L'idéal héroïque dans le bouddhisme.


Pour diverses raisons, notamment historiques, les qualités héroïques ne sont pas ce qui vient généralement à l'esprit lorsque l'on pense au bouddhisme. Elles y sont pourtant très importantes et très présentes, et ce dès les origines de la tradition, puisqu'on les retrouve encore et encore dans la vie du Bouddha. Et elles nous sont très utiles si, nous aussi, nous voulons progresser sur la voie.

Quelques idées fausses sur le bouddhisme.

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Bien que très peu de gens, en Occident, aient jusqu'à présent eu l'opportunité d'étudier ou de pratiquer le bouddhisme en profondeur, la plupart d'entre-nous en avons une impression. Nous avons aussi une impression du Bouddha. Nous rencontrons ou entendons parler de gens qui ont épousé le bouddhisme, nous lisons des articles sur le bouddhisme dans les journaux, nous entendons des gens en parler à la radio ou à la télévision. Nous pouvons même, si nous allons au cinéma, voir des stars jouant le rôle du Bouddha. Certaines de ces impressions peuvent être très positives, et même dans une certaine mesure précises, mais inévitablement il y en a d'autres qui sont très trompeuses, et les idées fausses, une fois établies, sont notoirement difficiles à éradiquer. Les idées fausses les plus persistantes dérivent en fait des premiers interprètes occidentaux du bouddhisme, qui le voyaient naturellement du point de vue de leur propre tradition religieuse - en Grande-Bretagne une version victorienne du christianisme. Il était tout naturel que cette première vague de littérature occidentale sur le bouddhisme l'explique à des lecteurs essentiellement chrétiens à l'aide de concepts chrétiens, mais les idées fausses générées ainsi ont remarquablement résisté au passage des ans.

L'une d'entre elles, par exemple, était l'idée que le bouddhisme n'était pas une religion dans le sens complet du mot. Selon cette vue, il pouvait être considéré comme un système de philosophie impressionnant, tel que ceux de Platon, de Kant ou de Hegel, ou bien comme un admirable système d'éthique, voire comme un système – un système remarquable – de mysticisme ; mais rien de plus que tout cela. Les érudits catholiques en particulier (pour une raison ou une autre les érudits catholiques ont toujours tendu à se faire une spécialité du bouddhisme) l'ont ainsi damné avec de faibles louanges, en suggérant d'une façon ou d'une autre qu'il y avait toute une dimension qui manquait au bouddhisme, et qui était apportée par le christianisme.

Une autre idée fausse également tenace était que le bouddhisme était une religion spécifiquement orientale, qui était inextricablement liée à diverses cultures orientales. C'est évidemment une vue fausse qu'il est difficile de révéler, car même de nos jours il semble y avoir beaucoup d'enthousiasme à l'idée de distinguer l'essence du bouddhisme de ses expressions culturelles, aussi invariablement exotiques, colorées et attirantes soient-elles. Mais pour que la pratique de la voie bouddhique soit réellement établie en Occident, il nous faudra trouver des manières d'intégrer le Dharma avec notre propre culture, plus banale, grise et familière.

L'idée fausse particulière dont traite ce texte trouve son origine dans la perception victorienne du Bouddha lui-même. Les victoriens tendaient, tout naturellement encore, à le voir comme une sorte de Jésus oriental, et la conception populaire victorienne de Jésus était une version assez insipide du vrai Jésus. On a dit que pour les victoriens, le Christ était une figure fantomatique vêtue d'un drap blanc planant au-dessus de la Galilée et réprimandant les gens qui ne croyaient pas au symbole de Nicée. Un Bouddha victorien fut installé de même dans l'imagination populaire sous la forme d'une figure fantomatique vêtue d'un drap blanc, planant au-dessus de l'Inde et réprimandant les gens qui n'étaient pas gentils avec les animaux.

De cette façon, le bouddhisme commença à être perçu comme un enseignement et une tradition assez passifs, négatifs et lâches. Cette impression ne peut malheureusement qu'être renforcée, peut-être inconsciemment, par toute rencontre que l'on peut avoir avec l'art bouddhique tardif ; dans la phase décadente de cet art, le Bouddha y est représenté comme une personne douce, rêveuse et efféminée. En ce qui concerne les représentations de masse du Bouddha que l'on trouve de nos jours en Inde – habituellement sur des calendriers – leurs tentatives de représenter le sourire de l'Éveil laissent le Bouddha minaudant coquettement comme une starlette sentimentale.

Un autre facteur qu'il nous faut prendre en compte est que le bouddhisme est une religion de provenance indienne. Alors que la culture indienne est respectée pour sa « spiritualité », elle est aussi regardée de haut comme étant arriérée, lente, non-progressiste et non-entreprenante ; des épithètes tels que ceux-ci semblent s'attacher naturellement au bouddhisme lorsqu'il est considéré comme une religion indienne.

Il nous faut aussi reconnaître qu'une grande partie de l'enseignement bouddhique contemporain en Orient, en particulier à Sri Lanka, en Birmanie et en Thaïlande, a eu tendance à être plutôt négatif. On vous dit de ne pas faire ceci, de vous abstenir de ceci et de vous retenir de faire cela, mais ce n'est que beaucoup plus rarement que l'on vous dit ce que vous pouvez faire pour développer des qualités positives et vous développer de manière positive. Les plus anciennes écritures bouddhiques reconnaissent que vous ne pouvez avoir un côté d'une pièce sans en avoir l'autre, et font montre d'un accent direct et positif tout autant que d'un accent négatif et sans compromission, mais l'enseignement a trop souvent été présenté en Occident en termes d'évitement ou de fuite plutôt que d'engagement.

Afin de redresser la balance, il nous faut regarder d'un œil neuf ce qu'est le bouddhisme ; il nous faut peut-être repenser toute notre attitude face à la vie spirituelle. Le but de l'enseignement bouddhique est l'atteinte de l'Éveil, la bouddhéité, un état de perfection morale et spirituelle, et cet idéal exige la mise en œuvre à un niveau moral et spirituel de qualités héroïques. Quand nous parlons de l'idéal héroïque dans le bouddhisme, nous ne parlons de rien qui soit distinct de l'idéal spirituel, voire même qui en soit opposé. Nous parlons de l'idéal spirituel lui-même ; un idéal qui nécessite un héroïsme du plus haut degré.

Mais nous n'en avons cependant pas encore fini. Il est très bien de suggérer que l'idéal spirituel n'est pas qu'un idéal gentil et propret, et que c'est en fait un idéal héroïque. Mais que ressentons-nous vraiment face à cet « idéal héroïque » ? Regardons les choses en face : tout cela est un concept démodé. La notion d'avoir des idéaux suggère une « aliénation » et un manque d'« acceptation », pour utiliser une terminologie à la mode. En ce qui concerne le héros et l'héroïne, il ou elle est souillé par une suggestion de noblesse, d'une sorte de supériorité réelle dans sa manière d'être, à laquelle le goût moderne objecte d'une façon ou d'une autre.

Il y a cent ans c'était très différent. Les victoriens affichaient leurs idéaux élevés avec une assurance qui semble incroyable aujourd'hui, et l'idéal héroïque avec plus de fureur encore. Le goût victorien pour le culte du héros était tel que presque tous ceux qui avaient pris une certaine hauteur dans la vie publique pouvaient être vénérés comme des héros, voir adorés comme tels. C'est peut-être pour cette raison que la personne qui représentait leurs idéaux spirituels les plus élevés, Jésus, était une figure si éthérée – pour le distinguer des objets plus mondains de l'adoration publique. Le texte de Thomas Carlyle, Les héros et le culte des héros, originellement publié en 1841, rendit évident le fait que « l'histoire est la biographie des grands hommes ». Thackeray put rendre son roman La foire aux vanités unique parmi tous ceux qui sortaient des presses à l'époque (1848) en le sous-titrant Un roman sans héros.

Sur la cheminée de toutes les maisons anglaises vous trouviez des figurines en porcelaine de toutes les personnes estimées du public. Alfred Lord Tennyson, Florence Nightingale, Charles Gordon, Gladstone et Disraeli étaient admirés comme les pop-stars le sont aujourd'hui. Et à peine morts, paraissaient au moins trois, et souvent six ou sept gros (pour le pas dire monumentaux) volumes de mémoires et de lettres. Une biographie victorienne était un exercice d'hagiographie ; elle avait pour but de présenter le grand homme dans toute sa gloire, prenant la pose ou l'attitude dans laquelle tout le monde voulait s'en souvenir. C'est pourquoi, même rétrospectivement, les grands victoriens semblent être plus grands que nature.

La première guerre mondiale fut vendue à l'homme de la rue comme une opportunité d'être lui-même héroïque, et c'est probablement l'association de la pose héroïque avec l'incompétence des généraux et la tuerie de masse qui fit tomber l'idéal héroïque. Les biographies devinrent des exercices de démystification, en montrant combien petits et ordinaires étaient vraiment les grands hommes. L'exemple classique de ce nouveau type de biographie est Éminents victoriens de Lytton Strachey (1918), dans lequel pas moins de quatre grands victoriens souffrirent l'affront d'être serrés l'un contre l'autre dans un mince volume. Les victoriens eux-mêmes auraient considéré cela comme choquant, ou presque indécent – comme l'enterrement de quatre personnes dans la même tombe.

Aujourd'hui, les héros et les héroïnes peuvent toujours être trouvés dans les œuvres de fiction plus commerciales (sous une forme galvaudée et pervertie), mais rarement ailleurs, et certainement pas en politique. Quand vous vous souvenez que des gens écrivaient à Gladstone ou à Disraeli en leur demandant une mèche de cheveux qu'ils puissent porter dans un pendentif, il vous faut admettre que les temps ont changé. Il serait difficile de trouver une personne œuvrant aux grands problèmes de nos jours qui soit adulée d'une telle façon. Il ne fait aucun doute que c'est comme cela que les choses doivent être. Le culte du héros des victoriens était certainement un mauvais cas de projection, et leurs idéaux peuvent parfois ressembler à de l'hypocrisie. « Personne n'est un héros de son propre valet », observons-nous avec sagesse. Si, cependant, nous remplaçons les idéaux par du cynisme, nous nions la possibilité de changement, et si nous prenons le point de vue du valet sur le héros, si toute l'idée du héros semble être un peu ridicule et absurde, si nous refusons de respecter quelqu'un qui a des qualités exceptionnelles, nous nions la réalité aussi sûrement que le faisaient les victoriens. Cela veut dire que nous ne pouvons pas prendre sérieusement une personne aux capacités extraordinaires qui a des idéaux, c'est-à-dire quelqu'un qui est sérieux au sujet d'une chose importante et s'en soucie profondément.

'Who is the Buddha?' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1994, traduction © Ujumani, 2011.

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  1. Quelques idées fausses sur le bouddhisme.
  2. Shakyamuni : éveillé, héros et conquérant.
  3. De la nécessité des qualités héroïques pour la vie spirituelle.
  4. Une résolution inébranlable.
  5. L'idéal du bodhisattva, un idéal héroïque.