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Le noble chemin octuple 1 - La nature de l’existence : Vision parfaite

Même ceux qui connaissent peu le bouddhisme savent au moins que c’est un chemin ou une voie.C’est un chemin ou une Voie menant à un état de réalisation de la vérité, ou d’unité avec la réalité, que l’on appelle Éveil, ou Nirvana, ou réalisation de sa propre bouddhéité innée. Ce chemin, ou cette voie, trouve son expression sous une variété de formulations différentes, le Noble chemin octuple étant probablement la plus connue d’entre elles.

Le Noble chemin octuple est la quatrième des Quatre nobles vérités. Le premier discours du Bouddha, le Discours de la mise en mouvement de la roue du Dharma, qu’il a prononcé au Parc des Gazelles à Sarnath peu de temps après avoir atteint l’Éveil suprême, et par lequel il a communiqué sa grande découverte spirituelle à l’humanité,a pour contenu principal les Quatre nobles vérités : la souffrance, la cause de la souffrance, la cessation de la souffrance et le chemin menant à la cessation de la souffrance - ce dernier n’étant autre que le Noble chemin octuple.

De plus, tout au long de l’histoire du bouddhisme, école après école, tradition après tradition, que ce soit en Inde, au Tibet, en Birmanie, en Thaïlande, au Japon ou à Ceylan, dans tous les lieux où le bouddhisme s’est répandu, on trouve référence après référence aux Quatre nobles vérités, et plus particulièrement au Noble chemin octuple. A moins, donc, que l’on ne connaisse ces vérités, et plus spécialement la vérité du chemin, à moins que l’on ne les comprenne de façon détaillée, on en sait très peu sur le bouddhisme.

Le terme Noble chemin octuple est une traduction du sanskrit arya-astangika-marga (en pâli : ariya-atthangika-magga). Le mot que nous traduisons en français par « noble » est arya. En Inde, aux temps anciens,ce mot était originellement utilisé dans un sens plus ou moins racial,désignant les envahisseurs qui affluaient de l’Asie Centrale vers les plaines de l’Inde par les passages du nord-ouest, conquérant les peuples indigènes.Petit à petit, au cours des siècles, le mot arya et sa forme apparentée« aryen » ont pris une signification éthique et spirituelle. Dans le bouddhisme, ce mot se rattache à tout ce qui concerne directement ou indirectement la réalisation de la réalité ultime. Tout ce qui concerne les choses spirituelles, que ce soit le chemin spirituel, le but spirituel ou tout aspect de la vie spirituelle peut être qualifié de arya, qui signifie donc non seulement « noble » mais aussi « saint ».

De ce fait,quelques traducteurs ne parlent pas seulement des Quatre nobles vérités et du Noble chemin octuple, mais des Quatre saintes vérités et du Saint chemin octuple. (Lama Govinda m’a raconté un jour une histoire amusante. Dans les premiers jours du développement du bouddhisme en Allemagne il y avait deux groupes rivaux, l’un disant avec insistance que arya signifiait« noble », l’autre que cela signifiait « saint ». Ces deux groupes, de Noble vérité et de Sainte vérité, étaient toujours à couteaux tirés.Outre l’illustration de la façon dont des gens peuvent se brouiller, cette histoire souligne le fait que l’on ne doit pas se permettre de se laisser entraîner par les mots. Quoiqu’il faille reconnaître qu’il y a des différences entre « noble » et « saint », toute cette controverse portait sur un sujet d’importance relativement mineure).

Le mot sanskrit asta signifie « huit », et le mot anga signifie « membre », ou même « pousse ». Dans certaines langues vivantes indiennes, par exemple, on parle de pañcanga-pranama ou prosternation avec les « cinq membres », c’est-à-dire avec les deux bras, les deux jambes et la tête (en sanskrit et en pâli la tête est appelée uttamangaou « membre supérieur »). Par conséquent, quoique l’on considère donc généralement le Noble chemin octuple comme étant fait de huit étapes successives, l’utilisation du mot anga suggère que ces étapes ne sont pas tant successives que simultanées. En réalité le chemin est octuple non pas parce qu’il est fait de huit étapes, mais parce qu’il comporte huit membres.

Marga signifie simplement « sentier » ou« chemin ».

 

Vision parfaite

La première de ces « étapes » du Noble chemin octuple s’appelle samyag-dristi en sanskrit (samma-ditthi en pâli). Ceci est généralement traduit par« compréhension juste », mais une telle traduction est loin d’être satisfaisante. Ici, comme cela est souvent le cas avec les termes et les expressions bouddhiques, la signification réelle des mots ne peut être rendue que par un retour à la langue d’origine. Que signifie donc réellement samyag-dristi ?Samyak (ou samyag), qui préfixe chacun des huit angas ou membres du Chemin, signifie « adéquat, total, approfondi, intégral,complet, parfait ». Cela ne signifie en tout cas pas « juste »,en tant qu’opposé à « faux ». Si l’on parle de « compréhension juste » on donne l’impression d’une compréhension « juste », entant qu’opposée à une « fausse » compréhension, ou d’une action« juste », en tant qu’opposée à une « fausse » action, etainsi de suite. Cela donne l’impression d’une interprétation purement morale et plutôt étroite du Chemin. Mais samyak signifie bien plus que simplement« juste ». Comme je l’ai dit, cela signifie aussi « total,intégral, complet, parfait ». « Parfait » est probablement la meilleure traduction.

Dristi provient d’une racine signifiant « voir », et signifie« vue, vision ». Ce n’est pas seulement « compréhension »,et en tout cas pas compréhension dans un sens purement théorique, intellectuel ou abstrait. C’est quelque chose de direct, d’immédiat et d’intuitif. Si, sans y réfléchir, nous traduisons samyag-dristi, la première étape du Chemin,par « compréhension juste », un subtil malentendu s’introduit tout au début de notre étude - et de notre pratique - de l’enseignement du Bouddha. Samyag-dristiest bien plus proche de « Vue intégrale », ou de « Vision parfaite ». Par une telle traduction nous sommes beaucoup plus proches de la signification réelle, plus proches du sentiment profond de l’expression. Si vous comparez les deux traductions, en essayant de savourer leur qualité spirituelle, vous vous rendrez compte que « Vision parfaite » évoque quelque chose de différent de « compréhension juste ».« Compréhension juste » est une chose plutôt banale, plutôt ordinaire, plutôt intellectuelle. Mais si vous dites « Vision parfaite », c’est comme si tout un nouveau monde s’ouvrait, comme si une nouvelle dimension était introduite. Parlons donc de « Vision parfaite » : une vision, en première approche, de la nature de l’existence,de la vérité ou de la réalité des choses.

Le Chemin de vision et le Chemin de transformation

D’après la tradition bouddhique indienne, le Noble chemin octuple se divise assez naturellement en deux grandes parties. La première est connue sous le nom de Chemin de vision (darsana-marga), et la seconde sous celui de Chemin de transformation (bhavana-marga). Le Noble chemin octuple comprend ainsi deux plus petits « chemins », dans le sens de deux étapes successives. Le Chemin de vision correspond au seul premier anga, ou« étape » : la Vision parfaite. Le Chemin de transformation correspond aux sept « étapes » restantes : Émotion parfaite,Parole parfaite, Action parfaite, Moyens d’existence parfaits, Effort parfait,Prise de conscience parfaite et Méditation parfaite. Cette division signifie que la Vision parfaite représente la phase de vue pénétrante et d’expérience spirituelles initiales, tandis que le reste du Chemin octuple représente la transformation de la totalité de notre être, dans toutes ses hauteurs et toutes ses profondeurs, dans tous ses aspects, en accord avec cette vue pénétrante et cette expérience initiales. Le Chemin de transformation représente une transformation complète et entière de notre vie émotionnelle, de notre langage,de notre communication avec les autres, de nos moyens d’existence, etc. Nous pouvons transformer nos moyens d’existence - c’est l’objet de la cinquième« étape » -, avant notre langage - c’est l’objet de la troisième« étape ». Mais en fin de compte, d’une façon ou d’une autre, tout notre être doit être transformé, conscient et inconscient, dans ses hauteurs et ses profondeurs.

Cette expérience spirituelle initiale, cette Vision parfaite ou ce Chemin de vision,peut survenir de façons différentes chez différentes personnes. Il n’y a pas de modèle unique ; l’immense variété des individus se retrouve dans la vie spirituelle en général, et dans la façon qu’a chacun d’entrer dans le chemin spirituel.

Pour certains,le Chemin de vision apparaît suite à une tragédie personnelle, à un deuil, à une perte. Toute leur existence est perturbée et bouleversée comme par un grand tremblement de terre par lequel tout ce qu’ils avaient aimé ou chéri est mis à terre. Dans ce naufrage, dans cette ruine de leur existence, ils commencent àse poser des questions, ils commencent à approfondir, ils commencent à se demander quels sont la signification et le but de l’existence.

Pour d’autres,la Vision parfaite peut avoir pour origine une expérience mystique spontanée(je n’aime pas ce mot, « mystique », qui pour beaucoup de gens évoque mystère et marchands de mystère, mais nous n’avons pas mieux). On peut trouver la description d’un certain nombre de ces expériences mystiques dans le livre de Bucke La conscience cosmique, publié en 1901 et qui vaut toujours la peine d’être lu. Il est surprenant de voir combien de gens ont vécu une expérience de ce type, un rare moment d’extase, ou de vue pénétrante, ou d’amour extrême, qui apparemment sans préparation les a possédés, les a emportés, les a élevés dans une nouvelle dimension, et a complètement changé leur vision de la vie. Nous pouvons aussi inclure dans la catégorie des expériences mystiques notre expérience de la nature, comme lorsque nous sommes bouleversés par la vue d’un magnifique coucher de soleil, ou comme lorsque au milieu de la campagne nous ressentons une grande paix, un grand calme, une grande tranquillité qui imprègnent tout.

Parfois, le Chemin de vision naît de l’appréciation d’une belle peinture, ou de l’écoute de musique. Dans de telles circonstances, on peut être transporté dans une nouvelle dimension de l’existence. Parfois, il peut naître de réflexions prolongées et approfondies. Certaines personnes tentent d’atteindre et de saisir la vérité au moyen de l’intellect. Elles tentent de sonder les profondeurs de l’être avec la raison et la logique. C’est la façon de faire du penseur, du philosophe, du sage. Certaines personnes pensent vraiment leur chemin vers la réalité, vers le Chemin de vision.

Pour d’autres,cela peut arriver d’une façon très différente, à la suite de la pratique de la méditation. Quand l’esprit a été systématiquement calmé et quand, quoique les pensées aient été bannies, une conscience claire persiste, alors, dans ces conditions aussi, la Vision parfaite peut apparaître.

Parfois elle peut apparaître chez ceux qui ont une activité altruiste, telle que soigner des malades ou s’occuper de personnes âgées. Chez ceux qui se sacrifient ou sacrifient leurs intérêts personnels, et qui s’oublient complètement dans le cadre du travail ou de l’action, la Vision parfaite peut apparaître, y compris au milieu de leur activité.

Enfin, pour certaines personnes tout du moins, elle peut provenir de toute l’expérience de leur vie - en particulier quand elles vieillissent, et que, espérons-le, elles deviennent plus mûres. Quand tous les différents fils semblent se rapprocher,et que le schéma de leur vie semble prendre sens, semble refléter une lueur de signification, alors des profondeurs de leur maturité humaine la Vision parfaite peut apparaître. Je ne suggère pas que la sagesse vienne automatiquement avec l’âge. Loin de là ! Si tel était le cas il ne serait pas nécessaire de faire l’effort d’acquérir la sagesse étant jeune. Mais en tout cas, chez ceux qui ont mené une vie véritablement humaine, qui se sont calmés et peut-être un petit peu adoucis, le Chemin de vision peut parfois apparaître, alors que leur expérience de la vie devient plus claire.

Le Chemin de vision peut ainsi apparaître de toutes ces différentes façons chez différentes personnes. Pour certaines il est même apparu en rêve. Mais, quelle que soit sa façon d’apparaître, nous devons être très attentifs à ne pas le perdre, à ne pas l’oublier. Ceci arrive très facilement, car comme dit le poète :« Le monde est trop avec nous ». Nous pouvons avoir une expérience si merveilleuse que nous pensons que nous ne l’oublierons jamais. Mais après peu de temps, après quelques jours ou quelques semaines, elle n’est plus là. C’est comme si elle n’avait jamais été. Nous devrions donc sans discontinuer la chérir, la cultiver, nous y arrêter, et essayer de l’approfondir, de la clarifier, de la développer. En fin de compte, nous devrions essayer de lui permettre de se répandre en nous et de transformer tout notre être, toute notre vie.

En résumé, on peut dire que le Chemin de vision et le Chemin de transformation, ces enseignements importants du bouddhisme, ont pour objet de nous permettre d’amener la totalité de notre vie au niveau de ses moments les plus élevés. Voilà ce que signifie évoluer spirituellement. Voilà ce que signifie suivre le Noble chemin octuple. Cela signifie atteindre la Vision parfaite, d’une façon ou d’une autre, puis transformer tout notre être en accord avec cette vision.

 

La nature de l’existence

Qu’est-ce donc que la Vision parfaite ? La littérature du bouddhisme regorge d’exposés de la compréhension juste, ainsi qu’est généralement appelée la Vision parfaite.On pourrait même dire qu’il y en a trop, puisque certains ne sont pas très utiles, et peuvent même être trompeurs. Sous le titre de « compréhension juste », certains auteurs aimeraient apparemment inclure toute la doctrine bouddhique. Tout ce qui ne va pas sous un autre titre est entassé là. Ils semblent penser : « Après tout, tout cela est une question de compréhension juste ; tout cela doit être compris ». Alors tout y va : toute la doctrine, tout l’enseignement, toute la philosophie. Ceci tend à créer une fausse impression. J’ai remarqué que les étudiants en bouddhisme voient souvent la compréhension juste, en tant que première étape du Noble chemin octuple, comme une étude complète de la pensée bouddhique, et qu’ils pourraient en l’étudiant obtenir une sorte de doctorat en philosophie bouddhique. Ils pensent qu’avant de pouvoir commencer à parcourir le Noble chemin octuple, il faut tout savoir des Madhyamikas et des Yogacarins, des Sarvastivadins et des Sautrantikas, de l’école T’ien T’ai et de l’école Avatamsaka, et ainsi de suite. Seulement alors, pensent-ils, est-il possible de mettre un pied sur le Chemin et de commencer à pratiquer le bouddhisme.

Mais en fait ce n’est pas du tout comme cela. Samyag-dristi, il faut insister là-dessus, n’est que la Vision parfaite. Cela n’a rien à voir avec l’étude des écoles de philosophie bouddhique. C’est une vision, et en tant que telle c’est quelque chose de direct et d’immédiat, plus proche de la nature d’une expérience spirituelle que de celle d’une compréhension intellectuelle. Bien entendu, cette expérience, cette vue pénétrante, peut être exprimée intellectuellement, en termes de concepts doctrinaux, de systèmes philosophiques, etc., mais elle n’est pas identique à ceux-ci. La vision elle-même est à part, est au-dessus.

Alors qu’est-ce que la Vision parfaite ? On peut dire que c’est une vision de la nature de l’existence, mais que révèle cette vision ? Il est difficile de répondre à cette question car il est aisé - trop aisé - d’y répondre. Je ne suis pas paradoxal. Ce que je veux dire, c’est qu’il y a trop de concepts à portée de la main. Il y a tant de philosophie bouddhique disponible. Il nous est si facile d’utiliser quelques termes techniques, de parler d’un système ou d’un autre, et de dire voici, d’après le bouddhisme, la nature de l’existence. Mais c’est trop facile,trop superficiel. Il faut résister à la tentation de produire nos concepts trop aisément. Ce que nous essayons de communiquer n’est pas seulement un ensemble d’idées,un système spéculatif de philosophie, mais ce que le Bouddha lui-même, dans son propre langage, a appelé sans ambiguïté dristi - une vision.

Une vision peut être communiquée de deux façons principales : avec des images ou avec des concepts. Dans le bouddhisme il y a trois images principales de la nature de l’existence. Ce sont la Roue de la Vie, le Bouddha, et le Chemin. Puisque ces images communiquent une vision, il est utile, pour absorber cette communication, d’entrer dans ces images au lieu de simplement les« penser » d’une façon abstraite en croyant qu’elles ont été comprises.

 

La roue de la vie

La Roue de la Vie comprend quatre cercles concentriques. Dans le cercle central, qui forme le moyeu de la roue, se trouvent trois animaux : un coq, un serpent et un cochon, chacun mordant la queue de celui qui est devant lui. Ces animaux représentent les trois poisons de l’avidité, de l’aversion et de l’illusion qui contrôlent notre esprit et font tourner la roue de notre existence mondaine. A l’extérieur du moyeu se trouve un second cercle, divisé en deux segments égaux, l’un blanc et l’autre noir. La moitié blanche représente le chemin bon ou éthique qui mène vers le haut, vers des états de bonheur. La moitié noire représente le chemin mauvais ou non éthique qui mène vers le bas, vers des états de misère. Le troisième cercle est divisé en six segments représentant les différents « mondes » ou sphères d’existence dans lesquels, d’après le bouddhisme, les êtres sensibles renaissent constamment. Ces six mondes sont ceux des dieux, des titans, des esprits affamés, des êtres en enfer, des animaux et des êtres humains. Le cercle extérieur, qui forme la jante de la roue, est divisé en douze segments. Ce sont les douze nidanas, ou maillons du processus appelé production en dépendance, ou coproduction conditionnée (pratitya-samutpada). Ils représentent en détail tout le processus de naissance, de vie, de mort et de renaissance.

C’est la première grande image, le premier grand symbole. C’est ce que nous commençons à voir lorsque nous avons une vision de la nature de l’existence. Nous voyons latotalité de notre existence conditionnée mondaine tournant comme une grande roue - une Roue de Vie, une Roue de Mort - dans laquelle nous sommes pris,ainsi que d’autres êtres vivants. Nous voyons qu’en fait la Roue de la Vie est nous, est l’existence sensible conditionnée.

 

Le Bouddha

Le Bouddha est généralement représenté assis sur une fleur de lotus ou sous l’arbre de la Bodhi, « l’arbre de l’Éveil », avec ses grandes branches étendues et sa voûte de belles feuilles en forme de cœur, le corps rayonnant de lumières de différentes couleurs. On trouve aussi des versions plus élaborées de cette image. L’une des plus connues est le mandala des cinq Bouddhas, qui provient d’enseignements plus ésotériques. Au centre de ce mandala se trouve le Bouddha blanc, avec le Bouddha bleu foncé à l’est, le Bouddha jaune au sud, le Bouddha rouge à l’ouest et le Bouddha vert au nord. Il y a même des versions encore plus élaborées de cette image, prenant la forme de la « Terre pure » ou « Terre heureuse », Sukhavati, avec son Bouddha qui préside, flanqué de sa suite de bodhisattvas, et avec ses rangées de merveilleux arbres-joyaux, ses oiseaux chanteurs magiques, et de nombreuses autres merveilles.

 

Le Chemin

Le Chemin du progrès spirituel - ou chemin en spirale - fait le lien entre les deux images que nous venons de décrire : il conduit de la Roue de la Vie au Bouddha,ou au mandala des cinq Bouddhas.

Voici donc les trois grandes images par lesquelles le bouddhisme communique sa vision de l’existence.La Vision parfaite est tout d’abord une vision de notre état présent d’asservissement à l’existence conditionnée, représentée par la Roue de la Vie. C’est aussi une vision de notre état potentiel d’Éveil, représenté par le Bouddha, ou par le mandala des Bouddhas, ou par la Terre pure. Enfin, c’est une vision du chemin ou du sentier qui conduit de l’un à l’autre - une vision, si vous préférez, de tout le cours de l’évolution future.

La vision bouddhique de la nature de l’existence peut aussi être communiquée en termes de concepts - quoique peut-être de façon moins frappante qu’avec des images. La Vision parfaite est ainsi traditionnellement expliquée en termes de vision et de compréhension de la vérité d’un certain nombre de catégories doctrinales.Pour être complet je traiterai brièvement de quatre des plus importantes d’entre elles : les Quatre nobles vérités, les Trois caractéristiques de l’existence conditionnée, le karma et la renaissance, et les Quatre shunyatas. En nous débattant avec ces explications conceptuelles nous devons nous souvenir que nous ne sommes pas intéressés par une compréhension purement théorique. A l’aide de ces catégories doctrinales, nous essayons d’entrevoir la vérité, d’arriver à une sorte de vision de la nature de l’existence.

 

Les Quatre nobles vérités

La Vision parfaite est habituellement expliquée, dans les livres de doctrine, comme une vision ou une compréhension des Quatre nobles vérités, qui sont :

1.     La vérité de la souffrance, de l’insatisfaction, de la disharmonie, que nous voyons tout autour de nous et dont nous faisons aussi l’expérience en nous-mêmes.

2.     La vérité de la cause de la souffrance, qui est l’avidité égoïste ou la « soif », et que nous trouvons tant chez nous que chez les autres.

3.     La vérité de la cessation de la souffrance, de l’éradication totale de la souffrance, qui est synonyme de l’état d’Éveil ou de Bouddhéité.

4.     La vérité du chemin menant à la cessation de la souffrance, qui est le Noble chemin octuple.

Il est intéressant de noter que les deux premières Nobles vérités, c’est-à-dire la souffrance et la cause de la souffrance, correspondent, prises ensemble, à l’image de la Roue de la Vie. La souffrance étant l’effet, et l’avidité la cause, il y a là une relation de type cause à effet, ou action - réaction. En d’autres termes, on trouve là la même structure cyclique que dans la Roue de la Vie. La troisième Noble vérité, la cessation de la souffrance, correspond à l’image du Bouddha, ou au mandala des Cinq Bouddhas. La quatrième Noble vérité - le Chemin octuple - correspond à l’image du chemin en spirale. Nous voyons donc que les Quatre nobles vérités présentent de façon conceptuelle ce que nos trois images présentent de façon visuelle. Les deux expriment la même vision : une vision de la nature de l’existence conditionnée, de l’Inconditionné, et du Chemin conduisant de l’un à l’autre.

 

Les trois caractéristiques de l’existence conditionnée

Les trois caractéristiques de l’existence conditionnée sont qu’elle est souffrance, qu’elle est impermanente et qu’elle est dépourvue de véritable essence individuelle.

 

1. L’existence conditionnée est souffrance

Selon le bouddhisme, il y a trois sortes de souffrance. Il y a tout d’abord la souffrance réelle, comme lorsque vous avez mal aux dents ou lorsque vous vous êtes coupé le doigt. Ensuite, il y a la souffrance potentielle, comme lorsque vous possédez quelque chose qui pour vous est une source de plaisir : même si à présent c’est une source de plaisir, c’est potentiellement une souffrance,car vous pouvez - en fait, vous devez - vous en séparer un jour. Enfin, il y ala souffrance métaphysique, qui vient de ce que rien de mondain, de terrestre ou de conditionné, ne peut apporter de satisfaction complète ou ultime au cœur ou à l’esprit humain - car la satisfaction véritable et durable ne peut être trouvée que dans l’Inconditionné, dans la Vérité elle-même. Tout ce qui est moindre est donc, d’une certaine façon, une forme subtile de souffrance. Ceci signifie que l’on n’est pas vraiment heureux tant que l’on est pas Éveillé.

 

2. L’existence conditionnée est impermanente

Comme nous ne le savons que trop bien, toute chose conditionnée est impermanente. Chaque jour, chaque heure, chaque minute nous sommes rappelés au fait que rien ne dure, rien ne reste. Tout s’écoule. Rien ne reste identique, ne fût-ce que pendant deux secondes consécutives. Nous vieillissons sans cesse, et les choses autour de nous s’usent sans cesse. Il n’y a pas de stabilité, pas de sécurité.Nous aimons à penser que nous avons quelque chose pour toujours, mais ce« toujours » peut être quelques années, quelques jours, quelques heures - voire quelques minutes. C’est un aspect très important de la façon dont la Vision parfaite s’applique aux choses du monde : voir, clairement et fermement, que tout est impermanent, que tout est passager, et que l’on ne peut pas s’attacher très longtemps à quelque chose.

 

3. L’existence conditionnée est dépourvue de véritable essence individuelle

C’est un aspect assez difficile et abstrus de la Vision parfaite, qui nécessiterait au moins un chapitre à lui tout seul. Tout ce qui peut être dit ici est que nulle part dans l’existence conditionnée, ou en nous-même en tant que phénomène conditionné, nous ne pouvons trouver de véritable être, de véritable individualité, ou de réalité d’aucune sorte. Si nous nous regardons bien nous prenons conscience, très souvent, de combien vide, irréel et creux nous sommes : nos pensées ne sont pas de vraies pensées, nos émotions ne sont pas de vraies émotions. En nous-même, nous ne nous sentons pas réel, véritable,ou authentique. En fait nous ne pouvons pas du tout trouver l’authenticité ou la véritable individualité à un niveau mondain ou conditionné, mais seulement au niveau de la Réalité inconditionnée.

 

Le karma et la renaissance

Cette catégorie doctrinale, cette expression de la Vision parfaite en termes conceptuels, est présentée de façon très vive, presque en images, dans les écritures bouddhiques. Il y est dit qu’à la veille de leur Éveil, le Bouddha et les autres êtres Éveillés virent passer devant leurs yeux un grand panorama de naissances, de morts, et de renaissances : non seulement les leurs mais aussi celles d’autres êtres vivants, de tous les êtres vivants en fait. Ensuivant le cours du karma d’une vie à l’autre, ils virent très clairement comment les gens trouvent la souffrance ou le bonheur en conséquence de leurs actions passées, et comment ils renaissent en fonction de la façon dont ils ont vécu leurs vies précédentes.

Les catégories doctrinales mentionnées jusqu’ici - les Quatre nobles vérités, les Trois caractéristiques de l’existence conditionnée, le karma et la renaissance - sont toutes des tentatives visant à donner une expression conceptuelle à une Vision parfaite de la nature de l’existence. Ce sont toutes des catégories doctrinales provenant de la tradition du Hinayana. Mais la Vision parfaite peut aussi être exprimée, de façon peut-être plus profonde, selon les catégories doctrinales du Mahayana. Une des plus importantes d’entre-elles est les Quatre shunyatas.

 

Les Quatre shunyatas

Littéralement, shunyata signifie « vacuité, vide », mais cela signifie en fait beaucoup plus que ce que chacun de ces mots évoque. Selon le contexte, shunyata peut signifier « réel » ou « non réel », ou « ni réel ni non réel » : c’est donc un mot déconcertant ! Examinons donc chacune des quatre sortes de shunyata, sans perdre de vue le fait que ce ne sont pas des créations de l’imagination métaphysique, mais des tentatives de communication en termes conceptuels d’une vision, ou de quelque chose que les Éveillés ont réellement vu et dont ils on fait l’expérience.

 

1. La samskrita shunyata : la vacuité du conditionné

La samskrta shunyata, la vacuité du conditionné signifie que l’existence conditionnée, phénoménale et relative, est dépourvue des caractéristiques de l’Inconditionné, de l’Absolu, de la Vérité. Les caractéristiques de l’Inconditionné sont tout d’abord le bonheur, puis la permanence (non le fait qu’il persiste dans le temps, mais qu’il occupe, si l’on peut dire, une dimension dans laquelle le temps lui-même n’existe pas), et enfin l’être véritable, la Réalité ultime.

L’existence conditionnée est dépourvue de ces caractéristiques de l’Inconditionné. Au contraire, elle est insatisfaisante,impermanente et non entièrement réelle. Pour cette raison le conditionné est dit vide de l’Inconditionné, le samsara est dit vide du nirvana.Cela signifie, en termes pratiques, que nous ne devons pas nous attendre à trouver, dans le flux de l’existence relative, ce que seul l’Inconditionné, l’Absolu,peut nous donner.

 

2. L’asamskrita shunyata :la vacuité de l’Inconditionné

L’asamskrta shunyata, la vacuité de l’Inconditionné, signifie que l’Inconditionné est dépourvu des caractéristiques du conditionné. Dans l’Inconditionné, dans le nirvana, il n’y a pas de malheur ni de souffrance, pas d’impermanence, et pas de non-réalité, qui sont les caractéristiques du conditionné. Il n’y a que les caractéristiques opposées, dans toute leur ampleur. Tout comme l’on ne trouvera pas le conditionné dans l’Inconditionné, on ne trouvera pas l’Inconditionné dans le conditionné.

Ces deux premières formes de shunyata sont communes à toutes les formes de bouddhisme. Étant mutuellement exclusives,elles représentent de façon évidente une approche comparativement dualiste, qui est une base de travail nécessaire durant les premières étapes de notre vie spirituelle. Nous devons faire cette distinction, penser « Voici le conditionné, voilà l’Inconditionné ; je veux aller d’ici à là ». Nous ne pouvons nous empêcher de penser en ces termes.

Selon la tradition Hinayana, la sagesse - voir les choses telles qu’elles sont réellement - consiste à voir les objets et les personnes du monde extérieur, aussi bien que tous les phénomènes mentaux, en termes de ce qui est techniquement connu sous le nom de dharmas. Le mot dharma a de nombreuses significations. Généralement, il signifie« enseignement » ou « doctrine », mais ici il signifie quelque chose de très différent. Selon le Hinayana, il n’y a en réalité pas d’existant ou pas de chose objective tels que, par exemple, une maison, un arbre, ou un homme. Si l’on observe ces choses de près, si on les examine et on les analyse,elles deviennent, si l’on peut dire, insubstantielles. In fine, elles tendent à se réduire à un flux, à un courant d’éléments irréductibles qui sont des processus psychophysiques non substantiels et impersonnels. Ces éléments sont connus sous le nom de dharmas.

Cependant, pour le Mahayana, la sagesse consiste en la réduction des dharmas eux-mêmes à la shunyata. Voir les choses en termes d’objets ou de personnes est dû, selon le Mahayana, à nos illusions les plus flagrantes. Le fait d’apprendre à voir ces objets et ces personnes en termes de dharmas supprime ces illusions grossières. Mais le Mahayana va plus loin, en disant que voir les choses en termes de dharmas n’est pas les voir dans leur réalité ultime. Nous voyons les choses en termes de dharmas du fait d’une illusion subtile ; celle-ci aussi doit être supprimée. Nous la supprimons en sachant, en voyant que les dharmas eux-mêmes sont shunyata.La sagesse telle que le Mahayana l’entend est connue sous le nom de Perfection de la Sagesse, la Prajña paramita. La Perfection de la Sagesse consiste à voir la shunyata partout, à tout moment, en toute circonstance.

Les troisième et quatrième types de shunyata sont spécifiques au Mahayana.

 

3. La mahashunyata :la grande vacuité

Dans le Mahayana, maha, outre sa signification littérale de « grand », signifie toujours « se rapportant à la shunyata ». Le Mahayana est le « véhicule de la shunyata ».

Dans la maha shunyata, ou Grande vacuité, nous voyons que la distinction entre le conditionné et l’Inconditionné n’est defaçon ultime pas valide, que c’est un produit de la pensée dualiste. Nous pouvons passer dix, quinze, ou vingt ans de notre vie spirituelle en nous basant sur la présomption que le conditionné est conditionné et que l’Inconditionné est Inconditionné. Mais finalement nous devons apprendre à voir la« vacuité » de la distinction entre les deux, à voir que cette distinction doit être transcendée. Nous devons voir, faire l’expérience - et pas seulement spéculer, ou comprendre intellectuellement ou théoriquement - que le rupa et la shunyata, la forme et la vacuité, le conditionné et l’Inconditionné, que les êtres ordinaires et les Bouddhas, sont d’une même essence, d’une même Réalité ultime. Ceci est la maha shunyata, la grande vacuité dans laquelle toutes les distinctions et toutes les dualités sont oblitérées. C’est ce grand vide dans lequel les personnes, y compris celles qui ont une vie spirituelle, ont si peur de disparaître. Elles veulent s’accrocher à leurs façons dualistes de penser - soi et les autres, ceci et cela - mais en définitive celles-ci doivent être englouties. C’est la caverne du tigre, qui est remarquable par le fait que de nombreuses traces y mènent, mais qu’aucune n’en sort. C’est pourquoi on veut y aller !

 

4. La shunyata shunyata  :la vacuité de la vacuité

La Vacuité de la vacuité nous dit que la vacuité elle-même n’est aussi qu’un concept, qu’unmot, qu’un son. Dans la maha shunyata, on est toujours attaché à de subtiles pensées, à de subtiles expériences dualistes. Même ceci, de façon ultime, doit être abandonné. On arrive alors à la shunyata shunyata, et il n’y a plus rien à dire. Tout ce qui reste est silence - mais un silence plein de signification, un « silence de tonnerre ».

Toutes ces catégories doctrinales, provenant du Hinayana aussi bien que du Mahayana, tentent d’apporter une expression conceptuelle à une vision de la nature de l’existence. Mais, aussi importantes soient-elles, il ne faut pas trop s’y attarder, sans quoi il y a un danger de confondre la Vision parfaite avec une compréhension juste, purement théorique. Si je n’ai rien fait d’autre j’espère que j’ai au moins réussi à mettre l’accent sur le fait que samyag-dristi est une vision, une vue pénétrante, une expérience spirituelle de la nature de l’existence,en accord avec laquelle nous devons transformer notre vie, notre être, dans tous leurs aspects, à tous les niveaux.

Afin d’éviter de conclure cette discussion de la Vision parfaite sur des aspects conceptuels,je finirai avec une comparaison. Imaginez que nous voulions faire un voyage pour escalader une montagne imposante. Que faisons-nous ? Tout d’abord nous étudions une carte du terrain, des contreforts de la montagne et de la montagne elle-même. Cette étude de la carte correspond à l’étude théorique de la doctrine bouddhique, pour tout savoir des Madhyamikas, des Yogacarins, des Sarvastivadins, etc. Mais nous devons vraiment commencer notre voyage, nous devons nous mettre en marche, nous devons au moins arriver au camp de base.Ceci correspond à notre pratique initiale de l’enseignement du Bouddha. Enfin,après plusieurs jours, semaines ou mois de voyage, nous entrevoyons le pic encore distant qui est l’objet de notre voyage. Nous n’avons fait qu’une petite partie du chemin, et sommes toujours loin du pied de la montagne, mais là, auloin, nous voyons briller le pic enneigé. Nous en avons une perception directe- une vision - quoiqu’il soit encore très éloigné.

Cette vision du pic correspond à la Vision parfaite, et elle nous inspire et nous encourage à continuer notre voyage. Nous pouvons continuer, à partir de là, gardant les yeux fixés sur le pic, sans jamais le perdre de vue,du moins pas plus de quelques minutes à la fois. Nous pouvons ne pas nous soucier de la longueur du voyage, du nombre de nuits que nous passons en chemin, de la difficulté du terrain, de la chaleur ou du froid. Nous pouvons même ne pas nous soucier d’être affamé, tant que nous gardons les yeux fermement fixés sur le pic. Nous sommes contents de savoir que chaque jour nous nous en rapprochons, et qu’un jour nous nous trouverons à son pied. Le fait de voyager avec le pic toujours en vue correspond à la traversée des autres étapes du Noble chemin octuple. Finalement, nous pouvons nous trouver sur le bas des pentes de la montagne. Nous pouvons même nous trouver sur les neiges vierges dupic - et trouver que nous avons atteint l’Éveil, la Bouddhéité.

'Vision and Transformation' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1990, traduction © Christian Richard 2003.


Pour aller plus loin

Le Noble chemin octuple :
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