Le noble chemin octuple 7 - Niveaux de prise de conscience : Prise de conscience parfaite
Nous avons vu que l’évolution supérieure se distingue de l’évolution inférieure par le fait qu’elle prend place dans et par la prise de conscience. Il s’ensuit donc qu’un progrès dans l’évolution supérieure est en même temps un progrès de prise de conscience. Le fait que ce progrès se mesure par l’atteinte d’états successivement plus élevés introduit l’idée de niveaux de prise de conscience. Ce sont ces niveaux de prise de conscience qui forment le sujet de la septième partie du Noble chemin octuple, généralement appelée attention juste ; ce sont ces niveaux que nous devons examiner si nous voulons savoir ce que les termes « attention juste », ou « Prise de conscience parfaite » nous disent réellement.
En sanskrit, cette étape est appelée samyak-smrti (en pâli : samma-sati). Smrti, ou sati, est généralement traduit par« attention » et parfois par « prise de conscience », mais la signification littérale de ces deux termes est simplement mémoire ou souvenir. Le mot smrti a beaucoup de nuances de sens, qui ne sont pas toujours faciles à démêler. Je vais donc approcher la question de la signification du mot smrti, ou attention, assez indirectement, en prenant un exemple de la vie quotidienne. Ce sera, pour commencer, un exemple non pas d’attention mais de non-attention, parce que l’absence d’attention nous est plus familière que sa présence, et parce qu’en analysant la non-attention nous pourrons peut-être plus facilement arriver à une conception de l’attention.
Imaginons, donc, que vous êtes en train d’écrire une lettre, une lettre urgente qui doit impérativement être postée avant la prochaine levée. Mais, comme cela arrive si souvent dans la vie moderne le téléphone sonne, et c’est un de vos amis voulant bavarder un peu. Avant que vous ne vous en rendiez compte vous êtes impliqué dans une conversation assez longue. Vous parlez pendant une demi-heure, disons, et, finalement, la conversation finie, vous raccrochez. Vous avez parlé de tellement de choses avec votre ami, que vous en avez oublié la lettre, et vous avez parlé pendant si longtemps que vous sentez soudain que vous avez soif. Vous vous retrouvez donc à la cuisine, et mettez la bouilloire sur le feu pour vous préparer une tasse de thé. En attendant que l’eau bouille vous entendez un son agréable provenant, à travers la cloison, de chez le voisin. Réalisant que c’est la radio vous pensez que vous aussi vous pourriez l’écouter. Vous allez donc dans la pièce à côté, allumez la radio et commencez à écouter la chanson. Après celle-ci une autre commence, et vous l’écoutez aussi. De cette façon le temps passe, et bien entendu vous avez complètement oublié l’eau qui bout. Alors que vous êtes dans cet état de stupéfaction, ou de transe, on frappe à la porte. Un ami est venu vous voir. Puisque vous êtes heureux de le voir vous l’accueillez, et vous vous asseyez pour discuter, et au bout d’un moment vous lui offrez une tasse de thé. Vous allez à la cuisine, et la trouvez envahie par la vapeur. A ce moment vous vous rappelez que vous avez mis de l’eau à bouillir un moment auparavant, et c’est cela qui vous fait vous rappeler votre lettre. Mais c’est trop tard, l’heure de la levée est passée.
C’est un exemple d’absence d’attention dans la vie quotidienne. En fait,dans sa plus grande part, la vie quotidienne est faite de cette sorte de non-attention. Nous pouvons sans aucun doute nous reconnaître dans ce portrait. Nous reconnaissons que c’est notre façon chaotique et sans attention de vivre la plupart de notre vie.
Analysons donc la situation, pour mieux comprendre ce qu’est la nature de la non-attention. Tout d’abord, dans notre exemple, nous voyons le fait évident et simple de l’oubli, qui est un élément très important de la non-attention. Quand nous parlons au téléphone nous oublions la lettre que nous écrivons, et quand nous écoutons la radio nous oublions que l’eau bout pour le thé.
Pourquoi, de cette façon, oublions-nous si facilement ? Comment se fait-il que nous perdions de vue quelque chose que nous devrions garder à l’esprit ?La raison est que nous sommes très facilement distraits. Notre esprit se détourne très facilement, perd très facilement sa direction. Il arrive souvent, par exemple, que je parle ou que je fasse une conférence. Tout le monde fait très attention, et il règne un grand silence. Mais la porte s’ouvre, et quelqu’un entre. Et que se passe-t-il ? La moitié des têtes se tournent, comme si elles avaient été tirées par une même ficelle. Les gens sont aussi facilement distraits que cela. Parfois c’est une mouche bleue vrombissant contre une fenêtre, ou bien une de mes feuilles qui tombe, qui distrait les gens. De telles choses montrent comme nous sommes facilement distraits, et c’est pourquoi nous tendons à oublier les choses dans notre vie quotidienne.
Comment se fait-il que nous soyons si facilement distraits ? Comment cela se produit-il ? Nous sommes facilement distraits parce que notre concentration est faible. Si, par exemple, vous étiez vraiment en train d’écouter ce que je dis, réellement concentrés sur ce que je dis, un éléphant pourrait entrer et vous ne le remarqueriez pas. C’est parce que nous ne sommes pas concentrés de cette façon que la distraction se produit très facilement. Nous ne nous concentrons pas de tout cœur sur ce que nous faisons. Habituellement, ce n’est qu’à moitié que nous participons à ce que nous faisons, disons ou pensons.
Pour quoi notre concentration est-elle si faible ? Pourquoi sommes-nous si peu enthousiastes ? Notre concentration est faible parce que nous n’avons pas de continuité d’intention. Il n’y a pas de but primordial qui reste inchangé, au centre de toutes les différentes choses que nous faisons. Nous passons sans cesse d’une chose à l’autre, d’un désir à un autre, comme le personnage de la célèbre satire de Dryden, qui
Était tout par débuts, et rien pour longtemps ;
Mais au cours d’un seul cycle de la lune,
Était chimiste, violoniste, homme d’État, et bouffon.
Puisqu’il n’y a pas de continuité d’intention, puisque nous ne sommes pas tout le temps tournés vers une chose principale, nous n’avons pas de réelle individualité. Nous sommes une succession de personnes différentes, toutes plutôt ratées ou embryonnaires. Il n’y a pas de croissance régulière, pas de réel développement, pas de vraie évolution.
Quelques-unes des caractéristiques principales de la non-attention devraient maintenant être claires. L’absence de prise de conscience est un état d’oubli, de distraction, de faible concentration, d’absence de continuité d’intention, de dérive, et d’absence de réelle individualité. L’attention, bien entendu, a les caractéristiques opposées : c’est un état de souvenir, de non-distraction, de concentration, d’intention continue et résolue, et de développement continu de l’individualité. Toutes ces caractéristiques sont connotées par le terme « prise de conscience », et particulièrement par la Prise de conscience parfaite. Cela ne veut pas dire que la Prise de conscience parfaite soit complètement définie par ces caractéristiques, mais elles servent à nous donner une idée générale de ce qu’est l’attention ou la prise de conscience, et de ce qu’est la Prise de conscience parfaite.
Niveaux de prise de conscience
Tournons-nous maintenant vers le thème principal de notre discussion de la Prise de conscience parfaite : les niveaux de prise de conscience.Traditionnellement, ces niveaux sont arrangés ou ordonnés de diverses façons,mais je propose de les considérer ici sous quatre aspects : prise de conscience des choses, prise de conscience de soi, prise de conscience des autres gens, et prise de conscience de la Réalité, de la Vérité, de l’Ultime. En considérant les niveaux de prise de conscience sous ces quatre angles nous allons, je l’espère, pouvoir obtenir une idée assez complète de la vraie nature de la Prise de conscience parfaite.
1. Prise de conscience des choses
Quand nous parlons de prise de conscience des « choses », nous parlons des choses matérielles telles qu’un livre ou une table. Nous parlons de tout notre environnement matériel, plein de tant d’objets différents. En bref, nous parlons de tout le domaine de la nature. La plupart du temps nous ne sommes que vaguement conscients des choses qui nous entourent, et nous n’en prenons conscience que de façon périphérique. Nous ne prenons pas réellement conscience de notre environnement, ni de la nature, ni du cosmos, et la raison pour cela est que nous nous arrêtons rarement, voire jamais, pour les regarder. Combien de minutes - pour ne pas dire d’heures - passons-nous chaque jour à ne faire que regarder quelque chose ? Nous n’y passons probablement même pas quelques secondes, et la raison que nous en donnons habituellement est que nous n’avons pas le temps. L’une des plus grandes accusations que l’on puisse peut-être porter sur la civilisation moderne est le fait que nous n’avons pas le temps de nous arrêter et de regarder. Nous pouvons passer près d’un arbre en allant au travail, mais nous n’avons pas le temps de le regarder, ni de regarder des choses moins romantiques, telles que murs, clôtures et maisons.Cela nous amène à nous demander ce que valent notre vie et notre civilisation moderne si nous n’avons pas le temps de regarder les choses. Dans les mots du poète :
Quelle est cette vie, si, pleins de soucis,
Nous n’avons pas le temps de nous arrêter et d’observer ?
Bien entendu, le poète a utilisé le mot « observer » pour la rime anglaise, et ce qu’il veut vraiment dire ce n’est pas observer dans le sens littéral, mais simplement voir et regarder. Le fait que nous n’ayons pas de temps pour cela est une chose dont il faut se souvenir. Mais, cependant, même si nous prenons le temps de nous arrêter pour regarder et essayer de prendre conscience, nous ne voyons presque jamais les choses en elles-mêmes. Ce qu’habituellement nous voyons est une projection de notre propre subjectivité. Nous regardons quelque chose, mais nous le voyons à travers le voile, le rideau, la brume, le brouillard de notre propre conditionnement mental.
Il y a quelques années, à Kalimpong, je me promenais avec un ami népalais,et nous nous arrêtâmes au pied d’un magnifique pin. Regardant le tronc lisse et la masse du feuillage d’un vert sombre, je ne pus m’empêcher de m’exclamer :« Oh, quel bel arbre ! » Mon ami népalais, qui se tenait près de moi, répliqua : « Oh oui, c’est un bel arbre ! Il y a là suffisamment de bois pour faire le feu pendant tout un hiver ! » Il n’avait pas du tout vu l’arbre. Tout ce qu’il avait vu était une certaine quantité de bois de chauffage. La plupart d’entre-nous regardons le monde des choses matérielles de cette façon, et c’est une attitude dont nous devons nous libérer. Nous devons apprendre à regarder les choses, pour elles-mêmes, sans y mettre aucune trace de subjectivité, de préférence personnelle, ou de désir.
L’art bouddhique d’Extrême-Orient, c’est-à-dire l’art chinois et japonais,insiste beaucoup sur cette attitude, sur cette approche. A ce propos, il y a l’histoire d’un certain apprenti peintre qui demanda un jour à son maître, un artiste renommé, comment peindre des bambous. Le maître ne lui répondit pas alors de prendre son pinceau et d’appliquer certains traits sur la soie ou le papier. Il ne parla pas de pinceaux ou de pigments, ni même de peindre. Il dit seulement : « Si tu veux apprendre à peindre des bambous, apprends tout d’abord à voir les bambous. » Ceci est une pensée qui donne à réfléchir - le fait que nous nous précipitions pour peindre quelque chose, alors que nous ne l’avons même pas regardé - mais c’est pourtant ce que font beaucoup d’artistes, ou au moins beaucoup d’amateurs. Et ainsi, continue l’histoire, le disciple ne fit que regarder. Il vécut regardant des bambous. Il regarda les tiges, et il regarda les feuilles. Il les regarda dans la brume, sous la pluie, à la lueur de la lune. Il les regarda au printemps, en automne et en hiver. Il regarda de grands bambous, il regarda de petits bambous. Il les regarda quand ils étaient verts et quand ils étaient jaunes, quand ils étaient frais et souples, et quand ils étaient secs et fanés. Ainsi, il passa plusieurs années, à ne faire que regarder des bambous. Il prit véritablement conscience des bambous. Il les vit réellement. Et en les voyant ainsi, en devenant ainsi conscient d’eux, il devint un avec les bambous. Sa vie passa dans la vie des bambous. La vie des bambous passa dans sa vie. Alors, seulement, se mit-il à peindre des bambous ; et, bien sûr, vous pouvez être certains qu’il peignait de vrais bambous. En fait on pourrait même dire qu’il devint un bambou peignant des bambous.
Selon le bouddhisme, ou du moins selon le bouddhisme d’Extrême-Orient - les traditions de la Chine et du Japon, et surtout peut-être, les traditions du Tch’anet du Zen - ceci devrait être notre attitude à l’égard de toutes les choses matérielles. Ceci devrait être notre attitude à l’égard de toute lanature ; non pas seulement à l’égard des bambous, mais aussi du soleil, de la lune, des étoiles, de la terre ; à l’égard des arbres et des fleurs et des êtres humains. Nous devrions apprendre à regarder, apprendre à voir,apprendre à prendre conscience, et de cette façon devenir suprêmement réceptifs. Du fait de notre réceptivité nous deviendrons un, ou au moins nous nous fondrons avec toutes les choses ; et de cette unité, de cette réalisation d’affinité et de profonde unité, si nous sommes d’un tempérament artistique nous créerons, nous créerons véritablement.
2. Prise de conscience de soi
La prise de conscience de soi a de nombreux sous-niveaux différents. Trois d’entre-eux sont d’importance particulière. Ce sont la prise de conscience ducorps, la prise de conscience des sentiments, et la prise de conscience des pensées.
(a) La prise de conscience du corps et de ses mouvements
Dans les soûtras, le Bouddha encourage ses disciples à être constamment conscients du corps et de ses mouvements. On devrait prendre conscience du fait de marcher, d’être assis, debout ou couché. On devrait prendre conscience de la position de nos mains et de nos pieds, de nos mouvements, de nos gestes, etc. Selon cet enseignement, si l’on a pris conscience, on ne peut rien faire de manière hâtive, confuse ou chaotique. Nous avons un merveilleux exemple de cela avec la cérémonie du thé japonaise. A première vue, la cérémonie du thé japonaise tourne autour d’un acte très ordinaire, que nous faisons tous les jours : faire et boire une tasse de thé. C’est quelque chose que nous avons tous fait des centaines et des milliers de fois. Comment cela est-il fait dans la cérémonie du thé japonaise ? Cela est fait d’une façon très différente, car cela est fait avec prise de conscience.
Avec prise de conscience, la bouilloire est remplie d’eau. Avec prise de conscience, elle est mise sur le feu de charbon de bois. Avec prise de conscience on s’assied et on attend que l’eau bouille, écoutant le frémissement de l’eau et des bulles, et regardant danser les flammes. Enfin, c’est avec prise de conscience que l’on verse l’eau bouillante dans la théière, avec prise de conscience que l’on verse le thé, qu’on l’offre, et qu’on le boit, observant pendant tout ce temps un silence complet. D’un bout à l’autre, c’est un exercice de prise de conscience qui représente l’application de la prise de conscience aux choses de la vie quotidienne. Cette attitude, nous devrions l’avoir dans toutes nos activités. Elles devraient toutes être conduites sur le même principe que la cérémonie du thé japonaise, tout étant fait avec prise de conscience et attention, et donc avec tranquillité, calme et beauté, ainsi qu’avec dignité, harmonie et paix.
Mais si la cérémonie du thé japonaise représente un certain niveau de prise de conscience dans la vie quotidienne, et un certain type de culture spirituelle - celle du bouddhisme d’Extrême-Orient, et en particulier du Zen -, quelle cérémonie ou institution analogue y a-t-il qui représente l’attitude de l’Occident aujourd’hui ? Quelle chose avons-nous, dans laquelle transpire tout l’esprit de notre culture commerciale ? Après avoir retourné cette question dans mon esprit, j’ai décidé que ce qui était caractéristique de notre culture était le repas d’affaires. Durant un repas d’affaires vous essayez de faire deux choses à la fois : vous essayez de prendre un bon repas, et vous essayez de conclure une bonne affaire. Ce genre de comportement, où l’on essaie de faire deux choses contradictoires à la fois, est tout à fait incompatible avec une véritable, réelle et profonde prise de conscience. C’est aussi très mauvais pour la digestion.
La prise de conscience du corps et de ses mouvements aura pour effet, si elle est pratiquée continuellement, de ralentir ces mouvements. Le rythme de la vie deviendra plus régulier. Tout sera fait plus lentement et délibérément. Mais cela ne veut pas dire que l’on fera moins. Penser cela est une erreur. La personne qui fait tout lentement parce qu’elle le fait avec prise de conscience et délibération peut peut-être faire plus que celle qui donne l’impression d’être très occupée parce qu’elle court toujours à droite et à gauche et qu’elle a de nombreux papiers et dossiers sur son bureau, mais qui en fait n’est pas occupée mais confuse. Une personne réellement occupée fait les choses calmement et méthodiquement, et comme elle est pleine d’attention et ne perd pas de temps en futilités et en agitation, à long terme elle accomplit en fait davantage.
(b) Prise de conscience des sentiments
Avant tout, la prise de conscience des sentiments correspond à la prise de conscience de l’état dans lequel on est : un état heureux, triste, ou intermédiaire - terne, gris, neutre. En prenant plus conscience de notre vie émotionnelle nous constatons que les états émotionnels défavorables - ceux qui sont liés à l’avidité, à la haine ou à la peur - tendent à être résolus, tandis que les états émotionnels favorables - liés à l’amour, à la paix, à la compassion et à la joie - tendent à s’affiner. Si, par exemple, nous sommes par nature un peu emportés et enclins à la colère, alors en développant la prise de conscience des sentiments nous allons commencer par prendre conscience de nos émotions coléreuses une fois que nous avons été en colère. Avec un peu de pratique nous allons prendre conscience que nous sommes en colère. Et avec un peu plus de pratique nous allons prendre conscience que la colère est sur le point d’apparaître. Si, ainsi, nous continuons à appliquer la prise de conscience à notre vie émotionnelle, les états émotionnels défavorables comme la colère vont finir par s’apaiser, ou au moins à être mis sous contrôle.
(c) Prise de conscience de la pensée
Si on leur demande soudain : « A quoi pensez-vous en ce moment ? », la plupart des gens doivent confesser qu’ils ne savent pas. C’est parce que, souvent, nous ne pensons pas réellement, nous laissons simplement nos pensées aller à la dérive dans notre esprit. Nous n’en prenons pas clairement conscience ; nous ne sommes que vaguement conscients de nos pensées, d’une façon terne, comme dans la pénombre. Il n’y a pas de pensée dirigée. Nous ne décidons pas de penser à quelque chose, et ensuite pensons réellement à cela. Les idées flottent dans notre esprit d’une manière vague, lâche et nébuleuse. Elles entrent en flottant et elles sortent en flottant,parfois simplement tournant, roulant et tourbillonnant dans notre esprit.
Nous devons donc apprendre à regarder, à chaque instant, d’où viennent les pensées et où elles vont. Si nous faisons cela nous verrons que le flux de pensées diminue, et que le bavardage mental qui est sans cesse présent s’arrête. Finalement, si nous persistons assez longtemps dans cette prise de conscience des pensées, l’esprit devient à certains moments - durant certains pics de méditation - complètement silencieux. Toutes les pensées discursives, toutes les idées et tous les concepts s’effaceront, et l’esprit restera silencieux et vide, bien qu’en même temps plein. Ce silence, ce vide de l’esprit, est bien plus difficile à réaliser et à expérimenter que le simple silence de la parole ; mais c’est à ce point, quand du fait de la prise de conscience l’esprit devient silencieux et les pensées s’évanouissent, ne laissant derrière elles que l’attention et la conscience pures et claires, que commence la vraie méditation.
Ces trois sortes de prise de conscience de soi - la prise de conscience du corps et de ses mouvements, la prise de conscience des sentiments et des émotions, et la prise de conscience des pensées - devraient être pratiquées, nous dit-on, tout le temps, quel que soit ce que nous faisons. Tout au long de la journée et même, avec quelque pratique, de la nuit - même durant les rêves - nous devrions continuer à prendre conscience. Si tout le temps nous prenons ainsi conscience : conscience de la position de notre corps, de notre façon de poser le pied ou de lever le bras ; conscience de ce que nous disons ; conscience de nos sensations, que nous sommes heureux, tristes,ou neutres ; et conscience de ce que nous pensons, que cette pensée soit dirigée ou non - si tout le temps nous prenons conscience de cette façon, pour la totalité de notre vie si possible, alors nous verrons que graduellement et imperceptiblement, mais néanmoins sûrement, cette prise de conscience transmutera et transformera tout notre être, tout notre caractère. D’un point de vue psychologique, la prise de conscience est l’agent de transformation le plus puissant que nous connaissions. Si nous chauffons de l’eau, l’eau se transforme en vapeur. Si, d’une façon similaire, nous appliquons la prise de conscience à tout contenu psychique, ce contenu est affiné et sublimé.
3. Prise de conscience des gens
La conscience que nous avons des gens n’est habituellement pas une conscience d’eux en tant qu’êtres humains mais en tant que choses ou objets « situés au-dehors ». En d’autres termes, nous sommes conscients d’eux entant que corps physiques affectant notre corps physique. Cette façon d’être conscient des autres n’est pas suffisante. Nous devons prendre conscience d’eux en tant que personnes.
Comment faire cela ? Comment prendre conscience d’une autre personne en tant que personne ? Tout d’abord, bien entendu, nous devons la regarder. Cela semble simple, mais c’est en fait très difficile. Quand je dis « la regarder », je ne veux pas dire la regarder dans le blanc des yeux. Nous ne devons pas la fixer d’un regard hypnotique. Nous devons simplement regarder - et cela n’est pas aussi facile qu’il y paraît. Ce ne serait pas vraiment exagérer que de dire qu’il y des gens qui n’ont jamais réellement regardé d’autres personnes, tandis que d’autres n’ont jamais réellement été regardés. Il est en fait possible de traverser toute sa vie sans jamais regarder quelqu’un d’autre ni être à son tour regardé ; et si nous ne regardons pas les autres nous ne pouvons pas prendre conscience d’eux.
Une des activités que nous pratiquons parfois dans la Communauté bouddhiste Triratna est un ensemble d’exercices de communication. Il y en a quatre. Le premier consiste à « simplement regarder », c’est-à-dire à s ’asseoir et à regarder - sans tension ni embarras, et sans éclater en un rire hystérique - la personne en face de vous, qui elle-même vous regarde. Cet exercice est le premier car il ne peut y avoir de véritable communication, de véritable échange avec une autre personne, sans que l’on prenne conscience de cette personne. La communication, bien sûr, est un sujet en soi. Je l’ai abordée en liaison avec la Parole parfaite, et tout ce que je dois répéter ici c’est que la communication n’est pas du tout limitée à la parole. Elle peut être aussi tellement directe et subtile qu’elle en est virtuellement télépathique. Quand la communication est de ce type, cela indique généralement chez les gens un très haut niveau de prise de conscience. De plus, une telle prise de conscience « télépathique » est habituellement réciproque.
En Inde il y a une forme importante de prise de conscience des autres qui est connue sous le nom de darshan. Littéralement, ceci signifie un regard ou une vue - une vision - et c’est le terme utilisé pour la prise de conscience du maître spirituel. En Inde les maîtres spirituels ont souvent ce qui s’appelle des ashrams, qui sont des sortes de centres de retraite où le maître vit, où ses disciples se rassemblent autour de lui, et où les gens viennent le voir. Habituellement, dans de tels ashrams, le soir, après un service appelé arati pendant lequel on promène des lumières devant l’image de la déité hindoue qui est vénérée, le maître s’assied simplement et les gens viennent. Dans le cas des maîtres les plus célèbres les gens viennent de toute l’Inde. Ils ne viennent pas seulement par centaines mais par dizaines de milliers, et tout ce qu’ils font est s’asseoir et regarder le maître. Ils « prennent son darshan ». En d’autres termes ils font de leur mieux pour prendre conscience de lui - prendre conscience de lui en tant que personne spirituelle,ou en tant qu’incarnation vivante d’un idéal spirituel.
Le célèbre Ramana Maharshi, que j’ai mentionné lors de ma discussion au sujet de la Parole Parfaite, restait assis « donnant son darshan » dans son ashram pendant des semaines et des mois. Je crois qu’il est resté assis au même endroit pendant environ cinquante ans et, comme je l’ai vu moi-même, les gens venaient de toute l’Inde pour le voir, pour le regarder, pour prendre conscience de lui. Très souvent, ils ne posaient pas de questions, ni ne commençaient aucune discussion. Bien sûr certains le faisaient, mais la majorité ne faisaient que s’asseoir, regarder, et prendre conscience. Ils « prenaient le darsan ». Selon la tradition spirituelle indienne il ne suffit pas d’apprendre en écoutant l’instruction du maître. On doit prendre conscience de lui en tant que personne spirituelle. Sans cette forme de prise de conscience très peu peut être obtenu du maître : on peut avancer intellectuellement, mais on n’avance pas spirituellement.
4. Prise de conscience de la Réalité
Prendre conscience de la Réalité ne signifie pas penser à la Réalité ; cela ne signifie même pas penser à prendre conscience de la Réalité. La meilleure façon de la décrire est de dire que la prise de conscience de la Réalité est une contemplation directe, non discursive. Elle a, bien entendu, de nombreuses formes, et je ne vais en mentionner qu’une ou deux.
Une de ces formes les plus connues et les plus largement pratiquées est celle de la remémoration - ou de la prise de conscience - du Bouddha, de Celui qui est Éveillé. Par cela on entend la prise de conscience de la personne du Bouddha, dans le sens de la prise de conscience de la Réalité incarnée dans la forme du maître humain Éveillé. En pratiquant cela avec régularité on commence généralement par prendre intérieurement conscience de l’aspect extérieur du Bouddha - de ce à quoi il peut avoir ressemblé alors qu’il parcourait les routes de l’Inde il y adeux mille cinq cents ans. On voit, ou on essaie de voir, la grande et sereine silhouette dans sa robe jaune, marchant d’un bout du nord de l’Inde à l’autre, prêchant et enseignant. Puis on voit le Bouddha - on essaie d’en prendre intérieurement conscience - à certains moments importants de sa vie, en particulier assis sous l’arbre de l’Éveil, repoussant avec son propre esprit les armées de Mara, et atteignant l’Éveil. Divers autres épisodes peuvent aussi être imaginés.
Puis on se remémore, on prend conscience des attributs ou des qualités spirituelles du Bouddha : la sagesse sans limites, la compassion infinie, la grande paix, la pureté immaculée, etc. Ayant pris conscience de ces attributs, on essaie de pénétrer jusqu’à leur essence commune la plus profonde. On essaie de pénétrer jusqu’à la Bouddhéité de la Bouddhéité, jusqu’à l’Éveil de l’Éveil, et de prendre conscience de cela. En d’autres termes on essaie de prendre conscience de la Réalité elle-même, s’exprimant - et même rayonnant - à travers la personne du Bouddha, de l’Éveillé.
On peut aussi pratiquer, dans le même ordre d’idées, la prise de conscience de la shunyata, la vacuité : la prise de conscience de la Réalité en tant que dépourvue de tout contenu conceptuel, au-delà de l’atteinte de la pensée et de l’imagination, et même de l’aspiration et du désir ; mais cette sorte de prise de conscience de la Réalité dans sa nudité ne peut être pratiquée qu’après quelque expérience de la méditation.
La prise de conscience de la Réalité est, de toutes les formes de prise de conscience, la plus difficile à maintenir. A cause de cela, diverses méthodes ont été développées pour nous aider à maintenir une constante remémoration, une constante conscience de la Réalité, de l’Ultime, du Transcendantal. L’une de celles-ci est la répétition constante d’un mantra, une syllabe, un mot ou un groupe de syllabes sacrées qui sont en général liées à un bouddha ou à un bodhisattva particulier. Non seulement la constante répétition de ce mantra - après, bien sûr, avoir été proprement initié - nous met en contact avec ce qu’il représente, mais elle nous garde en contact avec cela au milieu de toutes les vicissitudes, de tous les hauts et les bas, et même de toutes les douleurs et tragédies de la vie quotidienne. Finalement, cette répétition devient spontanée (et non automatique), montant sans cesse en nous, indépendamment même de notre propre volition, et ainsi un petit lien avec la Réalité est maintenu, au milieu même de toutes les activités, de tous les devoirs, de toutes les responsabilités, de toutes les épreuves, et aussi de tous les plaisirs de l’existence humaine ordinaire.
Voici donc les quatre principaux niveaux de prise de conscience : prise de conscience des choses, prise de conscience de soi, prise de conscience des gens et, au-dessus de tout, prise de conscience de la Réalité. Chacune d’entre-elles a ses effets caractéristiques sur la personne qui la pratique. Par la prise de conscience des choses telles qu’elles sont réellement, nous nous libérons de la souillure de la subjectivité. La prise de conscience de soi affine notre énergie psychophysique. La prise de conscience des autres stimule. Enfin, la prise de conscience de la Réalité transmute, transfigure, et transforme.
Toutes ces différentes formes de prise de conscience contribuent, à leur manière propre et caractéristique, au processus de l’évolution supérieure. Séparément et ensemble, elles contribuent à nous rapprocher considérablement de la dernière étape du Chemin - la Samadhi parfaite.
'Vision and Transformation' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1990, traduction © Christian Richard 2003.