-même, soit en ayant l'effort fait pour soi-même.
En fait, il est impossible de séparer les deux. On peut commencer en adoptant l'approche du développement de soi, mais il deviendra rapidement évident que la force de l'autre ne peut pas être ignorée, tandis que si l'on adopte l'attitude de la force de l'autre, on ne peut ignorer le développement de soi. Si, par exemple, en termes du shin japonais, on décide de se fier uniquement au vœu d'Amitabha, cela impliquera l'abandon de la confiance dans la force personnelle. Mais en pratique, beaucoup d'efforts sont nécessaires pour abandonner sa propre volonté et se fier aux efforts de quelqu'un d'autre ; il s'avère donc que la force personnelle doit faire partie de notre approche.
De même, la force personnelle du zen japonais, par exemple, n'est jamais simplement cela. Prenez par exemple quelque chose d'aussi simple que marcher le long d'une route. C'est vrai, vous marchez par votre propre effort, mais avez-vous construit la route ? Vous marchez par la « grâce » de la route, ainsi que par la grâce de la loi de la gravité et celle de l'existence de la terre. Il y a des limites certaines à la force propre ; le « développement de soi », en d'autres termes, ne peut exclure un élément objectif. On peut faire l'effort de pratiquer le Dharma, mais supposons que le Dharma n'existe pas pour être pratiqué... La force de l'autre implique la force de soi, et réciproquement. Et quelle que soit l'approche que l'on prend, le but est d'arriver à un point où l'on n'est dépendant ni de soi ni de l'autre, mais où l'on a transcendé cette dichotomie particulière.
Un bodhisattva combine les deux approches, pratiquant à la fois patience et vigueur, car les deux sont nécessaires. Parfois, dans la vie spirituelle tout comme dans la vie mondaine, il est nécessaire de s'accrocher, de faire un effort, de s'évertuer et de lutter. À d'autres moments, il vaut mieux lâcher prise, laisser les choses se faire d'elles-mêmes, voire les laisser aller à la dérive, les laisser se produire, sans intervenir.
Cependant, il faut savoir quand appliquer chaque approche. Généralement il est prudent de présumer que beaucoup d'efforts personnels, de virya, sont nécessaires au début. Puis, une fois cet effort initial fait, on peut commencer à faire plus confiance à une force qui semble venir de l'extérieur de soi-même, ou du moins de l'extérieur de son soi conscient présent. Si l'on commence à dépendre prématurément de la force de l'autre, on peut finir par s'éloigner tout à fait de la vie spirituelle.
Le mystique indien Sri Ramakrishna comparait cela à une excursion en barque. Au début, il faut faire beaucoup d'efforts, c'est pénible et ardu, particulièrement si l'on rame à contre-courant. Mais quand on arrive enfin à atteindre le milieu du fleuve, on peut hisser la voile et la brise entraîne le bateau. De la même façon, beaucoup d'efforts sont nécessaires au début de la vie spirituelle, mais vient le moment où l'on entre en contact avec des forces qui sont, dans un certain sens, au-delà de soi - bien que d'un autre côté elles fassent partie de notre plus grand soi - et celles-ci commencent à nous emporter.
Aspects dynamique et réceptif de la vie spirituelle.
Il y a donc une raison pour mettre le virya avant la kshanti dans la liste des paramitas. Non pas que cette liste doive, en tout état de cause, être considérée comme étant figée dans un ordre particulier. Les gens ont des tempéraments différents. Si l'on a un tempérament avant tout impatient, agité et colérique, on peut avoir besoin de commencer par cultiver la kshanti, tandis que si l'on a plutôt des tendances à la léthargie et au laisser-aller, alors on doit évidemment se focaliser sur le virya.
Dans tous les cas, un résultat réussi de ces premières étapes cruciales de la vie spirituelle est de trouver un équilibre entre la kshanti et le virya, un équilibre qui ne soit pas statique mais dynamique, qui s'ajuste perpétuellement aux circonstances changeantes. En fait, toute qualité spirituelle n'est correctement développée que dans le cadre d'un développement équilibré. Développez la compréhension, oui, mais développez aussi la sympathie ; développez la sensibilité, développez le tact, développez l'héroïsme, développez le courage - développez tout.
J'ai qualifié les aspects dynamique et réceptif de la vie spirituelle de « masculins » et « féminins », et j'ai suggéré que l'utilisation de ces termes est plus ou moins de l'ordre de la métaphore. Mais elle n'est pas entièrement de cet ordre. Il y a une correspondance réelle entre d'un côté masculinité et féminité biologiques et psychologiques, et de l'autre côté masculinité et féminité spirituelles. On doit se rappeler que le bodhisattva combine les deux. Cela peut paraître étrange, mais on peut décrire le bodhisattva comme étant spirituellement et psychologiquement bisexuel, intégrant - qu'il soit homme ou femme - le masculin et le féminin à tous les stades de son expérience psychologique et spirituelle.
Ceci est reflété dans l'iconographie bouddhiste. Dans le cas de certaines représentations de bouddhas et de bodhisattvas, il est difficile de dire si elles sont masculines ou féminines. Cette convention iconographique reflète la bisexualité psychologique et spirituelle du bodhisattva, et en fait de toute personne spirituellement développée.
L'idée, ou même l'idéal, de la bisexualité spirituelle et psychologique nous est quelque peu étrangère de nos jours en Occident, mais elle était connue des anciens gnostiques, une des sectes hérétiques du début de la chrétienté. L'enseignement en a rapidement été supprimé par l'Église, mais un passage intéressant a été préservé dans une œuvre appelée L'Évangile selon Thomas, qui a été découverte assez récemment en Égypte, en 1945. Ce n'est pas une œuvre chrétienne orthodoxe, mais elle consiste en cent douze paroles attribuées à Jésus après sa résurrection. Dans la vingt-troisième de ces paroles, Jésus est représenté comme disant :
« Lorsque vous ferez le deux Un
et que vous ferez l'intérieur comme l'extérieur,
l'extérieur comme l'intérieur,
le haut comme le bas,
lorsque vous ferez du masculin et du féminin un Unique,
afin que le masculin ne soit pas un mâle et que le féminin ne soit pas une femelle,
lorsque vous aurez des yeux dans vos yeux,
une main dans votre main et un pied dans votre pied,
une icône dans votre icône, alors vous entrerez dans le Royaume ! »
Dans le contexte du bouddhisme, l'idée, ou le concept, voire la pratique de la bisexualité spirituelle, est traitée de façon particulièrement frappante dans le tantra, où elle est représentée non seulement par l'apparence androgyne du bodhisattva, mais aussi par le symbole de l'union sexuelle. Ici, la kshanti, l'aspect féminin de la vie spirituelle, devient la sagesse transcendante, tandis que l'énergie, l'aspect masculin, devient pleinement réalisée en tant que compassion. Ainsi, dans le bouddhisme tantrique, on rencontre des représentations de la forme mythique d'un bouddha en union sexuelle avec une représentation qui est parfois décrite comme la contrepartie féminine de sa propre forme masculine. Ces images sont appelées yab-yum, yab voulant dire « père » et yum voulant dire « mère ». Elles sont parfois considérées en Occident comme obscènes, voire blasphématoires, mais au Tibet un tel symbolisme est considéré comme extrêmement sacré. Il n'a rien à voir avec la sexualité dans un sens ordinaire ; c'est la représentation de la réalisation la plus haute, l'équilibre parfait de la « féminité » et de la « masculinité », de la sagesse et de la compassion. Bien qu'il y ait deux représentations, il n'y a pas deux personnes. Il n'y a qu'une personne, une personne Éveillée, en laquelle sont unies raison et émotion, sagesse et compassion.
The Bodhisattva Ideal © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.