Idéal du bodhisattva 4 - Altruisme et individualisme dans la vie spirituelle
L'idée que les bodhisattvas se soucient non de leur propre Éveil mais de l'Éveil des autres ne manque pas de poésie. Cependant nous ne devrions pas nous laisser emporter par la beauté de l'idéal au point de le déformer. C'est vraiment l'effet, dans l'imagination populaire, du bodhisattva qui, voyant en quelque sorte, les portes du nirvana étincelant au loin, dit : « Non ! Je ne passerai pas ces portes seul. Je veux aider les autres à y parvenir auparavant. »
Cette image de l'esprit chevaleresque-à-la-transcendantale ne rend pas justice à l'idéal du bodhisattva. Pas plus que ne le fait l'image rencontrée dans l'art bouddhiste pseudo-traditionnel du bodhisattva se tordant les mains de désespoir inefficace ou regardant d'en haut les misères du monde, avec un sourire sentimental. Il n'est pas facile de trouver des vraies représentations de la beauté et de la poésie de l'idéal ; une image qui l'exprime en partie est le dessin sublime du bodhisattva Padmapani, l'une des peintures des grottes d'Ajanta, en Inde.
En plus de faire du bodhisattva un parfait gentleman ou un genre d'assistant social particulièrement gentil, certains exposés du bouddhisme Mahâyâna contrastent de manière brutale et trompeuse le bodhisattva et l'arahant, la personne Éveillée de la tradition du Théravada. Il est dit que l'arahant ne se soucie que de sa propre émancipation, et l'idéal de l'arhant est donc considéré comme égoïste alors que, par contraste, l'idéal du bodhisattva est altruiste.
Bien sûr, le Bouddha lui-même a atteint le nirvana - il ne semble pas avoir été question pour lui de le retarder - et le Mahâyâna a dû d'une façon ou d'une autre trouver une justification à cela. Dans le Soûtra du Lotus, le Bouddha (le Bouddha du Mahâyâna, bien sûr) est représenté comme disant que son parinirvana n'est qu'un moyen habile, pas littéralement un parinirvana tel que le comprendrait la tradition du Théravada. Certaines écoles de pensée maintiennent que ce à quoi nous pensons quand nous pensons à un bodhisattva est l'aspect du Bouddha qui, au moment de son « parinirvana », n'entre pas dans l'Éveil suprême. Il est dit que le bodhisattva Avalokiteshvara fonctionne de cette façon, dans l'« interrègne » entre la disparition de Shakyamuni et l'apparition de Maitreya, le Bouddha du futur. Non pas qu'une personnalité séparée ou distincte entre en scène : ce qui reste sous la forme d'Avalokiteshvara est l'aspect de la personnalité (pour utiliser un terme non-bouddhique) du Bouddha Shakyamuni qui ne disparaît pas dans le parinirvana. À défaut d'autre chose, de telles considérations suggèrent au moins que l'on ne peut discuter de tout ce sujet trop littéralement.
Ceci, en tout cas, est la façon qu'ont les mahâyânistes d'expliquer le fait que le Bouddha alla jusqu'au bout et atteignit l'Éveil. Cette explication le laisse en dehors de la sorte d'égoïsme dont ils accusent l'arahant. Pour comprendre l'insistance du Mahâyâna sur l'altruisme, il faut se rappeler ses origines. À l'époque où le bodhisattva a été complètement conçu, l'acte d'aller en refuge avait perdu sa position centrale dans la vie spirituelle bouddhique, au profit du fait de devenir moine. Le Mahâyâna était dans une certaine mesure un mouvement de réaction contre cela, et les mahâyânistes insistaient donc sur l'aspect altruiste de la vie spirituelle. Mais au lieu de remettre en place l'aller en refuge à sa place centrale et d'insister simplement sur sa dimension altruiste, ils formulèrent ce qui était en fait un idéal entièrement nouveau. Non pas nouveau de manière ultime, car il était un écho de l'esprit de l'enseignement originel du Bouddha, mais certainement nouveau en tant que façon de regarder la vie spirituelle. L'idéal du bodhisattva, avec le concept de l'apparition de la bodhicitta, la pratique des paramitas et la formulation de vœux, avait en partie au moins pour but d'insister sur l'importance de l'aspect altruiste de la vie spirituelle, dont beaucoup de gens, au sein du mouvement bouddhiste, avaient perdu le sens.
Dans son livre Les grandes lignes du bouddhisme Mahâyâna, D. T. Suzuki dit : « Les bodhisattvas ne se lassent jamais de travailler pour le salut universel, pas plus qu'ils ne se désespèrent de tout le temps que prend l'accomplissement d'un projet aussi monumental. Essayer d'atteindre l'Éveil le plus rapidement possible et se suffire à soi-même sans se soucier du bien-être de la multitude n'est pas l'enseignement du Mahâyâna. »
Ce n'est pas non plus, bien sûr, l'enseignement du Théravada. Dans les écritures en pâli, le Bouddha est représenté comme recommandant à ses disciples de se disperser pour enseigner « pour le bonheur et le bien-être d'un grand nombre de gens. » En fait, dans les sources du Théravada, même les paccekabuddhas, c'est-à-dire les bouddhas qui ne cherchent pas à enseigner, sont considérés comme pratiquant les brahmaviharas, qui incluent le développement de la compassion. Cette idée est donc là, préservée dans la tradition du Théravada, mais n'est pas soulignée, pas plus qu'il ne lui est donné de justification intellectuelle, comme dans le Mahâyâna.
Tout repose sur la question de la compassion. L'idéal de l'arahant est considéré par ses détracteurs comme excluant l'idée de compassion, mais il est impossible d'imaginer l'Éveil véritable comme étant dénué de compassion. Certainement - bien que cela aille à l'encontre de l'enseignement abhidharmique de la tradition du Théravada - toute sorte d'expérience d'Éveil doit avoir une dimension de compassion.
Peut-être la vraie question est-elle de savoir s'il y a une différence pratique notable provenant de la revendication d'une motivation altruiste exclusive au Mahâyâna. Les bouddhistes du Théravada ne sont pas notablement moins aimables, serviables et amicaux que les mahâyânistes. S'il y a une différence à cet égard entre les traditions, on peut peut-être dire qu'il y a dans l'enseignement du Mahâyâna une sorte de lueur ou de chaleur spirituelle que l'on ne trouve pas dans le Théravada. Dans le Théravada, l'amabilité et la serviabilité sont si l'on peut dire plus au niveau humain - et c'est tout aussi bienvenu. Mais dans le bouddhisme tibétain, pour ne prendre qu'un exemple de tradition inspirée par le Mahâyâna, on a l'impression d'une bienveillance et d'une compassion plus spirituelles, transcendantales même. C'est la différence, pourrait-on dire, entre la metta, la bienveillance, qui est merveilleuse, et la bodhicitta, qui est encore plus merveilleuse.
On peut dire que les pratiquants du Théravada tendent à présenter leurs enseignements de façon formelle, insistant sur la façon correcte de faire les choses, tandis que les vrais mahâyânistes essaieront simplement d'aider quand l'occasion se présente, sans se soucier des apparences. Je me souviens de l'histoire qu'une nonne de ma connaissance m'a racontée. Séjournant dans un temple japonais en Inde, elle devait aller prendre le train et avait une valise très lourde. Un moine du temple l'accompagna donc à la gare pour porter sa valise. Le train entra en gare alors qu'ils étaient encore à quelque distance et il devint évident qu'ils risquaient de le manquer. Le moine japonais - qui était aussi l'abbé du temple - mit donc tout simplement la valise sur sa tête et se mit à courir. Et mon amie put prendre son train. On pourrait dire que c'est l'esprit du Mahâyâna. Il eut fallu un bhikkhu du Théravada bien hors du commun pour qu'il se conduise de la même façon. Pour commencer, il n'aurait pas porté sa valise. Il aurait souhaité de bonnes choses à la nonne et l'aurait aidée, mais seulement dans la mesure où cela n'aurait pas compromis sa dignité de bhikkhu. Un mahâyâniste peut aussi s'attacher ainsi au cérémonial, mais toute personne ayant le véritable esprit du Mahâyâna ne ferait jamais cela.
Rien de cela ne veut dire que, dans notre propre état non-éveillé, nous pouvons nous-même nous permettre de quelque façon que ce soit de regarder l'arahant de haut. Si l'état d'arahant est moins élevé que la bouddhéité suprême, c'est seulement dans le sens où le Kanchenjunga est moins haut que l'Everest. En fait, l'atteinte de l'entrée dans le courant, qui est vraiment le premier pas décisif en direction de l'état d'arahant, est le meilleur des buts qu'une personne spirituellement engagée puisse avoir pour cette vie. Et aussi élevé, soit-il, c'est un but atteignable - et atteignable dans cette vie.
Dans certaines de ses formulations les plus populaires, le Mahâyâna perd parfois de vue l'aspect tourné vers soi-même de la vie spirituelle, semblant suggérer que l'on puisse aider les autres sans avoir prêté attention à son propre développement spirituel. Le bodhisattva n'est pas vraiment devenu un assistant social bouddhiste, mais il y avait parfois une très grande insistance sur ce que le bodhisattva faisait pour les autres, et très peu de mention de ce qu'il faisant pour lui-même en termes de pratique spirituelle personnelle.
Ceci, au moins, était la réponse du Théravada. Ceux qui suivent l'idéal de l'arahant ont toujours dit que la charité bien ordonnée commence par soi-même. Vouloir essayer d'aider les autres à atteindre l'Éveil sans l'avoir soi-même atteint, disent-ils, est comme essayer de sortir les autres d'un fossé alors que l'on y est soi-même. En d'autres termes, c'est impossible. On doit commencer par en sortir soi-même, on peut alors aider les autres à en sortir aussi.
Il semble que l'on ne s'est pas toujours souvenu du fait que l'aspect altruiste de la vie spirituelle n'est pas là pour remplacer l'aspect « tourné vers soi », ni même pour alterner avec lui. L'idée n'est pas de suivre la voie de l'arahant, en en faisant de temps à autre une pause pour se tourner vers des activités altruistes, ni de suivre la voie du bodhisattva en prenant occasionnellement un moment pour rafraîchir sa pratique de la méditation et son développement personnel. On fait de son mieux pour unifier ces deux aspects tout le temps, parce que l'on voit qu'il n'y a qu'une voie, laquelle a un aspect « tourné vers soi » et un aspect « tourné vers les autres », chacun de ces aspects étant la contrepartie de l'autre.
L'idéal du bodhisattva ne représente pas l'altruisme en opposition à l'individualisme, ou le fait de sauver les autres en opposition avec le fait de se sauver soi-même. Comme nous l'avons déjà vu, c'est une synthèse de ces opposés : aider les autres et s'aider aussi soi-même - la compassion et la sagesse. Et l'altruisme et l'individualisme sont en particulier synthétisés par la pratique des deux premières des six perfections : le dana et le shila, ou la générosité et la droiture.
La tension, le clash, même, entre le souci des autres et le souci de soi n'est bien sûr pas confinée à la vie spirituelle : elle se produit à tous les niveaux de l'existence humaine. Nous existons en tant que personnes, mais nous existons aussi en tant que membres de la société, c'est-à-dire en relation avec d'autres personnes. Nous avons nos propres besoins qu'évidemment nous devons considérer : nos besoins matériels de nourriture, de vêtements, de chaleur et d'abri, et nos besoins psychologiques, émotionnels et spirituels. Mais les autres aussi ont leurs besoins, des besoins du même ordre que les nôtres, qu'il nous faut aussi considérer car nous devons vivre avec les autres, en société. Et il se trouve souvent que nos propres besoins sont en conflit avec ceux des autres ; cela peut se produire tant dans la vie plus large de la communauté que dans notre propre vie.
L'altruisme n'est pas seulement l'esprit de la coopération. Un célèbre anarchiste nommé Pierre Kropotkine, dans un livre intitulé L'Entraide, un facteur de l'évolution, conçu comme une sorte de contre-attaque à la théorie pseudo-darwinienne de la survie du plus fort, maintient que l'entraide entre les êtres est nécessaire à la survie et qu'elle a donc joué un rôle crucial dans le processus de l'évolution. Étant donné que notre survie a toujours été subordonnée à une certaine quantité d'entraide, on ne peut pas penser que les êtres humains sont sans compromission des individualistes.
Mais on peut coopérer avec d'autres êtres humains dans notre propre intérêt sans nécessairement avoir des sentiments altruistes envers eux. Si nous acceptons le point de vue de Kropotkine, les groupes d'êtres humains ou préhumains qui n'ont pas coopéré n'ont pas survécu, de sorte que cette tendance est présente dans la nature humaine depuis très longtemps. Mais l'altruisme est totalement autre chose : la coopération est essentiellement une question d'intérêt personnel, tandis que l'altruisme se soucie du bien-être des autres.
L'altruisme
De plus, même si l'entraide peut avoir joué un rôle dans la survie de la race humaine, on ne peut pas parler de la même façon de l'altruisme comme faisant partie de la nature humaine. Elle doit être apprise. Ceci est une affirmation psychologique, et non métaphysique. Il se peut que profondément, dans la nature humaine, il y ait une nature-de-bouddha qui soit entièrement dotée d'altruisme. Mais si l'on laisse de côté les questions métaphysiques et si l'on prend les êtres humains tels que nous les trouvons, l'altruisme va à l'encontre de la tendance de la nature humaine et doit nécessairement être appris, parfois assez douloureusement.
Après tout, jusqu'à quel point sommes-nous vraiment altruistes ? Quand nous faisons quelque-chose pour les autres, notre action n'est-elle pas habituellement teintée par quelque intérêt personnel, même subtil ? Est-il jamais possible d'être sûr que nous avons fait quelque chose purement par altruisme ? Parfois, il est clair que quelqu'un a agi ainsi. Il est généralement considéré que la chose la plus altruiste que l'on puisse faire est de donner sa vie pour quelqu'un d'autre. À moins que l'on espère être célèbre après sa mort, ou une récompense au paradis, ou quelque chose comme cela, il n'y a rien d'autre pour soi-même. Mais, trop souvent, l'altruisme est entaché de facteurs plus égoïstes.
Dans La Guirlande précieuse des conseils au roi, Nâgârjuna dit : « L'intention associée au désir est la pensée d'aider autrui animée par le désir ». Le mot « désir » ici suggère que nous retirons, de notre aide aux autres, quelque chose que nous ne reconnaissons pas - fondamentalement, une satisfaction égoïste. Peut-être aime-t-on être connu comme quelqu'un qui aide les autres, peut-être se sent-on supérieur à ceux que l'on aide. On s'identifie au fait d'être celui qui aide, la personne que tous admirent, celle qui donne de bons conseils. Il est rare d'être complètement désintéressé, d'avoir une motivation complètement pure à aider les autres. Il y a presque toujours quelque chose d'égoïste qui nous motive, même si c'est intangible comme l'accumulation de mérite ou la promesse d'une récompense au paradis.
Cela ne veut évidemment pas dire que l'on ne doit rien faire pour les autres tant que notre motivation n'est pas complètement pure. On doit faire ce que l'on peut pour aider les autres, essayant en même temps de transformer notre motivation à le faire. Si l'on agit avec attention, cela en soi nous aidera à purifier nos motivations.
Est-il possible de développer l'altruisme sans quelque notion de vie spirituelle ? Cela semble peu probable, mais certaines personnes semblent être capables de vivre de façon très éthique sans avoir de principes ni de croyances explicites. Certaines ont même pu sacrifier leur vie même, pour les autres, sans aucun étayage métaphysique.
C'est le genre d'idée que les gens avaient du Bouddha quand il a commencé à être connu en Occident. À l'époque, on croyait que l'éthique dépendait de la religion, et la religion dépendait bien sûr de Dieu. Le Professeur E. W. Hopkins, un des premiers admirateurs occidentaux du Bouddha, a dit de lui : « Aucun homme n'a jamais vécu autant comme un dieu mais avec si peu de dieu ». Pour Hopkins, comme pour d'autres, le fait que quelqu'un qui ne croyait pas en Dieu puisse faire montre de tant de qualités spirituelles était un grand paradoxe.
Le Bouddha avait bien entendu une idée très claire de la vie spirituelle, même si elle n'était pas théiste. Par contraste, certaines personnes semblent pouvoir vivre une vie spirituelle comme instinctivement, sans être guidées par aucune philosophie. Elles ne lisent pas la Bible, ne sont pas intéressées par le bouddhisme, ne se considèrent pas religieuses, mais elles semblent posséder une bonté innée. De telles personnes sont cependant rares et il vaut mieux hésiter avant de se compter parmi elles.
Ce sont leurs circonstances qui empêchent beaucoup de gens de s'engager dans des activités altruistes. Pour le dire en termes pouvant sembler cyniques, il faut pouvoir se permettre d'être altruiste. Si l'on se bat pour survivre, si l'on ne sait pas d'où viendra son prochain repas, il est dur d'être très enclin à l'altruisme. Il est vrai que l'altruisme n'est pas simplement donner de l'argent ou des choses matérielles ; ce peut être aussi donner du temps, de l'énergie, de l'intérêt. Cependant, si l'on est préoccupé par sa survie, on pourra simplement ne pas être capable de faire cela. Ceci dit, ceux qui ont le moins sont parfois les plus généreux et, réciproquement, on n'est pas forcément l'âme de la générosité simplement parce que l'on a des ressources à sa disposition.
Pour nous tous, le véritable altruisme inclut prendre soin de soi. Répondre aux besoins de la situation objective, penser aux autres et s'oublier un peu est une très bonne chose. Mais il est important de ne pas négliger nos propres besoins ; ce n'est pas seulement important pour notre bien, mais aussi pour celui des autres. Si l'on se laisse aller jusqu'à l'épuisement, notre altruisme est peut-être un peu aveugle. Parfois, pour répondre aux besoins de la situation objective, il faut repousser ses limites, mais il ne faut le faire qu'en restant conscient de ce que l'on fait et en gardant la conviction qu'à terme cet effort est justifié. On peut être pris dans une urgence, dans une situation où la vie de gens est en danger : dans ce telles circonstances, il est naturel de ne pas se ménager. Mais, en général, il est sage de faire ce qu'il faut pour être en bonne condition, de façon à rendre aux autres un service plus grand et plus effectif.
C'est plus facile à dire qu'à faire ; en pratique, il peut être difficile d'être sûr que l'on commence à en faire trop. L'expérience nous apprend ce que l'on peut et ce que l'on doit faire, et ce que l'on ne peut pas et ce que l'on ne doit pas faire. Il est important de ne pas se soucier trop de soi, mais tout aussi important de ne pas négliger sa santé et sa sécurité, même au nom de l'altruisme.
D'une certaine façon, il est dangereux de prendre des responsabilités tout en ayant un sens que cela ne sera pas propice à notre développement spirituel. Même si pour commencer nous n'avons pas envie de le faire, nous devrions pouvoir prendre ces responsabilités d'une façon telle que cela soit aussi un moyen de développement spirituel personnel. Si nous pouvons le faire, cela montre que nous avons réussi à unifier ces deux aspects de la voie - l'altruisme exprimé par la prise de responsabilité et l'« individualisme » de la pratique spirituelle personnelle - et cette unification est tout à fait nécessaire pour suivre la voie.
Le travail peut être vu comme un grand gourou tantrique, un grand maître spirituel. Il semble que, généralement, les gens tendent à plus grandir spirituellement lorsqu'ils font des choses que pour commencer ils ne veulent pas faire, qu'en faisant ce qu'ils ont envie de faire. Nous pensons souvent que si nous voulons vraiment faire quelque chose, cela doit être bon pour notre développement. Il est important de faire soigneusement la distinction entre ce que nous avons besoin de faire pour notre développement personnel, et ce que nous voulons faire. Le but à long terme est de ne faire aucune distinction entre faire quelque chose en réponse aux besoins de la situation objective et faire quelque chose pour notre propre développement. Cela devrait véritablement être les deux en même temps.
La tension entre soi et autre qui, pourrait-on dire, conduit à l'apparition de la bodhicitta est à chaque instant typique du processus de développement. Ceci est très similaire au mouvement dialectique de la philosophie de Hegel, dans lequel la thèse est mise en opposition ou contredite par l'antithèse. Les deux sont valides, on ne peut se débarrasser d'aucune des deux - une position certes inconfortable, mais à laquelle on ne peut échapper. Et, après un certain temps, il y a une percée. On s'élève, si l'on peut dire, à un point de vue supérieur, d'où l'on peut voir que la thèse et l'antithèse ont toutes les deux leur propre validité ; à ce stade on peut les unifier dans une position supérieure, la synthèse.
C'est tout à fait la même chose avec la vie spirituelle. À un niveau inférieur, relativement, on fait inévitablement l'expérience de certaines contradictions. Cette expérience douloureuse nous force à nous élever non pas juste à un point de vue supérieur mais à un niveau tout à fait supérieur d'expérience, un niveau où les contradictions ne sont plus contradictoires. L'apparition de la bodhicitta est comme cela. Chaque fois qu'il y a percée d'un niveau d'expérience spirituelle à un autre, c'est généralement suite à un dilemme douloureux, un problème qui ne peut être résolu intellectuellement. Un exemple particulièrement fort de ceci est le koan zen, une situation paradoxale auto-contradictoire qui ne peut être résolue qu'en s'élevant à un niveau d'expérience ou de perception où la contradiction n'existe plus.
Le bodhisattva est une contradiction vivante, une union vivante d'opposés au plus haut niveau possible, puisqu'il ou elle représente une synthèse du nirvana et du samsara. Cette synthèse ne peut être exprimée conceptuellement. Tant que nous pensons en termes de concepts il y aura toujours une contradiction, et toute tentative de résolution conceptuelle de cette contradiction produira un autre concept avec son propre opposé, de sorte qu'une autre synthèse devient nécessaire. La synthèse des concepts ne peut se produire que dans la vie de l'individu pour lequel ces concepts ont une signification. La vie, en d'autres termes, transcende la logique.
Le bodhisattva est donc la synthèse des contradictions inhérentes à la voie : la contradiction entre dana et shila, et même les contradictions apparemment inhérentes à ce que l'on appelle le but, comme celles qu'il y a entre la sagesse et la compassion, entre le samsara et le nirvana. Il nous faut cependant faire attention à ne pas faire du bodhisattva un concept ; le concept de bodhisattva serait alors opposé au concept de l'arhant, et un autre concept - ou un autre idéal - serait nécessaire pour les unifier.
Tant que nous ne sommes pas capable d'atteindre ce point de synthèse, ces contradictions ont tendance à se présenter à nous sous la forme de divers dilemmes existentiels. Habituellement, notre stratégie (inconsciente) est de n'être conscient que d'un côté du dilemme et de réprimer l'autre, mais tôt ou tard nous sommes obligé de prendre les deux côtés en considération ; alors, seulement, le dilemme peut-il être résolu. Bien sûr, la vie et la mort nous confrontent avec l'ultime dilemme. Voulant la vie, craignant la mort, nous essayons de nous accrocher à l'une et de ne pas voir l'autre. Mais, tôt ou tard, nous sommes forcé de faire face à la mort, que ce soit la nôtre ou celle de quelqu'un d'autre. Nous ne pouvons résoudre le problème de la vie que si nous sommes prêt à faire face au problème de la mort - oui, vraiment prêt à voir la vie et la mort comme étant les deux côtés de la même pièce.
De façon similaire, nous ne pouvons résoudre nos propres problèmes qu'en tenant compte de ceux des autres. En d'autres termes, la pratique du shila ou éthique doit toujours être accompagnée par la pratique du dana. Le dana - littéralement don ou générosité - est l'aspect pratique et altruiste de la vie et de l'activité du bodhisattva, et la première des six paramitas, les six perfections ou vertus transcendantes.
Le dana, ou générosité
Le dana, ou générosité, est tout au sommet de la liste des perfections pour une excellente raison, qui est que notre tendance naturelle n'est pas de donner, mais de prendre. Si quelque chose de nouveau se présente, que ce soit dans le domaine de notre travail ou du chez soi, de l'activité professionnelle, du sport, des distractions, notre réaction habituelle, du moins à demi-consciente, est : « Qu'est-ce que j'ai à y gagner ? » Cette tendance de référence à soi-même, cette saisie, est toujours présente. Le fait qu'elle soit mise en plein centre de la roue de la vie est une reconnaissance du fait que l'avidité - non le désir sain et ordinaire, mais l'avidité - occupe une place très importante dans notre vie et dans notre activité. En fait, elle domine notre vie, du moins inconsciemment. Nous sommes tous pris dans les griffes de l'avidité, emportés, poussés par cette soif. Tout ce que nous faisons, tout ce qui nous intéresse, a un élément de référence à nous-même.
Si nous voulons tant soit peu nous approcher de l'Éveil, nous devons renverser cette tendance. Le don est la première paramita parce qu'il est directement opposé à la saisie. C'est comme si l'enseignement disait : « Tu peux ne pas être très scrupuleux. Tu peux ne pas être capable de méditer même cinq minutes à la fois. Les années peuvent passer sans que tu ne parcoures les écritures. Mais si tu aspires à mener n'importe quelle sorte de vie élevée, alors au moins, donne. » S'il vous est difficile de vous séparer des choses, difficile de considérer les besoins des autres, vous n'irez pas très loin, spirituellement parlant. Mais d'un autre côté, si vous êtes un tout petit peu généreux, alors, quoi que vous soyez d'autre, il y a de l'espoir pour vous, spirituellement parlant. Voilà le message du Mahâyâna.
Ce n'est pas qu'une question de donner ses possessions. La générosité est avant tout une attitude de cœur et d'esprit, de tout l'être en fait. Walt Whitman dit : « Quand je donne, je me donne moi-même », et c'est bien là l'attitude du bodhisattva. En oubliant les définitions traditionnelles pour le moment, nous pourrions peut-être définir un bodhisattva comme étant quelqu'un qui se donne, à tous, tout le temps.
Les écritures bouddhiques on beaucoup à dire au sujet du dana, et c'est aussi un thème populaire des discours en Orient. Les écritures considèrent le don sous différents titres, comme elles ont tendance à le faire avec tous les sujets, les divisant, les sous-divisant et les sous-sous-divisant. On peut parfois s'y perdre un peu, mais cette approche systématique est très utile pour une étude sérieuse. Je voudrais ici suivre la tradition, sans oublier en même temps que nous sommes concernés par l'esprit du don, et pas seulement par les détails techniques. Les écritures traitent généralement du dana selon les catégories suivantes : à qui donner, ce qui est donné, comment cela est donné, et pourquoi cela est donné.
À qui donner
D'abord, à qui un don doit-il être donné ? En principe, tous les êtres sensibles, sans exception, sont l'objet de la générosité du bodhisattva, et il est important d'avoir cet idéal, même si en pratique très peu de gens sont jamais en mesure de faire bénéficier toute la race humaine. Plus spécifiquement, les écritures mentionnent trois catégories de bénéficiaires auxquels le bodhisattva devrait tout particulièrement prêter attention. D'abord le bodhisattva devrait donner à ses propres amis et à sa famille. Ce n'est pas la peine d'être aimable et amical envers des étrangers tout en étant une personne difficile, malaisée ou désagréable à vivre, voir même cruelle. La charité commence vraiment par soi-même mais ne s'arrête pas ou ne doit pas s'arrêter là. Dans la pratique du metta-bhavana, on commence par développer un sentiment de bienveillance envers soi-même. Puis on étend ce sentiment de plus en plus largement, en commençant par les personnes qui sont dans la pièce, puis toutes celles qui vivent dans la ville, le pays, le continent, la planète, et finalement l'univers tout entier. On étend la metta non seulement aux êtres humains mais à tous les êtres vivants, quels qu'ils soient. De façon similaire, la générosité devrait commencer à côté de nous, et nous devrions ensuite essayer de l'étendre aussi largement que nous pouvons le faire.
La deuxième catégorie de gens qui sont particulièrement bénéficiaires de la générosité du bodhisattva sont les pauvres, les malades, les affligés, les sans-défense - et parmi ces derniers, la tradition inclut tous les animaux. Et troisièmement, le bodhisattva est exhorté à donner à ceux qui mènent une vie spirituelle à plein temps. Le bouddhisme considère traditionnellement comme un devoir de la société de soutenir tous ceux qui sont engagés dans n'importe quelle sorte d'activité religieuse supérieure : les nonnes, les lamas, les maîtres spirituels, etc. Mais idéalement, le principe pourrait être élargi jusqu'à inclure tous ceux qui sont engagés dans un travail créatif exprimant des valeurs supérieures, comme les artistes, les musiciens, les écrivains. En même temps, le genre de société idéale où existerait un tel devoir ne tenterait nullement de contraindre la personne religieuse ou l'artiste à se conformer aux idées et aux idéaux de la société. La condition au moins implicite du soutien venant de la communauté est généralement que la personne soutenue doit, en retour, soutenir le statu quo. Mais d'un point de vue bouddhique, c'est ne pas comprendre du tout la nature et la signification de la vie spirituelle et créative. Le soutien devrait être donné librement, sans aucune condition.
Ce qui est donné
Deuxièmement, ce qui est donné, ou peut être donné. Potentiellement, tout ce qui peut être possédé peut être donné. Mais pour nous aider plus spécifiquement il y a une liste de six sortes de choses qui peuvent être données sous forme de dana. La liste commence avec les choses de base : la nourriture, des vêtements, un abri.
Dans les pays bouddhistes orientaux, comme dans la plupart des sociétés traditionnelles, la générosité et l'hospitalité sont des aspects normaux du quotidien. Les gens pratiquent la générosité tous les jours, juste pour ne pas en perdre l'habitude. Nous prenons quelque chose tous les jours, ne serait-ce que l'air et la nourriture ; pourquoi ne pas donner quelque chose tous les jours ? Les familles bouddhistes ont tendance à prêter attention à leur rencontre avec un mendiant ou un moine à qui donner de la nourriture, ou une personne pauvre à qui donner quelques pièces ou un peu de riz. Le don peut être petit mais au moins ces familles cultivent l'habitude de donner, de sorte que la générosité fait partie du tissu du quotidien. Il y a un don constant pour contrebalancer le fait de prendre constamment, qui ne vient que trop naturellement.
Le don du courage, ou de l'absence de peur.
La deuxième chose qui peut être donnée est plus psychologique, et peut peut-être surprendre : le don de l'absence de peur, le don de l'intrépidité. Beaucoup de gens sont inquiets et anxieux, tendus, jamais à l'aise : ce don est donc très précieux. Ici, « donner » ne doit pas être pris trop littéralement. L'intrépidité n'est pas tant donnée qu'éveillée. Cela vaut pour toutes les qualités positives et saines que l'on peut avoir développées soi-même, que ce soit la metta, l'attitude amicale, le courage, l'énergie, l'inspiration ou l'intrépidité. Ce que l'on possède soi-même, on peut le donner, le susciter chez les autres (et dans le même esprit, il ne sert à rien de penser que l'on peut inspirer ou encourager quelqu'un si l'on n'a pas soi-même le courage ou l'inspiration). Mais pourquoi la tradition bouddhique insiste-t-elle plus spécialement sur le don de l'intrépidité ?
Il n'y a guère de discussion sur ce sujet dans les sources traditionnelles. On peut penser que c'était particulièrement important au temps du Bouddha, où les gens vivaient dans un monde beaucoup plus menaçant et incertain que ce n'est le cas aujourd'hui. Mais la peur de la mort, de la maladie, de la perte de ce qui nous est cher est universelle, et même de nos jours, les gens craignent avec raison d'être attaqués par des animaux sauvages, des voleurs, des agresseurs ; ils craignent les tremblements de terre, les inondations, le feu, la famine, la corruption et l'injustice. Au temps du Bouddha, les gens étaient d'une certaine façon moins protégés de toutes ces choses que nous ne le sommes aujourd'hui. Mais, par ailleurs, nous vivons avec la grande peur associée à l'ère nucléaire, qui n'a jamais existé auparavant dans l'histoire humaine. Peut-être y a-t-il à l'époque moderne et post-moderne un plus grand besoin d'être libérés de la peur que ce n'a jamais été le cas.
Un de mes amis de Kalimpong, un grand tibétologue russe, revint un jour d'une visite aux États-Unis, et me décrivit l'expérience de son arrivée là-bas. Apparemment, il s'apprêtait à descendre du navire quand il fit une pause et pensa : « C'est étrange. Il y a une atmosphère particulière, comme une sorte de brouillard, quelque chose d'humide et qui s'accroche. Qu'est-ce que cela peut-il être ? » C'était une personne très sensible. Il pensa : « Ce n'est rien de physique ; ce n'est pas de la fumée venant des cheminées d'usine ou sortant des pots d'échappement. Qu'est-ce donc ? Quelle est cette atmosphère grise, lourde et collante ? » Et tout à coup cela le frappa : c'était la peur, la peur s'exhalant de ce vaste continent.
Quand une nation tout entière vit sous l'influence de la peur, il y a une sorte de poison psychique dans l'air, comme un nuage recouvrant la terre ou, dans les mots de Keats, un sombre suaire suspendu au-dessus de nos âmes. Le sens d'inquiétude et d'insécurité est un des traits caractéristiques de notre époque, qui a été adéquatement appelée l'âge de l'anxiété. Et dans ce nuage, dans cette obscurité de midi, les gens vivent, travaillent et essaient de respirer. Les gens ont peu de confiance les uns envers les autres, peu de confiance en la vie même, et certainement peu de confiance en eux-mêmes.
Le manque de véritable confiance en soi que l'on remarque chez beaucoup de gens de nos jours est souvent le résultat (comme le suggèrent des études de psychologues) de quelque forte émotion dont ils ne veulent pas faire l'expérience, mais qui essaie néanmoins de remonter à la surface. À moitié conscient de sa présence enfouie quelque part, nous faisons de notre mieux pour l'empêcher de devenir consciente ; et quand nous la sentons s'élever, nous faisons l'expérience d'une sensation de malaise que l'on appelle l'anxiété. Comme toute forme de peur, l'anxiété est une émotion défavorable que nous devons résoudre. Pour cela, nous devons reconnaître et confronter l'émotion sous-jacente, quelle qu'elle soit. Pour ce faire, nous pouvons avoir besoin de nos amis spirituels pour nous aider à identifier ce qui menace d'émerger au niveau du conscient, et pour nous rassurer que nous pouvons y faire face, qu'en un sens il n'y a rien à craindre. Une fois confrontées, ces émotions perdent leur pouvoir, et certaines d'entre elles se révèlent même être positives. Mais, qu'elles soient positives ou négatives, l'énergie investie en elles doit être intégrée dans notre vie consciente et dans notre personnalité.
Ceux qui pratiquent la méditation sauront que de temps en temps une expérience de peur profonde s'élève. Au début, cela peut être quelque chose qui vient de notre enfance, ou même d'avant, mais à un stade peut arriver, du moins chez certaines personnes, où une peur bien plus fondamentale et primordiale s'élève : pas la peur de quoi que ce soit en particulier, mais une peur qui vient des profondeurs de l'être, des racines de l'existence. Cette peur aussi doit être confrontée et surmontée.
Dans les soûtras du Mahâyâna, le bodhisattva ne donne pas seulement l'absence de peur, mais aussi la confiance en soi, les encouragements, l'inspiration. Dans la Précieuse Guirlande des conseils au roi, Nâgârjuna dit :
« Comme les fermiers
Quand s'élèvent les nuages porteurs de pluie
Est l'homme bon, joie
Des êtres qu'il rencontre. »
Ceci fait référence à l'arrivée de la mousson en Inde. Une mousson arrivant ne serait-ce que quelques jours en retard veut dire de mauvaises récoltes ; les fermiers attendent donc sa venue avec impatience et se réjouissent si elle arrive au bon moment. Le bouddhisme, et en particulier le bouddhisme Mahâyâna, insiste continuellement sur l'importance de rendre les gens heureux, non de façon frivole mais en suscitant une joie sincère, ce qui veut dire en les aidant à confronter leurs peurs et leurs anxiétés. Si nous prenons plaisir à exciter la peur chez les autres, cela suggère un désir d'avoir du pouvoir sur eux, mais si nous voulons simplement les rendre heureux, cela suggère le contraire : cela suggère que nous nous donnons à eux au lieu d'essayer de les contrôler à nos propres fins. Le bodhisattva, étant joyeux, répand confiance et bonheur autour de lui, où qu'il aille. En un sens, c'est notre devoir d'être heureux et joyeux. Nous ne pouvons rendre les autres heureux si nous ne le sommes pas nous-même.
Gampopa dit, dans le Précieux Ornement de la Libération, citant le Varmavyuha-nirdesha soûtra :
« Un bodhisattva revêt l'armure
Afin de rassembler tous les êtres autour de lui.
Puisque les êtres sont infinis,
Telle est son armure. »
« L'armure » du bodhisattva est sa motivation, et l'idée qu'il « rassemble tous les êtres autour de lui » suggère qu'il est au centre d'un mandala, rassemblant les gens autour de lui en ce que les bouddhistes appellent une sangha, une communauté spirituelle. Ainsi, on peut penser à la communauté spirituelle comme à un mandala ayant le Bouddha ou le bodhisattva à son centre.
Le bodhisattva a donc un effet harmonisant, créatif. Voilà cette masse d'êtres humains, se battant et se querellant tous, essayant de se contrôler l'un l'autre, d'accumuler des richesses. Le bodhisattva vient parmi eux et, graduellement, transforme le chaos en cosmos, la confusion en splendide mandala, et la société en communauté spirituelle. C'est comme si, dès que nous décidons d'avoir pour but l'atteinte de l'Éveil pour le bien des autres, une sorte de vibration s'installait, et les gens dans notre environnement immédiat formaient une sorte de mandala autour de nous.
Cela se produit à une petite échelle quand nous organisons une retraite, par exemple. Beaucoup de gens arrivent avec toutes sortes d'idées et d'attentes différentes, et toutes sortes de tempéraments. En établissant simplement le programme de la retraite, nous agissons comme un facteur d'harmonisation et d'unification. En fait, si nous sommes déterminé à mener une vie spirituelle, nous aurons au moins un peu de cette influence harmonisante et créative, où que nous soyons, à la maison, au travail ou en vacances. Bien sûr, toutes sortes d'autres forces et d'autres facteurs auront aussi leur effet, qui peut aller à l'encontre de notre influence, mais malgré tout, elle est là.
Nous considérerons la communauté spirituelle en tant que hiérarchie plus loin das cette série de textes. Ici, je veux juste observer que nous pouvons penser à cette hiérarchie, et à notre propre place en son sein, sous la forme d'un mandala. Que nous soyons un gardien des portes du mandala, ou une divinité faisant des offrandes en son centre, ou que nous ayons une autre fonction selon le mythe que nous essayons de réaliser dans notre vie, tant que nous faisons un effort spirituel, nous aurons notre place dans le mandala.
Le don de l'éducation et de la culture.
Le troisième don que le bodhisattva aspire à donner est l'éducation et la culture. Où que le bouddhisme ait pénétré en Asie, il a influencé non seulement la vie religieuse mais aussi l'art, les sciences, les connaissances de toutes sortes. En fait il n'y a pas à faire de distinction réelle entre la religion et la culture : par les arts et les sciences, le cœur et l'esprit sont raffinés et deviennent plus à l'écoute des réalités spirituelles.
L'effet de la rencontre du bouddhisme avec la culture occidentale reste à considérer, mais pour l'instant il y a toujours un grand écart entre les deux. Nombre des plus grandes œuvres d'art de la culture occidentale donnent une expression directe à des valeurs chrétiennes, au moins parce qu'elles représentent des scènes bibliques ou des événements de la vie du Christ. On est souvent ému par la beauté de la forme tout en étant dérangé par son contenu, en particulier lorsque des scènes d'extrême violence sont représentées. Inversement, lorsque nous nous tournons vers des œuvres bouddhiques traditionnelles, la forme dans laquelle elles sont exprimées peut nous sembler tout à fait étrangère, de sorte que nous pouvons ne pas totalement y répondre, même si nous sommes inspiré et profondément affecté par leur contenu. L'art occidental et la tradition bouddhique nous nourrissent tous les deux, mais tant que le Dharma ne trouve pas son expression dans notre propre culture dans des formes aussi sublimes que celles que l'on rencontre dans des traditions occidentales existantes, nos réponses seront nécessairement ambivalentes et en un certain sens non unifiées.
Mais on peut trouver dans la culture occidentale des œuvres d'art qui sont ostensiblement chrétiennes et auxquelles on peut quand même répondre de tout cœur. On ne peut que se détourner avec horreur d'une crucifixion pleine de sang, mais il y a nombre de peintures dans l'art chrétien occidental qui peuvent nous nourrir, même en tant que bouddhistes. Par exemple, des représentations de l'Annonciation n'ont pas à mener au problème théologique de la naissance virginale. Si l'on ne fait que regarder la peinture, que voit-on ? D'un côté il y a le beau personnage ailé de l'ange, tenant un lys dans la main, et de l'autre il y a une jeune femme légèrement penchée vers lui, dans une attitude respectueuse. Entre les deux personnages, il y a parfois des rayons de lumière et une colombe. Notre réponse à cette image ne doit pas être limitée à l'épisode des Évangiles qu'elle représente ; on peut la voir comme une image archétypale de la réceptivité, de la part de l'âme humaine, à une influence supérieure, à un message d'un autre monde. Ou prenez l'image de Tobie et de l'Ange faite par le studio de Verocchio. Parmi tous les gens qui ont regardé cette peinture, combien ont pris la peine de lire de livre de Tobie dont dérive évidemment la peinture ? Mais l'image elle-même - un ange menant un petit enfant par la main, et un petit chien qui suit - exprime l'amitié spirituelle, et peut être appréciée en tant que telle.
Dans de nombreux cas, on suspecte que l'artiste lui-même, même s'il vivait à l'époque de la Renaissance, n'exprimait pas quelque chose de particulièrement religieux, mais essayait juste de plaire à son client, et peut-être de se faire en même temps plaisir. En pratique, ce n'est donc pas le problème que cela peut sembler être en théorie. Très souvent - par exemple dans le cas de morceaux brisés de sculptures gothiques - les figures sont si abîmées que l'on ne sait pas même ce qu'elles représentent ; on ne sait plus, depuis longtemps, si c'est Saint Matthieu, Saint Marc ou le prophète Jérémie. Mais cela n'a pas d'importance : c'est juste une magnifique tête de vieil homme, à la belle chevelure bouclée, à la longue barbe, et avec une expression très forte. On peut l'admirer et en retirer quelque chose sans précisément savoir qui elle était censée représenter.
Inversement, dans l'art bouddhique d'Orient, il y a des images qui nous laissent froids car elles sont mal exécutées. Toutes les œuvres d'art représentant des Bouddhas ne sont pas des chefs-d'œuvre. Mais, ici ou là, on trouve une image, une peinture ou une sculpture pleine de sens. La promotion de la création et de l'appréciation des œuvres d'art font tout à fait partie de l'activité du bodhisattva, tout comme le sont l'approfondissement et la dissémination du savoir dans d'autres domaines de connaissance qui conduisent à la découverte et à l'expression de la vérité et de la beauté.
Le don de sa propre vie.
Quatrièmement, le bodhisattva peut, dans certaines circonstances, être amené à donner sa propre vie. Cette façon de donner est le sujet de maints contes des Jatakas (les Jatakas étant des histoires racontant les vies antérieures du Bouddha). Certaines de ces histoires peuvent sembler affreuses, mélodramatiques ou simplement bizarres. L'histoire du prince Vessantara, par exemple, décrit le bodhisattva (le « bodhisattva », dans ce contexte, étant celui qui allait devenir le Bouddha) donnant sa femme et ses enfants. Pensant peut-être à des événements dans notre société actuelle, nous pouvons être enclins à nous sentir contrariés ou outragés à cette idée. La femme et les enfants du bodhisattva étaient-ils sa propriété au point qu'il puisse les donner comme n'importe quel autre bien ? Et bien sûr, dans notre société des hommes - et parfois des femmes - ont abandonné leur propre famille non pas pour des raisons nobles ou altruistes, mais simplement en vue de leur propre bonheur personnel.
Mais l'histoire du Prince Vessantara (qui vient après tout d'un contexte culturel très différent du nôtre) cherche à illustrer comment un bodhisattva peut devoir abandonner même ceux qui lui sont naturellement les plus chers. Pour certains, cela peut être un sacrifice plus difficile encore que de donner leur propre vie. Cette dernière chose, le bodhisattva héros des contes des Jatakas la fait aussi, sacrifiant un jour sa vie à une tigresse affamée afin qu'elle puisse nourrir ses petits.
Il est peu probable que nous nous trouvions dans ce genre de situation, mais nous ne devons jamais oublier que si nous prenons le bouddhisme au sérieux, il peut être nécessaire, dans certaines circonstances, de faire de grands sacrifices pour nos idéaux. En Occident, pour le moment, si nous voulons pratiquer le bouddhisme, personne ne peut nous en empêcher. Nous pouvons étudier des textes, nous pouvons méditer, nous pouvons pratiquer le dana, nous pouvons faire des cérémonies rituelles, nous pouvons faire tout ce que nous voulons, et nous avons la chance que cela puisse être ainsi. Mais ce n'est pas le cas dans toutes les parties du monde, même aujourd'hui. Nous devons reconnaître quelle chance nous avons d'avoir la liberté religieuse.
Nous pouvons même être prêts à sacrifier notre vie pour nos principes. Dans les circonstances présentes, il peut nous être assez facile de nous rendre à notre cours de méditation ; mais imaginons que nous devions nous rendre aux cours de méditation dans l'obscurité, avec la crainte de la police ou d'un dénonciateur. Si nous méditions, lisions un livre sur le bouddhisme, nous levions et parlions du Dharma au péril de notre vie, comme c'est le cas dans certains pays, le ferions-nous ? Ou bien penserions nous « Oh, je serai bouddhiste dans une vie future, dans celle-ci c'est trop difficile. » Cela ne veut pas dire qu'il soit une vertu de négliger sa vie de façon insouciante et ostentatoire, mais nous devons nous demander si nous serions prêts à faire ce sacrifice s'il était nécessaire.
Le don des mérites.
L'aspect suivant du dana est le don des mérites. L'idée que si l'on fait une bonne action une certaine quantité de mérite est pour ainsi dire créditée à notre compte et s'y accumule est une idée prédominante dans le Théravada. C'est une bonne idée dans la mesure où elle encourage les gens à faire des actions habiles et favorables, mais elle tend à encourager l'individualisme : on peut commencer à penser à la vie spirituelle en termes d'accumulation d'une richesse personnelle de mérite. J'ai un jour entendu l'exemple d'un mendiant jaïn qui avait fait des austérités pendant de nombreuses années - je ne crois pas qu'il s'allongeait sur une planche à clous, mais il jeûnait et se menait vraiment la vie dure - engrangeant ainsi une très grande quantité de mérite (apparemment il y avait une unité de mesure du mérite). Mais finalement il décida de cesser sa vie de mendiant, de retourner à la vie laïque, et de se lancer dans les affaires. Il se trouva qu'il connaissait un autre mendiant qui n'avait pas beaucoup de mérite mais avait de l'argent. Le premier mendiant vendit donc son mérite au second et, avec l'argent, se lança dans les affaires. C'est le genre de choses qui peut se produire si l'on prend l'idée de mérite trop littéralement.
Mais le Mahâyâna vint et, si l'on peut dire, affirma : « Nous ne pouvons pas avoir ce non-sens individualiste. Mais, en même temps, les gens sont très attachés à l'idée de mérite. Ils le considèrent comme une sorte de possession, acquise en faisant de bonnes actions. Très bien, demandons-leur de donner leur mérite, ou du moins de le partager. » De cette manière, le Mahâyâna alla à l'encontre de l'individualisme de l'approche précédente. On ne devrait donc pas serrer ses vertus contre soi, comme si elles étaient notre enfant préféré dont dépendent tous nos espoirs. Francis Bacon, le philosophe anglais, a dit que l'argent est comme le fumier, il vaut beaucoup plus s'il est répandu, et on pourrait en dire autant du mérite.
Le don du Dharma.
Finalement, nous en venons au don du Dharma, le don de la vérité. C'est le plus grand de tous les dons. On peut donner à une personne des choses matérielles, une sécurité psychologique, de l'éducation et de la culture. On peut sacrifier sa vie et ses membres, ou même partager son précieux mérite. Mais le meilleur don de tous est le partage de la vérité que l'on a comprise, peut-être après beaucoup d'effort, de douleur et de difficulté. Ce don de l'enseignement, par la parole, par les préceptes ou en donnant l'exemple, est traditionnellement le devoir spécifique des moines, des lamas, etc. Mais le Mahâyâna insiste sur la possibilité pour tous de prendre part à cette grande responsabilité. En fait, nous ne pouvons nous en empêcher. Nous donnons tout le temps : quelque chose vient de nous, rayonne de nous tout le temps. Si nous avons assimilé quelque chose du bouddhisme, il est inévitable que nous l'exprimions dans nos interactions avec d'autres gens.
Cela ne veut pas dire mettre le bouddhisme sur le tapis à chaque occasion possible - ou impossible ! On doit faire attention à ne pas devenir un grand casse-pieds bouddhiste. Il n'y a aucun besoin d'être comme l'ardent catholique d'une histoire de G. K. Chesterton qui amène inévitablement l'Église dans toute conversation, de sorte qu'une discussion à propos de la pêche mène inévitablement aux mérites de ce grand pêcheur, Saint-Pierre. On peut communiquer sa sensibilité spirituelle bien plus subtilement et naturellement que cela.
Les personnes qui enseignent le Dharma doivent constamment s'assurer que les méthodes qu'elles recommandent en tant que moyens de développement personnel aident vraiment ceux à qui elles s'adressent. On ne devrait pas présumer qu'un programme de méditation, de pujas et conférences aidera tous les gens à croître spirituellement. On doit sans cesse réévaluer l'effet qu'ont les méthodes utilisées. Rien ne doit devenir une évidence.
Lorsque les gens disent qu'ils sont intéressés par le bouddhisme, très souvent ils ne sont pas vraiment intéressés par le développement spirituel, mais ils cherchent quelque chose d'autre : des solutions à leurs problèmes psychologiques, ou de la camaraderie, ou juste un endroit où aller. D'autres personnes, en revanche, se déclarent non-intéressées par le bouddhisme mais peuvent progressivement s'intéresser à ce que bouddhisme a vraiment à offrir. Un bodhisattva en herbe souhaitant donner le Dharma peut bien passer du temps avec de telles personnes, même si elles disent : « Non, je ne suis pas intéressée par le bouddhisme. » Celles qui disent : « Je veux le bouddhisme » ne le veulent toutes réellement ; de même, celles qui disent : « Je ne suis pas intéressée par le bouddhisme » y sont parfois réellement intéressées. Le don du Dharma demande vraiment beaucoup de sensibilité et de discernement.
Comment cela est donné
Ayant considéré quoi donner, on doit considérer comment donner. La tradition nous conseille de plusieurs façons à ce propos. Tout d'abord, nous dit-on, on devrait donner avec courtoisie. Je suis désolé de dire qu'en Orient les gens ne respectent pas toujours ce précepte, au moins quand il s'agit de donner à des mendiants ; quand ils voient quelqu'un mendier au bord de la route, ils sont parfois capables de jeter une pièce avec un grand mépris. Mais selon le bouddhisme, lorsque l'on donne, que ce soit à un mendiant ou même à un animal, on devrait le faire avec courtoisie. Puis, on devrait donner joyeusement. À quoi bon donner en fronçant les sourcils ? Cela casse la moitié de l'effet. On devrait aussi donner avec promptitude. Ce n'est pas une chose triviale : la vie d'une personne dépend parfois de la rapidité de notre générosité.
Ensuite, il est important de donner sans le regretter après, d'être heureux de l'avoir fait, de ne pas se torturer l'esprit pour savoir si l'on a bien fait et, bien sûr, de ne pas en parler après. Certaines personnes trouvent difficile de résister au plaisir de faire savoir à tout le monde à quel point elles sont généreuses. Enfin, pas toujours exactement. Je me souviens d'une réunion publique, en Inde du Sud, au début du temps où j'y vivais. Avant la réunion, quelqu'un avait contribué en envoyant une toute petite somme d'argent. Et au milieu de la réunion il se leva et dit à voix haute à l'organisateur : « Avez-vous reçu ma contribution ? » L'esprit de la vraie générosité est très tranquille, n'attirant jamais l'attention sur lui.
Puis, disent les soûtras du Mahâyâna, donnez aux ennemis tout comme aux amis. Si notre ennemie a besoin d'aide, nous devrions lui donner tout comme nous donnons à notre amie. Et, disent-ils, ne faites pas de différence entre la soi-disant bonne personne et la soi-disant personne malfaisante quand vous donnez. Enfin, nous dit-on, nous devrions donner partout et toujours « en observant les bonnes proportions », c'est-à-dire en donnant aux gens selon leurs besoins réels, et non selon leurs désirs apparents.
Pourquoi cela est donné
Ayant considéré ce qui devait être donné, à qui et comment, il nous reste une dernière chose à considérer : pourquoi ? Certaines personnes sont motivées à donner - parfois à grande échelle - pour accroître leur réputation. En Inde, des multimillionnaires donnent parfois de grosses sommes d'argent à des hôpitaux ou à des dispensaires à condition que soit mis en évidence - de préférence en grandes lettres au-dessus de l'entrée - le nom du donateur dont la générosité a permis la réalisation du projet.
D'autres personnes sont généreuses pour « amasser des trésors dans le ciel ». Mais, selon le bouddhisme, ce n'est pas du tout une idée noble. Le Bouddha enseigna bien que, si l'on mène une vie vertueuse, on récoltera les récompenses de sa vertu, mais on ne devrait pas mener une vie vertueuse avec ce but en tête. Il est plus approprié de considérer que, s'il y a quoi que ce soit qui puisse être gagné personnellement de la générosité c'est simplement que, grâce aux actions généreuses, on peut vaincre l'avidité et donc s'approcher un peu de l'Éveil - non pas juste pour soi, mais pour le bénéfice de tous les êtres sensibles.
La dana paramita, la perfection du don.
Cette question de motivation nous mène du sujet du don ordinaire, le dana, à celui de la dana paramita, la perfection du don. Le mot paramita veut dire littéralement « ce qui conduit à l'autre rive », l'autre rive étant le nirvana. La tradition parle de six ou de dix paramitas, mais en un sens il n'y en a qu'une, la prajña paramita, la perfection de la sagesse, la réalisation directe de la réalité. La dana paramita est la pratique du don unie à l'expérience de la réalité.
C'est pour cette raison que la dana paramita est souvent qualifiée de trimandalaparishuddha, d'« appartenant à un triple cercle de pureté », triple parce que dans l'acte du don il n'y a pas d'idée de moi ou d'idée que « je donne », pas d'idée de qui reçoit, et pas d'idée d'acte de don. Ce n'est pas un don fait dans un état d'absence ou d'inconscience ; au contraire, il y a pleine conscience, parfaite et claire : on donne naturellement, spontanément, inépuisablement. On donne à partir des profondeurs de son expérience de la réalité, de son union avec l'esprit de la compassion en accord avec les besoins des êtres sensibles.
La shila paramita, la perfection de la vie éthique.
Le shila, la deuxième paramita, représente l'aspect plus tourné vers soi de la vie du bodhisattva et est relié à l'idée de la purification de soi. Shila peut être interprété non seulement comme « vie éthique », mais comme quelque chose comme « immersion dans le Dharma », avec un style de vie sain. Le mot suggère une activité habile ou favorable habituelle : non pas l'action habile occasionnelle, mais l'exécution constante et régulière d'actions habiles.
« Droiture » est la signification plus ou moins littérale du terme. Il est parfois traduit par « moralité », mais pour beaucoup de gens ce dernier mot a des connotations désagréables et est associé à des attitudes morales conventionnelles et peut-être dépassées, en particulier dans la sphère de l'éthique sexuelle. Les idées et idéaux chrétiens orthodoxes, qui ne sont pas nécessairement ceux des Évangiles, mais qui sont sous-tendus par la doctrine du péché originel, sont responsables d'un sens de péché et de culpabilité intenses chez beaucoup de gens, et vont jusqu'à empoisonner leur vie. Tous ceux d'entre nous qui sont nés en Occident sont dans une certaine mesure influencés par ces attitudes. Même ceux qui rejettent consciemment le christianisme, qu'ils soient athées, humanistes ou autres, sont souvent profondément influencés par les suppositions éthiques chrétiennes. En tant que bouddhistes, nous devons comprendre cela, sans quoi nous amènerons inconsciemment des attitudes chrétiennes dans notre pratique du bouddhisme, ce qui serait cause de confusion, particulièrement dans le domaine de l'éthique.
Alors que l'ancien ordre moral s'est dans une certaine mesure effondré, un nouvel ordre n'a pas encore été établi. Pour l'instant, nous n'avons pas même encore nettoyé le terrain. Et tout état de cause, nous ne pouvons complètement abolir l'ancien ordre moral et en établir un nouveau en partant de rien. Les deux se superposeront toujours.
Et nous pouvons tirer de l'inspiration du passé ; non pas du passé récent, mais du distant et lointain passé pré-chrétien, le passé des temps païens. Aujourd'hui, nous pouvons regarder 1500 ans d'histoire religieuse, le Mouvement d'Oxford au dix-neuvième siècle, le mouvement méthodiste avant cela, le puritanisme encore avant, l'église médiévale, les débuts de l'Église, et jusqu'aux débuts du christianisme. Mais avant cela, rien : juste un abîme d'obscurité dans lequel nous ne voyons que des formes hideuses grouillant vaguement, un abîme dont on nous a appris à nous écarter avec horreur - l'obscur abîme pré-chrétien du paganisme. Nous ne pouvons sentir nos propres racines au fond de cette obscurité ; nous ne sentons pas de continuité avec le passé. Un site tel que celui de Stonehenge, le grand cercle de pierres qui se tiennent droites dans la plaine de Salisbury depuis 4000 ans, est très impressionnant, mais pour nous ce ne peut guère être plus qu'un monument archéologique. Nous ne ressentons pas nécessairement de vraie continuité avec la vie religieuse et culturelle des gens qui y ont érigé ces grandes pierres.
Le besoin d'un retour aux sources païennes ?
Habituellement, nous ne sommes pas conscients que nous avons été privés de cette continuité, mais nous pouvons la voir si nous comparons notre situation avec celle des hindous d'aujourd'hui. Ils peuvent regarder des milliers d'années en arrière : voir les grands saints et réformateurs du dix-neuvième siècle, les mystiques médiévaux, les premiers philosophes médiévaux, le bouddhisme, l'hindouisme brahmanique, l'hindouisme védique, les cultes primitifs qui les ont précédés, toujours plus loin en arrière - un seul processus ininterrompu, allant jusqu'à l'aube de l'histoire, dans les brumes du passé. Les hindous d'aujourd'hui peuvent ressentir leur continuité avec les rishis védiques ayant vécu des centaines, voire des milliers d'années avant le Christ. Pouvoir sentir que ses racines religieuses sont si profondes, comme celles d'une plante en fleurs profondément enracinée dans le sol, est sûrement une sensation merveilleuse.
Mais dans tout pays chrétien, on est plutôt comme une fleur sans racines, une fleur dans un verre d'eau, une fleur artificielle, même, parce qu'a été perdue la continuité avec le passé, avec notre propre passé religieux. La continuité de la vie religieuse occidentale a été interrompue par l'arrivée du christianisme. Où que le christianisme soit allé, tout d'abord dans l'empire romain puis en dehors, le paganisme a été impitoyablement détruit. Les images païennes ont été détruites, les cercles de pierres ont été endommagés, les bois sacrés ont été coupés, et les prêtres ont été tués. À peu près rien du paganisme n'a survécu en Grande-Bretagne : ses branches et ses racines ont été détruites. S'il a survécu, c'est d'une façon déformée, comme avec ce que l'on appelle communément la sorcellerie. Le christianisme officiel n'inclut plus grand chose qui soit de quelque façon païenne ou ethnique. Des traces en ont peut-être survécu dans des églises du pourtour de la Méditerranée, dans lesquelles certaines pratiques sont faites au nom du christianisme, alors qu'elles sont plutôt des restes d'époques païennes plus anciennes, de la même manière que certains saints ont été créés en baptisant des dieux et des héros païens.
Mais, essentiellement, notre propre sorte de paganisme a été perdue, notre lien avec le passé a disparu. Et ce lien doit être restauré. Les gens commencent à reconnaître qu'il est important que les anciens mythes, les anciennes légendes, croyances et pratiques soient étudiés, non pas comme matière d'étude savante, mais de telle sorte que nous puissions ressentir notre lien avec les anciens mythes et les anciennes légendes de notre pays natal. Il est important que nous tous, bouddhistes inclus, tentions d'établir un contact avec notre passé pré-chrétien. J'ai en fait parfois pensé que le bouddhisme ne pourrait se répandre en Occident qu'après un renouveau du paganisme. Peut-être le bouddhisme doit-il s'enraciner en Occident avant qu'il ne puisse commencer à fleurir.
En quoi consisterait un paganisme renouvelé ? Avant tout, il nous faut nous garder d'avoir une image romantique de la culture païenne. Elle contenait des éléments très positifs, dont nous pouvons retirer quelque chose, mais il serait une erreur de peindre une magnifique image d'un paganisme noble, en la contrastant avec une image sombre, telle que celle du christianisme médiéval. Cela ne serait ni juste ni historiquement correct. Et puis, quoiqu'il serait agréable de penser que, quand les gens se libèrent de leurs attitudes éthiques non bénéfiques, leur humanité naturelle et droite s'épanouit simplement, il serait naïf de supposer que la disparition du christianisme nous laisserait avec une humanité pure, propre et agréablement parfumée. Les nazis étaient païens en un sens - certains d'entre eux professaient contempler les anciens dieux, et firent même revivre d'anciens festivals - mais quelle sorte de paganisme était cela ?
De toute façon, les païens pré-chrétiens n'étaient pas du tout parfaits. On lit des choses tout à fait horribles sur la morale de la Rome antique. Peut-être ne doit-on pas attacher trop d'importance aux Satires de Juvénal, car il faisait des remarques personnelles d'une manière un peu lourde, mais tout n'était certainement pas légèreté et douceur avant l'avènement du christianisme. La culture païenne n'était pas faite que de belles statues grecques et de gens se promenant en robes blanches. Il y avait des choses terribles, comme l'esclavage, ou les combats de gladiateurs au Colisée. Par certains côtés, le christianisme fut une avancée certaine par rapport à tout cela (et, bien sûr, les Romains eux-mêmes furent responsables de la quasi-destruction du paganisme celte).
En contemplant le renouveau du paganisme, je ne pense pas au paganisme sous une forme particulière de culte, comme le paganisme classique ou le paganisme germanique, mais plus à une « nature humaine intacte » ou à une « nature humaine saine et heureuse ». Ceci, cependant, en ce qui nous concerne, est une chose qui doit être cultivée, développée. La personne humaine heureuse et saine, vivant libre et indépendante des attitudes de la société qui l'entoure, est une invention de l'imagination. On ne rencontre jamais de personne qui n'ait été conditionnée d'une manière ou d'une autre, positivement ou négativement, par la société dans laquelle elle a grandi.
Au dix-huitième siècle, les gens aimaient à spéculer quant à ce qu'il se passerait si l'on mettait un enfant sur une île déserte et si on le laissait grandir seul. Quelle sorte d'être humain deviendrait-il ? Bien sûr, nous ne le saurons jamais, car nous ne pouvons élever un enfant ainsi. Le concept de la personne humaine n'ayant été conditionnée par aucune culture est une construction hypothétique. Nous pouvons cependant certainement devenir un être humain heureux et sain en résultat d'une formation et d'une vie spirituelles.
Personnellement, je serais heureux de voir une combinaison de paganisme celte et de bouddhisme - l'un pour la majorité, l'autre pour la minorité - tolérants l'un envers l'autre, de telle sorte qu'il soit aisé de passer de l'un à l'autre. C'était tout à fait comme cela au temps du Bouddha : le plupart des gens suivaient les anciens cultes ethniques, mais le Bouddha était libre de recruter des disciples parmi eux.
Nous ne pouvons remonter le temps. Il est difficile d'échapper aux influences chrétiennes en Occident. Certaines personnes grandissent sans trop être imprégnées de christianisme, mais il n'y a pas de substitut païen sain, pas de paganisme prêt à l'emploi à utiliser comme substitut aux éléments ethniques manquants dans le christianisme. Une attitude véritablement païenne ne s'est pour l'instant pas du tout développée dans notre culture occidentale post-chrétienne, même si certaines personnes aimeraient à penser que c'est le cas.
Comment pouvons-nous donc apporter à notre vie bouddhique les éléments du paganisme qui sont particulièrement utiles ? Il y a deux aspects fondamentaux du paganisme qui sont particulièrement importants pour une vie humaine saine et heureuse : un sens de notre interdépendance avec la nature, et une moralité plus naturelle.
Une des caractéristiques du paganisme est un sens d'interdépendance avec la vie sur Terre. Le christianisme officiel enseigne que la Terre a été maudite en résultat de la chute de l'homme. Si vous voyez la Terre avec des lunettes chrétiennes, elle a chu, tout comme l'a fait l'humanité. La Terre est mauvaise car la nature est mauvaise, liée avec le diable. Voilà l'attitude chrétienne orthodoxe, quoiqu'elle ne soit pas toujours formulée : tout ce qui est naturel vient du diable. Dieu a créé la Terre bonne, mais elle est devenue corrompue du fait de la chute de l'homme. Les gens peuvent dire qu'ils ne croient plus à cette doctrine, mais un tel sens de la nature est toujours présent, avec l'idée selon laquelle la nature doit être exploitée, qui vient de l'Ancien Testament.
Le paganisme, inversement, est un sens d'unité avec la nature, un sens que l'on fait partie de la nature, et que la nature est saine et bonne - « naturelle », en un mot, saine et innocente. Et puisque l'on en fait partie, on est soi-même naturel, sain et innocent. C'est l'essence du paganisme, et si l'étude des anciennes religions ethniques ou de la mythologie païenne nous aide à en faire l'expérience, il vaut la peine de s'y engager ; sinon, cela a peu de valeur spirituelle.
Nous pouvons en faire une expérience plus directe avec des célébrations et des rituels. Nous pouvons célébrer les saisons, par exemple : nous pourrions avoir un festival du solstice d'hiver et un festival du printemps. La première fois, nous pourrions nous sentir gênés, mais nous pourrions nous y habituer, et avoir des feux de joie, des danses du printemps, et d'autres choses comme celles-là. Il y a quelque chose d'analogue dans la tradition tibétaine, sous la forme du festival du Nouvel An. C'est une chose importante pour les Tibétains. Ils donnent une coloration bouddhique à ce festival, mais elle provient certainement de leurs racines pré-bouddhiques. Les chevaux, par exemple, étaient très importants pour les peuples nomades pré-bouddhistes du Tibet, et aujourd'hui encore les courses de chevaux forment une grande part des célébrations du Nouvel An - interprétées comme permettant d'accélérer la venue de Maitreya, le Bouddha du futur.
Le second domaine dans lequel nous pourrions bénéficier d'un renouveau du paganisme est celui de la moralité, laquelle, bien sûr, est ici notre thème principal. Une attitude plus païenne, laissant tomber les attitudes éthiques chrétiennes peu utiles, ne devrait pas, bien sûr, vouloir dire une absence complète de code éthique, mais une moralité plus naturelle, plus proche des réalités de la vie et de l'expérience humaine.
Moralité naturelle et moralité conventionnelle.
Ici, nous pouvons considérer une distinction datant des tout débuts du bouddhisme : la distinction entre la moralité naturelle (en pâli : pakati-sila) et la moralité conventionnelle (paññatti-sila). La moralité naturelle fait référence au comportement qui est en relation directe avec les états d'esprit, tandis que le comportement moral conventionnel est une question de coutumes et de tradition : il n'a pas de base psychologique, et n'est pas en relation avec un état d'esprit spécifique. Par exemple, essayer de ne pas faire ce qui est basé sur un état d'avidité, particulièrement sous ses formes les plus névrotiques, est une question de moralité naturelle ; mais que l'on ait une épouse, ou deux, ou quatre est une question de moralité conventionnelle.
La moralité conventionnelle inclut aussi des questions d'étiquette et de comportement comme ôter ou non son chapeau quand on entre dans un endroit sacré. Il n'y a pas nécessairement de lien entre le fait de porter son chapeau ou non et le degré de vénération que l'on ressent ; il est simplement habituel dans une société ou une culture de montrer de la vénération en gardant son chapeau, tandis que dans une autre culture on montre de la vénération en l'ôtant. Le sentiment de vénération est une question de moralité naturelle, mais son mode d'expression sera dans la plupart des cas du domaine de la moralité conventionnelle, bien que l'on puisse dire qu'il y a un lien psychologique entre certains états d'esprit et certaines attitudes corporelles.
Dans la tradition bouddhique il y a des préceptes, en particulier certains des préceptes pratiqués par les moines, qui n'ont rien à voir avec la moralité naturelle. Qu'un moine porte des robes jaunes, se rase la tête, etc., est simplement une question de convention. Ceci est en théorie clairement reconnu dans la tradition Théravada, bien qu'en pratique, souvent, et certainement dans le cas de l'opinion publique, une très grande importance soit attachée à des questions de moralité conventionnelle - autant qu'aux préceptes les plus importants de la moralité naturelle - et ceci est bien regrettable.
Malheureusement aussi, les gens se sentent parfois très coupables quand ils n'observent pas la moralité conventionnelle, particulièrement si la société à laquelle ils appartiennent attache une grande importance à ces questions, les considérant pratiquement comme étant des questions de moralité naturelle. Par exemple, dans certaines sociétés, travailler est considéré comme moral et il est donc immoral de ne pas travailler ; les gens qui ne travaillent pas, dans le sens d'avoir un emploi rémunéré, sont donc méprisés, considérés comme un peu immoraux et on les fait même se sentir coupables. Ils peuvent en fait eux-mêmes se sentir coupables, comme s'ils avaient fait quelque chose de mal, alors qu'ils n'ont causé aucune offense à la moralité naturelle mais sont seulement allés à l'encontre de certaines coutumes et convenances. C'est, en un sens, la différence entre la vertu et la respectabilité. Les deux coïncident parfois, mais souvent ne le font pas. On peut être à la fois vertueux et respectable, mais il est aussi possible d'être très respectable et pas du tout vertueux, ou grandement vertueux et pas du tout respectable.
Seules les questions de moralité naturelle ont un rapport direct avec le karma. On ne devrait pas embrouiller une question de vraie vertu, de moralité naturelle, avec des préjugés à propos du bien et du mal qui peuvent n'être basés que sur des coutumes locales et qui n'ont rien à voir avec des états d'esprit sains ou malsains.
Il est très important d'être sûr, en soi-même, que l'on mène vraiment une vie éthique et que l'on ne fait pas que respecter les préjugés du groupe auquel on se trouve appartenir. La vie morale est essentiellement une question d'états d'esprit habiles et favorables s'exprimant en un comportement sain et des paroles saines. Les préceptes de la moralité naturelle sont ceux qui nous empêchent de commettre des actions défavorables - c'est-à-dire des actions basées sur l'avidité, l'aversion et l'ignorance - et nous aident à faire des actions basées sur des états d'esprit favorables, tels que la générosité, l'amour et la sagesse.
Les cinq préceptes.
Telle est la nature des préceptes traditionnels du bouddhisme, qui guident l'application des principes éthiques à tous les aspects de la vie. Il y a une série de cinq préceptes : comme le dit la phrase traditionnelle, on « entreprend les principes d'entraînement » de ne pas prendre la vie, de ne pas prendre ce qui n'est pas donné, de ne pas s'adonner à la méconduite sexuelle, de ne pas mentir, et de ne pas prendre de substances enivrantes ou intoxicantes. Une série de dix préceptes - un raffinement de ces cinq préceptes - implique la purification du corps, de la parole et de l'esprit. Et il y a les soixante-quatre préceptes particuliers des bodhisattvas. On pourrait en dire beaucoup quant à la pratique de ces préceptes, mais je voudrais ici me focaliser sur l'éthique bouddhique appliquée dans trois domaines de base de la vie humaine : la nourriture, le travail et le mariage.
Végétarisme et bouddhisme
De ces trois domaines, le plus fondamental est, bien sûr, la nourriture. Vous avez mangé il y a peu de temps, et j'en ai fait de même. Manger fait simplement partie du quotidien. Certaines personnes, dans certains endroits, ne peuvent manger qu'une fois par jour, voire un jour sur deux, mais la plupart d'entre nous mangeons plusieurs fois par jour ; la nourriture a une place très importante dans notre vie, et en occupe de très nombreuses heures. Une activité à laquelle nous accordons tant de temps, d'énergie et d'argent, et pour laquelle nous avons besoin d'arrangements particuliers dans notre maison sous la forme d'une cuisine, d'une salle à manger et d'ustensiles, doit très certainement être mise sous l'influence de nos principes bouddhiques.
Le principe le plus important ici est la non-violence, la vénération envers la vie. Cela veut dire, parmi beaucoup d'autres choses, être végétarien. Certains soûtras du Mahâyâna disent que le bodhisattva ne peut pas plus penser à manger la chair d'un être vivant qu'une mère ne peut penser à manger la chair de son enfant. Si l'on veut pratiquer le shila, on doit donc certainement faire un pas en direction du végétarisme. Parfois, les circonstances chez soi peuvent rendre cela difficile - il peut être impossible d'être strictement végétarien - mais au moins on peut avancer dans cette direction, par exemple en ne prenant ni viande ni poisson certains jours de la semaine, ou en certaines occasions. Personne n'est parfaitement non-violent, c'est toujours une question de degré. Mais nous devrions vénérer la vie autant que cela est possible ; c'est bien sûr un aspect du lien païen avec la nature dont nous avons parlé. Pratiquer le végétarisme est une application directe du principe qui guide la vie du bodhisattva : le principe de la compassion.
Il doit être dit que le Bouddha lui-même n'insistait pas sur le végétarisme. Il considérait qu'il était plus important pour ceux qui mendiaient leur nourriture de pratiquer le fait de ne pas avoir de préférence et d'accepter ce qu'on leur donnait si, du moins, ils étaient sûrs que si on leur offrait de la viande, on n'avait pas tué spécialement pour eux. Il semble cependant surprenant que si peu de bouddhistes, en Orient, aient par la suite essayé d'encourager lorsque c'était possible l'application fondamentale d'un principe bouddhique de base. Dans les dures conditions climatiques du Tibet, les denrées alimentaires végétariennes sont certainement rares, mais nombre de bouddhistes tibétains vivant en Inde continuent à manger de la viande même s'ils n'ont plus besoin de le faire. Les bouddhistes thaïlandais et birmans mangent encore plus de viande, et la majorité des moines et des laïcs de Sri Lanka ne sont pas non plus végétariens. Le Soûtra de l'Entrée à Lanka contient un chapitre entier dédié au fait que manger de la viande n'est ni habile ni favorable, mais les gens ne semblent pas le prendre très au sérieux.
En lien avec ceci, certains enseignements tantriques, mal compris, jouent un rôle. Certains lamas tibétains disent que si l'on chante certains mantras en tuant un animal, sa conscience est immédiatement libérée et va vers une sorte de paradis. Certains vont jusqu'à dire que le fait que la chair d'un animal passe à travers leur système digestif garantit la libération de cet animal. Il n'est pas possible de prouver la véracité ou la fausseté d'une telle déclaration, mais cela ressemble fortement à de la rationalisation.
Les bhikkhus thaïlandais que je connaissais en Inde disaient souvent que, comme les laïcs leur donnaient de la viande, ils ne pouvaient pas la refuser : elle était juste mise dans leur bol à aumônes. Mais les laïcs étaient des bouddhistes et l'avaient été depuis des centaines d'années, et les bhikkhus leur avaient appris tout un tas de choses, par exemple des façons compliquées, pour les femmes, de faire des offrandes sans entrer en contact physique avec eux. S'ils pouvaient enseigner aux laïcs de telles choses, pourquoi n'auraient-ils aussi pu leur apprendre à ne pas leur offrir de la viande ? Après tout, ils pouvaient expliquer que certaines sortes de viandes étaient prohibées et, selon le Vinaya du Théravada, ne devaient pas être offertes : la viande humaine, celle de tigre, etc. Ne pouvaient-ils pas leur demander de s'abstenir d'offrir les viandes de toute sorte ?
Quand je séjournais chez certains de mes amis bhikkhus thaïlandais - qui plus est à Bodh Gayâ, le lieu de l'Éveil du Bouddha - tous les plats que je mangeais contenaient de la viande. Parfois, quand je mangeais avec ces amis, la seule chose que je pouvais manger était du riz. Ils n'étaient cependant pas très compréhensifs : ils sentaient clairement que j'étais juste bizarre et qu'ils n'avaient aucune obligation de m'aider avec la difficulté que je m'étais créée.
Les moines cinghalais étaient beaucoup plus compréhensifs. Certains bhikkhus cinghalais sont végétariens, et les bhikkhus sont très coopératifs avec cela. Les Tibétains, lorsqu'on les questionne sur ce sujet, disent souvent : « Oui, nous savons que nous devrions être végétariens, mais c'est difficile au Tibet. ». Ils font une exception lors de toutes les pujas et pratiques spirituelles dédiées aux bodhisattvas Tara et Avalokiteshvara. Ils sont alors végétariens, même si les pujas durent dix jours, parce que Tara et Avalokiteshvara sont spécifiquement associés à la compassion.
En plus d'être végétarien, on devrait pratiquer la bienveillance envers soi-même en mangeant de la nourriture pure et saine (« pure », ici, ne voulant pas dire raffinée au point de ne contenir plus rien de bon). En outre, on ne devrait manger que ce qui est nécessaire pour se maintenir en bonne santé. On oublie parfois que l'utilité de la nourriture est simplement de permettre la continuation du corps. Si l'on mange une alimentation de subsistance, comme c'est le cas dans de nombreux endroits du monde, on sait cela très bien, mais ce n'est pas aussi évident en Occident, où l'on a un régime optimal, pour ne pas dire plus.
On ne devrait pas non plus manger de façon névrotique : on ne devrait pas utiliser la nourriture pour tenter de satisfaire d'autres besoins. Et l'on devrait manger tranquillement et paisiblement. De nos jours, beaucoup de gens font des repas d'affaires, au cours desquels ils essaient en même temps de faire des affaires et de manger. C'est une conduite grossièrement non-civilisée. Manger devrait se faire calmement et paisiblement, même méditativement. Manger dans un restaurant ou dans un bar, où il y a beaucoup de bruit et de conversations sonores, n'est bon pour aucune personne sensible et attentive. Le principe, ici, est que l'on devrait manger avec attention, avec une conscience complète de ce que l'on est en train de faire. On ne devrait pas manger en lisant son journal au petit-déjeuner, ou en ayant une dispute familiale, ou même en discutant de choses pratiques.
Comme exemple d'attention dans ce domaine, il n'y a rien de plus beau que la cérémonie du thé japonaise. Un petit groupe de gens se rassemblent dans un endroit calme, comme une petite maisonnette au fond d'un jardin, et ils s'assoient autour d'un petit poêle à charbon, écoutant la bouilloire qui se met à frémir. Puis, avec des mouvements lents, grâcieux, délicats et pleins d'attention, le thé est versé et passé aux invités. Et les gens sirotent leur thé, assis paisiblement côte à côte, présents à cette activité quotidienne et ordinaire qu'est boire du thé.
La cérémonie du thé japonaise démontre à quel pic de perfection les actes du quotidien peuvent être élevés quand on les fait avec attention. En fait, quoique cette affirmation puisse aisément être mal comprise, on pourrait presque dire qu'il vaut mieux manger son steak aux oignons en pleine conscience que son burger végétarien sans conscience. Le point essentiel, ici, est que même manger, cette activité si ordinaire, peut être transformé en une sorte d'art - un dô, pour employer le mot japonais. Une personne qui mangerait et boirait en pleine conscience tous les jours, année après année, pourrait même en bénéficier spirituellement autant qu'elle bénéficierait d'une pratique régulière de la méditation. Pour s'encourager à être attentif de cette façon, on peut se rappeler quelques mots appropriés, ou réfléchir à la source de la nourriture que l'on est en train de manger.
Travail et bouddhisme.
Un autre domaine de l'éthique, particulièrement important en Occident, est lié au travail. Nous avons tendance à penser que tout le monde devrait travailler - c'est-à-dire travailler pour de l'argent ; nous pensons que c'est mal, que c'est même un péché de ne pas gagner sa vie. Nous avons déjà considéré ceci comme un exemple de moralité conventionnelle. C'est sans aucun doute hérité du protestantisme. Certaines personnes ne peuvent pas prendre quelques jours de congés, ou passer quelques heures de plus au lit le matin, sans s'en sentir terriblement coupables. Nous pensons en général que nous devrions faire quelque chose. Parfois, le seul fait de voir une personne simplement assise et ne faisant rien de particulier nous agite, nous rend mal à l'aise, et nous voulons la faire bouger, comme si le seul fait que cette personne ne fasse rien alors que nous sommes si occupé était une menace personnelle.
Ce n'est pas une chose nouvelle. On la trouve par exemple dans les Évangiles, dans l'histoire de Marthe et de Marie. Marthe s'active pour que tout soit prêt, tandis que Marie reste simplement aux pieds de Jésus, l'écoutant alors qu'il y a un repas à préparer et à servir, et de la vaisselle à faire. Marthe est très indignée ; Jésus, cependant, dit que Marie a choisi la bonne part. En Occident, nous avons tendance à être des Marthe plutôt que des Marie ; ce sens que nous avons que nous devrions faire quelque chose est une sorte de maladie.
Pour autant que nous le sachions, le Bouddha n'a jamais travaillé. Il naquit dans une famille aisée et aristocratique. Il avait beaucoup de serviteurs. Selon tous les récits, il passait la plupart de son temps dans des palais, avec des chanteuses, des danseuses et des musiciens. Puis, après avoir quitté chez lui et être devenu mendiant, les gens lui donnaient de la nourriture et des vêtements. Il n'a jamais rien fait pour gagner sa vie. Bien sûr, il enseignait le Dharma, mais il l'aurait fait de toute façon : c'était sa nature, comme la nature du soleil est de briller. Il ne travailla jamais pour gagner de l'argent, il ne fit pas un seul jour de travail de toute sa vie.
J'ai jusqu'à maintenant parlé du travail dans le sens d'emploi rémunéré, mais il y a le travail créatif. Le travail créatif est en fait une nécessité psychologique. Il peut prendre différentes formes : élever et éduquer des enfants, écrire, peindre ou cuisiner, ou s'engager dans un projet social constructif. Produire, créer, est un besoin humain. Mais il n'a pas à être associé à un emploi rémunéré. Dans une société idéale, personne ne devrait travailler pour un salaire. On donnerait à la communauté ce que l'on peut, et la communauté donnerait à chaque personne ce dont elle a besoin.
Cet état de choses est cependant sans doute encore lointain et, en attendant, nous devons gagner notre vie et être employé dans le sens ordinaire ; nous devons donc appliquer les principes des moyens d'existence justes. Brièvement, cela veut dire travailler sans exploiter les autres, ni de façon dégradante pour soi. Et, quel que soit notre emploi, il devrait toujours nous laisser du temps pour l'étude, la méditation, les rencontres avec nos amis et d'autres activités positives et créatives.
Mariage et bouddhisme
Un autre aspect de la vie qui affecte presque tout le monde, d'une manière ou d'une autre, de façon formelle ou informelle, est le mariage. La conception bouddhique du mariage est bien différente de la conception occidentale traditionnelle. Pour commencer, le mariage, dans le bouddhisme, n'est considéré ni comme un sacrement religieux, ni comme un contrat légal. Selon la tradition bouddhique, le mariage est simplement une relation humaine qui est reconnue par la société, représentée par les amis et la famille.
En Occident, la robe blanche, le bouquet de la mariée, les sonneries de cloches de l'église et toutes les choses de ce genre ne sont plus de rigueur comme elles l'ont été, mais dans l'Orient bouddhiste, il n'y a jamais eu de cérémonie de mariage comme cela. Quand quelque chose est fait pour marquer l'événement, le couple concerné organise une fête pour les amis et la famille, et annonce juste officiellement qu'ils vivent ensemble. Un de mes amis du Sikkim et sa femme n'ont fait cette fête qu'après avoir vécu vingt ans ensemble, et après que les enfants avaient grandi. Mais pendant toutes ces années, ils n'étaient pas considérés comme « vivant dans le péché ». Si un homme et une femme vivent ensemble, ils sont mariés. C'est la vue bouddhique. Le mariage consiste en une vie commune, et non en un contrat légal, une convention sociale ou même une annonce officielle. Le mariage est avant tout la relation elle-même. Après la fête tenue pour démarrer ou célébrer la relation, le couple peut aller au temple ou au monastère voisin et demander une bénédiction, mais ce n'est pas une cérémonie de mariage. Les moines peuvent bénir la relation, mais ils ne la créent pas - ils la reconnaissent simplement, donnant leur bénédiction pour que le couple vive heureux, en accord avec l'esprit du Dharma, s'aidant mutuellement à pratiquer les enseignements du Bouddha.
Dans ce contexte, il n'est pas surprenant que dans tous les pays bouddhistes, depuis des siècles, il n'y ait jamais eu de difficulté à dissoudre un mariage, si ceux qui sont concernés le désirent. Aussi, après le mariage, la femme garde son propre nom. Ceci est de plus en plus fréquent en Occident, mais ici c'est une chose assez neuve, tandis qu'en Orient il n'en a jamais été autrement. Dans les pays bouddhistes d'Orient, il n'y a pas un modèle unique de relation de mariage ; le bouddhisme ne dit nulle part que la monogamie est la seule forme de mariage possible. La monogamie, la polygamie et même la polyandrie existent dans les pays bouddhistes et sont considérés comme tout à fait respectables. Les bouddhistes portent entièrement leur attention sur la qualité des relations humaines entre ceux qui sont concernés.
Voilà, très brièvement, les points de vue bouddhiques ordinaires sur la nourriture, le travail et le mariage, trois aspects clefs du shila, la pratique essentiellement tournée-vers-soi de la vie du bodhisattva. Mais nous ne devons pas oublier que c'est la shila paramita qui nous intéresse ici : le shila en tant que perfection, le shila uni à la sagesse. La droiture, aussi soigneusement observée soit-elle, n'est pas une fin en elle-même mais un moyen, un moyen d'aller vers l'Éveil. En fait, selon le bouddhisme, si le shila est considéré comme une fin en soi, il devient un obstacle. Il en est de même avec le dana, la générosité. Le dana comme fin en soi est humanitarisme ou philanthropie séculière ; c'est bien, mais ce n'est pas suffisant. La seule vraie raison de pratiquer le dana et le shila est comme des moyens pour aller vers l'Éveil, pour soi-même et pour tous les êtres sensibles.
J'ai parlé plus tôt de la possibilité de conflit entre la pratique du dana et celle du shila. Shantideva y fait référence dans le Bodhicaryâvatâra :
Qui que ce soit qui, ayant atteint l'Éveil, commence à agir, devrait ne penser à rien d'autre. Dans la mesure où cela peut être accompli, c'est au moyen d'une application de la totalité de son être.
De cette manière, tout est bien fait. Sans cela, les deux (intérêts en conflit du dana et du shila) peuvent ne pas être réalisés. Et le défaut de la non-attention (samprajanya) va se développer plus avant.
Shantideva suggère que ce conflit potentiel peut être résolu si l'on agit toujours avec attention, réflexion, soin et pleine conscience. Si votre attention est suffisamment forte, tout conflit entre les demandes respectives du dana et du shila sera résolu, presque automatiquement. Supposons, par exemple, qu'un moine rencontre une femme très malade. Naturellement, il voudra lui donner des remèdes et s'occuper d'elle. Mais parce qu'elle est une femme, passer trop de temps à s'occuper d'elle peut le conduire à mettre en péril ses vœux monastiques et à compromettre sa pratique du shila. Un conflit s'élève donc dans le contexte de sa vie monastique. Mais cela ne fait rien. Si ce moine garde son attention et sa pleine conscience, quoi qu'il fasse, il résoudra ce conflit.
D'un point de vue historique, il semble que certains membres de la sangha aient fait l'expérience d'une tension entre les exigences du dana et les exigences du shila. Certaines des règles monastiques étaient très strictes et, on peut le penser, pouvaient restreindre les activités du bodhisattva. Il y avait par exemple des règles enjoignant de ne pas enseigner le Dharma à des gens portant un turban ou une épée. Le bodhisattva, par la force de son désir de donner la doctrine, peut bien écarter ces règles. Techniquement, il enfreint alors certains shilas de la loi monastique. Mais Shantideva dit en fait : « Un conflit apparaîtra, mais cela ne fait rien. » Soyez attentifs, soyez conscients, dans tout ce que vous faites, et tout se passera bien, en ce qui concerne le dana, le shila et tout le reste.
C'est certainement ce que j'ai constaté durant mon temps en Inde, en particulier quand je faisais des choses avec amis bhikkhus thaïs, qui étaient habituellement très stricts quant à l'observance des règles monastiques. Il y avait souvent un véritable conflit entre les règles et les exigences de la situation. Supposons que quelqu'un vous ait demandé de faire une conférence commençant à 10 heures et ayant toutes les chances de ne pas finir avant 13 heures. Quand mangeriez-vous ? Vous n'être pas censé manger après midi : pour un moine strict, c'est une chose très importante. Nous discutions de la situation entre nous. Devrions-nous annuler la conférence afin de pouvoir observer règle de midi, ou y aller et ignorer la règle, ou peut-être même jeûner jusqu'au lendemain matin ? Certains moines étaient heureux de jeûner, mais d'autres ne le voulaient pas du tout. Après une longue discussion nous tombions d'accord pour prendre notre repas une heure plus tard. Les bhikkhus disaient : « Ce n'est pas grave, c'est pour le bien du Dharma. » Bien qu'ils aient été de stricts théravadins, ils adoptaient une approche plus mahâyâniste. En d'autres occasions, il fallait nous rendre quelque part en charrette tirée par des bœufs, ce qui est aussi prohibé par les règles monastiques ; mais il n'y avait pas d'autre moyen de transport. Si nous avions marché, nous serions arrivés trop tard pour donner nos conférences.
Un bon nombre de moines de la tradition Théravada, de nos jours, font l'expérience d'un conflit entre leur désir de propager le Dharma et les exigences des règles monastiques qui entravent leur travail de bouddhistes. Ce genre de choses a dû arriver fréquemment en Inde, alors que la société changeait, que le Mahâyâna se développait et que, peut-être, certaines règles étaient interprétées trop étroitement. Shantideva est cependant rassurant et dit que si l'on est toujours attentif, de tels conflits seront non seulement résolus mais que l'on n'en fera plus l'expérience en tant que conflits de la même manière. C'est là l'union des opposés vers laquelle conduisent tous les aspects de l'idéal du bodhisattva.
The Bodhisattva Ideal © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.