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Le noble chemin octuple 2 - Raison et émotion dans la vie spirituelle : Émotion parfaite

Avec la seconde partie du Noble chemin octuple nous abordons une des questions - pour ne pas dire un des problèmes - les plus importantes de toute la vie spirituelle. C’est la question de la raison et de l’émotion. Nous savons tous, par notre propre expérience, qu’il est relativement facile de comprendre intellectuellement ou théoriquement un enseignement religieux ou philosophique. Aussi abstrus, complexe, voire intrinsèquement difficile soit-il, avec un peu d’effort mental et d’étude systématique nous pouvons généralement réussir à le comprendre sans trop de difficultés. Mais lorsqu’il s’agit de mettre cet enseignement en pratique, nous trouvons que cela est beaucoup plus difficile.

Il y a une anecdote de l’histoire bouddhique, souvent racontée, qui illustre bien ce point. Il semble que dans les temps anciens les moines indiens étaient nombreux à aller d’Inde en Chine pour prêcher la Doctrine, et à une certaine époque de l’histoire de la Chine il y eut un empereur chinois très pieux qui était toujours avide d’accueillir les grands sages et maîtres indiens. Un jour, un des plus grands des maîtres indiens arriva à la capitale chinoise, et l’empereur, lorsqu’il eut vent de cette nouvelle, fut très heureux. Il pensa qu’il pourrait avoir une merveilleuse discussion philosophique avec ce maître tout juste arrivé. Le maître fut donc invité au palais où il fut reçu avec toutes les cérémonies d’usage.Quand toutes les formalités furent terminées et que le maître et l’empereur eurent pris leur siège, l’empereur posa sa première question. « Dites-moi,dit-il, quel est le principe fondamental du bouddhisme ? » et il s’installa,prêt à entendre la réponse de source sûre. Le maître répondit :« Cesser de faire le mal, apprendre à être bon, purifier le cœur - voici le principe fondamental du bouddhisme. » L’empereur fut tout déconcerté.Il avait déjà entendu cela (nous avons généralement tous déjà entendu cela !) Il répondit alors : « Est-ce tout ? Est-ce cela, le principe fondamental du bouddhisme ? » « Oui, répondit le sage,c’est tout. Cesse de faire le mal, apprends à être bon, purifie le cœur. Ceci est véritablement le principe fondamental du bouddhisme. » « Mais c’est si simple que même un enfant de trois ans peut le comprendre » protesta l’empereur.« Oui, votre majesté, répondit le maître, c’est très vrai. C’est si simple que même un enfant de trois ans peut le comprendre, mais c’est si difficile que même un vieil homme de quatre-vingts ans ne peut le mettre en pratique. »

Cette histoire illustre la grande différence qui existe entre compréhension et pratique. Il nous est facile de simplement comprendre. Nous pouvons comprendre l’Abhidharma, nous pouvons comprendre le Madhyamika, nous pouvons comprendre le Yogacara, nous pouvons comprendre Platon, nous pouvons comprendre Aristote, nous pouvons comprendre les quatre Évangiles, nous pouvons tout comprendre. Mais mettre en pratique ne serait-ce qu’une petite partie de cette connaissance et l’appliquer dans notre vie, nous trouvons cela extrêmement difficile. Selon les célèbres paroles de Saint Paul, « Je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas. » (Romains, ch. 7, v. 19). Il sait ce qu’il devrait faire mais il est incapable de le faire, et il ne peut s’empêcher de faire ce qu’il sait qu’il ne devrait pas faire. Ici aussi nous voyons cet énorme, ce terrible écart entre compréhension et pratique.

Cet état de choses n’est pas exceptionnel. Cela n’arrive pas qu’à l’empereur chinois ou à Saint Paul. Toutes les personnes religieuses se trouvent, à un moment ou à un autre, parfois des années durant, dans cette situation difficile, terrible et tragique. D’un point de vue rationnel, elles connaissent la vérité, elles la connaissent de A à Z etde Z à A. Elles peuvent en parler, écrire ou donner des conférences à son sujet. Mais elles sont incapables de la mettre en pratique. Pour celles qui sont sincères ce peut être source d’une grande souffrance. Elles peuvent ressentir : « Je sais cela très bien, je le vois avec une telle clarté ; mais je suis incapable de le mettre en pratique, incapable de l’exécuter. »C’est comme s’il y avait en elles une espèce de point aveugle, un« facteur x », entravant sans cesse leurs efforts. A peine se sont-elles élevées de quelques centimètres qu’elles retombent de ce qui parfoisleur semble être un kilomètre.

Pourquoi ceci arrive-t-il ? Pourquoi y a-t-il ce terrible gouffre, ce terrible abîme entre notre théorie et notre pratique, entre notre compréhension et nos actions ? Pourquoi dans notre grande majorité sommes-nous incapables, la plupart du temps, d’agir en accord avec ce que nous savons être vrai, avec ce que nous savons être juste ? Pourquoi échouons-nous encore et toujours si misérablement ?

La réponse à cette question doit être cherchée dans les profondeurs mêmes de la nature humaine. Nous pouvons dire que nous savons quelque chose, mais nous ne le savons qu’avec notre esprit conscient, qu’avec la partie rationnelle de nous-même. Nous le savons d’une façon théorique, intellectuelle, abstraite. Mais nous devons nous souvenir que l’homme n’est pas que son esprit conscient. Il n’est pas fait que de raison -même s’il aime à le penser. Il y a une autre partie de nous, une partie bien plus grande que nous voulons l’admettre, qui n’est pas moins importante que notre raison. Cette partie est faite d’instinct, d’émotion, de volition, et est plus inconsciente que consciente. Et cette partie plus large, plus profonde mais non moins importante de nous-même n’est pas du tout touchée par notre savoir rationnel ou intellectuel ; elle suit son propre chemin, traînantpour ainsi dire avec elle le mental récalcitrant.

Nous voyons donc que nous ne pouvons aller à l’encontre de nos émotions. Les émotions sont plus fortes que la raison. Si nous voulons mettre en pratique ce que nous savons être juste, ce que nous savons être vrai, nous devons, d’une façon ou d’une autre, nous assurer du concours de nos émotions. Nous devons arriver à capter en nous ces sources profondes et à les diriger vers notre vie spirituelle, pour que nous puissions appliquer ce que nous savons être juste et vrai. Pour la plupart d’entre-nous,le problème central de la vie spirituelle est de trouver des équivalents émotionnels à notre compréhension intellectuelle. Tant que nous n’avons pasfait cela nous ne pouvons pas progresser spirituellement. C’est pour cela que l’Émotion parfaite est la deuxième étape, le deuxième aspect du Noble chemin octuple,juste après la Vision parfaite.

 

Samyak-samkalpa — Émotion parfaite

En sanskrit, le second membre du Noble chemin octuple est appelé samyak-samkalpa (en pâli : samma-sankappa). Samyak-samkalpa pourrait au premier abord être traduit par« résolution juste », mais ceci est loin d’être adéquat. Ainsi que nous l’avons vu en étudiant la première partie du Noble chemin octuple, samyak signifie entier, parfait, intégral, complet. Les traducteurs proposent habituellement, pour samkalpa, pensée, intention, objet, ou plan, mais aucun de ces termes n’est très satisfaisant.

Samkalpa, un mot qui existe toujours sous la même forme dans les langues indiennes modernes, signifie réellement « volonté ». Samyak-samkalpa n’es tpas seulement résolution juste. C’est plus proche de Volonté parfaite ou d’Émotion intégrale, et cela représente la mise en harmonie de tout le côté émotionnel et volitionnel de notre être avec la Vision parfaite, notre vision de la véritablenature de l’existence.

Nous avons déjà vu que le Noble chemin octuple est fait de deux grandes parties, le Chemin de vision et le Chemin de transformation. Le Chemin de vision correspond à la première partie du Noble chemin octuple, la Vision parfaite, tandis que le Chemin de transformation correspond à toutes les autres étapes. L’Émotion parfaite est donc la première étape du Chemin de transformation, et représente la transformation de notre nature émotionnelle, conformément à la Vision parfaite. En un sens, l’Émotion parfaite sert d’intermédiaire entre la Vision parfaite et les six dernières étapes du Chemin, parce que nous ne pouvons pas suivre le Chemin - nous ne pouvons pas vraiment pratiquer la parole juste, l’action juste, etc. - tant que nous n’avons pas transformé toute notre nature émotionnelle, et de cette façon trouvé de l’énergie pour les autres étapes du Chemin. Voilà pourquoi le problème de la raison et de l’émotion est central dans la vie spirituelle. En deux mots, il n’y a vraiment pas de vie spirituelle tant que le cœur n’est paslui aussi impliqué. Peu importe combien le cerveau a été actif, ou combien nous avons compris d’une façon intellectuelle, tant que le cœur n’est pas impliqué et que nous n’avons pas commencé à ressentir ce que nous avons compris - tant que nos émotions ne sont pas engagées -, il n’y a pas vie spirituelle, à proprement parler.

Qu’est-ce donc que l’Émotion parfaite ? Avant de répondre à cette question je souhaite lever deux malentendus possibles.

Tout d’abord, j’ai parlé d’engager les émotions dans la vie spirituelle, mais ceci ne doit pas être compris dans un sens négatif. Il ne s’agit pas d’engager des émotions brutes, non transformées, dans des attitudes et des concepts pseudo-religieux irrationnels.Supposons, par exemple, qu’une personne ait entendu dire que des locaux de la paroisse sont utilisés le dimanche soir pour danser. Elle se met dans tous ses états, se fâche du fait que le sabbat soit profané, que des locaux de la paroisse soient utilisés dans des buts aussi immoraux. Dans son agitation et son indignation elle écrit au Times pour dénoncer l’immoralité de la jeune génération, et prédire la décadence de la civilisation telle que nous la connaissons. Nous pouvons penser qu’elle est vraiment échauffée, et que ses émotions sont impliquées dans une sorte de problème religieux. Mais ce n’est pas l’Émotion parfaite, car de tels sentiments ne sont pas une expression de la Vision parfaite. Ils sont seulement basés sur un ensemble de préjugés et de rationalisations soutenus au nom de la religion. Nous trouvons d’autres exemples de ce type de sentiment et de comportement dans les célèbres institutions que furent l’Inquisition et les Croisades. Elles impliquèrent beaucoup d’émotion, certains diraient d’émotion religieuse, mais ici aussi ilne s’agissait pas d’Émotion parfaite dans le sens bouddhique. Quoiqu’elles aient été ostensiblement liées à la religion, il n’y avait pas en jeu d’élément de Vision parfaite. C’est la première sorte de malentendu dont il faut se garder.

Deuxièmement, il n’est pas possible de transformer notre nature émotionnelle par la force de la conviction intellectuelle ou rationnelle. Ni raisonnement ni argumentation avec nous-mêmes ne peuvent nous faire entrer dans un état d’Émotion parfaite. Nos émotions ne peuvent être complètement transformées que par la Vision parfaite, qui est une vue pénétrante ou une expérience spirituelle.

L’Émotion parfaite représente la descente de la Vision parfaite dans notre nature émotionnelle, d’une façon quila transforme complètement. Elle a un aspect positif et un aspect négatif.

 

L’aspect négatif de l’Émotion parfaite

Le côté négatif de l’émotion parfaite consiste en ce qu’en sanskrit l’appelle naiskramya (enpâli : nekkhamma), avyapada (en pâli et en sanskrit) et avihimsa (en pâli et en sanskrit) : « non-désir »,« non-haine », et « non-cruauté ».

Le naishkramya, ou« non-désir »

Naiskramya signifie non-désir, renoncement, abandon, don. C’est un élément extrêmement important de l’émotion parfaite. Comme nous l’avons vu, l’émotionparfaite suit la vision parfaite - vision de la véritable nature des choses, dela nature de l’existence. Un aspect de la vision parfaite est une vuepénétrante de la nature insatisfaisante de l’existence conditionnée, ou de lavie telle que nous la vivons habituellement. Par sa propre nature, cette sortede vue pénétrante devrait aboutir à quelque résultat pratique. Naiskramya,ou non-désir, est ce résultat pratique. Il représente une diminution de notreavidité, qui résulte de notre vision de la véritable nature des choses conditionnées. Nous voyons combien elles sont inadéquates, et ainsi nous ydevenons moins attachés et en sommes moins avides. Notre forte prise sur les choses du monde, habituellement si convulsive, commence à se relâcher.

Le désir étant l’état mentalmalsain de base, nous devrions nous examiner sous cet aspect, et nous poseravec beaucoup de pertinence la question suivante : « Depuis que j’aicommencé à prendre le bouddhisme au sérieux, à quoi ai-je renoncé ? »Si nous avons développé un certain degré de vue pénétrante, si nous sommesconvaincu non seulement intellectuellement mais aussi spirituellement que leschoses de ce monde ne sont pas complètement satisfaisantes, alors notreattachement à elles devrait avoir diminué. Le bouddhisme devrait faire unedifférence dans notre vie. Nous ne devrions pas continuer avec les mêmesvieilles habitudes. Si notre vie n’a pas changé cela signifie qu’il n’y a mêmepas eu un éclair de Vision parfaite, et que notre intérêt, jusqu’à présent,aussi sincère soit-il, n’est pas plus qu’un intérêt intellectuel, théorique,voire spéculatif.

Il n’y a pas de schéma derenoncement uniforme. Personne n’a le droit de dire que, puisque quelqu’un n’apas renoncé à telle ou telle chose, il n’a donc pas de Vision Parfaite et n’estpas un bouddhiste pratiquant. Des personnes différentes renoncent en premierlieu à des choses différentes, mais le résultat final doit être le même :rendre la vie plus simple et moins encombrée. La plupart d’entre-nous avonstant de choses dont nous n’avons pas vraiment besoin. Si maintenant vouspreniez un morceau de papier et faisiez une liste de toutes les choses nonnécessaires que vous possédez, ce serait probablement une très longue liste.Mais vous réfléchiriez probablement longtemps avant de donner la première d’entre-elles.

Parfois, les gens pensent enterme de sacrifice : avec un déchirement douloureux, on abandonne quelquechose. Mais cela ne devrait pas être ainsi. Dans le bouddhisme, il n’y avraiment pas de place pour un tel renoncement. D’un point de vue bouddhique cequi est demandé n’est pas tant de renoncer que de progresser. Renoncer à sesjouets d’enfant n’est pas un sacrifice pour un adolescent  D’une façonsimilaire, renoncer aux jouets avec lesquels les gens s’amusent habituellementne devrait pas être un sacrifice pour une personne spirituellement mûre, oupour une personne approchant la maturité spirituelle. Je ne suggère pas que l’onfasse cela d’une façon spectaculaire ou violente, comme l’homme dont j’aientendu parler à la radio l’autre jour, qui est monté à la Tour Eiffel et delà-haut a jeté son poste de télévision (il protestait contre la qualité desprogrammes de la télévision française, mais son action montrait au moins uncertain degré de détachement de son poste de télévision !) Je veuxinsister sur le fait que si nous avons réellement un certain degré de vision dela véritable nature de l’existence, et si nous voyons dans une certaine mesurel’inadéquation des choses matérielles du monde, alors notre attachement àcelles-ci se relâchera, et nous serons prêts et heureux de nous détacher d’aumoins certaines d’entre-elles - de n’avoir, peut-être, qu’une seulevoiture !

 

L’avyapada ou « non-haine »

Avyapada est la forme négative de vyapada, qui signifie littéralement« faire du mal », donc « haine ». Comme nous le savons, lahaine est fortement liée au désir. Très souvent, nous trouvons que la haine,que l’antagonisme, sous ses maintes formes, est au fond un désir frustré. Nousvoyons cela très clairement chez les enfants. Si vous ne donnez pas à un enfantune chose qu’il veut vraiment, il pique une crise de colère et de rage. Lesadultes ne font habituellement pas cela. Leurs réactions ne sont en général passi simples et si peu compliquées, car leurs désirs sont dans tous les casbeaucoup plus complexes. Ils ne désirent pas seulement des choses matérielles,mais plutôt du succès, de la reconnaissance, des éloges et de l’affection.Quand ces choses leur sont déniées, en particulier si elles sont déniéespendant longtemps, un sentiment de frustration s’installe. Chez beaucoup degens, cela aboutit à une profonde amertume, à la complaisance dans la critiqueconstante des autres, à trouver à redire, au harcèlement, et à toutes sortes d’autresactivités négatives. Mais avec la diminution du désir, et le relâchement denotre attachement à quelques choses matérielles au moins, la haine diminueaussi, puisque la possibilité de frustration est progressivement réduite. Uneautre question que nous devrions nous poser est donc : « Depuis que j’aicommencé à prendre un réel intérêt au bouddhisme, ai-je commencé à avoir unpetit peu meilleur caractère ? » Si même dans un cercle debouddhistes il y a des petites prises de bec et des incompréhensions celasignifie qu’au moins quelques personnes ne mettent pas leur bouddhisme enpratique, qu’elles n’ont pas de Vision parfaite, et pas d’Émotion parfaite.

 

L’avihimsa ounon-cruauté

Himsa est la violence ou l’acte de nuire, et vihimsa - dont la formenégative est avihimsa - est l’infliction délibérée de souffrance et dedouleur. Vihmsa est un mot très fort en pâli et en sanskrit, et lameilleure traduction en est « cruauté ». Son lien avec la haine estévident, mais c’est une chose bien pire que la simple haine car elle connotegénéralement l’infliction gratuite de douleur, ou un plaisir positif dans l’inflictionde la douleur. Dans le bouddhisme Mahayana, la cruauté sous cette forme estconsidérée comme le plus grand de tous les péchés. Souvent, bien sûr, et enparticulier dans le cas des enfants, la cruauté est due à un simple manque deprévenance. Les enfants peuvent ne pas réaliser que d’autres formes de viesouffrent. Il est donc important pour ceux qui ont affaire avec les enfants,que ce soit en tant que parents ou en tant qu’éducateurs, d’essayer d’instillerchez les enfants un sens du fait que les êtres vivants sont des êtres vivantscomme eux-mêmes, et qu’ils souffrent si on leur enfonce le doigt dans l’œil ousi on les pique à un endroit sensible avec une aiguille. Les enfants peuvent nepas réaliser cela, et lorsqu’ils voient un animal qu’ils viennent de frapper setortiller ou hurler cela peut les amuser, sans qu’ils comprennent qu’ils luiaient fait mal.

Un incident de la vie du Bouddhaillustre ce point. Un jour, alors que le Bouddha mendiait, il vit un groupe degarçons qui tourmentaient un corbeau qui s’était cassé l’aile - comme lesgarçons sont enclins à le faire - et qui s’amusaient bien. Il s’arrêta et leurdemanda : « Si l’on vous frappe, est-ce que cela vous faitmal ? » Et ils répondirent : « Oui. » Le Bouddha ditalors : « Eh bien, quand vous frappez le corbeau, lui aussi a mal. Sivous-mêmes savez combien il est déplaisant d’avoir mal, pourquoi faites-vousmal à un autre être vivant ? » Une leçon simple, qu’un enfant peutcomprendre et suivre, mais une leçon qui doit être apprise à un jeune âge, carsi ce genre de comportement n’est pas corrigé très tôt les choses peuventempirer et culminer dans d’assez horribles atrocités.

Les gravures de Hogart sur lesquatre étapes de la cruauté représentent cette effrayante réalité de façonfrappante. La première représente le jeune Tom Nero et ses amis tourmentant unchien ; dans la seconde, Tom, devenu adulte, fouette un cheval àmort ; dans la troisième il est pris en flagrant délit de meurtre, tandisque dans la quatrième son corps est disséqué par un groupe de chirurgiens,après qu’il a été pendu. Nous ne devrions pas traiter à la légère le lien entreces étapes. Quand nous voyons un enfant tourmentant un animal nous ne devrionspas penser que cela n’a pas d’importance, que cela lui passera en grandissant.Nous devrions prendre le soin de lui expliquer ce qu’il est en train de faire,car c’est de cette façon que sont semées les graines de la violence et de lacruauté. Il y a donc une autre question à nous poser : « Depuis queje me suis engagé dans le bouddhisme, suis-je devenu moins cruel ? »Et la cruauté, il faut le rappeler, n’est pas que physique. Elle peut aussiêtre verbale. Nombreux sont ceux qui se complaisent dans un discours dur,méchant, blessant, sarcastique, et cela aussi est une forme de cruauté. C’estune forme de cruauté dans laquelle un bouddhiste, ou quelqu’un chez qui sontapparues la Vision parfaite et l’Émotion parfaite, devrait trouver impossiblede se complaire.

De la même façon, il devrait êtreimpossible à un bouddhiste de s’adonner à la pêche ou à la chasse. Vous pouvezme dire que vous connaissez très bien l’Abhidharma, mais si par ailleurs vousvous adonnez à la pêche ou à la chasse tous les dimanches matin, je ne prendraipas votre connaissance de l’Abhidharma très au sérieux. Ceci est un casextrême. De nos jours, la plupart des gens ne pratiquent pas ce genre d’activité,quoique certains le fassent malheureusement toujours, et tentent même dedéfendre leur pratique. Mais d’un point de vue bouddhique - du point devue de la Vision parfaite et de l’Émotion parfaite -, la chasse et lapêche sont tout à fait inadmissibles, du fait de la cruauté véritable etgratuite qui est mise en jeu.

La question de la cruauté nousamène à celle du végétarisme. De nombreuses personnes sentent qu’il leur estimpossible de manger de la viande ou du poisson car cela les rendrait complicesd’actes qui sont souvent d’une cruauté délibérée et gratuite. Quoiqu’il n’y aitpas de règle absolue selon laquelle si vous voulez être bouddhiste vous devezêtre végétarien, un bouddhiste sincère - qui essaie de suivre le Noble cheminoctuple, chez qui la Vision parfaite est apparue et que l’Émotion parfaitecommence à remuer - fera sans aucun doute un pas dans cette direction. Laraison pour cela est que lorsque l’on progresse le long du chemin spirituel lessentiments deviennent de plus en plus sensibles, de sorte que quelque chosecomme manger de la viande disparaît finalement de son propre gré.

 

L’aspect positif de l’Émotion parfaite

Le côté positif de l’émotionparfaite consiste en un certain nombre d’émotions saines, toutes liées les unesaux autres. En font partie les équivalents positifs de renoncement, denon-haine et de non-cruauté, connus en sanskrit et en pâli sous les noms de dana,maitri (metta en pâli) et karuna, c’est-à-dire don, amouret compassion. Sont aussi inclus la mudita ou joie sympathique, l’upeksa(upekkha en pâli) ou tranquillité, et la shraddha (saddhaen pâli) ou foi et dévotion. La maitri, la karuna, la muditaet l’upeksa forment ensemble les brahma vihiras ou « étatssublimes ».

 

Le dana, ou don

En un sens, le dana, oudon, est la vertu bouddhique de base, sans laquelle on peut à peine se direbouddhiste. Le dana n’est pas tant l’action de donner que la sensation,le désir de vouloir donner, de vouloir partager ce que l’on a avec d’autrespersonnes. Ce désir de vouloir donner ou partager est souvent la premièremanifestation de la vie spirituelle, le premier signe que désir et attachementont commencé à diminuer. Le dana est très longuement discuté dans lalittérature bouddhique, et de nombreuses formes sont énumérées.

Tout d’abord, il y a le don dechoses matérielles, le partage de ce que l’on possède comme bonnes choses de lavie : nourriture, vêtements, etc. En Orient, certaines personnes ont àcœur d’essayer de donner chaque jour une chose de nature matérielle, que cesoit de la nourriture à un mendiant, une petite somme d’argent, ou simplementune tasse de thé, afin que chaque jour quelque chose soit donné, ou partagé, àun niveau matériel.

Ensuite il y a le don de temps, d’énergie,et de pensée. Le temps est une chose très précieuse, et en donner un peu pouraider d’autres personnes est aussi une forme de dana, don, ou générosité.

Il y a aussi le don deconnaissance, dans le sens du don de culture et d’éducation. Ceci a toujoursété hautement apprécié dans les pays bouddhistes. Les acquisitionsintellectuelles ne devraient pas être gardées pour soi, mais partagées avectout le monde. Tout le monde devrait pouvoir en bénéficier. Ceci étaitparticulièrement important dans l’Inde bouddhiste, car la caste des brahmanes,la caste des prêtres de l’hindouisme, cherchait invariablement à monopoliser laconnaissance et à laisser les autres castes dans un état d’ignorance et d’asservissement.Le bouddhisme a toujours insisté sur le fait que la connaissance - y compris laconnaissance et la culture séculières - ne devrait pas être le monopole d’uneclasse ou d’une caste particulière, mais devrait être disséminée dans toute lacommunauté.

Une autre forme importante de donmentionnée dans la littérature bouddhique est le don d’intrépidité. Ceci peutsembler être une étrange forme de « don ». Il n’est pas possible d’apporterà quelqu’un de l’intrépidité sur un plateau, ou dans un petit paquet entouré d’unruban. Mais vous pouvez partager votre propre confiance avec d’autres. Enprésence d’autres personnes, vous pouvez par votre propre présence et par votreattitude créer un sentiment d’intrépidité, de sécurité. Le bouddhisme attacheune grande importance à cette capacité à rassurer les gens par votre seuleprésence. D’après le bouddhisme cette forme de dana est une contributionimportante à la vie de la communauté.

Une autre forme de danamentionnée dans la littérature bouddhique est le don de ses membres et de savie. Pour le bien d’autres personnes, ou pour celui du Dharma, de l’enseignement,on devrait être prêt à sacrifier ses propres membres, voire sa propre vie. Ledana, don ou générosité, peut aller aussi loin que cela.

Enfin, surpassant même le don desa propre vie, il y a ce qui est appelé dans le bouddhisme le don du don duDharma : le don de la vérité elle-même, le don de la connaissance ou de lacompréhension du chemin vers l’Éveil, l’Émancipation, la Bouddhéité, le nirvana.Le don de cette sorte de connaissance surpasse tous les autres dons, quels qu’ilssoient.

Ce ne sont que quelques-unes deschoses que l’on peut donner, et en les examinant on commence à voir combien lapratique du don peut être vaste et complète. D’après les enseignements bouddhiques nous devrions sans cesse donner, d’une façon ou d’une autre, à unniveau ou à un autre. Dans l’Orient bouddhiste, le dana ou don pénètreet se répand dans tous les aspects de la vie religieuse et sociale. Aller autemple, par exemple, ne se fait pas les mains vides : vous prenez desfleurs, des bougies, de l’encens, et vous les y offrez. De la même façonlorsque vous allez voir un ami, fut-ce pour une visite informelle, vousemportez toujours un cadeau. Quand je vivais à Kalimpong, j’ai rencontré denombreux Tibétains et j’ai remarqué que cela était absolument de rigueur. Unami ne penserait pas à apparaître sur le pas de votre porte sans une boîte debiscuits ou quelque autre cadeau sous son bras. De cette façon l’esprit du donse répand dans tous les aspects de la vie, dans de nombreux pays bouddhistes.Sans aucun doute cela devient-il parfois une habitude, sans qu’il y aitbeaucoup de sentiment qui s’y rattache. Mais, néanmoins, quand vous donnez sansarrêt, d’une façon ou d’une autre, cela a une influence sur votre esprit - mêmesi vous ne le faites que parce que vous êtes censé le faire. Vous prenez l’habitudede donner et de partager, et de penser un petit peu aux autres, au lieu depenser sans cesse à vous.

 

La maitri, ou amour

Le mot sanskrit maitri estdérivé du mot mitra, qui signifie ami. D’après les textes bouddhiques,la maitri est l’amour que l’on ressent pour un ami très cher, trèsproche et très intime, mais étendu pour inclure l’ensemble des êtres. Les motsfrançais « ami » et « amitié » ont de nos jours uneconnotation plutôt tiède, et l’amitié est regardée comme un sentiment plutôtfaible. Mais en Orient il n’en est pas ainsi. Là-bas, la maitri, l’amitiéest regardée comme un sentiment très puissant et très positif, généralementdéfini comme un désir irrésistible de bonheur et de bien-être pour l’autrepersonne, non seulement dans un sens matériel mais aussi dans un sensspirituel. La littérature et l’enseignement bouddhiques nous exhortent sanscesse à développer envers tous les êtres vivants le même sentiment que nousavons pour nos amis les plus proches. Cette attitude est résumée par cettephrase : « Sabbe satta sukhi hontu », ou « Que tousles êtres soient heureux ! », qui de façon idéale représente lesouhait sincère de tous les bouddhistes. Si nous avons ce sentiment sincère- et non pas l’idée du sentiment mais le sentiment lui-même - alorsnous avons de la maitri.

Dans le bouddhisme, ledéveloppement de la maitri n’est pas laissé au seul hasard. Certainespersonnes pensent que l’on a de l’amour pour les autres ou que l’on n’en a pas,et que si l’on n’en a pas tant pis, car on n’y peut rien. Mais le bouddhisme nevoit pas les choses ainsi. Dans le bouddhisme il y a des exercices biendéfinis, des pratiques bien définies pour le développement de la maitri,de l’amour - c’est ce que l’on appelle le maitri-bhavana (en pâli :metta-bhavana). Ils ne sont pas faciles. Nous ne trouvons pas facile dedévelopper l’amour, mais si nous persistons et réussissons l’expérience esttrès satisfaisante.

 

La karuna, ou compassion

De façon évidente, la compassionest liée de près à l’amour. L’amour se change en compassion quand il estconfronté à la souffrance d’une personne aimée. Si vous aimez une personne etsi vous la voyez souffrir, votre amour se transforme immédiatement en unirrésistible sentiment de compassion. Selon le bouddhisme, la karuna, oucompassion, est la plus spirituelle de toutes les émotions, et c’est l’émotionqui caractérise en particulier tous les bouddhas et bodhisattvas. Certainsbodhisattvas, cependant, incarnent tout particulièrement la compassion. C’estle cas d’Avalokitesvara, « le Seigneur qui regarde d’en haut (aveccompassion) », qui, parmi les bodhisattvas, est l’ « incarnation »principale ou l’archétype de la compassion. Il y a de nombreuses formesdifférentes d’Avalokitesvara. Une des plus intéressantes est la forme à onzetêtes et mille bras qui, quoiqu’elle puisse nous sembler bizarre, est trèsexpressive d’un point de vue symbolique. Les onze têtes représentent le faitque la compassion voit dans les onze directions de l’espace - c’est à dire danstoutes les directions possibles - tandis que les mille bras représentent sonincessante activité compatissante.

Il y a une histoire intéressanteà propos de la façon dont cette forme particulière est née, une histoire qui n’estpas seulement « mythologique » mais qui est basée sur les faits de lapsychologie spirituelle. Un jour, dit-on, Avalokite²vara était en train decontempler les souffrances des êtres vivants. Regardant le monde il vit lesgens souffrir de tant de façons : certains mourant prématurément dans desincendies, des naufrages, des exécutions, d’autres souffrant des douleurs dedeuil, de perte, de maladie, de faim, de soif ou de famine. Une formidablecompassion emplit son cœur, devenant si insupportablement intense que sa têteéclata en morceaux. Elle éclata en fait en onze morceaux qui devinrent onzetêtes regardant dans les onze directions de l’espace, et mille bras semanifestèrent, pour aider tous ces êtres qui souffraient. Ainsi, cette trèsbelle conception d’Avalokitesvara aux onze têtes et aux mille bras tente d’exprimerl’essence même de la compassion, de montrer ce que le cœur compatissant ressentpour les douleurs et les souffrances du monde.

Une autre très belle figure debodhisattva, cette fois-ci féminine, représente la compassion. Il s’agit deTara, dont le nom signifie « la Salvatrice », ou « l’Étoile ».Une très belle légende raconte comment elle est née des larmes d’Avalokitesvara,alors qu’il pleurait les souffrances et les misères du monde.

Nous pouvons penser que ceslégendes ne sont que des histoires, et cela peut même faire un peu sourire lespersonnes raffinées. Mais ce ne sont pas que des histoires, pas même deshistoires servant d’illustration. Elles ont une signification réelle, profonde,symbolique, voire archétype, et représentent incarnée sous une forme concrètela nature de la compassion.

Dans la forme Mahayana dubouddhisme, c’est-à-dire dans l’enseignement du « Grand Véhicule »,la plus haute des importances est accordée à la compassion. Dans un des soûtrasdu Mahayana, le Bouddha est représenté disant qu’il ne faut pas enseigner tropde choses au bodhisattva - à celui qui aspire à devenir un bouddha. Si on nelui enseigne que la compassion, s’il n’apprend que la compassion, cela est bienassez. Il n’a pas besoin de connaître la coproduction conditionnée, ni leMadhyamika, ni le Yogacara, ni l’Abhidharma, ni même le Noble chemin octuple.Si le bodhisattva ne connaît que la compassion, si son cœur n’est rempli que decompassion, cela suffit. Dans d’autres textes, le Bouddha dit que si l’on n’aque la compassion envers les souffrances des autres êtres vivants, alors entemps utile toutes les autres vertus, toutes les autres qualités etréalisations spirituelles, l’Éveil même, suivront.

Ceci est illustré par unehistoire japonaise très émouvante. On nous dit qu’un jeune homme était trèsdépensier. Après avoir s’être bien amusé et avoir dépensé tout son argent, ildevint complètement dégoûté de tout, y compris de lui-même. C’est dans cet étatd’esprit qu’il décida qu’il ne lui restait qu’une chose à faire, entrer dans unmonastère Zen et y devenir moine. C’était son dernier recours. Il ne voulaitpas réellement devenir moine, mais il ne lui restait plus rien d’autre. Alorsil alla au monastère Zen. J’imagine qu’il se mit à genoux dehors dans la neige,pendant trois jours, comme, nous dit-on, devaient le faire les postulants. Maisà la fin l’abbé voulut bien le recevoir. L’abbé était un vieux personnage à l’airrébarbatif. Il écouta ce que le jeune homme avait à dire, ne disant pas grandchose lui-même, mais quand le jeune homme lui eut tout raconté il dit :« Bien... Y a-t-il une chose à laquelle vous êtes bon ? » Lejeune homme réfléchit, et finit par dire : « Oui, je ne suis pas tropmauvais aux échecs. » L’abbé appela alors son serviteur et lui dit d’allerchercher un certain moine.

Le moine arriva. C’était un vieilhomme, qui avait été moine pendant de nombreuses années. L’abbé dit alors à sonserviteur : « Apporte-moi mon épée. » L’épée fut cherchée etplacée devant l’abbé. L’abbé dit au jeune homme et au vieux moine :« Vous allez maintenant jouer une partie d’échecs. Je couperai avec cetteépée la tête de celui qui perdra ! » Ils le regardèrent, et virent qu’ilétait sérieux. Le jeune homme joua donc son premier coup. Le vieux moine, qui n’étaitpas un mauvais joueur, joua le sien. Le jeune homme joua son coup suivant. Levieux moine joua le sien. Après un moment le jeune homme sentit la sueur coulerle long de son dos et dégouliner sur ses talons. Alors il se concentra, il mittout ce qu’il avait dans la partie, et réussit à contrer l’attaque du vieuxmoine. Il poussa un grand soupir de soulagement : « Ah ! Lapartie ne se déroule pas trop mal ! » Mais à ce moment-là, alors qu’ilétait sûr qu’il allait gagner, il leva les yeux et vit le visage du vieuxmoine. Comme je l’ai dit, c’était un vieil homme, qui avait été moine pendantde longues années, pendant vingt ans peut-être, ou trente ans, ou même quaranteans. Il avait supporté beaucoup de souffrances, il avait accompli beaucoup d’austérités.Il avait beaucoup médité. Son visage était mince, usé et austère.

Le jeune homme pensa soudain : « J’ai été un bon à rien ! Ma vie ne peut servir à personne. Ce moine a eu une si bonne vie, et maintenant il va falloir qu’il meure. » Alors une grande vague de compassion l’envahit. Il se sentit intensément désolé pour ce vieux moine, assis en face de lui et jouant cette partie, obéissant à la commande de l’abbé, et qui était en train de se faire battre et allait bientôt devoir mourir. Une formidable compassion emplit le cœur du jeune homme, et il pensa : « Je ne peux pas permettre cela. » Et délibérément, il joua un mauvais coup. Le moine joua un coup. Le jeune homme joua délibérément un autre mauvais coup, et il devint clair qu’il allait perdre, qu’il ne pourrait plus rattraper sa position. Mais soudain l’abbé renversa le jeu et dit : « Personne n’a gagné, personne n’a perdu ». Puis il dit au jeune homme : « Vous avez appris deux choses aujourd’hui : la concentration et la compassion. Puisque vous avez appris la compassion, vous ferez l’affaire ! »

Tout comme les soûtras du Mahayana, cette histoire nous apprend que la seule chose nécessaire est la compassion. Le jeune homme avait mené une vie misérable, il l’avait gaspillée, mais puisqu’il était capable de compassion il y avait toujours de l’espoir pourlui. Il était même prêt à abandonner sa propre vie plutôt que de laisser le vieux moine sacrifier la sienne : il y avait une telle compassion profondément enfouie dans le cœur de cet homme apparemment sans valeur. L’abbéavait vu tout cela. Il avait pensé : « Nous avons là un bodhisattva en herbe », et avait agi en conséquence.

 

La mudita, ou joie sympathique

La mudita, ou joie sympathique, est le bonheur que nous ressentons du fait du bonheur des autres.Si nous voyons d’autres personnes heureuses nous devrions nous sentir heureux nous aussi ; mais malheureusement ce n’est pas toujours le cas. Un cynique a dit que nous ressentons une satisfaction secrète à voir les malheurs de nos amis. C’est souvent trop vrai. La prochaine fois que quelqu’un vous racontera une de ses mésaventures, observez votre propre réaction. Vous verrez habituellement, ne serait-ce qu’un instant, un petit frémissement de satisfaction - après lequel, bien sûr, la réaction conventionnelle étouffe votre première vraie réaction. Cette joie secrète à voir les malheurs des autres peut être éliminée avec l’aide de la prise de conscience, et aussi par un effort positif pour partager le bonheur des autres.

De façon générale, la joie est une émotion typiquement bouddhique. Si vous n’êtes pas heureux et joyeux, ne serait-ce qu’en certaines occasions, vous ne pouvez guère être bouddhiste. En Orient - quoique vous puissiez peut-être trouver ceci étrange - la religion n’est pas associée avec la tristesse. En Angleterre, dans le passé au moins, il y avait sans aucun doute une tendance à associer religion et sombre tristesse.Les gens pensaient que plus vous paraissiez solennel, sérieux et triste, plus vous étiez religieux. Si vous vous promeniez heureux et joyeux, en particulier le jour du sabbat, vous deviez clairement être une personne irréligieuse,impie, ou païenne. Ceci est peut-être une exagération, mais j’ai ouï dire qu’autrefois,en Écosse, vous pouviez être poursuivi pour avoir ri le jour du sabbat.

Malheureusement, en Grande-Bretagne, le bouddhisme a aussi été infecté par ces attitudes, en particulier dans le passé. Je me souviens d’avoir été consterné la première fois où j’ai assisté à une célébration de Vesak, à Londres. Les gens semblaient être venus à des funérailles - sans doute celles de leurs parents ! Quand,au cours de ma causerie, j’ai dit quelques plaisanteries et fait quelques références amusantes, quelques personnes ont eu l’air plutôt surpris. Certaines se sont aventurées à sourire, voire à rire, mais il était clair qu’elles n’étaient pas habituées à ce genre de choses. Dans mon discours j’ai été jusqu’à dire : « C’est très étrange ! J’ai célébré Vesak dans tout le monde bouddhiste, à Ceylan, à Singapour, à Kalimpong et à Bombay, avec des Tibétains, des gens du Sikkim, des Cinghalais, des Birmans, des Chinois, des Japonais et des Thaïlandais, et je les ai tous trouvés heureux le jour de Vesak. Mais ici tout le monde a l’air si triste, comme si personne n’était heureux que le Bouddha ait atteint l’Éveil ! » C’était en 1965, etles choses se sont sûrement améliorées depuis. Au moins les bouddhistes ne  célèbrent plus Vesak comme si c’était une pénitence, mais apprécient le faitque c’est une occasion de se réjouir. En effet le bouddhisme, enGrande-Bretagne, présente aujourd’hui un aspect plus enjoué et plus joyeux.

 

L’upeksha, ou tranquillité

Upeksa signifie tranquillité ou, plus simplement, paix. Nous pensons généralement à la paix comme à une chose négative, telle qu’une absence de bruit ou de dérangement, comme lorsqu’on dit : « J’aimerais qu’on me laisse en paix. » Mais en fait la paix est une chose très positive. Ce n’est pas moins positif que l’amour, que la compassion, que la joie ; cela l’est même beaucoup plus, selon la tradition bouddhique. L’upeksa n’est pas simplement l’absence de quelque chose d’autre, mais une qualité et un état ensoi. C’est un état positif et vibrant qui est beaucoup plus proche de l’état de bonheur suprême que de notre conception habituelle de la paix. La paix dans ce sens est aussi un aspect important de l’Émotion parfaite.

 

La shraddha, ou foi et dévotion

Shraddha est un mot généralement traduit par foi, mais ce n’est pas la foi dans le sens de croyance. C’est plutôt l’aspect émotionnel de notre réponse totale à la vérité, en particulier à la vérité représentée par certains symboles. Dans le bouddhisme la foi et la dévotion sont tout particulièrement dirigées vers les Trois joyaux, les trois choses les plus précieuses : le Bouddha, le maître Éveillé ; le Dharma, ou enseignement du chemin vers l’Éveil ; et laSangha, la communauté des disciples suivant le chemin vers l’Éveil. Ces Trois joyaux ont leurs symboles appropriés. Le Bouddha est représenté par l’image duBouddha, le Dharma ou enseignement par les écritures, et la Sangha par les membres de l’ordre monastique. A travers l’Orient bouddhiste, dans tous lespays bouddhistes, ces trois symboles - l’image, les écritures et les moines -sont traités avec une grande vénération, non pas pour ce qu’ils sont mais pource qu’ils représentent et symbolisent.

 

La puja en sept parties

Nous avons déjà vu que dans le bouddhisme il y a des pratiques pour développer la maitri, l’amour. De la même façon il y a dans le bouddhisme, tout comme dans d’autres religions,des pratiques pour développer la foi et la dévotion. Une des ces pratiques est la puja en sept parties. Comme son nom le suggère, elle comprend sept parties représentant chacune une séquence d’états d’esprit et d’attitudes de dévotion,accompagnée le cas échéant par des actes rituels appropriés.

La première partie de la puja en sept parties est la puja, ou vénération. Elle consiste à faire des offrandes. Dans la forme de puja la plus simple, les offrandes sont simplement des fleurs, des lumières - qu’il s’agisse de bougies allumées ou de lampes - et des bâtons d’encens incandescents. Il y a aussi ce que l’on appelle les sept offrandes ordinaires : de l’eau à boire, de l’eau pour laver les pieds,des fleurs, de l’encens, de la lumière, du parfum, de la nourriture, avec parfois une huitième offrande, de la musique. Ce sont, incidemment, les anciennes offrandes indiennes aux invités d’honneur.

Aujourd’hui encore, en Inde, si vous vous rendez dans n’importe quelle maison en invité d’honneur, on vous donnera tout de suite un verre d’eau, car il fait très chaud en Inde et il est probable que vous ayez soif. Vos hôtes vous donneront ensuite de l’eau pour vous laver les pieds, et souvent vous les laveront eux-mêmes, en particulier si vous êtes un moine, car vous êtes arrivé par les routes poussiéreuses d’Inde etvos pieds sont poussiéreux. Puis ils vous donneront une guirlande de fleurs, et ils allumeront des bâtons d’encens pour créer une atmosphère agréable etchasser mouches et moustiques. Si c’est le soir, ils allumeront une lampe. Ils vous offriront ensuite du parfum pour le corps et, bien entendu, quelque choseà manger. Après le repas il y aura parfois un peu de musique.

C’est ainsi qu’un invité d’honneur est reçu en Inde, et ce sont les sept ou huit offrandes aux invités d’honneurs qui sont devenues les sept ou huit offrandes religieuses du bouddhisme. Ces offrandes sont faites au Bouddha car il vient dans le monde en invité, si l’on peut dire, depuis un niveau d’existence plus élevé. Il représente l’irruption dans ce monde terrestre de quelque chose de transcendantal ; il est donc traité et honoré comme un invité. Parfois, les sept ou huit offrandes sont réelles, et dans ce cas de l’eau, des fleurs, de l’encens, de la lumière, du parfum et de la nourriture sont disposés sur les « marches » de l’autel,mais plus souvent, cependant, et en particulier chez les Tibétains, elles sont remplacées par sept ou huit bols d’eau.

La seconde partie de la puja en sept parties est la vandana, qui signifie hommage ou salutation. Il s’agit de rendre hommage avec son corps. Certains pensent qu’il suffit de ressentir respect ou hommage envers le Bouddha. Ceci peut être vrai, mais si vous ressentez ces émotions de façon assez forte vous voudrez les extérioriser. Si vous aimez quelqu’un vous ne voulez pas garder ce que vous ressentez dans votre seul esprit. Vous l’extériorisez car vous êtes une totalité : non seulement esprit, mais aussi parole et corps. Ainsi, si vous ressentez une véritable vénération pour le Bouddha vous ne voudrez pas la garder seulement dans l’esprit : vous voudrez l’exprimer spontanément avec votre corps, par une action physique.

Il y a de nombreuses formes de vandana,ou d’hommage, des mains simplement jointes en salut, comme lorsque nous récitons la Puja en Sept Parties, jusqu’à une complète prostration au sol, ce qui se fait à l’occasion de cérémonies. Mais que l’on joigne les mains ensemble, ou que l’on ne joigne que l’extrémité des doigts, ou que l’on s’allonge entièrement sur le sol, toutes ces formes d’hommage représentent une attitude humble et réceptive de notre part. Elles expriment notre ouverture à l’inspiration spirituelle venant du Bouddha.

La troisième partie de la puja en sept parties est l’aller en refuge dans le Bouddha, le Dharma et la Sangha.Ceci représente un engagement envers le Bouddha en tant qu’idéal spirituel,envers le Dharma en tant que chemin de réalisation de cet idéal, et envers la Sangha en tant que communauté de ceux en compagnie desquels nous travaillons à cet idéal. Aller en refuge marque un moment décisif dans notre vie spirituelle.Cela représente une réorientation totale de toute notre vie dans la direction de l’idéal. Formellement, la « prise » des refuges consiste en la répétition de la formule du refuge, ainsi que certains silas, ou préceptes éthiques, après un moine ou un bouddhiste aîné et respecté. On est alors reconnu comme étant formellement engagé dans la vie bouddhique.

La partie d’aller en refuge de la puja en sept parties est suivie par la confession des fautes. La confession est une chose très importante dans toutes les formes de bouddhisme, quoique sa signification soit psychologique plutôt que théologique. De nombreuses personnes souffrent de sentiments réprimés de culpabilité, aboutissant très souvent à la haine de soi. Elles ne peuvent développer la maitri, ou amour, en tout cas pas dans toute son ampleur. S’ils sont conscients de fautes ou de défauts, les moines bouddhistes les confessent entre eux, en particulier à leurs propres maîtres, ou au Bouddha. La coutume existe aussi, si vous êtes conscient de quelque faute ou défaut en vous, de brûler de l’encens devant l’image du Bouddha et de réciter des soûtras, et de le faire jusqu’à ce que vous vous sentiez libéré de ce sentiment de culpabilité. Quoiqu’elles soient très importantes sur le plan psychologique, ces pratiques ne vous absolvent pas des conséquences de la faute que vous avez commise. Vous devez encore souffrir des conséquences de vos actions, mais vous êtes subjectivement libre du sentiment de remords ou de culpabilité. Ceci est très important, car de tels sentiments peuvent empoisonner ou vicier toute notre vie spirituelle.

La cinquième partie de la puja en sept parties est la réjouissance du mérite. Cela complète la pratique précédente. Si, trop ou trop souvent, vous pensez à vos fautes et contemplez vos nombreuses récidives, vous pouvez vous décourager. Après avoir confessé vos fautes, vous devez donc vous inspirer en vous rappelant les vertus des autres,en pensant tout particulièrement aux bouddhas et aux bodhisattvas, aux vies qu’ils ont menées, aux perfections qu’ils ont pratiquées. Inspirez-vous, par exemple,des exemples de Milarépa, de Han Shan, de Houei-neng ou de Hakuin. Ou pensez aux divers héros et héroïnes séculiers qui ont vécu pour le bien des autres, et dont les vies sont une source d’inspiration pour nous : des gens comme Florence Nightingale et Elizabeth Fry, des grands philanthropes, des grands réformateurs sociaux. Pensez, même, aux vertus des gens ordinaires :pensez à vos propres amis, pensez comme parfois ils agissent si bien, comme parfois ils sont si généreux, si aimables. Contemplez ce côté plus positif de leur nature, et de cette façon apprenez à apprécier les mérites - et à vous en réjouir - de tous les autres êtres vivants, des bouddhas et bodhisattvas jusqu’aux personnes ordinaires qui sont vos amis et vos voisins. Cela créera en vous un sentiment d’euphorie, de soutien même. Vous réaliserez que vous n’êtes pas seulau monde, spirituellement parlant, mais que vous suivez le même chemin que d’autres ont suivi, et suivent, avec succès. Grâce à cette prise de conscience vous vous sentirez soutenu dans votre vie spirituelle et dans votre effort spirituel.

La sixième partie, la supplication, est basée sur un épisode légendaire de la vie du Bouddha. Selon la légende, une certaine déité appelée Brahma Sahampati apparut devant le Bouddha après son Éveil, et lui demanda de faire connaître la vérité qu’il avait découverte, par compassion envers tous les êtres vivants. Nous devons comprendre la véritable signification de cette histoire. Ce n’est pas qu’il ait fallu rappeler au Bouddha ce qu’il devait faire. Il n’avait pas besoin de Brahma Sahampati pour venir et lui conseiller d’enseigner. Ce que cet épisode et cette partie de la puja signifient c’est que le disciple doit être prêt : le disciple doit vraiment vouloir l’enseignement et doit, si l’on peut dire, supplier le maître, le Bouddha, de donner l’enseignement. « Quand le disciple est prêt, le maître apparaît. » Cette partie de la puja représente donc ce fait d’être plein de bonne volonté et prêt à recevoir l’enseignement.

La septième et dernière partie de la puja en sept parties est le transfert du mérite et renoncement de soi. Ceci consiste en un souhait que tout mérite, tout bienfait que vous ayez pu obtenir de la célébration de cette puja, ou de quelque autre acte religieux que ce soit- qu’il s’agisse d’observer les préceptes, d’aller en refuge, d’étudier la philosophie bouddhique, ou de pratiquer la méditation - puisse être partagé avec tous les autres êtres vivants. Vous n’êtes pas concerné que par votre propre salut. Vous n’avez pas en vue le nirvana que pour vous seul. Vous voulez rassembler toute l’humanité, tous les êtres vivants même, et les aider autant que vous-même - contribuer à leur évolution en direction du but du nirvana. Il n’y a pas de place pour l’individualisme religieux dans la vie spirituelle. Lors de la pratique de tout exercice spirituel vous devriez ressentir que tous les autres êtres vivants le pratiquent avec vous.

Dans le Mahayana, il existe une façon délibérée de développer cette attitude. Lorsque vous accomplissez un exercice religieux vous visualisez toutes les autres personnes, comme si elles le faisaient avec vous et en partageaient les bienfaits. Quand vous êtes assis et méditez, pensez à tout le monde assis et méditant. Quand vous chantez les louanges du Bouddha, pensez à tout le monde chantant. Quand vous récitez un mantra, pensez à tout le monde récitant. De cette façon vous développez le sentiment du partage avec d’autres de tout bienfait obtenu en raison de votre pratique spirituelle. Ce sentiment prépare le chemin pour prendre ce que l’on appelle le vœu du bodhisattva : le vœu d’atteindre l’Éveil non seulement pour soi, mais pour tous les êtres vivants sans exception ; le vœu que l’on va les emmener avec soi, pour que tous atteignent l’Éveil, que tous entrent en nirvana,que tous atteignent la bouddhéité suprême.

Voici donc la puja en sept parties : une très belle suite d’états d’esprit de dévotion, auxquels nous donnons expression par des actes et des paroles appropriés.

La plupart des émotions positives dont j’ai parlé sont ce que l’on appelle des émotions sociales. Ce sont des émotions qui se rapportent à d’autres personnes, et qui prennent naissance lors de nos diverses relations avec d’autres. Nous ne ressentons pas ces émotions tout seuls. Elles apparaissent entre nous et d’autres personnes. Elles apparaissent dans le groupe. Les émotions positives - amour, compassion, joie,etc. - sont bien plus facilement cultivées au sein d’un groupe, où les gens ont, par moments au moins, un visage amical et heureux. Si nous restons chez nous et essayons de ressentir amour, compassion et joie, cela n’est pas facile. Voilà pourquoi nous avons une communauté spirituelle, une sangha, un ordre : parce que cela rend la transformation de notre nature émotionnelle beaucoup plus facile. Et, à moins que nous ne transformions notre nature émotionnelle, il n’y a pas pour nous de vie spirituelle. C’est pourquoi il est si important que dans le groupe, dans la communauté, dans la sangha, nous cultivions sans cesse une bonne attitude. On peut dire qu’une communauté spirituelle n’est pas réellement une communauté spirituelle si ses membres ne développent pas vraiment en son sein, et ne trouvent pas plus facile à développer en son sein,les émotions positives d’amour, de compassion, de générosité, de paix, de foi et de dévotion. C’est pour la réussite du développement de telles émotions, et pour la transformation de notre nature émotionnelle, que nous avons une communauté spirituelle. Si la communauté spirituelle ne marche pas de cette façon, il vaut encore mieux ne pas du tout avoir de groupe ni de communauté.

'Vision and Transformation' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1990, traduction © Christian Richard 2003.

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