Le noble chemin octuple.

La société idéale : moyens d'existence parfaits.

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Il est incontestable que tout le monde rêve. Les psychologues nous disent que nous rêvons tous quatre ou cinq fois par nuit. On nous dit même que les animaux rêvent, comme nous pouvons parfois le constater chez nos animaux familiers. Non seulement tout le monde rêve durant la nuit, pendant le sommeil, mais tout le monde rêve éveillé. Par un après-midi chaud et ensoleillé, quand, peut-être, vous êtes assis sur un banc, dans un parc, et que vous vous sentez très calme et très à l'aise, vous commencez à songer. C'est quelque chose que tout le monde fait à un moment ou à un autre.

Bien sûr, le rêve éveillé est généralement une espèce de réalisation de ses souhaits, un exercice à la Walter Mitty. Nous songeons à toutes les choses que nous aimerions faire et aimerions être ; et la raison de ceci est que bien trop souvent nous trouvons la vie quotidienne ennuyeuse et inintéressante. Peut-être avons-nous un travail fatigant et monotone. Peut-être sommes-nous dans des circonstances que nous n'aimons pas. Peut-être avons-nous à être avec des gens avec lesquels nous ne sommes pas en des termes particulièrement amicaux. Peut-être même trouvons-nous la vie non seulement ennuyeuse et inintéressante, mais aussi réellement douloureuse. Nous essayons donc de nous en évader et de créer notre propre monde en dehors de notre existence ordinaire. Nous commençons à rêver de diverses manières. Nous commençons à imaginer une situation meilleure. Nous commençons à imaginer quelque monde idéal, quelque société idéale, dans lesquels les imperfections de ce monde et de cette société n'existent pas. Ici se trouvent la misère et la souffrance, mais nous aimons à rêver à un autre endroit, à un autre monde où tout le monde est heureux et où, sans aucun doute, nous pouvons aussi être heureux. Rêver de cette manière n'est pas totalement une mauvaise chose, tant que nous ne nous y complaisons pas trop souvent ni quand nous devrions vraiment faire autre chose.

Quoique la plupart des rêves éveillés soient ce qui pourrait être décrit comme des fantaisies improductives, ce sont parfois des plans pour le futur. Dans certains cas, le rêve d'aujourd'hui peut être la réalité de demain. En regardant l'histoire du monde, l'histoire de la culture, des religions, des arts, de la philosophie, nous voyons que les plus grands des hommes et des femmes du passé ont parfois été les plus grands rêveurs. Si nous nous tournons vers la Grèce antique, vers Platon - sûrement un des plus grands hommes qui ait jamais vécu - nous voyons que lui aussi rêvait ses rêves. Le plus célèbre de ses rêves est La République, le grand dialogue en douze livres dans lequel Platon rêve son rêve d'une société idéale, la société basée sur la justice. Passant à d'autres époques et à d'autres cultures - et à d'autres rêves -, nous avons dans le livre de L'Apocalypse, le dernier livre de la Bible, la merveilleuse vision de la nouvelle Jérusalem avec ses murs de jaspe et ses portes de perle - une vision d'une grande signification archétype et mythique. En se rapprochant de notre époque, nous trouvons L'Utopie de More, La Nouvelle Atlantide de Bacon, La Cité du Soleil de Campanella, et ainsi de suite jusqu'à Mr Barnstaple chez les Hommes-Dieux de H. G. Wells. Ce sont tous des rêves d'une société idéale, des rêves d'un monde transfiguré et transformé.

Le bouddhisme aussi a ses rêves éveillés. Un rêve bouddhique de la société idéale se trouve dans la conception - ou la vision - de Sukhavati, la « Terre Pure » d'Amitabha, le Bouddha de la lumière infinie, ainsi qu'elle est décrite dans certains des grands soûtras du Mahayana. Telle qu'elle est en particulier enseignée par les écoles Shin de bouddhisme japonais, une Terre Pure du type représenté par Sukhavati, la « Terre Heureuse », est un endroit, un monde, une dimension d'existence, où il n'y a ni douleur, ni souffrance, ni misère, ni séparation, ni deuil, ni perte d'aucune sorte. C'est un endroit où il n'y a ni vieillesse, ni maladie, ni mort. C'est un endroit de paix parfaite où il n'y a ni conflit, ni guerre, ni bataille, ni même aucune incompréhension - la perfection et le bonheur y vont jusque là ! Ces grands soûtras du Mahayana nous disent aussi que la Terre Pure, ou Terre Heureuse, est un endroit où il n'y a pas de distinction de sexe, et où personne n'a jamais besoin de travailler. La nourriture et les vêtements apparaissent d'eux-mêmes, à chaque fois que l'on en a besoin. Dans la Terre Pure personne n'a rien à faire, excepté rester assis sur son lotus doré, pourpre ou bleu, au pied du Bouddha, et l'écouter exposer le Dharma. Pour couronner le tout, surtout de notre point de vue anglais, il nous est raconté que dans la Terre Pure le temps est toujours au beau fixe. C'est un rêve bouddhique, une vision d'une société idéale et d'un monde idéal.

Ceci peut sembler assez éloigné, assez archétype et mythique, et sans beaucoup de rapport direct avec nous ; mais le bouddhisme, quoiqu'il puisse rêver, et rêver de très belle manière, ne se contente pas d'en rester là. Toute l'approche de l'enseignement du Bouddha au sujet de ces questions est très saine, très pratique, et très réaliste. Le bouddhisme ne se contente pas de rêver de quelque société idéale pour le futur, ou de quelque monde idéal dans un autre univers ; il essaie de créer la société idéale, la communauté idéale, ici et maintenant sur cette terre. Il essaie donc de transformer, de transfigurer cette société et ce monde en l'image du futur, en l'image de l'Idéal, et il essaie de le faire d'un certain nombre de façons différentes. Une de ces façons est l'enseignement des Moyens d'existence parfaits, la cinquième étape du Noble chemin octuple du Bouddha.

Les étapes précédentes du Noble chemin octuple se sont attachées à notre expérience initiale de vue pénétrante de la nature de l'existence - nous y compris - et à la transformation par cette expérience de notre vie émotionnelle, de notre communication avec les autres, et de notre comportement quotidien, ordinaire. En d'autres termes le Chemin octuple, jusqu'à présent, s'est intéressé à la transformation de notre moi individuel, distinct. Avec cette étape, les Moyens d'existence parfaits, nous nous intéressons à la transformation de la vie collective, de la vie de la communauté, de la vie de la société. C'est un aspect du bouddhisme sur lequel on insiste peu, qui est en fait parfois minimisé ; mais l'idée que nous devrions non seulement transformer nos vies individuelles mais aussi la société dans son ensemble fait très certainement partie de la totalité de l'enseignement.

Le bouddhisme est pour la création d'une société idéale tout comme il est pour la création d'un individu idéal. Après tout, nous faisons tous partie de la société, et il nous est très difficile de nous changer tant que la société reste inchangée. Les Indiens ont un proverbe : « On ne peut travailler à la cuisine sans mettre un peu de suie sur soi » (en Inde, la cuisine est susceptible d'être une chose assez salissante). De la même façon vous ne pouvez vivre et travailler dans une société corrompue et fondamentalement non éthique sans être, dans une certaine mesure, taché par elle. Ne serait-ce donc que dans l'intérêt de notre propre vie morale et spirituelle individuelle, nous devons faire quelque effort pour transformer la société dans laquelle nous vivons. C'est très bien de parler d'un lotus fleurissant au milieu d'un bourbier, mais c'est très difficile d'être un lotus quand le bourbier est particulièrement désagréable et envahissant.

Notre existence collective a trois aspects principaux : un aspect strictement social, un aspect politique, et un aspect économique, et le bouddhisme a des enseignements qui couvrent chacun d'entre-eux.

Le bouddhisme a différents enseignements sociaux, en particulier dans le contexte de la vie ancienne des Indes. Ainsi, nous trouvons que le Bouddha n'était pas du tout en faveur du système des castes, qui était à l'époque un trait dominant de la vie sociale en Inde, et qui existe toujours. Selon ce système, votre position dans la société dépendait de votre naissance. Si vous étiez le fils d'un brahmane vous étiez un brahmane ; si vous étiez le fils d'un commerçant vous étiez un commerçant, et vous ne pouviez rien faire pour changer de statut. Aujourd'hui encore ce système est très fort et se fait sentir partout en Inde, en particulier dans les villages, et de façon générale il a un effet débilitant sur toute initiative humaine. Pour cette raison le Bouddha a dit clairement et avec insistance que le critère déterminant la position de quelqu'un dans la société ne devrait pas être la naissance, mais être la valeur. Ce n'est qu'un exemple de son enseignement social.

De la même façon nous trouvons que, dans le domaine politique, le bouddhisme défend - ou plutôt défendait dans les temps anciens - l'idéal de ce qui est appelé le dharmaraja, et qui est présenté dans un certain nombre de soûtras. Dharma signifie vérité, droiture, réalité. Raja signifie roi, ou même gouvernement. L'idéal du dharmaraja représente donc l'idéal du gouvernement par la droiture : l'idéal que, même dans les affaires politiques, les considérations et valeurs morales et spirituelles doivent être d'une importance suprême. Il représente l'idée que la politique ne devrait pas simplement être une arène où se rencontrent factions et intérêts rivaux, ne devrait pas n'être qu'une question de manipulation et de piston, mais que l'on devrait essayer de voir les principes éthiques et spirituels en jeu, et de les appliquer à cet aspect de notre existence collective.

En Inde, le plus grand exemple de cet idéal politique fut l'empereur Ashoka. C'est un grand souverain de la dynastie Maurya, qui vécut à peu près deux cents ans après le Bouddha. Il hérita de son père le royaume de Magadha, qu'il entreprit d'étendre, annexant rapidement presque tous les autres états du sous-continent. Une série d'opérations d'annexion étendirent même Magadha au-delà de l'Inde et du Pakistan actuels. Le dernier état qu'Ashoka assujettit, avant de devenir bouddhiste, fut celui de Kalinga, sur la côte Est, correspondant à peu près à l'actuel état d'Orissa. Comme Ashoka le raconta lui-même dans un de ses Édits gravés : « Cent cinquante mille personnes furent emmenées captives, cent mille furent tuées, et il en mourut plusieurs fois ce nombre. »

Voyant les ravages qui avaient été commis, Ashoka réalisa la misère créée par la guerre et par ses propres conquêtes. Dans ses propres termes, il « ressentit une profonde peine et de profonds regrets car la conquête d'un peuple auparavant non conquis impliquait le massacre, la mort et la déportation ... même ceux qui échappèrent aux calamités sont profondément affligés par les malheurs dont ont souffert leurs amis, leurs relations, leurs compagnons et leur famille, pour qui ils ressentent une affection non diminuée. » Il arrêta donc sa vie de conquérant - le seul exemple de l'histoire, peut-être, d'un grand conquérant qui arrêta ses conquêtes en pleine course parce qu'il avait réalisé la cruauté morale de ses actions. Il s'arrêta et fit complète marche arrière. Au lieu d'être connu sous le nom de Chandashoka, ou Ashoka le Terrible, comme c'était le cas avant sa « conversion », il devint connu sous le nom de Dharmashoka, ou Ashoka le Droit, et à partir de ce jour-là semble s'être considéré comme le père de son peuple.

Ashoka n'abandonna pas sa carrière politique, mais il proclama, de façon très explicite, que son idéal était le service de ceux qu'il était supposé gouverner, et il maintint que leur bien-être était le principal objet de son administration. Il soutint le bouddhisme de façon importante, envoyant des missionnaires non seulement dans différentes parties de l'Inde et de Sri-Lanka, mais aussi à Alexandrie, en Palestine et en Grèce. Malheureusement les souverains se disant bouddhistes n'ont pas toujours suivi les traces d'Ashoka. Il est peut-être dans l'histoire de l'Inde le seul véritable exemple de quelqu'un qui ait essayé de directement appliquer les enseignements bouddhiques à la vie politique, et pour cela il mérite tous les honneurs. Certains d'entre-vous sont peut-être familiers avec l'émouvant hommage que H.G. Wells a rendu à Ashoka dans sa Brève Histoire du Monde : « Parmi les dizaines de milliers de noms de monarques qui remplissent les pages de l'histoire, écrit-il, parmi leurs majestés, grandeurs, sérénités, altesses royales et autres, le nom d'Ashoka brille, et brille presque seul : une étoile. »

Le troisième aspect de notre existence collective est l'aspect économique. Dans ce domaine, le bouddhisme enseigne les Moyens d'existence parfaits, c'est-à-dire qu'il enseigne la transformation complète, à la lumière de la Vision Parfaite, de tout l'aspect économique de notre vie collective.

Ici se pose une question. Nous avons vu que notre existence collective a trois aspects principaux : social, économique et politique ; mais les Moyens d'existence Parfaits ne représentent qu'un seul de ces aspects, l'aspect économique. Pourquoi donc en est-il ainsi ? En admettant que la cinquième étape du Noble chemin octuple se préoccupe de notre existence collective, pourquoi ne se préoccupe-t-elle que de l'aspect économique ? Pourquoi les aspects politiques et sociaux ne sont-ils pas inclus dans le Chemin ? Pourquoi les Moyens d'existence parfaits et non la Citoyenneté parfaite, ou l'Administration parfaite ? Si le Chemin se rapporte à toute notre existence collective comme à toute notre existence individuelle, pourquoi n'y a-t-il que les Moyens d'existence parfaits ?

La réponse à cette question se trouve en partie dans les conditions régnant en Inde au temps du Bouddha. Le système social était relativement simple et non organisé - heureusement - et à part le système des castes il n'y avait dans ce domaine pas grand chose qui nécessitait d'être revu. Dans le domaine politique, le Bouddha enseignait et propageait le Dharma essentiellement dans des endroits où la monarchie était la seule forme de gouvernement, ce qui signifie que les gens ordinaires ne participaient pas, ou peu, à la vie et à l'activité politiques. En ce temps-là, donc, il ne servait pas à grand chose de demander à la plupart des gens de pratiquer le Gouvernement parfait ou l'Administration parfaite, voire la Citoyenneté parfaite, alors que sur ces sujets ils n'avaient guère voix au chapitre. Tout le monde, cependant, devait travailler. Même si les gens n'avaient pas à voter ou ne savaient pas ce que faisait le roi, ils devaient gagner leur vie, et la question des Moyens d'existence parfaits concernait tout le monde, même au temps du Bouddha. Et c'est pour cette raison, sans aucun doute, que les Moyens d'existence parfaits furent inclus dans le Noble chemin octuple. Nous pourrions même nous hasarder ici à une spéculation, et suggérer que le Bouddha lui-même sentait que l'aspect économique de notre existence collective était plus fondamental que l'aspect social ou que l'aspect politique, et que pour cette raison aussi il a inclus les Moyens d'existence parfaits, représentant cet aspect, dans le Noble chemin octuple. Durant la vie du Bouddha, le commerce, les affaires et la finance se développaient tous rapidement, et le Bouddha n'a pas pu ne pas être conscient de cela. Certains de ses disciples laïcs les plus proches étaient ce que nous pourrions appeler des banquiers d'affaires, dont les intérêts commerciaux s'étendaient jusqu'à Babylone.

Ayant compris les principales raisons pour lesquelles ils sont inclus dans le Chemin, essayons maintenant d'examiner un peu dans le détail ce que sont réellement les Moyens d'existence parfaits. Ce faisant nous ne devons pas oublier que cette étape du Chemin se préoccupe de la transformation de toute notre vie collective - toute notre vie sociale, toute notre vie commune - pas uniquement de son seul aspect économique. En d'autres termes elle se préoccupe de la création d'une société idéale : une société dans laquelle il nous est plus facile de suivre le Chemin ; une société dans laquelle, lorsque nous suivons le Chemin, nous n'avons pas à aller constamment contre tout ce qui nous entoure, comme cela tend à être le cas de nos jours.

Comme je l'ai dit, le Bouddha a inclus les Moyens d'existence parfaits dans le Noble chemin octuple parce que tout le monde devait travailler, et cela est bien sûr toujours d'actualité. On pourrait en fait dire que cela est aujourd'hui plus que jamais le cas, parce qu'aujourd'hui, plus de deux mille cinq cents ans plus tard, nous passons plus de notre temps éveillé à travailler et à gagner notre vie qu'à faire autre chose. Du temps du Bouddha les gens avaient au moins la saison des pluies libre (durant la saison des pluies il n'était pas possible de travailler dehors), mais tout ce que nous avons maintenant ce sont, chaque année, deux ou trois semaines au bord de la mer !

Puisqu'ils occupent la plus grande part de notre existence éveillée, nos moyens d'existence ont de façon évidente un effet important sur la totalité de notre être. Je ne pense pas que nous réalisions toujours ceci. Mais si l'on fait quelque chose sept ou huit heures par jour, cinq jours par semaine, cinquante semaines par an, et cela pendant vingt, trente ou quarante ans, ce n'est pas surprenant que cela laisse une marque sur nous, pour ne pas dire plus. L'effet que notre vie professionnelle a sur nous est une chose que nous devrions considérer et à laquelle nous devrions réfléchir. Par le passé, on pouvait reconnaître les membres de certaines professions par leur physique. Le teinturier avait toujours les mains complètement colorées par la teinture provenant des cuves, tandis que le tailleur avait le dos bossu. Aujourd'hui même, on peut souvent reconnaître un employé de bureau à ses épaules arrondies et son apparence générale peu athlétique.

Ce ne sont que les effets physiques, mais il y un effet encore plus grand sur l'esprit. L'esprit peut être encore plus sérieusement déformé. Les effets ne sont peut-être pas faciles à voir, mais ils sont quand même là, comme dans le cas de la transformation miraculeuse du portrait de Dorian Gray. Chaque fois qu'il faisait une mauvaise action, son propre visage n'était pas affecté, mais le visage sur le portrait l'était, jusqu'à ce qu'à la fin la peinture devienne une véritable image du mal. Ainsi tout le temps nos actions produisent un effet. Peu à peu, un changement prend place. Votre travail, une chose dans laquelle vous êtes engagé tous les jours, dans laquelle vous êtes plongé jusqu'au cou pendant des jours, des semaines, des mois, des années et des décennies aura un énorme - voire un terrible - effet sur l'esprit, très souvent sans que vous le sachiez. Pensez seulement à ce que doit être l'état d'esprit d'un agent de change, qui est tout le temps préoccupé par des titres et des actions, et qui peut avoir à prendre le téléphone au milieu de la nuit à cause d'un changement du marché. Ou pensez à ce que doit être l'état d'esprit d'un bookmaker. Cela aussi doit être assez terrible.

Prenant un exemple plus extrême encore, pensez à ce que doit être l'état d'esprit d'un homme qui travaille dans un abattoir. Nous ne pouvons pas fermer les yeux sur le fait qu'il y a des centaines, voire des milliers d'abattoirs dans ce pays, et des centaines de milliers de par le monde. Si l'on nous demandait de prendre sur-le-champ un couteau et de couper la gorge d'un chat, ou d'écraser un rat ou une souris, la plupart d'entre-nous ne pourrions pas le faire ; mais imaginez que vous ayez à le faire vingt ou trente fois par jour. Imaginez que vous ayez à couper la gorge d'un mouton, ou à tuer et à écorcher une vache ou un bœuf, vingt ou trente fois par jour, année après année. Que serait alors votre état mental ? Et ceci est aujourd'hui le métier de dizaines, voire de centaines de milliers de personnes dans le monde.

Un moine bouddhiste australien que je connaissais m'a dit qu'il avait fait une étude des abattoirs en Australie, et des gens qui y travaillaient. Il y avait trouvé un taux élevé de troubles mentaux sérieux - d'environ soixante-six pour cent, je pense. Les employés d'abattoirs « duraient » en moyenne deux ans seulement. Après cela la nature humaine ne pouvait plus le supporter, et dans la plupart des cas ces employés atteignaient un point où leurs troubles mentaux étaient si sérieux qu'ils étaient incapables de continuer. Nous ne devrions pas penser que c'est quelque chose qui ne nous concerne pas, car cela nous concerne bien. Nous sommes impliqués directement, moralement, car c'est notre demande de viande qui oblige des gens à gagner leur vie et à se dégrader de cette manière.

Avec l'aide de ces quelques exemples - extrêmes, admettons-le - nous pouvons commencer à voir l'importance des moyens d'existence, et à nous rendre compte que sans certains éléments des Moyens d'Existence Justes ou Parfaits, nous ne pouvons faire que peu de progrès spirituel. Il est difficile d'imaginer un travailleur en abattoir venant à une session hebdomadaire de méditation. Cela ne lui ferait aucun bien, même s'il pouvait s'asseoir calmement pour méditer. Je pense que je peux garantir que si une telle personne venait et essayait de méditer, elle aurait avant peu d'horribles visions des êtres vivants qu'elle a abattus.

Les bouddhistes de ce pays, je suis heureux de le dire, ont commencé à réaliser l'importance des Moyens d'existence parfaits. Ils ont commencé à réaliser qu'à moins de se conformer à cet idéal, dans une certaine mesure au moins, peu de progrès spirituel est possible. Parmi nos amis bouddhistes anglais, il y en a, je le sais, qui ont changé de travail, au prix parfois de sacrifices financiers considérables, pour des raisons éthiques - parce qu'ils sentaient que ce qu'ils faisaient n'était pas cohérent avec leur profession du bouddhisme, avec leur Aller en refuge. Cette volonté, de la part de quelques bouddhistes, d'abandonner des moyens d'existence rémunérateurs lorsqu'ils semblent moralement mauvais est bien sûr une évolution très saine. Jusque récemment, dans ce pays, tout comme généralement en Occident, l'intérêt pour le bouddhisme était purement intellectuel. Même des gens qui se considéraient comme bouddhistes continuaient à vivre exactement comme ils le faisaient avant d'avoir rencontré le bouddhisme, ajoutant simplement un intérêt envers le bouddhisme, ou bien son étude, à leur précédent mode de vie. Ils faisaient peu ou pas du tout d'efforts pour changer leur vie en accord avec les principes bouddhiques, surtout pas dans le domaine économique.

Dans les écritures bouddhiques, le Bouddha a beaucoup à dire à propos des Moyens d'existence parfaits, les expliquant généralement en des termes simples. Tout d'abord il les explique en termes d'abstention de mauvais moyens d'existence - le négatif venant avant le positif. Diverses professions sont fortement déconseillées. En tête de liste vient gagner sa vie par le trafic d'êtres vivants, qu'il s'agisse d'êtres humains ou d'animaux. Bien entendu ceci interdit le commerce des esclaves - bien plus de deux mille ans avant Abraham Lincoln - et celui des animaux dans le but de les abattre. Cela interdit aussi les professions de boucher ou de marchand de viande. C'est simple et évident.

Sur la liste se trouve aussi le commerce des poisons. Du temps du Bouddha, il y avait des gens qui vendaient des poisons, tout comme il y en avait en Italie durant la Renaissance. Si vous aviez un ennemi dont vous vouliez discrètement vous débarrasser, il vous suffisait de rendre visite à une personne de ce genre, d'acheter une petite quantité de poison, de le mélanger à l'alimentation ou à la boisson de votre ennemi, et l'affaire était réglée. Nous pouvons penser à toutes sortes d'analogies modernes, mais je n'ai pas besoin d'insister là-dessus.

Dans le même ordre de choses, vendre toutes sortes de boissons ou de drogues qui ont un effet stupéfiant sur l'esprit, ou qui diminuent la prise de conscience ou le sens des responsabilités, est aussi une profession qui est déconseillée.

D'un intérêt peut-être encore plus grand est le fait que le Bouddha décourage, pour ne pas dire défend réellement, toute forme de transaction avec des armes de guerre ou avec des armements. Si vous suivez ses enseignements, il a en effet déclaré que si vous êtes Allé en refuge et vous considérez comme étant bouddhiste, vous ne pouvez en aucun cas gagner votre vie en fabriquant, vendant ou ayant affaire de quelque manière que ce soit avec des armes de guerre, qui sont des instruments destinés à prendre la vie d'autres êtres vivants. Du temps du Bouddha cela était très simple. Cela signifiait que vous ne deviez fabriquer ni arcs, ni flèches, ni épées, ni lances, ni aucune arme mortelle. Mais c'était il y a deux mille cinq cents ans. Depuis cela nous avons beaucoup « progressé ». Nous sommes devenus beaucoup plus civilisés, beaucoup plus cultivés, et nous pouvons tuer beaucoup plus facilement et efficacement, avec des bombes atomiques, des bombes à hydrogène, des bombes au cobalt, et ainsi de suite. Mais le principe des Moyens d'existence parfaits du Bouddha est toujours valable.

Si vous avez quelques actions dans une société qui participe à la fabrication d'armes atomiques ou autres, alors vous participez aussi à aider à les fabriquer, et dans cette mesure, du point de vue bouddhique, vous prenez part à de mauvais moyens d'existence. Ce point est si évident qu'il ne requiert pas plus d'élaboration.

Le Bouddha exprime aussi une forte désapprobation de divers autres commerces que l'on trouvait en Inde de son temps, et que l'on y trouve toujours aujourd'hui. Ils incluent gagner de l'argent en lisant les lignes de la main ou en disant la bonne aventure. L'astrologie et la divination sont aussi fortement découragées. Mais les hasards de l'histoire sont tels que dans tous les pays bouddhistes de nombreux moines, je suis désolé de le dire, gagnent de l'argent par la divination, en disant la bonne aventure, et en consultant les étoiles pour leurs clients. Le Bouddha a cependant clairement découragé cela, en le décrivant comme un mauvais moyen d'existence.

Il est intéressant que le Bouddha ait aussi désapprouvé le fait d'être acteur comme moyen d'existence. Un jour, un acteur et producteur nommé Talaputo l'approcha et lui dit qu'il y avait chez les gens du théâtre une tradition disant que quand ils mouraient ils allaient au Paradis des Dieux Rieurs, car leur jeu faisait rire les gens. Il voulait savoir si cette tradition était correcte. Tout d'abord le Bouddha refusa de répondre à la question de Talaputo, mais y étant pressé il finit par le faire. Loin d'aller au Paradis des Dieux Rieurs, lui dit-il, les acteurs allaient en enfer après leur mort. La raison pour cela était que, eux-mêmes pris par l'avidité, par l'aversion et par l'illusion, ils augmentaient par leur jeu l'avidité, l'aversion et l'illusion d'autres personnes. Se dégradant eux-mêmes, ils dégradaient d'autres personnes. Pour un tel comportement la récompense karmique ne pouvait être autre que douloureuse.

La sorte de jeu ou de spectacle dont parlait le Bouddha est très claire. Personnellement, je ne pense pas que ces remarques s'appliqueraient, par exemple, à la tragédie grecque classique, dont l'effet est cathartique et qui donc a une signification éthique et spirituelle. Mais elles s'appliqueraient certainement aux sortes de spectacles que Talaputo avait l'habitude de présenter, ainsi qu'à de nombreux divertissements présentés par les acteurs et actrices contemporains de cinéma et de théâtre, lesquels, par leur jeu, ont souvent un effet dégradant sur les autres.

Le principe qui émerge de ce qui a jusqu'à présent été dit à propos des Moyens d'existence parfaits, dans le sens de l'abstention de mauvais moyens d'existence, est assez clair. Mais la vie moderne est plus compliquée que la vie au temps du Bouddha, et je pense, personnellement, que tout le sujet des Moyens d'existence parfaits doit être reconsidéré, voire énoncé de nouveau, dans un contexte plus moderne. Pour cela il convient d'approcher les Moyens d'existence parfaits sous les angles du travail, de la vocation, et de la durée.

'Vision and Transformation' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1990, traduction © Christian Richard 2003.

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  1. Vision parfaite.
  2. Emotion parfaite.
  3. Parole parfaite.
  4. Action parfaite.
  5. Moyens d'existence parfaits.
  6. Effort parfait.
  7. Prise de conscience parfaite.
  8. Samadhi parfaite.