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Idéal du bodhisattva 3 - Le vœu du bodhisattva

La bodhicitta est donc apparue. On s'est engagé sur la voie du bodhisattva, le cœur brûlant du désir que tous les êtres sensibles soient libérés de la souffrance et atteignent l'Éveil. Mais l'apparition de la bodhicitta n'est que la première des dix étapes, ou bhumis, sur la voie du bodhisattva vers l'Éveil ; il y a encore beaucoup de chemin à parcourir. Quel est le prochain pas à faire ? C'est une question qui est pertinente pour chacun de nous tous, que la bodhicitta soit apparue ou non, car la conduite du bodhisattva après l'apparition de la bodhicitta a des résonances dans la pratique spirituelle de ceux en qui elle n'est pas encore apparue.

Il est important de se souvenir que nous parlons ici de la bodhicitta relative. La bodhicitta absolue, nous l'avons vu, est identique à l'Éveil, au-delà du temps et de l'espace. En un certain sens, elle est hors de notre atteinte, dans l'éternité. Mais la bodhicitta relative, la bodhicitta qui se manifeste dans le cours du temps, nous est plus accessible. Il est traditionnellement dit qu'elle a deux aspects : un aspect de vœu et un aspect d'établissement. L'aspect d'établissement implique ce que l'on appelle les six paramitas, les six vertus ou perfections transcendantes, dont la pratique fait avancer le bodhisattva vers l'Éveil : la générosité, la droiture, la patience, la vigueur, la méditation et la sagesse. Ces trois paires de vertus sont l'objet des trois chapitres qui viennent.

Le pranidhana ou vœu solennel.

Considérons cependant d'abord l'aspect du vœu de la bodhicitta relative. C'est l'un des aspects pratiques les plus importants de la tradition du Mahâyâna. Le mot sanskrit traduit par vœu est pranidhana, que l'on peut aussi traduire par résolution, détermination ou promesse. Har Dayal suggère « souhait sincère », mais c'est peut-être trop faible. On peut souhaiter quelque chose sans nécessairement faire quoi que ce soit pour que cela se passe. Le bodhisattva ne se contente pas de souhaiter que tous les êtres sensibles atteignent l'Éveil, mais fait tout ce qui est en son pouvoir pour que cela arrive. Le pranidhana n'est donc pas juste un souhait pieux ; c'est un vœu solennel et particulier. Ce vœu est fait publiquement et, une fois fait, ne peut en aucune circonstance être retiré. Il peut même être décrit comme une sorte de promesse faite par le bodhisattva, au moment de l'apparition de la bodhicitta, à tout l'univers et à tous les êtres sensibles.

Le fait que le vœu soit solennellement irrévocable est bien sûr la caractéristique essentielle de n'importe quel vœu. Si l'on fait un vœu et qu'on le rompt, c'est que l'on n'était pas vraiment prêt à le faire. Un vœu est une sorte de promesse très sérieuse, et certains trouvent déjà difficile de tenir ne serait-ce qu'une promesse. Si, par exemple, on n'arrive pas à rencontrer quelqu'un à l'heure et à l'endroit promis, il est peu probable que l'on puisse rester fidèle à son vœu; tandis que faire ce que l'on a dit, scrupuleusement, même pour des choses sans grande importance, est une bonne pratique de préparation en vue d'un vœu complet. Si l'on pense à faire un certain vœu, il vaut probablement mieux consulter ses amis spirituels : connaissant notre nature, peut-être mieux que nous-même,  ils peuvent avoir une meilleure idée que nous de notre capacité à respecter le vœu que l'on pense prendre.

Quel que soit le vœu, que ce soit s'arrêter de fumer, respecter la chasteté à vie ou méditer deux heures tous les jours, il faut le tester. Il vaut mieux y aller petit à petit, commencer par un mois peut-être, puis deux mois, six mois, un an, etc. Faire un vœu publiquement, en présence de la communauté spirituelle rassemblée ou de quelques amis, lui donne une importance et un sérieux qu'il n'aurait peut-être pas sans cela. Les témoins de notre vœu nous aideront à lui être fidèle, car le rompre serait les laisser tomber - et nous laisser tomber nous-même.

Un extrême est de prendre des vœux à la légère ou hâtivement ; l'autre est d'éviter complètement de s'engager. Une voie du milieu est de prendre des préceptes personnels, là encore en consultation avec ses amis spirituels. Un précepte est moins important qu'un vœu, mais il peut nous y préparer. Bien sûr, en tant que bouddhiste, nous entreprenons d'observer cinq (ou dix) préceptes de base, et ceux-ci doivent être pris très sérieusement. Nous ne devrions pas nous hâter de faire des vœux avant d'être satisfait de la façon dont nous observons les préceptes.

Et, bien sûr, nous ne devrions pas faire le vœu du bodhisattva à la hâte. La nature de ce vœu est étroitement liée à la nature de la bodhicitta. Nous avons vu que la bodhicitta est universelle mais qu'elle se manifeste en des personnes et s'exprime à travers elles. Cette expression de la bodhicitta à travers des personnes est ce que l'on appelle le vœu du bodhisattva. Le vœu peut donc être défini comme l'expression concrète de la bodhicitta dans la vie et l'œuvre du bodhisattva individuel.

Même si la tradition parle du « vœu » du bodhisattva, le vœu est en général un ensemble de vœux, qui diffèrent d'un bodhisattva à un autre, révélant les intérêts et les aptitudes particulières de chacun ou de chacune dans le contexte de l'idéal du bodhisattva. Si nous prenons l'image de la réfraction de la lumière dans un prisme de verre, la bodhicitta est comme la pure lumière blanche qui brille au travers du prisme (représentant le bodhisattva), et les vœux du bodhisattva sont comme les couleurs de l'arc-en-ciel émergeant de l'autre côté. Pour aller plus loin avec cette image, nous pouvons dire que la pure lumière blanche de la bodhicitta relative coule de la bodhicitta absolue, brillant à travers des centaines et des milliers de prismes individuels, de telle sorte que chacun émette sa propre palette de couleurs. Dans le spectre habituellement visible, l'arc-en-ciel n'a que sept couleurs, mais certaines sortes de méditation impliquent essayer d'imaginer, de voir ou de visualiser d'autres couleurs, des couleurs que nous n'avons jamais vues auparavant. Nous pouvons penser à tous ces prismes comme émettant non pas seulement les sept couleurs que nous connaissons, mais des centaines de milliers de nouvelles et merveilleuses couleurs, et de manière similaire, nous pouvons imaginer la bodhicitta brillant dans l'esprit et le cœur de différents bodhisattvas, produisant d'innombrables combinaisons de vœux.

Ensemble, la bodhicitta et le vœu du bodhisattva prennent en compte à la fois l'unité et la variété. Les bodhisattvas participent tous à une bodhicitta. C'est la source de leur unité. En même temps, chaque bodhisattva exprime cette même bodhicitta unique de sa propre façon. Cette expression individuelle en termes de vie et d'œuvre est ce en quoi consistent les vœux du bodhisattva. Nous pensons généralement à un vœu comme étant verbal, comme un serment prêté à la cour, mais ce n'est pas comme si le bodhisattva avait juste affirmé qu'il - ou elle - allait faire ceci ou faire cela. Ce n'est même pas une question d'intention consciente de sa part. Pour changer de métaphore, nous pouvons dire que les vœux du bodhisattva sont comme autant d'étincelles provenant non seulement de son esprit ou de sa volonté, mais de tout son être, à la suite de l'impact formidable de la bodhicitta.

Les écrits du Mahâyâna mentionnent de nombreuses séries de vœux, certaines d'entre elles étant associées aux noms de grands bodhisattvas. Il y a par exemple les quarante-huit vœux très célèbres du Bodhisattva Dharmakara, qui devint le Bouddha Amitabha, le Bouddha de la Lumière infinie. Ces quarante-huit vœux sont énumérés en détail dans le Sukhavativyuha Soûtra, le Soûtra de Vie-Infinie.

Les dix grands vœux du bodhisattva.

Le Dashabhûmika Soûtra (ou Soûtra des dix terres), portant sur les dix étapes de la voie du bodhisattva, mentionne les dix grands vœux d'un bodhisattva, qui sont les vœux

  1. pourvoir à la vénération de tous les bouddhas sans exception,
  2. de maintenir la discipline religieuse enseignée par tous les bouddhas et de préserver l'enseignement des bouddhas,
  3. de voir tous les événements de la carrière terrestre d'un bouddha,
  4. de réaliser la Volonté d'Éveil, de pratiquer tous les devoirs d'un bodhisattva, d'acquérir toutes les paramitas (les perfections) et de purifier toutes les étapes de sa carrière,
  5. d'amener à maturité tous les êtres (c'est-à-dire tous les êtres des quatre classes, qui sont dans les six états d'existence), et de les établir dans la connaissance du Bouddha,
  6. de percevoir tout l'univers,
  7. de purifier et nettoyer toutes les terres de bouddha,
  8. d'entrer dans la grande voie (le Mahâyâna) et de faire naître une pensée et un but commun chez tous les bodhisattvas,
  9. de réussir et de faire fructifier toutes les actions du corps, de la parole et de l'esprit,
  10. d'atteindre l'Éveil suprême et parfait et de prêcher la doctrine.

Ces dix vœux expriment clairement différents aspects de la détermination du bodhisattva : atteindre l'Éveil pour le bien de tous les êtres.

Voir tous les événements de la carrière terrestre d'un bouddha.

Nous n'avons pas la place ici examiner tous ces vœux mais nous pouvons, pour explorer comment on peut les approcher spécifiquement, s'attarder sur le troisième, qui est de voir tous les événements de la carrière terrestre d'un bouddha.

On peut se demander comment qui que ce soit pourrait faire le vœu de « voir tous les événements de la carrière terrestre d'un bouddha ». Mais selon la présentation traditionnelle faite par le Mahâyâna, la carrière terrestre du bodhisattva s'étend sur plus de trois asamkhyeya-kalpas (un kalpa est une durée inimaginable : le temps qu'il faut à un système de mondes pour apparaître et disparaître), et couvre donc d'innombrables durées de vie, au cours desquelles on renaîtrait pendant la vie d'un grand nombre de bouddhas différents, et on pourrait bien être en contact avec eux d'une façon ou d'une autre, peut-être même en tant que disciple. Au cours de toutes ces vies, on aurait l'occasion de voir tous les événements de la vie d'un bouddha, depuis le tout début.

Selon l'enseignement bouddhique en général, la vie de chaque bouddha suit un schéma standard. Sa mère meurt toujours sept jours après sa naissance, il a toujours deux disciples principaux, il atteint toujours l'Éveil assis sous un certain arbre, etc. Au moment de sa naissance, vous pourriez être un dieu regardant des cieux. Ou, pour être le témoin d'événements plus tardifs, vous pourriez être son conducteur de char, ou l'une de ses concubines, ou l'un de ses cinq premiers disciples. D'une façon ou d'une autre, ayant fait ce vœu vous seriez le témoin de ce que l'on appelle les douze grands moments de la vie d'un Bouddha.

Ce vœu peut sembler inutile et difficile à comprendre, mais on peut au moins essayer de saisir en imagination ce qu'il signifie. Il n'est pas nécessaire de trop se presser à l'écarter en le réduisant à un symbole. Il est bon de se donner le temps de s'y attarder et, au moins, de contempler la possibilité de le prendre littéralement. En fait, la tradition du Mahâyâna le prend tout à fait littéralement. Si l'on pense en termes de centaines, de milliers, de millions de vies pendant lesquelles on pratique les perfections, les paramitas, il est tout à fait concevable que l'on puisse renaître durant la vie d'un bouddha. Mais s'il est difficile de voir le vœu de cette façon - et pour la plupart d'entre nous ce sera le cas - une autre façon de l'aborder est de nous familiariser avec la vie du Bouddha, à l'aide de la littérature.

Cependant, en considérant la vie du Bouddha, on doit bien discerner ce que l'on essaie d'émuler. Il n'est pas nécessaire de penser en termes de duplication de tous les événements de la vie du Bouddha. Il est important de distinguer les événements qui reflètent des étapes de développement spirituel et ceux qui se sont simplement produits parce que le Bouddha vivait en Inde à une certaine période de l'histoire.

Il est alors peut-être préférable de concevoir ce genre de vœu comme représentant l'archétype d'une possibilité spirituelle particulière, à laquelle nous participons dans notre propre mesure très limitée. Si l'on s'engage à observer ce vœu, il n'est pas nécessaire de le prendre littéralement. Pour la plupart d'entre nous, il sera plus effectif de simplement la refléter autant que nous le pouvons dans notre propre vie. Prendre un vœu d'être témoin des grands événements de la vie d'un bouddha peut être un trop grand saut de l'imagination, mais on peut certainement considérer ces événements ou les revivre en imagination, et se laisser être inspirés pas eux. De la même façon, le vœu de percevoir tout l'univers est un vœu que l'on ne peut pas prendre littéralement, mais on peut prendre à cœur ce qu'il suggère : on devrait voir autant de réalité qu'il est possible, on devrait tout voir aussi clairement que possible.

Nous devons être très prudents ici. Il est déjà suffisamment difficile d'observer ne serait-ce que les préceptes de base du bouddhisme. Penser en termes de faire des vœux à une échelle aussi vaste pourrait n'être que s'adonner à des rêvasseries spirituelles, se perdre dans des fantasmes, alors que l'on ne pratique même pas les préceptes sérieusement. Prendre les vœux du bodhisattva ne devrait pas être une sorte d'exercice bouddhique à la Walter Mitty. Sinon, comme Walter Mitty, nous nous ferons mal lorsque nous retrouverons la réalité.

Comment devons-nous donc prendre la perspective cosmique offerte par le Mahâyâna, comme, par exemple, l'idée qu'il faut trois kalpas pour parcourir la voie du bodhisattva ? Cette perspective peut avoir l'effet salutaire d'étirer notre imagination, mais le principe auquel nous devons revenir est que l'on ne peut pas du tout concevoir l'idéal cosmique du bodhisattva comme se rapportant à une personne seule. Penser que l'on pourrait personnellement former ce genre d'aspiration est tout simplement ne pas réussir à en comprendre la signification réelle.

En tant qu'êtres humains ordinaires, nous pouvons peut-être nous permettre de penser en termes de renaissance, voire d'une série de renaissances s'étendant sur une très longue période. Nous pouvons nous imaginer continuant notre vie spirituelle au cours d'une succession de vies. Mais pouvons-nous vraiment penser à l'activité du bodhisattva comme prenant littéralement plus de trois kalpas ? Pour nous donner une idée de la durée d'un kalpa, la tradition nous demande d'imaginer un rocher d'une hauteur, d'une largeur et d'une longueur d'un mille, puis d'imaginer qu'une fois tous les cent ans quelqu'un vient caresser une et une seule fois le sommet du rocher avec une étoffe de soie de Bénarès. Un kalpa correspond au temps qu'il faudrait pour, à ce rythme, user complètement le rocher. C'est une période tout à fait immense.

Gampopa était un grand maître Kagyu, un Tibétain vivant à peu près à l'époque de la conquête de la Grande-Bretagne par les Normands. Dans son Précieux Ornement de la Libération, il cite le Bodhisattvabhumi :

« Porter l'armure du courage des bodhisattvas, c'est penser :
même si pour libérer un seul être de ses souffrances, je dois passer mille kalpas dans les enfers, je me réjouis ; à plus forte raison si la durée et les souffrances qu'il me faudra subir sont bien moindres. »

Apparemment, donc, le bodhisattva se porte volontaire pour séjourner pendant des millions d'années dans divers enfers afin d'aider une personne, une seule personne. Pouvons-nous vraiment nous imaginer faire cela ? Il serait sûrement impossible à tout être humain de dire cela et de le croire sincèrement. Si nous essayions d'imaginer ce que peuvent être les souffrances de l'enfer, nous réaliserions que nous ne pourrions même pas en supporter un centième. Comment pouvons-nous considérer ceci comme une aspiration viable pour un être humain vivant réellement ? Donner un coup de main pour faire la vaisselle nous est parfois déjà bien difficile ! Quand les textes parlent ainsi du bodhisattva, il est plus sensé de penser qu'ils font référence à une sorte de tendance cosmique, ou de reconnaître la potentialité de l'Éveil, même dans les circonstances les plus défavorables.

Nous trouvons une perspective tout aussi formidable dans la Précieuse Guirlande, où Nagarjuna dit :

« (Un bodhisattva) reste un temps illimité [dans le monde],
Pour un nombre illimité d'êtres incarnés, il cherche
Les qualités sans limites de l'Éveil
Et fait des actions vertueuses sans limites. »

Ici encore, un texte du Mahâyâna décrit le bodhisattva, l'incarnation de l'idéal que l'on nous exhorte à accomplir, mais cela ne nous semble pas du tout réalisable. En fait, pour en juger par cette description, le bodhisattva ne semble vraiment pas du tout être une personne. L'impression que cette description donne du bodhisattva, comme étant au-delà de l'individualité telle que nous l'entendons habituellement, est celle d'une énergie spirituelle, impersonnelle et désincarnée.

Ceci étant, nous pouvons en déduire que le Mahâyâna ne s'attend pas à ce que nous nous comportions littéralement selon cette description. Nous n'avons pas à nous imaginer faisant des bonnes actions sans limites, établissant des terres de bouddha, libérant des nombres infinis d'êtres... Il est plus pragmatique de voir le bodhisattva comme représentant une énergie spirituelle universelle, omniprésente même, agissant dans l'univers, une énergie dont nous avons de temps à autre un certain sens. Nous ne pouvons littéralement nous imaginer être un bodhisattva, mais nous pouvons être ouvert à l'idéal, aspirer à être un canal pour cette énergie dans notre sphère particulière. C'est la façon la plus réaliste de concevoir cela, la plus honnête même. Nous ne devons pas nous éloigner de notre situation actuelle, sinon nous risquons de nous perdre dans des aspirations irréalistes. Tout peut devenir un peu théâtral ; et cela se passe parfois dans les pays mahâyânistes de l'Extrême-Orient bouddhiste. Le Theravâda est bien plus sobre, bien plus proche des faits de la situation.

Le Mahâyâna et le Hînayâna.

Le Mahâyâna exprime très bien l'esprit de tout le processus et le fait que ce processus prenne place dans un contexte bien plus grand, cosmique même. Nagarjuna dit dans la Précieuse Guirlande :

« Grâce à la foi dans le Mahâyâna,
Et grâce aux pratiques qu'il décrit,
L'Éveil le plus haut est atteint,
En chemin tous les plaisirs. »

Pourquoi « tous les plaisirs » le long du chemin du Mahâyâna, plutôt que du celui du « Hînayâna » ? On peut dire simplement que la différence est l'idéal du bodhisattva. Le « Hînayâna » parle plus en termes d'abandon des choses, de discipline personnelle, de se débarrasser de l'avidité, etc. Quand le but est mentionné, c'est habituellement en termes de cessation de la souffrance ou de cessation de l'avidité. Pour la plupart des gens, ce n'est pas une perspective très inspirante, pas au début de leur vie spirituelle en tout cas. L'idéal du bodhisattva du Mahâyâna est tout simplement plus inspirant.

À l'époque du Bouddha, quand l'idéal était visiblement présent sous la forme du Bouddha lui-même, on peut penser qu'il n'y avait guère besoin d'en parler. Mais quand le Bouddha n'a plus été là, l'idéal qu'il représentait a dû être formulé d'une façon ou d'une autre. Quelque chose a dû être créé à la place de la présence physique du Bouddha. Avec l'émergence de l'idéal du bodhisattva, le bodhisattva en est venu à représenter la sorte de personne qu'il vous fallait devenir si vous vouliez être comme le Bouddha.

C'est une question de vision. Si nous sommes inspirés par la construction d'un centre bouddhiste, pour prendre un exemple, nous aurons besoin d'avoir une vision de ce que nous créons. Si nous avons en tête de belles images du Bouddha, des pièces spacieuses et paisibles, et une merveilleuse communauté de personnes, alors même lorsque nous peignons un plafond ou démolissons un mur, nous serons inspirés pour le faire. Si quelqu'un venait et nous disait juste : « démolis ce mur », ce serait tout à fait différent. Si nous faisons ce que nous faisons en vue d'un but positif, nous pouvons travailler beaucoup plus joyeusement. Cela peut vraiment devenir du plaisir, du début à la fin.

Nous devons donc trouver un équilibre entre vision et pragmatisme. La meilleure solution est peut-être d'avoir les deux ensemble : prendre le Theravâda pour la pratique quotidienne, ici et maintenant, et le Mahâyâna comme guide vers l'idéal, tel qu'il existe en dehors du temps et de l'espace, indépendamment de nos propres petits efforts.

Tout ce dont nous avons vraiment besoin est d'avoir la foi en la conservation des valeurs spirituelles au-delà de la mort. Si nous avons cette foi, nous pouvons être sûrs que, si nous pratiquons le Dharma ici et maintenant, le futur suivra : quand et où nous renaîtrons, si nous deviendrons un bouddha dans quelque cosmos lointain, etc. Nous ne pouvons peut-être pas, de façon réaliste, faire de la bouddhéité l'objet de notre aspiration. Nous n'avons pas besoin de prendre les soûtras du Mahâyâna littéralement ; ils peuvent être considérés comme donnant un aperçu plein d'inspiration d'un monde archétype, mais non comme donnant d'une manière détaillée un schéma pour une vie bouddhiste. On retire du canon en pâli un sens bien plus fort d'un tel schéma.

Nous ne pouvons pas nous approprier, en tant que personne (ce qui veut vraiment dire en tant qu'ego), les attributs, qualités, activités et vœux d'un bodhisattva. Ce n'est pas comme si vous ou moi, en tant que personnes, allions devenir des bodhisattvas dans un sens cosmique. Il y a un bodhisattva, voire le bodhisattva, qui est à l'œuvre, et l'on fait tout ce que l'on peut pour soutenir cette œuvre et pour coopérer. Tout comme le bouddha du samboghakaya, le bouddha archétype, représente l'idéal de l'Éveil en dehors de tout contexte historique, de la même façon le bodhisattva ne représente non pas une personne historique mais ce qui pourrait être appelé l'esprit de l'Éveil à l'œuvre dans le monde, et personnifié sous cette forme de bodhisattva.

Les quatre grands vœux du bodhisattva.

Tout ceci doit être gardé à l'esprit lorsque l'on aborde les vœux du bodhisattva. La série de vœux la plus connue est peut-être celle dite des quatre grands vœux du bodhisattva, qui sont récités quotidiennement en Extrême-Orient, et sont habituellement présentés ainsi :

Puissé-je libérer tous les êtres de leurs difficultés,
Puissé-je éradiquer toutes les passions,
Puissé-je maîtriser tous les dharmas,
Puissé-je conduire tous les êtres à la bouddhéité.

Ces vœux se retrouvent dans plusieurs soûtras du Mahâyâna, et il semble qu'il soit attendu de chaque pratiquant bouddhiste du Mahâyâna qu'il souhaite les prendre. D'une certaine façon, ces vœux reflètent l'essence de l'idéal du bodhisattva, dans le sens où si l'on prend l'idéal au sérieux, on essaie de fonctionner de ces quatre façons. On pourrait d'ailleurs dire que ces vœux sont implicites non seulement dans l'idéal du bodhisattva, mais dans le bouddhisme même : ils donnent une idée de ce que tous les bouddhistes devraient s'efforcer de faire tout le temps.

Mais de telles déclarations extrêmes ne doivent pas être prises à la légère. Si l'on dit : « Je fais le vœu de libérer tous les êtres », tous les êtres veut dire tous les êtres. Il semblerait préférable de ne pas inclure de telles paroles dans une puja qui est récitée de façon régulière et habituelle. La perspective cosmique du Mahâyâna est tout à fait valable, mais elle ne se prête pas à une récitation décontractée. Si l'on récite les vœux dans le cadre de sa pratique personnelle privée, cela veut sans doute dire que l'on prend cette récitation au sérieux, mais si tout un groupe de personnes qui se trouvent être présentes dans la salle de méditation récitent le vœu d'aider tous les êtres (sans même aller plus loin que ceci), cela dévalue nécessairement ce vœu.

Les quatre grands vœux contiennent les aspirations spirituelles de nombreuses personnes, mais on n'est pas obligé d'adopter cet ensemble particulier de vœux. Les écritures disent clairement que chaque bodhisattva est libre de formuler sa série de vœux, en, accord avec ses propres aspirations, dans le cadre général de l'idéal du bodhisattva. La considération principale est que les vœux ne doivent pas avoir se référer à des objectifs petits ou immédiats mais à un but ultime, incluant tout. La grande caractéristique de tous les vœux de bodhisattva est leur universalité. La dimension altruiste de la vie spirituelle n'a pas de limites. Quand on devient conscient des implications altruistes de son engagement spirituel, on voit que l'on ne peut imposer aucune limite à ces implications. On ne peut pas dire : « voici ce que je ferai pour les autres, mais pas plus ». Il est fort possible que pour le moment on ne puisse pas faire grand-chose, mais le principe est de ne mettre aucune limite à ce que cet engagement peut nous demander de faire pour les autres, quand nous sommes à même de le faire.

Quand on dit, dans la formulation traditionnelle de ce premier vœu : « Je fais le vœu de sauver tous les êtres », ce que l'on dit vraiment est donc : « Je ne mets aucune limite à ce que je suis prêt à faire pour les autres êtres sensibles, quand le moment sera venu et que je serai prêt. » On ne sait pas quelle forme prendra notre aspiration en fin de compte, ni ce que l'on aura à faire. On reste seulement ouvert, aidant les autres autant qu'on le peut. Tout comme il n'y a pas de limites au fait de se débarrasser de son ego, il n'y a pas de limites à l'altruisme. Tout comme l'on ne peut penser en termes de se débarrasser de son ego que jusqu'à un certain point (mais pas au-delà), il ne peut en principe y avoir de limites à ce que l'on est prêt à faire pour autrui. Une fois que l'on s'est engagé dans la vie spirituelle, on ne reconnaît plus aucune limite, ni objective ni subjective Voilà ce que le vœu du bodhisattva signifie vraiment : transcender les limites.

Dans le texte du Mahâyâna appelé La Perfection de la Sagesse en huit mille lignes, il y a nombre de questions portant sur le fait de comment reconnaître un bodhisattva. Une des façons de le faire, apparemment, est qu'à chaque fois qu'on lui pose une question à propos du nirvana, le bodhisattva inclut toujours la compassion dans sa réponse. Traduisons ceci en termes plus généraux : si, quand on nous pose une question à propos de la vie spirituelle, nous ne répondons qu'en termes de développement personnel, sans mentionner l'aspect altruiste, cela suggère que nous ne sommes pas encore vraiment sur la voie spirituelle. Nous devons réaliser que nous ne pouvons pas réaliser notre vie spirituelle pour nous seul ; elle a des implications pour les autres, et nous impose même des responsabilités vis-à-vis des autres. En d'autres termes, nous devons réaliser que la compassion et la sagesse vont ensemble. Il est significatif que le Mahâyâna ait pris sur lui de faire ressortir d'une manière remarquable et spectaculaire les implications altruistes de la vie spirituelle ; et il est regrettable que, en raison de développements historiques, ceci en soit venu à ê7;tre; considéré comme une autre voie plutôt que comme une nouvelle formulation de la voie originelle.

Dans les cercles du Mahâyâna, les gens font parfois des vœux très spécifiques. Par exemple, quelqu'un peut faire le vœu de publier tout le Tripitaka à ses frais et de le distribuer gratuitement ; ce pourrait être l'œuvre de toute une vie. Quelqu'un d'autre pourrait dire : « Je construirai cent stoûpas », ou bien « Je vais organiser une série de conférences faites par tel grand maître ». Nombre de vœux prennent ce genre de forme pratique. L'idée est de se renforcer, de se donner un peu de courage spirituel. Un vœu est une chose à laquelle on doit s'attacher, pour éviter de se perdre dans un mélange de vagues aspirations quasi-spirituelles.

Mais si nous sommes un bodhisattva, ou un aspirant bodhisattva, avons-nous besoin de ces vœux pour être capable de nous appliquer à la pratique des paramitas ? Si pour l'instant nous n'avons pas plus qu'une compréhension intellectuelle concernant la bodhicitta, même si c'est une conviction sincère et à partir de laquelle nous voulons vivre notre vie, alors nous aurons besoin des vœux. Si la bodhicitta n'est pas encore apparue en tant qu'expérience parallèle à la vue pénétrante transcendante, nous aurons certainement besoin des vœux comme soutien. Mais une fois que la bodhicitta est apparue, les vœux en sont l'expression plutôt que le soutien. Il est important de ne pas faire une distinction trop rigide entre la bodhicitta et les vœux par lesquels elle s'exprime. Ce n'est pas que la bodhicitta apparaît et puisque l'on repense au fait que, peut-être, on devrait prendre quelques vœux. Les vœux sont des expressions naturelles de la bodhicitta qui est apparue, des diverses perspectives que nous voyons s'ouvrir devant nous maintenant que la bodhicitta est apparue.

Selon la tradition, quand le bodhisattva fait son vœu suite à l'apparition de la bodhicitta, le bouddha en présence duquel il le fait prédit qu'il atteindra finalement l'Éveil, et mentionne peut-être le nom qu'il portera une fois qu'il sera bouddha, ainsi que le nom de sa terre de bouddha. Si l'on ne prend pas ceci littéralement (et peut-être, à un certain niveau, ce peut être pris littéralement), on doit interpréter sa signification en tant que mythe. On peut dire que la prédiction faite par un bouddha de l'atteinte de l'Éveil suprême par un certain bodhisattva représente une sorte d'écho de la part de tout l'univers en réponse au vœu. L'univers est impliqué dans ce vœu, il en est affecté et, vraisemblablement, si c'est un univers moral et spirituel, il en a quelque  « conscience ». Le vœu du bodhisattva est une affaire publique et, comme il fait partie d'une réalité publique et qu'il l'affecte, il y a une réponse.

En un sens, la prédiction représente le fait que l'univers, dans sa totalité, étaye notre vœu, et même le garantit. C'est le genre d'univers dans lequel la réalisation du vœu est possible et, en un sens même, inévitable, une fois qu'il a été formulé. Le Bouddha ne fait qu'y donner expression. De sa perspective située au-delà du temps, le Bouddha regarde dans le temps et prédit le futur. Mais cette prédiction ne veut pas dire qu'il est certain que le bodhisattva atteindra l'Éveil. C'est une chose parallèle à la difficulté qui existe dans la théologie chrétienne pour la réconciliation de la volonté libre de l'homme et de la prescience de Dieu. Le fait que le Bouddha prédise que le bodhisattva atteindra l'Éveil ne veut pas dire qu'à partir de ce moment, le bodhisattva n'a plus de liberté. De sa perspective au-delà du temps, le Bouddha peut voir que le bodhisattva atteindra l'Éveil ; mais le bodhisattva ne peut pas simplement surfer sur la vague de cette prédiction. De son point de vue temporel, le (ou la) bodhisattva devra encore faire un effort réel vers le but.

Cette idée peut être traduite en termes plus simples : Aller en refuge dans les Trois joyaux, par exemple. Quand on va en refuge en présence de la Sangha assemblée, cela ne prédit pas notre progrès spirituel, mais cela le soutient. On réalise que l'on n'est pas seul : il y a une réponse. En se réjouissant de nos mérites, la Sangha nous donne effectivement l'assurance que nous allons continuer à avancer.

Puissé-je délivrer tous les êtres des difficultés.

En fait, aussi élevé puisse-t-il paraître, le premier des quatre grands vœux, « Puissé-je délivrer tous les êtres des difficultés » (les difficultés étant ici des difficultés mondaines), est un point de départ pragmatique. C'est comme si la personne qui a rédigé ces vœux disait à l'aspirant bodhisattva : pour le moment, ne songe pas à aider les gens spirituellement. Peu de gens sont qualifiés pour aider les autres à ce niveau, et même ceux qui le peuvent ne trouvent pas toujours facile d'aider les autres de la bonne manière. De nombreuses personnes demandent à être aidées spirituellement, mais très peu peuvent recevoir cette aide et agir en conséquence. Le Soûtra en quarante-deux articles dit : « Il est difficile d'aider les autres à aller vers l'Éveil selon leurs différents besoins. ». Apparemment, il est même difficile à un bouddha de voir les véritables besoins des autres. Le canon pâli raconte un épisode où le Bouddha enseigne à des moines la remémoration de la mort, et ceux-ci partent et vont se suicider. Une règle générale utile est d'aider les gens de façons les plus simples et élémentaires possibles. On ne peut guère se tromper en donnant à quelqu'un un repas ou un ticket de bus (à moins que ce ne soit pour que cette personne aille commettre quelque méfait), mais toute chose plus compliquée peut être problématique.

D'un autre côté, quoiqu'il faille s'occuper tout d'abord des besoins pratiques humains, en un sens ils peuvent être plus difficiles à régler que les besoins spirituels de base. On peut être quasiment sûr que la méditation est bonne pour les gens, si l'on peut les amener à la pratiquer et si l'on est qualifié pour l'enseigner. Mais il peut être très difficile de dire s'il est bon que Madame Dupont parte vivre à Brest ou que Monsieur Durant se remarie. Il est peut-être significatif qu'habituellement, dans la plupart des pays bouddhistes, et en particulier dans les pays du Théravâda, seuls les bhikkhus les plus anciens et les plus expérimentés dans l'ordre monastique aient le droit d'aider les laïcs dans leurs affaires mondaines.

Après tout, qu'est-ce que l'aide ? Ce n'est certainement pas simplement dire aux gens ce qu'ils doivent faire, bien que certaines personnes pensent ainsi. En fait, cela peut impliquer ne pas interagir avec les gens directement. Très souvent, si l'on est juste soi-même, positif, inspiré et avançant dans sa vie spirituelle personnelle, cela peut aider les autres sans même qu'on le réalise.

Écouter peut être très bénéfique, bien sûr. Cela  aide les autres personnes à clarifier leurs pensées, à prendre conscience de leurs désirs et de leurs souhaits, et à considérer tous les facteurs en jeu dans ce dont elles parlent. Parfois, alors que l'on a écouté quelqu'un pendant un moment, à la fin de la conversation la personne dit très sincèrement : « Cette discussion m'a vraiment aidée. » On n'a peut-être pas dit un mot, mais c'est comme si l'on avait donné un bon conseil à la personne, car être écoutée lui a permis de clarifier ses pensées.

Il vaut mieux commencer par aider de façon terre-à-terre. Tout le monde peut au moins aider les autres de façon matérielle et tangible. Il est donc dit, dans le cadre de ce vœu particulier, que l'aspirant bodhisattva doit apporter une aide chaleureuse aux affaires de la vie quotidienne des autres, en toute occasion - une attitude amicale qui doit être étendue non seulement aux êtres humains mais aussi aux animaux.

Si nous faisons montre d'un manque de considération envers les autres, cela doit être parce que nous ne réalisons pas ce qu'ils ressentent, ou la situation, voire la difficulté dans laquelle ils se trouvent. Très souvent, nous sommes tellement attachés à nos propres affaires, intérêts et préférences que nous ne sommes pas conscients des besoins et des sentiments des autres. Pour cultiver un sens de camaraderie, nous avons besoin de prendre conscience des autres, d'utiliser notre imagination et de vouloir nous mettre à leur place.

Pour prendre un exemple de la vie quotidienne, si une personne vous rend visite, il est important qu'elle soit bien présentée aux autres personnes présentes, et qu'elle se sente à l'aise. Arrivée dans un endroit nouveau, elle peut ne pas se sentir sûre d'elle et avoir besoin d'être rassurée. De la même façon, si vous recevez une lettre et ne répondez pas, celui qui l'a envoyée peut même se demander si vous l'avez reçue. Vous avez peut-être une très bonne raison pour ne pas répondre, mais l'envoyeur ne le sait pas.

Se sentir bien avec les gens ne suffit pas, il est aussi important avoir des sentiments envers eux, d'avoir une sens de leurs bonnes qualités ainsi que de leurs limitations, sans toujours penser en termes de ce qui devrait être changé. Souvent, nous ne sommes pas assez gentils les uns envers les autres. Du fait de notre culture, peut-être, nous sommes devenus si préoccupés par nous-mêmes, par ce que nous voulons, par ce qui nous est dû, par nos droits, que nous avons oublié la gentillesse humaine de base.

Donc, pour commencer, nous pouvons mettre de côté nos préoccupations quant au développement spirituel des autres. Il n'est nul besoin non plus de penser à l'accomplissement de quelque action héroïque, bien que les circonstances puissent parfois l'exiger. Nous pouvons commencer par prêter attention aux petits détails de la vie. Si vous laissez brûler le riz, ou faites le déjeuner trop tard, ou empruntez le livre préféré de quelqu'un d'autre sans le lui dire, ou faites claquer la porte, cela rend la vie de quelqu'un d'autre désagréable. Mais si vous prenez soin de lui préparer un repas, ou lui donnez un livre, ou faites un effort particulier pour vous déplacer sans faire de bruit, cela aura un effet positif. Il nous faut pratiquer la bienveillance et l'attention de toutes ces petites façons, en nous assurant que nous ne sommes pas si préoccupés par nos propres états d'esprit que nous en perdons toute conscience de ce qui se passe autour de nous.

Bien sûr, ce ne sont pas que nos propres états d'esprit qui nous préoccupent ; très souvent aussi ce qui nous intéresse est ce que nous pouvons obtenir des autres. Quand le Bouddha a demandé aux autres moines pourquoi ils ne s'occupaient pas du moine qui avait la dysenterie, ils répondirent qu'il ne leur était plus d'aucune utilité. Quelle admission terrible ! Trop souvent, voilà la raison de notre manque de bienveillance envers les autres : ils ne nous sont d'aucune utilité, nous n'avons rien à en retirer. C'est très bien de parler du Dharma, de pratiquer la méditation, d'éveiller tous les êtres, et ainsi de suite, mais nous pouvons juste commencer par être plus gentils les uns envers les autres. Auden parle de notre gentillesse « envers dix personnes », et cela même est une grande réalisation - qui ne doit pas s'arrêter là. Il doit y avoir un élément de gentillesse dans notre attitude envers toutes les personnes que nous rencontrons. Au moins, nous devrions être bienveillants envers elles, et faire ce que nous pouvons pour elles de petites façons.

Ceci étant dit, nous devons cependant faire attention à ne pas vouloir être trop tôt comme le bodhisattva, allant « aider les gens » à droite et à gauche. Il est possible de finir par être comme le boy-scout qui aide la vieille dame à traverser la rue. Quand il raconte à son chef de troupe ce qu'il a fait, ce dernier répond : « Oh, ce n'est pas vraiment une bonne action, c'est une chose très facile à faire », ce à quoi le garçon réplique : « Non, ce n'était pas facile. Elle ne voulait pas traverser. » Faisons attention aux philanthropies de cette nature.

Même quand il s'agit d'« encourager » les gens, il faut faire attention. La meilleure chose est peut-être simplement d'être soi-même, agissant aussi habilement et positivement qu'on peut le faire ; cela encouragera les autres à agir favorablement sans que l'on ait à les conseiller à propos de la bonne chose à faire. On peut beaucoup aider les gens en pensant à eux de façon positive et en développant la metta envers eux. Et parfois on peut aider les gens rien qu'en restant hors de leur chemin - ou plutôt en ne se mettant pas en travers de leur chemin. Les gens ont parfois besoin d'espace, et on les aide alors beaucoup en le leur donnant, ou au moins en ne le leur prenant pas.

Mais ceux qui prennent le vœu du bodhisattva sérieusement ne se satisfont pas d'aider les autres dans leurs seules affaires quotidiennes, aussi nécessaire et utile cela soit-il. Nous devons être prêts à aller un peu plus loin, et même à faire des efforts pour aider ceux qui ont des difficultés. Il nous faut être préparés à supporter quelque inconfort. C'est le genre de choses dont parle le Bodhisattvabhumi quand il décrit le bodhisattva « revêtant l'armure de l'effort ardu ». Notre enthousiasme pour la vision qui nous a été donnée nous permet d'ignorer non seulement la gêne mais aussi la souffrance, et même de ne pas en y porter attention. Si l'on est un bodhisattva ou un aspirant bodhisattva, notre souhait d'aider les autres est si intense que l'on ne se soucie pas des difficultés pour nous-même.

Un peu de cette attitude doit guider tout ce que nous faisons pour autrui et qui implique de nous donner un peu de mal. Nous ne pouvons rien faire avec ou pour les autres sans avoir au moins un peu de l'idéal du bodhisattva pour nous permettre de continuer. Sinon, il y aura tôt ou tard une réaction. Le ressentiment naîtra en nous dès que nous sentirons que nous sommes pris pour acquis. On peut même finir par haïr ceux que l'on essaye d'aider ; tout au moins cela sera cause de tension. Mais le bodhisattva ne ressent ni tension ni fatigue, car il ou elle agit à partir de la bodhicitta qui est apparue.

Le Bodhicittavivarana dit : « La personne qui comprend la nature de la bodhicitta voit tout avec un cœur aimant, car l'amour est l'essence de la bodhicitta. (...) Tous les bodhisattvas trouvent leur raison d'être (...) dans ce grand cœur aimant. » C'est la bodhicitta qui fait le bodhisattva. Aussi altruiste soit-on, ou essaie-t-on d'être, on n'est pas un bodhisattva si cette dimension transcendante n'a pas pénétré notre être. On pourrait même dire que ce n'est que lorsque la bodhicitta est apparue que l'on est réellement sur le chemin spirituel ; jusque-là on n'a fait que préparer le terrain.

Mais que la bodhicitta soit apparue ou non, il y a certainement de très nombreuses personnes qui ont besoin d'aide, et nous ne devrions pas attendre avant d'aider là où nous le pouvons. Il y a certains groupes de personnes qui ont peut-être particulièrement besoin de l'aide que nous pouvons leur apporter, quelle qu'elle soit. Tout d'abord, les personnes âgées ont souvent besoin d'aide. Nombre d'entre elles doivent vivre seules, et souvent, tout naturellement, elles se sentent isolées et négligées. Si nous pouvons offrir de façon régulière à quelques personnes âgées de notre voisinage un peu de contact humain chaleureux, cela peut faire une grande différence à leur vie.

Puis il y a les personnes qui sont malades ; non seulement celles qui sont au lit pendant quelques jours avec la grippe - bien qu'elles aient aussi besoin d'aide - mais surtout celles qui sont confinées à l'hôpital avec des maladies graves et douloureuses, pendant de longues périodes. Parfois, leurs relations les plus proches commencent à les négliger après quelque temps, pensant : « Oh, je peux bien y aller la semaine prochaine ou la suivante ; après tout, il y a X ou Y qui y va tout le temps, qui ne part pas. » Finalement elles peuvent complètement cesser leurs visites. Nombre de patients, à l'hôpital, en particulier parmi ceux qui y sont depuis longtemps et ceux qui sont âgés, n'ont ni famille ni amis qui leur rendent visite. Voilà une chose d'ordre très pratique que nous pouvons faire.

Puis, qu'en est-il de ceux qui pour une raison ou une autre sont en prison ? Il se peut que nous ne puissions aller les voir, mais nous pouvons écrire. Beaucoup de prisonniers ont un soutien fort de gens qui leur écrivent et qui les aident à rester en contact avec ce qui se passe à l'extérieur, les aidant à sentir qu'ils appartiennent toujours au monde dans lequel ils devront retourner un jour.

Il y a aussi ceux qui souffrent mentalement d'une manière ou d'une autre. Nombre des gens dont l'équilibre psychologique est dérangé peuvent avoir besoin d'aide professionnelle - nous ne devrions certainement pas essayer de faire plus que ce pour quoi nous sommes qualifiés - mais il se peut qu'une simple attitude amicale aide énormément les gens. Une grande part de la détresse mentale est liée à un manque de communication avec d'autres personnes, un manque d'opportunités pour parler de soi. Dans de tels cas, devenir ami avec quelqu'un et lui donner la possibilité de parler de ce qui se passe pour lui peut être très bénéfique.

J'ai lu un jour l'histoire d'un patient catatonique, dans un hôpital psychiatrique, qui ne répondait jamais à rien ni personne. Mais il y avait une jeune infirmière, dans le service, qui était convaincue qu'il pouvait être amené à répondre. Tous les jours, elle allait donc prendre sa main, et la tenait pendant une demi-heure. Elle fit cela pendant six mois, sans aucune réponse, puis un jour le patient serra sa main en réponse : ce fut un tournant. Au cours des mois qui suivirent, elle réussit à ouvrir une sorte de communication avec lui, et il sortit finalement de son état catatonique. De telles choses sont possibles. En psychothérapie, une des principales choses qui participent à aider le patient est que l'analyste l'écoute. Les médecins ordinaires sont parfois dans cette position : la personne qui vient comme patient a manifestement un très grand besoin de quelqu'un à qui parler. Nous ne devrions pas sous-estimer la valeur de la simple communication.

Et parfois l'aide d'un expert n'aide pas. La psychothérapie peut aider les gens de multiples façons, mais dans les cas où se rencontrent des symptômes d'un dérangement existentiel profond, la psychothérapie dans le sens médical ordinaire peut ne pas être très utile. L'efficacité d'un système de psychothérapie dépend beaucoup des idées sur lesquelles il est fondé, en particulier sur l'idée de ce qu'est un être humain. Si vous avez une vue limitée des êtres humains, vous ne pouvez faire autrement qu'avoir une vue limitée de la maladie mentale, et donc une vue limitée de la psychothérapie. Il y a une grande différence entre la personne qui voit un être humain comme un bouddha potentiel, et la personne qui voit un être humain simplement comme un animal rationnel, voire irrationnel.

De nos jours, les écoles de psychothérapie sont de plus en plus conscientes de la nécessité d'aider les gens à confronter les problèmes existentiels. De façon ultime, nous sommes des êtres spirituels, et si notre besoin d'une vie spirituelle est frustré il peut en résulter une maladie mentale. Il y aura toujours des gens dont les problèmes psychologiques appellent une thérapie plutôt que la méditation. Mais, de façon ultime, une solution psychologique n'existe pas. À long terme, la clef de la santé mentale n'est pas psychologique mais est spirituelle. Dans tous les cas, la communication est toujours le facteur clef, et à chaque fois que notre attitude amicale peut aider une personne qui est en difficulté psychologique, nous ne devrions pas hésiter à l'offrir.

Il y a bien sûr de nombreuses autres sortes de personnes à qui nous pouvons offrir de l'aide : les réfugiés, les sans-abris, ceux qui ont faim, les défavorisés, dans le monde entier. Il est difficile d'aider directement - tout le monde ne peut pas simplement aller en Afrique ou en Inde - mais nous pouvons aider indirectement, par l'intermédiaire d'une association caritative. Il y a tant qui peut être fait si nous en avons la volonté et le cœur. Et c'est la première chose que le bodhisattva commence à faire : aider les êtres vivants, humains et animaux, à sortir de leurs difficultés immédiates, pratiques et matérielles. À cette étape, on ne doit pas imaginer penser à mener qui que ce soit vers l'Éveil. Pour commencer, il suffit d'aider les gens dans leurs affaires quotidiennes, selon nos capacités.

Cependant, que l'on soit ou non qualifié pour apporter une aide spirituelle, c'est ce dont, plus que d'autre chose, de très nombreuses personnes ont besoin dans l'Occident moderne. Si nous ne sommes pas nous-même en position d'apporter directement ce genre d'aide, nous pouvons le faire indirectement en aidant ceux qui peuvent le faire, par exemple en les libérant de leurs responsabilités ou en les soutenant d'une manière ou d'une autre. Un bon écrivain, ou un bon maître de méditation, par exemple, aura souvent besoin d'un soutien financier pour pouvoir utiliser ses précieux dons de la meilleure façon.

Si l'on trouve une façon d'exprimer ce vœu, il faut veiller à éviter de sentir que notre façon de faire est la seule. Il y a des années de cela, alors que je travaillais avec les bouddhistes indiens les plus défavorisés d'un point de vue social, souvent traités comme des intouchables, j'ai rencontré un homme dans un train qui me dit, en des termes tout à fait clairs, que je perdais mon temps. Selon lui, les gens qui avaient besoin d'aide étaient les lépreux, et j'aurais dû passer mon temps à les aider. Je pouvais bien voir son point de vue, mais il ne pouvait voir le mien. Je ne sentais pas qu'il soit mal qu'il œuvre aux côtés des lépreux, ni qu'il aurait au lieu de cela dû œuvrer parmi les néo-bouddhistes. Mais il ne pouvait pas voir qu'œuvrer parmi les néo-bouddhistes pouvait être une chose tout aussi valide que le faire parmi les lépreux. En fait, la seule façon d'étendre l'allégement de la souffrance dans le monde est de nous intéresser à ceux à qui personne ne s'est encore intéressé.

Puissé-je éradiquer toutes les passions.

Le deuxième grand vœu est : « Puissé-je éradiquer toutes les passions ». Quelles sont donc ces passions, et comment peuvent-elles être éradiquées ? Le terme couvre toutes les souillures mentales, c'est-à-dire toutes les émotions négatives, les conditionnements psychologiques, les préjugés et les idées préconçues. Il y a plusieurs listes traditionnelles de ces passions. Il y a tout d'abord les trois racines malsaines : l'avidité, l'aversion et l'ignorance, symbolisées par le coq, le serpent et le cochon représentés au centre de la roue de la vie tibétaine. Dans toutes les représentations de la roue, il y a, juste au centre de tous les cercles et de toutes les subdivisions, au centre de notre propre vie, ces trois créatures, chacune mordant la queue de celle qui la précède. Ce sont les forces motrices de notre existence. Une autre liste de passions est celle des cinq nivaranas, les cinq obstacles à la méditation : le désir d'expériences sensorielles, la malveillance, l'agitation et l'anxiété, l'engourdissement et la torpeur, et le doute et l'indécision.

Puis il y a les cinq poisons que sont la distraction, la colère, l'avidité, l'orgueil et l'ignorance. Le mot poison est approprié. Les émotions négatives sont littéralement des poisons, et quand nous leur donnons libre cours, nous nous empoisonnons littéralement. Parfois, comme nous sommes envahi par une forte émotion négative, en particulier la colère ou la haine, nous pouvons ressentir une douleur aiguë à l'estomac ou au cœur ; c'est le poison qui s'attaque à nos organes vitaux.

La meilleure façon d'éradiquer les passions, c'est de les attaquer à la source - comme arrêter les activités d'une bande de voleurs en détruisant leur cache, pour utiliser l'illustration traditionnelle. Il nous fait trouver le centre de fonctionnement des passions, qui bien sûr est l'esprit. C'est là qu'il faut les déraciner, et c'est un des effets de la méditation. Il y a cinq exercices de base de méditation dans la tradition bouddhique, qui agissent en tant qu'antidotes aux cinq poisons.

Éradiquer la distraction.

Le premier poison à traiter est la distraction, la tendance de l'esprit à sauter d'une chose à une autre, la tendance à papillonner, de telle sorte que nous ne pouvons rester avec une chose donnée de façon continue pendant un certain temps. Dans le célèbre vers de T.S. Eliot, nous sommes « distraits de la distraction par la distraction ». L'antidote à cet état mental est la pratique de méditation appelée l'attention sur le souffle, qui implique regarder le souffle dans le but d'atteindre une concentration focalisée sur le processus de la respiration.

Éradiquer la colère.

Le deuxième des cinq poisons est la colère, qui est considérée, parmi toutes les passions, comme étant celle qui est la plus éloignée de l'état de bodhisattva. Vous pouvez donner un peu de place à l'avidité et aux désirs, vous pouvez voler et mentir, tout en restant tout au fond de votre cœur un bodhisattva. Mais si vous vous mettez en colère, tout d'un coup votre état de bodhisattva disparaît. La raison en est que la colère est directement opposée à l'esprit de la compassion. Dans son Shikshasamuccaya, Shantideva dit (en paraphrasant) : « Bien, vous voilà, promettant d'être plein de bonté et de compassion, et de délivrer tous les êtres des difficultés, et alors, que faites-vous ? Vous vous mettez en colère avec l'un d'eux. Il ne peut y avoir grande substance dans votre vœu de bodhisattva. » Il est conseillé au bodhisattva d'éviter la colère à tout prix.

L'antidote à la colère est là aussi très simple : c'est le metta-bhavana, le développement de la bienveillance universelle. Cette méditation est une des quatre pratiques appelées les brahma viharas, les demeures sublimes, les trois autres étant dédiées au développement de la compassion, de la joie sympathique et de l'équanimité. La pratique de la metta a originellement été enseignée par le Bouddha, comme cela est rapporté par le très beau Metta Sutta. Une description plus complète de la pratique est donnée par Bouddhaghosha dans son Visuddhimagga (La Voie de la pureté).

On commence la pratique en développant un sentiment de bienveillance envers soi-même, se souhaitant être bien, heureux, et libre de toute souffrance ; puis on étend ce sentiment envers un ami ou une amie proche, puis envers une personne que l'on peut se représenter que mais l'on ne connaît pas très bien - peut-être quelqu'un au travail, ou bien quelqu'un que l'on voit tous les jours à l'arrêt de bus - et puis envers quelqu'un avec qui on a des difficultés. La cinquième et dernière étape implique étendre sa metta de façon égale aux quatre personnes (soi, l'ami ou amie, la « personne neutre », et l'« ennemi »), puis à laisser ce sentiment rayonner vers ceux qui sont aux alentours, puis de plus en plus largement, jusqu'à ce que notre metta s'écoule vers tous les êtres, humains et animaux, où qu'ils soient dans le monde ou dans l'univers.

Le metta-bhavana est une très belle pratique, et en même temps une pratique de beaucoup de gens trouvent extrêmement difficile. Mais si l'on persévère, on peut avoir confiance dans le fait que la colère et l'aversion seront progressivement dissipées par le développement attentionné et délibéré de l'amour et de la bienveillance envers tous les êtres vivants.

Éradiquer l'avidité.

Troisièmement, nous en venons à l'avidité, Ce n'est pas que le désir, mais aussi le désir névrotique. Prenez la nourriture, par exemple. Nous en avons tous le désir - il est naturel d'avoir un appétit sain - mais ce désir est devenu névrotique si nous nous trouvons en train d'essayer d'utiliser la nourriture pour satisfaire un autre besoin. Comme cela est trop évident, l'avidité est un grand problème ; elle crée l'addition aux drogues, l'alcoolisme, et toute une cohorte d'autres problèmes. La grande industrie de la publicité est orientée vers la stimulation de l'avidité, tentant de nous convaincre, que nous en soyons ou non conscients, que nous avons besoin de cette chose-ci, de cette chose-là ou de cette autre chose encore.

Il y a plusieurs pratiques conçues pour diminuer l'avidité ; leur nombre reflète peut-être l'échelle du problème. Certains de ces antidotes, il faut le dire, sont particulièrement drastiques. Il y a par exemple la contemplation des dix étapes de la décomposition d'un cadavre. C'est une pratique toujours populaire dans certains pays bouddhistes ; elle est considérée comme un antidote particulièrement efficace contre le désir sexuel névrotique. Je ne vais pas décrire la pratique en détail - ce serait une lecture assez macabre - mais il y a une version plus douce, qui est de méditer seul, la nuit, dans un lieu de crémation.

Les lieux de crémation, en Inde, ne sont pas de beaux endroits. On y trouve de ci de là des fragments de vêtements et d'os calcinés, et en général une odeur de chair humaine brûlée flotte dans l'air. Mais méditer dans un de ces lieux peut être une pratique bénéfique, voire exaltante. Cela peut avoir pour effet de nous rendre très paisible, presque comme si notre propre crémation avait déjà eu lieu. En fait, dans la tradition hindoue, il est de coutume de conduire ses propres funérailles au moment où, finalement, on quitte la vie domestique. De cette manière on devient un sannyasi, une personne qui a renoncé au monde, et on vit complètement sans possessions et dans le seul but de réaliser la libération. L'idée sous-tendant cela est que lorsque le sannuyasi abandonne le monde, il n'existe plus en ce qui concerne ce dernier ; la dernière chose qu'il fait avant de partir dans sa robe ocre est donc de conduire sa propre cérémonie funéraire. C'est la même association de la mort avec le renoncement et l'éradication de tous les désirs mondains qui est faite dans la méditation sur la décomposition d'un cadavre.

Si même se rendre de temps à autre dans un lieu de crémation est trop difficile (nos versions occidentales de ces lieux, les cimetières, ne sont en général pas si proches des éléments), pour une forme encore plus douce de la même pratique, on peut simplement méditer sur la réalité de la mort. On peut réfléchir au fait que la mort est inévitable, que le moment venu elle vient à tous et à toutes : personne ne peut y échapper. Puisqu'elle doit venir, pourquoi ne pas faire le meilleur usage possible de notre vie ? Et, et là nous en arrivons au principal objet de la réflexion, pourquoi se faire plaisir avec de misérables désirs, qui à terme n'apportent pas de satisfaction ou de bonheur ?

On peut aussi méditer sur l'impermanence. Tout est impermanent. Du système solaire à notre propre souffle, d'un instant à l'autre tout est changeant, coulant, transitoire. Quand on se remémore cela, on peut voir les choses comme des nuages passant dans le ciel. On ne peut s'attacher à quoi que ce soit de manière ferme quand on sait que tôt ou tard on devra l'abandonner.

Chaque jour, les journaux sont pleins de récits d'accidents mortels, et cela nous donne non seulement une occasion pour la compassion, mais aussi une opportunité de réflexion. La vie humaine peut se terminer de façon inattendue ; on peut ne pas vivre jusqu'à un âge avancé. Comme l'a dit Pascal, un seul grain de sable suffit à nous détruire s'il se met au mauvais endroit. La vie est très précaire. De tels rappels à la réalité font réfléchir, de manière fructueuse. Mais ils seront contreproductifs si tout ce qu'ils produisent est une sorte de timidité névrosée. Nous devons être sensibles à notre  propre nature en relation avec tout ceci.

Un crâne ou quelques os, de préférence humains, peuvent aussi être d'utiles objets de méditation. Cela peut sembler étranger ou même amusant - nous sommes parfois enclins à rire de la mort pour cacher la peur que nous en avons - mais ceci est une pratique standard chez les bouddhistes tibétains (nous en avons bien sûr un précédent dans la tradition occidentale, lorsque Hamlet contemple le crâne de Yorick, dans la pièce de Shakespeare). En fait, les Tibétains tendent à s'entourer de tout un tas de choses faites d'os humains : des rosaires en os, des trompettes en fémur, des coupes faites de crânes. Ils ont une vue  pleine de bon sens de la mort ; ils n'y voient rien de morbide ou de macabre.

En Occident, cependant, le seul mot « mort » est censé nous faire frissonner. Non pas que la tradition chrétienne évite les faits directs concernant la mort. Nombre d'anciennes pierres tombales sont ornées de représentations de squelettes et de crânes ; dans certains lieux de sépulture, des os sont présentés à la vue de tous ; et des moines pratiquent la remémoration constante de la mort. Les corps des morts sont présentés pour que la famille et les amis du défunt ou de la défunte puissent venir les voir, et il y a bien sûr la tradition de la veillée funèbre. En fait, si dans notre culture moderne nous cachons la mort, c'est peut-être en partie parce que la tradition chrétienne est moins importante qu'elle ne l'a été. Le problème, dans notre culture, n'est pas vraiment le déni de la mort, mais la tendance à identifier la totalité du soi avec le corps, même une fois que l'âme est partie. Selon certaines sortes de christianisme populaire, l'enseignement de la résurrection du corps signifie littéralement que le cadavre ressuscite. Il s'ensuit que lorsqu'un homme est enterré, les vers le mangent - pas seulement son corps, mais lui. L'identification du cadavre en décomposition avec la personne décédée donne à la mort une sorte d'horreur particulière, mêlée de fascination.

Mais ce n'est pas la façon bouddhique de regarder la mort, ni d'ailleurs, la façon hindoue ou musulmane de le faire. Après tout, la mort est tout aussi naturelle que la vie. Tagore, le grand poète bengali moderne, dit : « Je sais que je vais aimer la mort, car j'ai aimé la vie ». La vie et la mort sont les faces opposées de la même chose. Si vous aimez la vie, vous aimerez la mort ; et si vous ne pouvez pas aimer la mort, vous n'avez pas réellement aimé la vie. Cela semble paradoxal, mais c'est profondément vrai.

Quand il s'agit de contrer l'avidité, il nous faut choisir l'exercice qui répond à nos besoins. La vue d'un cadavre en décomposition ferait naître chez beaucoup de gens des sentiments de dégoût et de révulsion. On peut être physiquement malade sans du tout être spirituellement affecté. Il faut être suffisamment mûr spirituellement pour pouvoir absorber la leçon, pour être impressionné par le fait de l'impermanence, et non simplement choqué ou dégoûté. Si l'on est suffisamment sensible, la chute d'une feuille suffira à nous faire voir la vérité de l'impermanence. Chacun d'entre nous doit peut-être expérimenter un petit peu. Suffit-il de regarder une feuille tomber, ou de garder un crâne dans sa chambre (une chose que les bouddhistes tibétains font souvent), ou a-t-on besoin de quelque chose de plus fort ?  Peut-être nous faut-il essayer un autre antidote traditionnel de l'avidité, la « contemplation du caractère répugnant de la nourriture ». Je ne vais pas non plus entrer dans les détails de cette pratique ; ils sont assez déplaisants, et c'est délibéré. Il suffit de dire que c'est un puissant antidote à l'addition à la nourriture.

Éradiquer l'orgueil.

Le quatrième poison est l'orgueil, parfois traduit par fierté, mais orgueil est une traduction plus effective. L'orgueil est considéré comme étant particulièrement associé avec le monde des humains, en tant que distinct des cinq autrse mondes d'existence représentés sur la roue de la vie tibétaine. Le monde humain est caractérisé par la conscience de soi, et quand on fait l'expérience de soi en tant que séparé des autres, on peut se sentir non seulement séparé mais isolé, non seulement isolé mais supérieur.

Il est clair qu'il y a moins de risque d'orgueil dans les autres mondes décrits dans la roue de la vie. Il n'est guère possible d'avoir un animal orgueilleux - quoique certains chiens, sans aucun doute sous l'influence de gens, semble avoir un air orgueilleux. Un preta, un être affamé, est si affamé qu'il n'a pas un moment pour penser à la façon dont il se compare avec d'autres. Il est difficile d'imaginer un preta pensant : « J'ai plus faim que toi » ou, similairement, un être en enfer pensant : « Je souffre plus que toi ».  La souffrance est une chose sérieuse. On pourrait imaginer que les asuras et les dieux soient orgueilleux car, comme les êtres humains, ils ont une conscience d'eux-mêmes. Mais peut-être les dieux sont-ils trop autosatisfaits ; ils n'ont guère d'anxiété et n'ont pas besoin de se comparer à d'autres, tandis que les asuras sont trop occupés à se battre. L'orgueil est donc une faiblesse très humaine.

Selon le Bouddha, penser en termes de statut par rapport aux autres, quelle qu'en soit la façon, que l'on conclue que l'on est supérieur, inférieur ou égal, est une forme d'orgueil. Il peut être de prime abord surprenant que le Bouddha ait dit cela, mais en réfléchissant un peu il apparaît clairement que l'égalitarisme - l'insistance sur le fait que tout le monde est égal - et la fausse humilité - l'insistance sur le fait que tous les autres sont supérieurs à soi - sont tous deux des formes inversées d'orgueil. Une personne se présentant comme aimant l'égalité peut en fait vouloir rabaisser tous les gens à son propre niveau. C'est une grande faiblesse, et une grande perte. S'il n'y a personne au-dessus de nous, d'un point de vue spirituel, nous n'avons personne à admirer ou de qui apprendre, et il nous sera très difficile de faire des progrès spirituels. Réciproquement, adopter une position fixe d'infériorité, c'est dénier son propre potentiel - et la négation de la possibilité d'un développement spirituel est une chose très sérieuse.

L'antidote traditionnel à l'orgueil est la méditation sur les six éléments : la terre, l'eau, le feu, l'air, l'espace et la conscience (listés par ordre de subtilité croissante). Pour la méditation, les six éléments peuvent être représentés par des formes géométriques visualisées l'une au-dessus de l'autre pour créer le symbole bouddhique et la forme architecturale que l'on appelle un stoûpa. La terre est représentée par un cube jaune, qui forme la base du stoûpa ; l'eau par une sphère posée sur le cube ; le feu par un cône posé sur la sphère ; l'air par une forme de bol posée sur le cône et représentant le firmament ; l'espace par une flamme dans ce bol ; et la conscience par l'espace dans lequel se tient tout cela. C'est une façon de méditer sur les six éléments. Outre leur forme géométrique, chaque élément est visualisé lors de la pratique comme ayant une couleur particulière : le cube est jaune, la sphère est rouge, etc.

On peut aussi s'engager dans une série de réflexions. Pour commencer, vous méditez sur l'élément terre : « Dans mon propre corps, il y a la terre, l'élément solide : la chair, les os... Mais d'où vient-il ? Il vient de l'élément terre, de la matière solide de l'univers. Et quand je mourrai, mon corps physique se désintègrera, se dissoudra, et retournera à la terre. Des cendres aux cendres, de la poussière à la poussière ».

Puis, vous réfléchissez à l'élément eau. Vous pensez : « En moi, il y a du sang, il y des larmes, il a de la sueur, etc. C'est l'élément eau. D'où vient-il ? Ce n'est qu'une partie de l'élément eau de l'univers, comme la pluie, comme les rivières, les lacs et les mers. Un jour, je devrai le rendre. Un jour, l'élément liquide en moi coulera vers l'élément liquide de l'univers. »

Troisièmement, vous méditez sur l'élément feu. « En moi il y a de la chaleur. Mais d'où vient-elle ? Quelle est la grande source de chaleur pour le monde entier ? C'est le soleil. Sans la chaleur du soleil, tout le système solaire serait froid et sombre. La chaleur en moi vient elle aussi de cette source, et quand je mourrai elle retournera à l'univers. Je l'ai empruntée pendant un moment, mais finalement je devrai la rendre ».

Puis vous considérez l'élément air. « Qu'est-ce que l'élément air en moi ? C'est l'air dans mes poumons. Je le prends et je le rends, à chaque instant. Mais il ne m'appartient pas vraiment. Tout comme tout le reste de moi - les parties solides, les parties aqueuses, la chaleur - l'élément air n'est pas à moi. Je ne l'emprunte que pendant quelques instants, puis je dois le rendre. Un jour, j'expirerai, et n'inspirerai plus. J'aurai finalement rendu mon dernier souffle. Et tout comme l'élément air ne m'appartiendra alors pas, aujourd'hui il ne m'appartient en fait pas ».

Cinquièmement, vous méditez sur l'espace. Vous réfléchissez au fait que votre corps physique occupe un certain espace. « Voilà l'espace que j'occupe. Je m'identifie avec cet espace. Mais quand mon corps physique se désintègrera, qu'adviendra-t-il de l'espace que j'ai occupé ? Il se fondra dans le vaste espace, tout autour, et disparaîtra. »

Et qu'en est-il de la conscience ? Vous pensez : « À présent, une partie de ma conscience dépend de mes yeux, une partie de mes oreilles, et ainsi de suite. Mais quand il n'y aura plus d'yeux, plus d'oreilles, plus de corps physique, où sera cette conscience ? Quand mon individualité présente, telle que j'en fais l'expérience, cessera d'exister, où sera la conscience associée à cette individualité ? En réfléchissant ainsi, vous tentez de vous détacher des différents niveaux de conscience associés au corps physique, et de réaliser ainsi des niveaux de conscience toujours plus élevés.

Ce changement se produit très naturellement à partir des étapes précédentes de la pratique des six éléments. Vous avez déjà envisagé les quatre éléments qui constituent votre corps comme occupant un certain espace, et quand ces éléments ne sont plus présents, cet espace n'est plus marqué. Associé au corps est une certaine conscience. Quand le corps et l'espace qu'il occupait ne sont plus là, la conscience ne peut plus être associée à ce corps physique, ni à cet espace. S'il n'y a plus d'espace délimité auquel la conscience puisse s'associer, elle ne peut pas non plus s'associer à un espace non délimité, c'est-à-dire à un espace infini. Elle ne peut que s'étendre infiniment vers l'extérieur, ne trouvant aucune ligne de démarcation, aucun corps matériel auquel s'identifier. Ainsi, les pratiques de méditation de ce genre culminent, de façon ultime, en une sorte de mort spirituelle dans laquelle la conscience individuelle meurt dans la conscience universelle et en un sens réalise son éternelle identité avec elle. Comme le disent les Tibétains, la lumière-fils retourne à la lumière-mère et se fond avec elle.

L'occasion classique de la transition vers une expérience de conscience universelle survient au moment de la mort. Mais si l'on n'a pas déjà eu une expérience de ce genre en méditation, on a peu de chances de pouvoir la soutenir après la mort - si bien sûr elle se produit, car ce n'est pas une partie automatique du processus de la mort.

En fait, mort ou vivant, il nous est pratiquement impossible d'imaginer ce à quoi pourrait ressembler cette expérience. Une manière de l'aborder lorsque l'on fait la pratique des six éléments est de considérer la conscience universelle comme une image poétique. Beaucoup de gens trouvent l'image de la goutte de rosée tombant dans la mer brillante très utile. De façon plus prosaïque, on peut penser que toutes les limites à la conscience ont disparu, de telle sorte qu'elle devient infinie dans toutes les directions. La chose essentielle est d'avoir l'expérience d'une expansion infinie de la conscience. On ne doit pas prendre l'image de la petite conscience fusionnant dans la grande trop littéralement ; la métaphore de la goutte de rosée tombant dans la mer, que celle-ci brille ou non, n'est qu'une métaphore.

L'expansion infinie de la conscience est vraiment difficile à décrire car, si l'on en faisait pleinement l'expérience, on serait Éveillé : la conscience infinie est l'état d'Éveil. De plus, comme les Mâdhyamikas prendraient soin d'ajouter, cette conscience infinie est une conscience vide, c'est-à-dire que ce n'est pas une entité, ni une chose.

L'univers physique n'est pas exclu de cette conscience infinie, mais il ne s'impose pas en frontière. C'est comme si la conscience le traversait. Ce n'est pas comme si, littéralement, une chose qui était là auparavant n'est plus là, mais il n'est plus vu comme un obstacle ; il est devenu transparent, si l'on peut dire.

Éradiquer l'ignorance.

Le cinquième poison est l'ignorance, par quoi l'on entend l'ignorance spirituelle, l'absence de prise de conscience de la réalité. En un sens c'est le poison de base, l'ingrédient brut dont tous les autres sont faits. L'antidote traditionnel est la méditation sur les nidanas, les maillions de la coproduction conditionnée. Cette formulation nous offre une manière de réfléchir à la vérité de la conditionnalité : le fait qu'en dépendance de A apparaît B. Elle nous demande de voir que de notre ignorance découle toute une chaîne d'événements ; on pourrait dire que c'est une réflexion sur le fonctionnement de la loi du karma.

La tradition bouddhique énumère nombre de ces listes, l'une des plus connues étant la chaîne des douze maillons représentés autour de la roue de la vie tibétaine. La chaîne « commence » - c'est réellement un commencement sans commencement - par l'ignorance, et se termine par la décrépitude et la mort. Outre les douze nidanas se rapportant à l'existence conditionnée, il y a une série de douze autres maillons, les nidanas se rapportant à l'existence non-conditionnée, au nirvana - ou au moins y menant. Les douze nidanas mondains représentent le type de conditionnalité cyclique, tandis que les douze nidanas spirituels représentent le type de conditionnalité spiral, les étapes de la voie, et l'esprit créatif.

Aborder ces cinq poisons et leurs antidotes n'est qu'une façon de considérer les états mentaux négatifs que nous devons vaincre, et la façon de le faire. Mais en tant que bodhisattva novice, nous avons en fait besoin de tous les moyens à notre disposition - et la tradition bouddhique nous en offre énormément - pour œuvrer à l'éradication des passions, et à la réalisation du deuxième grand vœu du bodhisattva.

Puissé-je maîtriser tous les dharmas.

Le troisième grand vœu est « Puissé-je maîtriser tous les dharmas ». Le mot dharmas, dans cette formulation, signifie avant tout les enseignements du Bouddha, contenus dans les écritures et dans tous les autres enseignements de toutes les écoles bouddhiques. Les bodhisattvas n'appartiennent pas à telle ou telle autre école du bouddhisme. Ils n'appartiennent même pas au Mahâyâna, en tant qu'opposé à un yâna ou à un autre. Ils appartiennent à toutes les écoles, à toutes les sectes et à toutes les traditions, et en étudient et maîtrisent les enseignements de toutes. Et ce n'est pas tout. Il est dit que les bodhisattvas devraient même aussi étudier et maîtriser les systèmes religieux et philosophiques non-bouddhiques. Certaines écritures vont jusqu'à dire que les bodhisattvas devraient aussi étudier les sciences et les arts séculiers, en particulier la rhétorique et la prosodie (qui étaient très en vogue en Inde au Moyen-Âge), afin d'améliorer leur puissance de communication. Certains des sûtras disent même que les bodhisattvas devraient maîtriser divers métiers, comme celui du potier ; l'idée sous-tendant cela est que connaître la perspective et le vocabulaire de ces métiers nous apprend un nouveau cadre de référence. En connaissant cette sorte de langage utilisé par les gens, tant littéralement que métaphoriquement, on peut communiquer son point de vue, ses attitudes, ses idéaux et ses aspirations de manière de plus en plus effective auprès d'un nombre croissant de personnes.

Si l'on prend part d'une manière ou d'une autre à la communication du Dharma, on tend à avoir besoin de toutes sortes de compétences. Pour gérer un centre bouddhiste, par exemple, il faut des gens qui, non seulement sont engagés dans l'idéal du bodhisattva, mais sont aussi de bons administrateurs et ont quelques compétences comptables et juridiques. Pour gérer une communauté résidentielle, il faut des gens qui sachent peindre les murs, faire un peu d'électricité ou de plomberie, de jardinage et de cuisine - la liste est presque infinie. En bref, l'engagement envers l'idéal du bodhisattva implique de mettre ses compétences au service de cet idéal.

Pour enseigner le Dharma, on peut aussi avoir besoin d'autres compétences. On peut avoir besoin d'apprendre à parler de façon claire et effective, pas seulement lorsque l'on est en position de faire des discours publics, mais aussi lors des conversations. On peut aussi développer ses compétences à enseigner le Dharma d'autres façons, en écrivant des articles ou des livres, ou en donnant des interviews à la radio et à la télévision. On peut développer ses talents artistiques, pour produire des peintures de bouddhas et de bodhisattvas, des fresques ou des images du Bouddha ; ou on peut acquérir des compétences éditoriales, incluant une maîtrise de la grammaire, de la ponctuation, etc. On peut se lancer dans la production de livres, l'édition de magazines, la traduction, la photographie, ou l'apprentissage d'une seconde langue. Ou bien on peut acquérir une expérience académique, afin d'influencer de nouveaux domaines de recherche et de connaissance, ou d'en retirer quelque chose.

Maîtriser tous les dharmas implique acquérir à la fois étendue et profondeur d'expérience. Il est utile d'avoir une connaissance pratique de nombre de choses, mais il devrait y en avoir une ou deux que l'on connaisse vraiment bien, que ce soit des compétences pratiques ou des domaines d'étude. Et où que nous mènent nos intérêts, il nous faut y amener nos principes bouddhiques de base, afin que nous ayons quelque chose auquel relier nos connaissances grandissantes ; sans cela, elles ne seront guère plus qu'un ensemble disparate de petits bouts d'information, même si des principes bouddhiques ont une place honorable parmi eux. Pour commencer, c'est comme faire un puzzle : la manière exacte dont les pièces s'assemblent n'est pas très claire, mais graduellement, une image complète apparaît. Un ensemble d'informations sans lien les unes avec les autres n'est pas de la connaissance. Connaître, c'est être capable de référer les choses à leurs principes, en créant une sorte de cosmos à partir du chaos de l'expérience humaine.

Dire que le bodhisattva doit maîtriser tous les enseignements du Bouddha, les innombrables religions et systèmes philosophiques, ainsi que l'étude des arts et sciences séculaires et divers métiers, est de façon évidente demander beaucoup. Que devons-nous penser d'une si grande ambition ? Au niveau mythique, comme nous l'avons vu, la carrière du bodhisattva est envisagée comme couvrant trois asamkhyeyas de kalpas, ce qui lui laisse beaucoup de temps pour apprendre toutes ces choses. Mais à un niveau plus terre-à-terre, le principe général est que si nous voulons aider les autres, en particulier si nous voulons établir un lien dharmique avec eux, plus nous avons de moyens de communication à notre disposition, plus nous pouvons accomplir cette tâche de façon effective.

Puissé-je conduire tous les êtres à la bouddhéité.

Le quatrième grand vœu est « Puissé-je conduire tous les êtres à la bouddhéité ». C'est le but ultime, et le bodhisattva s'en approche en enseignant, par son exemple et par la communication silencieuse de son influence. Peut-être est-ce tout ce que nous pouvons savoir, et tout ce dont nous avons besoin de savoir, pour le moment.

Ensemble, ces quatre grands vœux constituent le cœur du Mahâyâna, le cœur, même, du bouddhisme lui-même. Et en tant qu'expression pratique de la bodhicitta dans la vie et l'œuvre du bodhisattva, ils sont le fondement de toute sa carrière spirituelle à venir.

The Bodhisattva Ideal © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.

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