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Le noble chemin octuple 8 - La plus haute conscience : Samadhi parfaite

Nous avons suivi, en imagination du moins, le Noble chemin octuple du Bouddha, et avec la huitième et dernière étape de ce chemin nous arrivons à lafin de notre long voyage. Cette dernière étape est samyak-samadhi (en pâli : samma-samadhi), généralement traduit - de façon peu adéquate- par « méditation juste ». Je ne propose pas d’offrir une traduction simple du mot sanskrit samadhi ; au lieu de cela, je vaissimplement appeler Samadhi parfaite cette dernière étape du chemin. Ce que cela signifie réellement deviendra clair, je l’espère, durant cet exposé.

En règle générale, plus une étape de développement spirituel est avancée, moins il y a à dire à son sujet. Ce principe est valable tout au long de la vie spirituelle. Dans les écritures en pâli, par exemple, nous constatons qu’alors que le Bouddha a eu beaucoup à dire au sujet de l’éthique, et qu’il s’est étendu avec beaucoup de détails sur les questions de comportement personnel, il a très peu parlé du nirvana, du but ultime. En fait, il ne pouvait pas dire grand chose ! Ainsi, quoique les écritures bouddhiques soient très vastes et traitent d’un très grand nombre de sujets, elles ne nous disent généralement pas grand chose du nirvana. Le Bouddha n’était pas très expansif sur ce sujet particulier. De fait, quand il était interrogé au sujet du nirvana, ou de la nature de l’Éveil, ou de l’expérience de la personne Éveillée, il restait parfois parfaitement silencieux. Dans la vie courante, bien sûr, plus nous avons à dire sur un sujet, plus nous considérons qu’il est important. Si un problème est beaucoup discuté par les médias, tout le monde imagine qu’il doit être très important. Mais dans la vie spirituelle, moins on a à dire, ou moins on peut parler de quelque chose, plus cette chose est réellement importante.

Ce principe est valable en ce qui concerne le Noble chemin octuple. Il y a beaucoup à dire à propos de la Parole parfaite, de l’Action parfaite et des Moyens d’existence parfaits ; il reste aussi beaucoup à dire au sujet de l’Effort parfait et de la Prise de conscience parfaite ; mais quand on en arrive àla Samadhi parfaite il semble qu’il y a beaucoup moins à dire. Il se peut même qu’ayant parlé un peu j’aurai à me réfugier dans le silence. Si cela arrive, prenez-le comme une insistance sur l’importance de cette étape du Chemin, et pas autrement.

Le mot samadhi, qui est identique en sanskrit et en pâli, signifie littéralement « état d’être fermement fixé ou établi ». C’est la signification première du terme, et elle peut être comprise de deux façons bien distinctes. Elle peut tout d’abord être comprise comme représentant la fixation ou l’établissement de l’esprit sur un seul objet : c’est la samadhi dans le sens de concentration mentale. Ensuite, et allant bien plus loin, elle peut être comprise comme représentant la fixation ou l’établissement, non pas seulement de l’esprit, mais de tout l’être dans un certain mode d’attention ou de conscience. C’est la samadhi dans le sens d’Éveil ou de bouddhéité.

Dans les textes du Théravada, ou dans les textes du canon en pâli, le mot samadhi est généralement compris dans le premier sens, comme concentration ou focalisation de l’esprit. Mais, dans les soûtras du Mahayana, le mot samadhi est souvent utilisé dans le second sens, dans le sens d’une fixation ou d’un établissement dans la Réalité Ultime ; dans ce cas, le mot qui est utilisé à la place de samadhi pour dénoter la focalisation de l’esprit est généralement samatha, mot dont la signification précise sera expliquée plus loin.

Cette distinction entre la samadhi dans le sens de concentration de l’esprit dans la méditation, et la samadhi dans le sens d’établissement de tout son être dans l’Éveil, est d’une importance capitale. Si la Samadhi parfaite est considérée comme ne signifiant que bonne concentration, alors toute la signification de cette étape - et avec elle toute la signification du Noble chemin octuple - devient sérieusement déformée. Malheureusement, cela est souvent le cas : Samadhi parfaite est traduite par concentration juste, ce qui donne l’impression que tout le chemin spirituel, tout l’enseignement pratique du Bouddha que représente le Noble chemin octuple, culmine simplement dans la concentration - le genre de chose que vous atteignez presque toutes les semaines pendant votre classe de méditation.

On pourrait en fait aller plus loin et dire qu’à l’époque moderne chacune des étapes du Noble chemin octuple a été sérieusement sous-évaluée, voire minimisée, une interprétation très étroite et limitée en étant donnée. Cela est malheureux, car cela fait apparaître le Noble chemin octuple comme quelque chose d’assez peu attrayant, d’assez restreint, et pour cette raison les gens se demandent comment le Chemin Octuple peut être considéré comme le thème central de la totalité de l’enseignement du Bouddha. Pour apprécier la signification du Noble chemin octuple nous avons besoin de comprendre la signification de chaque étape, et j’espère que dans cette présentation j’ai pu montrer que le Noble chemin octuple contient bien plus que ce que certains de ses interprètes modernes suspectent généralement.

La Samadhi parfaite - la phase culminante du Chemin octuple - est beaucoup plus qu’une simple bonne concentration. Dans son essence, la Samadhi parfaite est la réalisation de tout le Chemin de transformation. Elle représente l’état dans lequel se trouve un être complètement et parfaitement transformé, à tous les niveaux et dans tous ses aspects. En d’autres termes, elle représente la culmination du processus de transformation d’un état non éveillé en un état Éveillé, et la saturation complète et parfaite de tous les aspects de notre être par la Vision parfaite avec laquelle on a commencé.

La Samadhi parfaite signifie que la Vision parfaite a enfin triomphé, et qu’elle règne, suprême, à tous les niveaux de notre être et de notre conscience. Si la Samadhi parfaite est comprise de cette façon, alors le Noble chemin octuple prend tout son sens, comme le fait notre pèlerinage tout au long de ce Chemin.

La shamatha, la samapatti et la samadhi

Quoique la samadhi dans le sens de concentration et la samadhi dans le sens d’Éveil soient bien distinctes et ne doivent pas êtreconfondues, il est important de comprendre qu’elles ne sont pas mutuellement exclusives. Il ne serait pas incorrect de les décrire comme le degré inférieuret le degré supérieur de la même expérience. On pourrait aussi dire qu’entre la samadhi en tant que concentration et la samadhi en tant qu’Éveil il y a un étatou un degré intermédiaire, qui est connu dans les textes du Mahayana sous le nom de samapatti. De façon littérale, samapatti veut direréalisations, et suggère toutes les expériences spirituelles qui, se produisant suite à la pratique de la concentration, n’arrivent cependant pas tout à fait àla samadhi dans son sens le plus complet. Nous avons ainsi trois termes : samatha (en pâli : samatha) ou concentration, samapatti ou réalisations, et samadhi dans le sens le plus complet et final de l’Éveil lui-même. Ces trois termes représentent une seule série progressive d’expériences spirituelles, chacune d’entre-elles introduisant la suivante et préparant le chemin pour l’atteindre. En les étudiant l’une après l’autre nous gagnerons, d’une façon pour ainsi dire cumulative, une idée ou un aperçu de la nature de la samadhi dans son sens le plus ultime.

 

Samatha.

La shamatha

Littéralement, samatha signifie tranquillité, quoique ce mot soit parfois traduit par pacification, ou apaisement, voire simplement par calme. Si on la traduisait par paix, on serait assez près de la vérité, car c’est un état de paix profonde et de calme de l’esprit, et même de tout l’être. L’activité mentale dans le sens de la pensée discursive ou du bruit de la machinerie mentale est soit minimale - c’est-à-dire très subtile - soit complètement absente. La samatha est aussi un état de concentration parfaite, ou de focalisation de l’esprit, un état d’intégration de toutes les forces et énergies de l’être psychophysique. La samatha correspond ainsi aux quatre dhyanas, les quatre niveaux ou états de conscience élevée dont nous avons parlé dans le chapitre consacré à l’Effort parfait.

La samatha est souvent divisée en trois degrés, ou niveaux, ou échelons : la concentration sur un objet matériel brut, la concentration sur une contrepartie subtile de l’objet brut, et l’absorption dans la contrepartie subtile de l’objet brut. Comme ceci n’est peut-être pas très clair, je vais en donner une illustration concrète. Supposons que vous vous mettiez à pratiquer la concentration sur une image ou une représentation du Bouddha. Cette image, cette représentation, est l’objet brut. Vous vous asseyez et vous la regardez, non pas fixement, mais simplement. Vous la regardez sans faire attention à rien d’autre. Vous ne regardez rien d’autre, vous vous fermez à toute autre impression des sens, et les yeux grand ouverts vous restez complètement concentré sur cette image ou cette représentation, la laissant entrer entièrement et complètement, et n’étant conscient de rien d’autre.

Dans le second niveau vous fermez les yeux et vous voyez l’image ou la représentation du Bouddha aussi clairement que si vous aviez les yeux ouverts et étiez en train de regarder l’image matérielle ou la représentation elle-même. Ceci demande bien sûr pas mal de pratique, et certains y arrivent mieux que d’autres. L’image que vous voyez de façon vive quand vos yeux sont fermés est la contrepartie mentale subtile de l’image ou de la représentation originale, et c’est sur cela que vous vous concentrez. Finalement, il n’y a plus de perception sensorielle : vous êtes complètement concentré sur cette image mentale - voire archétype - en vous.

Dans le troisième niveau vous continuez à vous concentrer, de manière toujours plus intense et focalisée, sur la contrepartie subtile de l’image brute originale. En vous concentrant ainsi vous devenez, si l’on peut dire, assimilé par cette image, absorbé par elle. La distinction entre le sujet et l’objet finit par disparaître, et vous vous fondez dans l’objet de votre concentration, vous vous identifiez avec lui.

J’ai choisi la concentration sur une image ou une représentation du Bouddha comme un exemple de la pratique de la samatha, parce que dans ce cas la différence entre les niveaux peut être clairement vue. Mais dans tout type d’exercice de concentration l’on commence par prendre un objet brut, on avance vers l’objet subtil, et l’on devient absorbé dans l’objet subtil, faisant ainsi l’expérience des trois degrés, niveaux ou échelons de la samatha, ou tranquillité.

 

La samapatti

Littéralement, samapatti signifie réalisations, ou expériences vécues en tant que résultat de la pratique de la concentration. Tous ceux qui pratiquent la concentration et la méditation finissent par vivre des expériences d’un genre ou d’un autre. Le type et le degré de ces expériences dépendent beaucoup du tempérament personnel, et ne sont pas nécessairement liés au degré de développement spirituel. Parfois, les gens imaginent que si l’on a de nombreuses expériences de cette sorte, on est plus avancé que si l’on n’en a qu’une ou deux, voire aucune ; mais ce n’est pas aussi simple que cela.

La sorte d’expérience de nature élémentaire la plus commune est probablement celle de la lumière. Alors que l’esprit devient plus concentré, vous pouvez voir différentes sortes de lumières - habituellement une lumière blanche ou jaunâtre, parfois bleutée, et occasionnellement rouge ou verte, quoique celles-ci soient relativement plus rares. Des expériences de cette sorte sont une indication que l’esprit est devenu concentré, que le niveau de prise de conscience a légèrement augmenté, et que l’on a commencé à prendre contact avec quelque chose qui est un petit peu au-delà de l’esprit conscient ordinaire. Certaines personnes, au lieu de voir des lumières, entendent des sons. Elles peuvent entendre une note musicale soutenue, très profonde, un peu comme un mantra, ou bien elles peuvent entendre des mots prononcés, si l’on peut dire, en eux. Elles peuvent parfois entendre ces mots très clairement, comme si une voix leur parlait. Les gens qui croient en Dieu pensent souvent, bien sûr, que c’est Dieu qui leur parle, mais selon l’enseignement bouddhique ces sons et ces voix proviennent des profondeurs - sans que parfois ce soi tmême des profondeurs les plus profondes - de notre propre esprit et de notre propre conscience.

Il arrive aussi parfois qu’au cours de leur pratique de la concentration certaines personnes fassent l’expérience de la perception de diverses odeurs. Parfois c’est comme si la pièce dans laquelle elles sont assises était envahie par un parfum agréable tel que celui du jasmin ou de la rose, et ce parfum peut même parfois être senti par d’autres personnes. Ceci aussi est un signe que l’esprit devient plus subtil, plus raffiné et raréfié,et que l’on entre en contact avec un niveau de conscience plus élevé.

En progressant, les expériences changent. Je ne vais pas essayer de vous dresser la liste de toutes les expériences différentes que l’on peut faire, mais je vais en mentionner quelques autres, parmi les plus typiques que peuvent rencontrer la plupart des gens. On peut faire l’expérience de voir,soudain, se dérouler devant soi des paysages de diverses sortes, certains avec des arbres et des collines, et semblant parfois s’étendre sur des kilomètres. On peut voir un brillant ciel bleu, ou des formes géométriques en éclair, ou des formes semblant faites de joyaux, ou des figures et des formes ressemblant à des mandalas. On peut aussi voir d’autres formes diverses, telles que des visages ou des yeux. Toutes ces expériences sont assez communes chez les gens qui pratiquent ne serait-ce qu’un petit peu la concentration et la méditation. On peut aussi faire l’expérience de quelque chose d’un peu différent, tel qu’un changement du poids de son corps : on peut se sentir très lourd, comme si l’on ne pouvait absolument pas se lever ; ou bien on peut se sentir très léger, comme si, telles des graines de chardon, on allait s’envoler. Il peut y avoir des expériences de chaleur ou de froid intense, et ces changements de température peuvent parfois être perçus par d’autres personnes.

Certaines personnes qui pratiquent la concentration et la méditation de façon continue sur de longues périodes - quoique pas toutes, car cela est une question de tempérament - trouvent non seulement que leur esprit devient extrêmement sensible, mais qu’elles développent divers sens subtils. Elles peuvent prendre conscience qu’elles comprennent ce que d’autres personnes sont en train de penser, ou elles peuvent développer les facultés qu’en Occident on appelle la clairvoyance et la faculté d’entendre à distance. Selon l’enseignement bouddhique - en fait selon l’expérience bouddhique - ces facultés se développent en résultat de la pratique de la concentration et de la méditation, quand tout l’être devient plus raffiné et subtil. Mais je dois insister encore sur le fait qu’elles ne se développent pas chez tout le monde.Certaines personnes, apparemment, peuvent même aller jusqu’au bout - même réaliser le nirvana - sans développer aucune de ces facultés.

D’autres expériences de samapatti comprennent, de façon peut-être plus importante, l’expérience d’une joie intense, du bonheur, de l’extase,et d’une paix ineffable qui descend sur nous et nous enveloppe. Ceci arrive en particulier durant la méditation, mais peut aussi se produire à d’autres mo

ments. De façon plus importante encore - et ici la samapatti commence à rejoindre la samadhi - vous pouvez avoir des éclairs de vue intérieure pénétrante. C’est comme si un voile s’était soudain déchiré et, le temps d’un instant, vous voyez les choses telles qu’elles sont - puis le voile se referme. Mais vous avez eu un aperçu, un éclair. Vous pouvez soudainement comprendre la vérité d’un enseignement que vous connaissez depuis longtemps, mais n’aviez jamais pénétré ni réalisé - quelque chose que vous aviez lu dans des livres, et pensiez très bien connaître. Quand vous avez cet éclair de vue pénétrante de cette vérité, de cette réalité, vous vous rendez compte qu’auparavant vous ne la connaissiez pas du tout, absolument pas. Ce n’est pas que vous la compreniez en partie, ou assez bien - ce n’est pas cela du tout. Quand vous voyez réellement, dans un véritable éclair de vue intérieure, vous réalisez que lorsque vous ne connaissiez cette vérité que pour l’avoir lue dans des livres ou pour l’avoir entendue, vous ne la connaissiez en fait pas du tout.

Toutes les expériences que j’ai décrites sont des expériences de samapatti, et nous avons vu qu’il y en a une immense variété. Personne ne fait l’expérience de toutes, mais tous ceux qui suivent le chemin de la concentration et de la méditation font au moins l’expérience de certaines d’entre-elles.

 

La samadhi

J’ai déjà dit que la samadhi à proprement parler est l’état d’être établi dans la Réalité ou d’être Éveillé. Il y a beaucoup de façon d’aborder cet état. Il est souvent décrit en termes négatifs, par exemple en termes de destruction des asravas. Le mot asrava (en pâli : asava) signifie flux empoisonné, penchant, travers de notre nature. Il y a trois asravas. Tout d’abord il y a le kamasrava (en pâli : kamasava), le flux empoisonné, le penchant vers le désir ou vers l’avidité de l’expérience des sens pour elle-même, à son propre niveau. Puis il y a le bhavasrava (en pâli : bhavasava), le flux empoisonné, le penchant vers l’existence conditionnée - en d’autres termes le désir de ou l’attachement à tout mode d’existence qui n’est pas l’Éveil lui-même. Enfin il y a l’avidyasrava (en pâli : avijjasava), le flux empoisonné, le penchant vers l’ignorance, dans le sens d’obscurité spirituelle et de manque de prise de conscience spirituelle. Ainsi, en termes négatifs, la samadhi à proprement parler est décrite comme étant l’absence complète de ces trois penchants ou flux empoisonnés. C’est un état dans lequel les expériences des sens et les choses matérielles ne signifient rien : un état dans lequel il n’y a aucun désir pour aucune sorte d’existence conditionnée, aucun intérêt pour rien d’autre que le Nirvana ou l’Éveil, et aucune ombre d’ignorance ou d’obscurité spirituelle.

Outre cette description négative de la samadhi, il y en a diverses descriptions positives - quoique ici il nous faille avancer avec précaution, etcomprendre que nous essayons de faire allusion à quelque chose qui est bien au-delà de ce que la force des mots peut exprimer. Certains textes mentionnentun groupe de trois samadhis, dans le sens le plus élevé du terme. Cela ne veut pas dire qu’il y ait trois états mutuellement exclusifs ; ces troissamadhis sont plutôt comme différents aspects ou différentes dimensions d’une seule samadhi.

 

1. La samadhi sans image

La première de ces trois samadhis est connue sous le nom de « samadhi sans image » (en pâli et en sanskrit : animitta). Cela dénote le fait que l’état de samadhi est parfaitement libéré de toute pensée, de toute conceptualisation. Si nous pouvions imaginer un état dans lequel nous prenons conscience, nous sommes conscient, complètement et clairement, au niveau le plus élevé, sans aucune pensée discursive - si nous imaginions que notre esprit est comme un ciel magnifique, d’un bleu vif et clair, sans la moindre trace de nuage -, alors voilà ce que serait l’expérience de samadhi sans image. Habituellement, le ciel de l’esprit est couvert de nuages : des nuages gris, des nuages noirs, parfois même des nuages d’orage ; mais occasionnellement des nuages teintés d’or. L’état de samadhi est un état libéré de tout nuage de pensée, de toute conceptualisation.

 

2. La samadhi sans direction

La seconde samadhi, ou le second aspect, la seconde dimension de la samadhi, est connue sous le nom de « samadhi sans direction, ou sans penchant » (en sanskrit : apranihita ; en pâli : appanihita). La samadhi sans direction est un état dans lequel il n’y a pas de direction particulière dans laquelle on souhaite aller, il n’y a pas de préférence. On se tient simplement en équilibre, comme une sphère posée sur un plan complètement horizontal, qui n’a pas de raison propre de rouler dans aucune direction particulière. L’esprit Éveillé - l’esprit installé dans la samadhi - est ainsi. Il n’a pas de tendance ou d’inclination à aller dans aucune direction car il n’a pas de désir individuel ou égoïste. C’est un état difficile à décrire, mais peut-être en pensant en termes de spontanéité parfaite, sans aucune envie forte ni impulsion de rien faire de particulier, peut-on s’en approcher.

 

3. La samadhi de la vacuité

Le troisième aspect, ou la troisième dimension de la samadhi est connu sous le nom de « samadhi de la vacuité, ou shunyata (en pâli :suññata) ». Shunyata ne signifie pas vide ou vacuité dans le sens littéral. Shunyata signifie Réalité. La sunyata-samadhi est l’état de réalisation entière et complète de la nature ultime de l’existence, qui ne peut pas être décrite par des mots. Ce n’est pas qu’un aperçu, comme dans l’étape de Vision parfaite, mais une réalisation complète, totale et parfaite. Cette samadhi de la vacuité est liée dans certains textes à l’ekalaksana-samadhi ou samadhi de la caractéristique unique, aussi nommée samadhi de l’esprit impartial. C’est une expérience dans laquelle on voit tout comme ayant les mêmes caractéristiques. On voit normalement certaines choses comme étant bonnes, d’autres comme étant mauvaises. Il y a des choses que l’on considère comme plaisantes, et d’autres déplaisantes. On aime certaines choses, on n’en aime pas d’autres ; certaines choses sont proches, d’autres sont lointaines ; certaines sont passées, certaines sont présentes, d’autres sont futures. De cette manière on donne différentes caractéristiques aux choses. Mais dans la samadhi de la vacuité, on voit tout comme ayant la même caractéristique : tout est shunyata, tout est réel de façon ultime, et dans ses profondeurs ultimes tout est la même chose. Puisqu’au fond tout est la même chose, il n’y a pas de raison d’avoir des attitudes différentes envers des choses différentes ; on a la même attitude envers tout, et l’on goûte donc un état de paix, de tranquillité, de stabilité et de repos.

Ceux d’entre-vous qui s’intéressent au Zen, et plus particulièrement à Houei-neng et à son Soûtra de l’Estrade (ou Soûtra de Houei-neng) seront peut-être intéressés de savoir que la samadhi de la caractéristique unique et la samadhi de l’esprit impartial sont toutes deux citées dans le Soûtra de l’Estrade. Ceci nous amène à un point très important en relation avec le bouddhisme Zen. Vous vous souvenez peut-être que Houei-neng dit que la samadhi et la prajña (ou sagesse) ne sont pas différentes, mais sont en réalité une seule et même chose. Il dit que la samadhi est la quintessence de la prajña, et que la prajña est la fonction de la samadhi, et il illustre ce point en disant que la samadhi est comme une lampe et que la prajña, la sagesse, est comme la lumière de cette lampe.

Cette identité, ou au moins cette non-dualité de la samadhi et de la prajña est un enseignement très important de Houei-neng et plus généralement de l’école Zen, et quelques occidentaux étudiant le Zen la trouvent difficile et déroutante. Parfois ils l’ont même déformée. La raison à cela est qu’ilsentendent le mot samadhi comme signifiant concentration, et qu’ils pensent que Houei-neng assimile la concentration à la sagesse, faisant ainsi apparaître son enseignement comme un non-sens, et égarant beaucoup les gens. La samadhi de Houei-neng, cependant, au moins dans ce passage, est la samadhi dans son sens le plus élevé : la samadhi identique à la huitième étape du Noble chemin octuple, telle que nous l’avons expliquée. En d’autres termes, la samadhi, dans ce passage, est l’état d’un être complètement établi dans l’Éveil. Ceci est en fait très clair dans le Soûtra de l’Estrade. Houei-neng y dit très clairement et avec insistance que les gens interprètent mal la « samadhi de la caractéristique unique », pensant que cela signifie s’asseoir calmement et continûment sans laisser aucune idée apparaître dans l’esprit. En d’autres termes, ils pensent que cela signifie concentration - une interprétation que rejette Houei-neng. Si ce n’était que concentration cela ferait de nous des objets inanimés. Houei-neng dit que la samadhi dans le vrai sens - dans le sens qu’il lui donne, dans le sens du Tch’an ou du Zen - est une chose très différente.

Cela ne veut pas dire que Houei-neng soit contre la méditation, ou contre la concentration de l’esprit. Il dit seulement que la concentration, ou la samatha, n’est pas la samadhi dans le sens le plus complet et le plus élevé, ou dans le sens réel. La concentration n’est que la concentration : ce n’est pas cette samadhi qui, selon son enseignement, est identique à la prajña. La véritable samadhi, dit Houei-neng, reste la même dans toutes les circonstances et sous toutes les conditions. Ce n’est pas quelque chose dont on ne fait l’expérience que lorsque l’on s’assied et que l’on médite.

Dans les monastères et les temples Zen, les trois niveaux de samatha, samapatti et samadhi - dans le sens le plus élevé - sont tous enseignés et pratiqués ; mais le Zen partage les deux premiers avec les autres écoles du bouddhisme. La contribution spécifique du Zen réside dans son enseignement sur la samadhi dans son sens ultime - dans le sens de l’état d’être établi dansle mode d’être Éveillé - et spécialement dans son enseignement sur la non-dualité de la samadhi et de la prajña.

 

Le Noble chemin octuple en tant que processus cumulatif

Nous sommes maintenant en meilleure position pour comprendre ce que nous essayons d’atteindre lorsque nous suivons le Noble chemin octuple du Bouddha. Nous essayons d’atteindre un mode d’être et de conscience plus élevé. Nous n’essayons pas seulement d’atteindre la « concentration juste ». Ce à quoi nous aspirons est une transformation totale de tout notre être, à tous les niveaux et dans tous ses aspects, à la lumière de la Vision parfaite initiale. Et, pour autant que l’on puisse le voir, cette étape de Samadhi parfaite marque la culmination de tout le processus d’évolution - du moins, de tout le processus de l’évolution supérieure.

A ce point je voudrais ajouter un mot d’avertissement, ou du moins d’explication. Le Noble chemin octuple est, comme son nom nous l’indique, un sentier ou un chemin (en sanskrit : marga ; en pâli : magga) fait de huit étapes ou parties, et la vie spirituelle bouddhique consiste à suivre ce chemin. C’est une image familière, que nous utilisons tout le temps dans le bouddhisme, mais nous devrions faire attention à ne pas interpréter trop littéralement ce qui est essentiellement une façon de parler. Nous sommes si facilement trompés par les mots, nous les prenons si facilement pour argent comptant. Il est vrai que, d’une certaine façon, la vie spirituelle consiste à suivre un chemin, allant d’une étape à l’autre. Mais d’une autre façon la vie spirituelle n’est pas du tout comme suivre un chemin. Quand nous avançons le long d’un chemin nous laissons les étapes précédentes derrière nous. Elles sont terminées, on en a fini avec elles. Mais dans le cas d’un chemin spirituel ce n’est pas comme cela. Comme une boule que l’on roule dans la neige, le chemin spirituel est un processus cumulatif : il grandit et se développe sans cesse. Ce n’est pas comme si nous avions d’abord la Vision parfaite, et une fois celle-ci terminée nous l’oublions et passons à l’Émotion parfaite, et ainsi de suite. Ce n’est pas du tout comme cela, quoiqu’il soit compréhensible que nous pensions en ces termes. Le chemin spirituel est en fait un processus cumulatif, un processus de croissance ou d’expansion, et en un sens nous suivons tout le temps toutes les étapes du Chemin octuple à la fois.

Comment cela se fait-il ? Imaginons que, ne serait-ce qu’un instant, nous faisions l’expérience de la Vision parfaite. Ce peut être alors que nous méditons, ou que nous nous promenons dans la campagne, ou que nous écoutons de la musique, ou même alors que nous nous arrêtons au milieu de la circulation. De quelque manière que cela se produise, nous faisons l’expérience de la Vision parfaite. Quelque chose s’ouvre en nous et, pendant une fraction de seconde, nous voyons les choses telles qu’elles sont. Pendant une fraction de seconde nous sommes en contact avec quelque chose d’Ultime, voire avec la Réalité. Mais que se passe-t-il ensuite ? Ce moment de Vision parfaite influence nos émotions et, dans une certaine mesure au moins, nous développons l’Émotion parfaite, la seconde étape du Chemin. Cela déborde aussi dans notre parole, qui s’en trouve influencée, et de cette manière notre parole se rapproche de la Parole parfaite. Nos actions aussi sont influencées, du moins de façon subtile et indirecte. Nous sommes changés de toutes ces manières, et cela continue ainsi. A un autre moment - peut-être des semaines, des mois, des années plus tard - il y a un autre instant de Vision parfaite, et tout le processus se répète. Nous sommes encore plus influencés par la Vision parfaite, nos émotions se rapprochent de l’Émotion parfaite, notre parole se rapproche de la Parole parfaite, et le processus continue ainsi.

Tout au début de ces présentations j’ai remarqué qu’anga signifie membre, et non pas étape ou partie, et que l’arya-astangika-marga (en pâli : ariya-atthangika-magga) est le chemin à huit membres, ou à huit pousses, et non un chemin fait de huit étapes ou parties successives et séparées. Ainsi, la vie spirituelle est plus proche d’un processus de développement, d’un épanouissement d’une chose vivante, que d’un passage d’une étape du chemin à une autre, ou d’un barreau d’une échelle à un autre.

La croissance spirituelle est comme le développement d’un arbre. Tout d’abord, il y a le jeune arbre enraciné dans le sol, et puis un jour il pleut, peut-être assez fortement. La pluie est absorbée par les racines, la sève monte et se répand dans les brindilles et les branches, et l’arbre croît. Il y a une pause, et la pluie tombe de nouveau, la sève monte de nouveau, et cette fois-ci non seulement elle se répand dans les branches et les brindilles, mais les feuilles commencent à poindre. S’il ne pleut pas pendant quelque temps l’arbre peut se flétrir un petit peu, mais finalement il pleut encore - il peut même y avoir une très grosse averse, un déluge - et cette fois-ci, non seulement la sève se répand dans les brindilles, les branches et les feuilles, mais les fleurs commencent à s’ouvrir. Suivre le Chemin octuple est comme cela. Cela commence par une expérience spirituelle, un aperçu de la Réalité, ou en d’autres termes un moment de Vision parfaite. C’est comme la pluie qui tombe. Et tout comme la sève monte et se répand dans les branches et les brindilles, la Vision Parfaite transforme graduellement les différents aspects de notre être. L’émotion est transformée, la parole est transformée, les actions et les moyens d’existence sont transformés - même les volitions et la prise de conscience sont transformées. Du fait de ce moment de Vision parfaite, dans une certaine mesure tout notre être est transformé.

Ce processus est répété encore et encore, à des niveaux de plus en plus élevés, jusqu’à ce qu’enfin l’être entier soit complètement transformé et que rien ne soit inchangé. On est entièrement pénétré par la lumière de l’Éveil. Ceci est l’état de Samadhi parfaite, l’état dans lequel tout notre être et toute notre conscience, ayant été mis en accord avec notre Vision parfaite originelle, ont été entièrement transformés et transmutés, des niveaux les plus bas aux niveaux les plus hauts. C’est aussi, bien sûr, l’état d’Éveil ou de bouddhéité. Le Chemin a alors été complètement accompli - il est, en fait, devenu le but - et tout le processus d’évolution supérieure a été achevé.

Avec cela nous arrivons à la fin de notre voyage. Au moins, nous sommes arrivés à la fin de ce voyage dans notre imagination. J’espère que ce voyage imaginaire que nous avons fait, et pendant lequel nous avons eu la compagnie de tant de gens, a été de quelque utilité tant pour ceux qui ont essayé de suivre le Chemin pendant quelque temps que pour ceux qui débutent dans l’étude et dans la pratique de l’enseignement du Bouddha, et que cela les aidera à suivre le noble chemin octuple du Bouddha, non pas seulement en imagination, mais dans la réalité.

'Vision and Transformation' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1990, traduction © Christian Richard 2003.

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