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Le noble chemin octuple 3 - L’idéal de la communication humaine : Parole parfaite

Nous avons vu que la vision parfaite, avec l’apparition de laquelle prend place l’entrée dans le Noble chemin octuple, n’est pas qu’une compréhension intellectuelle du bouddhisme, aussi claire et profonde soit-elle, mais est bien plus que cela. Il s’agit en fait d’une vue pénétrante dans la vraie, l’ultime nature de l’existence elle-même, ayant le caractère d’une expérience spirituelle. Cette expérience peut être momentanée. Elle peut venir et repartir en un éclair. Mais c’est quelque chose de bien plus réel, de bien plus direct,de plus intime, de plus personnel, de plus vrai, que toute compréhension intellectuelle. La vision parfaite est un aperçu - une expérience - de la réalité ultime, aussi bref, momentané ou évanescent soit-il.

Mais un aperçu n’est pas suffisant. Il ne suffit pas qu’une vision apparaisse et nous transfigure un instant. Elle doit descendre dans tous les aspects de notre vie. Elle doit pénétrer tous nos membres. Elle doit non seulement transfigurer, mais aussi transformer tout notre être - à tout niveau, dans tout aspect.

(Incidemment, ceci est la signification de ce qui est appelé une mudra dans le bouddhisme. Une mudra est un geste fait par la main, ou une certaine position des doigts. Souvent on parle de samadhi, de mantra et de mudra. La samadhi représente ici la réalisation spirituelle intérieure, le mantra l’expression de cette réalisation en termes de parole, tandis que la mudra en est l’expression en termes de gestes, jusqu’au bout même de nos doigts, jusqu’aux extrêmes ramifications de notre être. Mudra est parfois traduit par « geste magique », tout comme mandala est parfois traduit par « cercle magique », mais il n’y a là rien de magique. Au contraire, il s’agit de quelque chose de spirituel, voire transcendantal.)

Notre réalisation spirituelle ne doit pas être limitée aux hauteurs. Elle doit descendre dans les profondeurs de notre être et transformer tous les aspects et tous les domaines de notre vie. Quand cela arrive, et que notre vie est transformée dans tous les aspects et à tous les niveaux, en accord avec la Vision parfaite - en accord avec notre vue pénétrante et notre expérience de la Vérité - alors vient ce que l’on appelle l’Éveil.

Nous avons vu que l’Émotion parfaite, la deuxième partie ou le deuxième aspect du Chemin, représente la descente de la Vision parfaite dans notre vie émotionnelle. Elle représente la transformation ou la sublimation de nos énergies émotionnelles brutes, non raffinées, en quelque chose de plus délicat, de plus raffiné - quelque chose,si l’on peut dire, de bien plus spirituel.

Nous en arrivons maintenant au troisième aspect du Noble chemin octuple du Bouddha, qui est la parole juste - samyag-vacaen sanskrit. Ici, la traduction ne pose pas de problème. Il n’y a ici aucune ambiguïté, aucune nuance difficile à rendre en français. Vaca signifie simplement et littéralement parole, tandis que samyag (ou samyak), comme dans le cas des autres parties du Chemin, ne signifie pas seulement juste en tant qu’opposé à faux - la traduction habituelle - mais signifie ce qui est entier, complet, intégral, complètement développé, parfait. Nous dirons donc en français pour samyag-vaca, non pas seulement parole juste, mais Parole parfaite. C’est ce que cela signifie réellement.

Il est très significatif que la Parole parfaite soit regardée comme une étape indépendante, ou un aspect indépendant du Chemin octuple. On aurait pu penser que la parole n’est pas quelque chose de si important, et qu’étant une sorte d’action elle aurait pu être incluse dans l’action juste, le membre suivant du Chemin octuple. Mais ce n’est pas le cas. Dans l’enseignement du Bouddha, tel qu’il est formulé dans le Chemin octuple, la Parole parfaite est une étape en soi. Cela montre la très grande importance que le bouddhisme accorde à la parole en général, et plus particulièrement à la Parole parfaite. Non seulement la Parole parfaite est-elle le troisième aspect du Noble chemin octuple du Bouddha, mais l’abstention de son opposé - la parole fausse ou imparfaite - constitue le quatrième des cinq préceptes que tout bouddhiste laïc est supposé observer.

La parole ou la communication verbale est une chose dans laquelle nous devons nous engager à tout moment.Vous pouvez méditer ou non, comme vous le souhaitez. Mais quand il s’agit de parole vous n’avez guère le choix. Que vous l’appréciez ou non vous devez parler, vous devez communiquer. Vous ne pouvez pas être tout le temps silencieux, même si vous le voulez. Et en tout état de cause la plupart d’entre-nous ne voulons pas être silencieux - pas pour très longtemps en tout cas. Il est donc inévitable que quelque considération soit apportée à la question de la parole dans tout programme systématique de culture et de formation spirituelles. La parole doit être mise sous l’influence, voire sous le contrôle, de la vie spirituelle. Elle doit donc être considérée, et une place lui être donnée.

En Occident, l’homme est généralement considéré comme consistant de corps et d’esprit, ou parfois de corps, d’âme et d’esprit ; mais dans le bouddhisme il y a une triple division de l’homme en corps, parole et esprit. C’est une de ces petites choses qui sont si ordinaires qu’on n’y prête pas attention, mais sa signification est grande. Cela signifie que pour le bouddhisme la parole a la même importance que l’esprit, la même importance que le corps. Corps, parole et esprit forment une sorte de trinité co-égale.

Si l’on y réfléchit, la parole est ce qui distingue l’homme des animaux. Nous savons que les oiseaux poussent des cris, que certains singes ont une forme de parole primitive, et qu’apparemment les dauphins peuvent communiquer. Mais la parole dans son sens le plus distinctif semble être la prérogative des êtres humains - peut-être aussi des anges, mais nous ne connaissons vraiment que les êtres humains. Cette parole est quelque chose de particulier, quelque chose d’extraordinaire, quelque chose qui nous sépare réellement d’autres formes de vie. Si nous y réfléchissons nous verrons qu’une grande partie de notre culture dépend, directement ou indirectement, de la parole. Par la parole le parent et le professeur éduquent l’enfant. Par les livres, qui sont, si l’on peut dire, une forme de parole gelée ou cristallisée, nous obtenons des informations, de la connaissance ; nous pouvons même atteindre l’Éveil.

Toute notre culture, toute notre connaissance, et même notre réalisation spirituelle, dérivent pour une grande part directement ou indirectement du mot - de la parole. Il est donc naturel,voire inévitable, que dans la vie morale et spirituelle nous donnions autant de considération à la parole que nous en donnons à la pensée et à l’action.

Il y a trois grandes phases dans le développement historique du bouddhisme : le Hinayana, le Mahayana et le Vajrayana. Dans le Vajrayana - la voie adamantine - le corps, la parole et l’esprit sont respectivement associés à ce que l’on pourrait appeler trois centres psychiques (sans attacher trop d’importance au mot psychique). Le corps est associé avec le centre psychique de la tête, la parole avec celui de la gorge,et l’esprit avec celui du cœur. Voilà pourquoi lorsque nous saluons l’image du Bouddha, ou bien notre maître, nous le faisons souvent en touchant successivement avec nos mains jointes la tête, la gorge et la poitrine : nous signifions ainsi que nous saluons avec le corps, avec la parole et avec l’esprit,avec tout notre être, complètement et entièrement, sans retenue aucune.

Il y a bien d’autres corrélations avec le corps, la parole et l’esprit - par exemple, les trois kayas ou« personnalités » du Bouddha - mais ici n’est pas l’endroit où les étudier. Pour l’instant, un seul point nous concerne : le fait que le centre de la gorge, représentant la parole, soit situé entre le centre de la tête et celui du cœur. La tête, ou le centre de la tête, représente non seulement le corps mais aussi, dans un autre ensemble de corrélations, l’intellect ou la compréhension, tandis que le cœur, ou le centre du cœur, représente les sensations et les émotions. Le fait que la parole, au niveau de la gorge, soit située entre les deux, signifie que la parole partage la nature des deux. La parole donne expression tant à notre tête qu’à notre cœur. Avec la parole nous communiquons tant nos pensées que nos émotions. Il en est pour la Parole parfaite comme pour la parole ordinaire. La Parole parfaite représente ou manifeste tout à la fois la Vision parfaite - qui correspond à notre compréhension intellectuelle sans lui être identique - et l’Émotion parfaite, qui correspond,à son propre niveau, à notre vie émotionnelle. Très brièvement et simplement,par la Parole parfaite nous donnons expression tant à la sagesse qu’à l’amour et à la compassion. Plus généralement, la Parole parfaite représente la transformation du principe de parole, ou du principe de communication, par la Vision parfaite et l’Émotion parfaite.

Dans les textes bouddhiques, la Parole parfaite est habituellement décrite comme une parole qui est véridique,qui est affectueuse, qui est serviable et utile, et qui favorise la concorde, l’harmonie et l’unité. De façon similaire la parole fausse ou imparfaite est décrite avec des termes exactement opposés, comme une parole qui est mensongère, dure,malfaisante et qui favorise la discorde, la disharmonie et la désunion.

La plupart des descriptions bouddhiques de la Parole parfaite (ou de la parole juste, comme elle est généralement appelée), et en particulier les descriptions modernes, sont assez superficielles et moralisatrices. Elles restent à un niveau purement éthique,et n’essayent généralement pas de pénétrer ou d’explorer les profondeurs psychologiques et spirituelles de la Parole parfaite. On peut en fait dire que cela est le cas de l’approche qu’ont certaines personnes de la totalité de l’enseignement du Bouddha, et en particulier de l’enseignement du Noble chemin octuple. Les gens sont parfois induits en erreur par l’apparente simplicité de l’enseignement du Bouddha, et lorsqu’ils l’expliquent ou déclarent l’expliquer ils ont tendance à le dédaigner en en faisant une chose banale et ordinaire. Ils n’essaient pas de pénétrer sous la surface pour voir où le Bouddha voulait réellement en venir.

Concernant la Parole parfaite, il est généralement entendu que la véracité, l’affection, le fait d’être serviable et utile, et la promotion de la concorde, de l’harmonie et de l’unité sont quatre qualités, quatre attributs distincts de la Parole parfaite, comme si l’on avait d’un côté la Parole parfaite et de l’autre ces quatre attributs lui étant pour ainsi dire accolés. Mais si l’on approfondit un petit peu et si l’on examine cet aspect du Chemin octuple avec plus d’attention, on découvre que ces quatre « qualités » de la Parole parfaite représentent réellement quatre niveaux de parole différents, chacun d’entre eux étant plus profond que le précédent. On pourrait même parler, dans ce contexte, de quatre niveaux progressifs de communication.

A la lumière de ces considérations nous allons examiner chacun de ces quatre niveaux de Parole parfaite. Ceci nous donnera au moins un aperçu, au moins une idée, non seulement de la parole juste, ou même de la Parole parfaite, mais aussi de l’idéal de la communication humaine - ce que la communication humaine devrait ou pourrait être, selon l’enseignement du Bouddha. Nous verrons peut-être combien nous sommes d’habitude loin de cette Parole parfaite, de cette communication idéale. Nous communiquons, nous parlons sans cesse. Mais très souvent, pour ne pas dire toujours, nous sommes loin de cet idéal. Essayons de voir, selon l’enseignement du Bouddha, ce qu’est réellement cette Parole parfaite, ou cet idéal de la communication humaine.

 

1. Le niveau de véracité

Tout d’abord la Parole parfaite,ou la communication idéale, est véridique. Nous pensons tous que nous savons exactement ce qui est entendu quand il est dit que toute parole doit être véridique. Comme à George Washington, on nous a dit depuis l’âge de deux ans qu’il ne faut pas mentir. Mais savons-nous vraiment ce que veut dire dire la vérité ? En avons-nous considéré toutes les implications ? Dire la vérité ne signifie pas seulement s’attacher à la précision factuelle, à dire que ce vêtement est jaune et que ceci est un microphone. Ceci n’épuise pas le  concept de véracité. La précision factuelle est bien entendu importante. C’est un des éléments de la véracité, et nous ne pouvons pas l’ignorer. Mais ce n’en  est pas la totalité.

Ceux d’entre-vous qui connaissent leur Boswell se souviendront de la célèbre remarque du Dr Johnson concernant la véracité factuelle. Il remarque que si vos enfants disent que quelque chose s’est passé à une fenêtre, alors qu’en fait cela s’est passé à une autre, ils doivent être corrigés sur-le-champ, car une fois commencée on ne sait pas où s’arrête la déviation de la vérité. La véracité factuelle est donc importante. C’est la base, ou la fondation, de la Parole parfaite. Reconnaissant cela, nous devrions nous habituer à ce que Johnson appelle la« précision de la narration », qui est pour nous une sorte de terrain d’entraînement pour les aspects de véracité plus élevés, plus raffinés. Même à ce niveau nous sommes d’habitude négligents et pas très sûrs. Peu de gens pratiquent réellement la précision de la narration. Nous aimons généralement rendre les choses un peu différentes. Nous aimons délayer, nous aimons exagérer, ou minimiser, ou broder. Ce n’est peut-être qu’une tendance poétique qui nous pousse à cela, mais nous le faisons même dans le meilleur des cercles,même au meilleur des moments.

A ce sujet, je me souviens d’être allé une fois à une petite célébration de Vesak dans un certain centre bouddhiste en Inde. Il devait y avoir soixante-dix ou quatre-vingts personnes présentes, mais le compte rendu que j’en vis plus tard dans un magazine bouddhiste parlait d’un « rassemblement monstre » de plusieurs milliers de personnes. Le journaliste pouvait avoir pensé qu’ainsi il propageait le Dharma et qu’il stimulait la foi et l’enthousiasme, mais en fait il portait atteinte à ce qu’il était supposé faire. Il n’était pas fidèle dans le sens d’être factuellement précis.

Nous avons tous tendance à tordre, à déformer, ou au moins à infléchir les faits, dans la direction dans laquelle nous aimerions qu’ils aillent, et nous devons donc ici faire extrêmement attention. Si, par exemple, nous disons que c’était une bonne journée, cela doit avoir été une bonne journée. Nous ne devons ni exagérer ni minimiser. Si nous disons qu’il y avait dix personnes à la réunion, soyons sûrs qu’il y en avait dix. S’il y en avait mille, disons qu’il y en avait mille. Mais s’il n’y en avait que cinquante, ne disons pas cent-cinquante. Ou bien,dans le cas d’une réunion animée par une autre personne, s’il y avait mille participants, ne disons pas qu’il y en avait cent-cinquante ! Ainsi, nous devons porter une attention stricte à la précision factuelle, quoiqu’il faille insister de nouveau sur le fait que la véracité dans le vrai sens, dans le sens le plus profond, le plus complet, le plus spirituel, est beaucoup plus que lasimple précision factuelle, aussi importante soit-elle.

La véracité est aussi psychologique, aussi spirituelle. A côté de la précision factuelle, dire la vérité implique aussi une attitude d’honnêteté et de sincérité. Cela implique de dire ce que nous pensons réellement. Vous ne dites pas la vérité si vous ne dites pas toute la vérité, si vous ne dites pas ce qui est réellement dans votre cœur et dans votre esprit -ce que vous pensez réellement, voire ce que vous ressentez réellement. Si vous ne faites pas cela vous n’êtes pas sincère,vous ne communiquez pas réellement.

Mais alors, une autre question se pose : savons-nous vraiment ce que nous pensons ? Savons-nous vraiment ce que nous ressentons ? La plupart d’entre-nous vivons, ou existons, dans un état de confusion, de perplexité, de chaos, de désordre mental chronique. Il se peut que nous répétions, quand l’occasion se présente,ce que nous avons entendu, ce que nous avons lu. Il se peut que nous le régurgitions quand on nous demande de le faire, que ce soit lors des examens pour les étudiants, ou en société pour les autres personnes. Mais nous faisons tout cela sans réellement savoir ce que nous disons. Comment pouvons-nous donc vraiment dire la vérité ? Puisque nous ne savons pas réellement ce que nous pensons, comment pouvons-nous être véridiques ?

Si nous voulons dire la vérité dans un sens intégral, au moins dans un sens plus complet que ce qui est généralement compris, nous devons clarifier nos idées. Nous devons introduire quelque ordre dans ce chaos intellectuel qui est le nôtre. Nous devons connaître très clairement, très nettement, ce que nous pensons, ce que nous ne pensons pas, ce que nous ressentons, ce que nous ne ressentons pas. Et nous devons être intensément conscients. Nous devons savoir ce qu’il y a en nous, ce que sont nos motivations, ce qui nous pousse à agir, ce que sont nos idéaux. Ceci signifie que nous devons être complètement honnêtes avec nous-mêmes. Ceci signifie que nous devons nous connaître. Si nous ne nous connaissons pas, dans nos profondeurs comme dans nos hauteurs, si nous ne pouvons pénétrer dans les profondeurs de notre être et être vraiment transparents à nous-mêmes, s’il n’y a pas de clarté ou de lumière intérieure - alors nous ne pouvons dire la vérité.

C’est quelque chose que nous devons tous réaliser. Si nous y parvenons, nous verrons que dire la vérité n’est pas une chose facile. Nous pourrions aller jusqu’à dire - et je ne pense pas qu’il s’agisse d’une exagération - que la plupart du temps, la plupart d’entre-nous ne disons pas la vérité. Si nous voulions le dire avec véhémence, pour ne pas dire paradoxalement, nous pourrions même dire que la plupart d’entre-nous, presque tout le temps, disons ce qui est en fait un mensonge, et que notre communication est en fait la plupart du temps un mensonge, car nous ne sommes pas capables de dire autre chose. Nous sommes incapables de dire la vérité dans le sens le plus complet. En y réfléchissant nous pourrions avoir à admettre que la plupart d’entre-nous traversons la vie, année après année, de l’enfance ou au moins de l’adolescence jusqu’à la vieillesse, sans peut-être être capables une fois au moins de dire la vérité dans le sens le plus large et le plus clair de ce terme tant abusé.

Nous savons que si jamais nous sommes en position de dire la vérité, alors nous sommes très soulagés de pouvoir le faire. Souvent nous ne réalisons pas combien de mensonges nous avons dit tant que nous n’avons pas une opportunité, une fois de temps en temps peut-être, de dire la vérité. Nous savons tous que si une chose a pesé sur notre esprit ou sur notre cœur, une chose à propos de laquelle nous étions très inquiets ou soucieux, alors si nous pouvons au moins parler - ou dire à quelqu’un la vérité sur le sujet, sans nous retenir - c’est un grand soulagement. Malheureusement pour la plupart des gens c’est quelque chose qui au cours de leur vie arrive très rarement, voire pas du tout.

Dire la vérité veut dire être nous-mêmes. Non pas dans un sens conventionnel, dans un sens social, comme lorsque nous disons être « nous-mêmes » lors d’une soirée - ce qui signifie généralement n’être pas du tout nous-mêmes - mais dans le sens de donner expression, en termes de parole, à ce que, réellement et vraiment, nous sommes et savons être. Dire la vérité, cependant, même dans ce sens plus raffiné, plus entier, plus profond et plus spirituel, n’est pas fait dans le vide. Vous n’allez pas en haut de la Tour Eiffel dire la vérité aux étoiles. La vérité est toujours dite à quelqu’un - une autre personne, un autre être humain. Ceci nous mène au second niveau de la Parole parfaite, à la seconde étape de la communication.

 

2. Le niveau d’affection

La Parole parfaite n’est pas seulement véridique, même dans son sens le plus intégral ; elle est aussi affectueuse et pleine d’amour. C’est la vérité exprimée dans l’amour ou avec amour. Cela ne signifie pas seulement utiliser des termes d’affection, ou quoique ce soit de ce genre. Parler avec affection ou avec amour signifie dans ce contexte dire la vérité dans son intégralité, avec une prise de conscience complète de la personne à qui vous parlez. Combien d’entre-nous peuvent-ils faire cela ? Si nous y pensons nous réaliserons que quand nous parlons à des personnes, en général nous ne les regardons pas. N’avez-vous jamais remarqué cela ? C’est probablement vrai dans votre cas, et dans le cas des gens qui vous parlent. Quand ils vous parlent, ou quand vous leur parlez, vous ne les regardez pas. Vous regardez au-dessus de leurs épaules, vous regardez leur front, vous montez les yeux au plafond ou les descendez à terre ; vous regardez partout, ou presque, à l’exception de la personne à qui vous parlez. Si vous ne regardez pas les autres (et c’est une des choses que nous essayons de corriger dans nos exercices de communication, comme certains d’entre-vous le savent à leurs dépens), vous ne pouvez pas prendre conscience d’eux.

Nous pouvons dire que l’amour,dans le sens dans lequel nous utilisons ce terme à présent, signifie la prise de conscience de l’être d’une autre personne. Si, donc, vous ne connaissez pas l’autre personne, comment pouvez-vous lui parler affectueusement ? Cela n’est simplement pas possible. Bien sûr, nous aimons à penser que nous avons de l’amour pour les gens, que nous sommes affectueux, mais c’est très rarement le cas.Nous voyons généralement les gens en termes de nos propres réactions émotionnelles envers eux. Nous avons envers eux une certaine réaction émotionnelle, et puis nous attribuons cette réaction émotionnelle envers eux comme étant une de leurs qualités. Si par exemple une personne fait ce que nous aimerions qu’elle fasse, alors nous disons qu’elle est bonne, gentille,serviable, etc. Ainsi nous ne communiquons pas réellement avec cette personne particulière. Ce qui se passe réellement, la plupart du temps, c’est que nous communiquons, ou essayons de communiquer, ou prétendons communiquer, avec nos propres projections mentales.

C’est particulièrement le cas de ceux qui nous sont - à ce que l’on prétend - proches et chers. Parents et enfants, frères et sœurs, maris et femmes se connaissent très rarement les uns les autres. Ils peuvent avoir vécu ensemble pendant vingt, ou trente, ou quarante ans, mais ils ne se connaissent pas les uns les autres. Ils connaissent leurs propres réactions les uns envers les autres, et ils attribuent ces réactions aux autres. Ils pensent donc qu’ils les connaissent ; mais en fin de compte ils ne les connaissent pas du tout.Ils ne connaissent que leurs propres états mentaux et émotionnels projetés.

Cela fait réfléchir. Il y avait un dicton : « Sage est le père qui connaît son propre enfant. »Eh bien, sage est l’enfant qui connaît son propre père, sage est la femme qui connaît son propre mari, très sage est le mari qui connaît sa propre femme ; car plus vous vivez avec des gens, spécialement avec des gens avec qui vous avec des liens de sang ou de forts liens émotionnels, moins, dans le vrai sens spirituel, vous les connaissez. Après tout, pour le bébé, qu’est-ce que la mère ? La mère est simplement une merveilleuse sensation de chaleur et de confort, de sécurité et de bien-être : voilà ce qu’est la mère. L’enfant ne connaît pas la mère en tant que personne. La même chose est vraie pour d’autres relations. Et cela reste généralement ainsi durant la plus grande part de notre vie, avec un peu de raffinement et de rationalisation ici et là. Cela est vrai pour la plupart d’entre-nous, la plupart du temps.

C’est pour cela qu’il y a tant d’incompréhensions entre les gens, tant d’échecs dans la communication, tant de déceptions, en particulier dans les relations les plus intimes de la vie. Les gens se comprennent de travers car une personne ne connaît pas l’autre et ne peut donc l’aimer. Il n’y a qu’une pseudo-communication entre des projections, et rien de plus. Je sais que cela semble sévère et peut-être assez horrifiant, mais c’est vrai ; et je pense qu’il est très bon et très salutaire de regarder la vérité en face sans attendre, à propos de nous-mêmes et des autres, et de réaliser que, dans la plupart des cas, ce que nous appelons nos relations ne sont qu’un labyrinthe de telles projections réciproques, sans aucune connaissance ni compréhension réciproques - pour ne pas parler d’amour réciproque.

Mais s’il est une telle chose que la prise de conscience et l’amour réciproques, et si nous sommes capables de dire la vérité à une autre personne, en prenant conscience de cette autre personne - ce qui signifie, bien sûr, aimer cette autre personne, l’amour étant la prise de conscience de cet autre être - alors nous saurons aussi ce dont elle a besoin. Si nous connaissons vraiment cette autre personne nous saurons ce dont elle a besoin - ce qui est bien différent de ce que nous pensons qu’elle devrait avoir parce que cela serait bon pour nous si elle l’avait, cela étant ce que la plupart des gens entendent par « savoir ce qui est bon pour les autres ». Savoir ce dont d’autres personnes ont besoin signifie savoir ce qui est bon pour elles de façon très objective, sans référence à nous-même.Nous saurons alors ce qui doit être apporté, ce qui doit être donné, comment elles doivent être aidées, et ainsi de suite. Ceci nous mène au troisième niveau de Parole Parfaite, ou troisième étape de la communication.

 

3. Le niveau d’utilité

Selon le Bouddha nous devrions dire des choses utiles, de façon à promouvoir le développement, et particulièrement le développement spirituel, de la personne à qui nous parlons.Ceci ne doit pas nécessairement impliquer quelque chose de formel tel qu’une éducation religieuse spécifique, quoique ceci aussi soit très utile. De façon générale cet aspect de la Parole parfaite - dire ce qui est utile - consiste à parler d’une façon telle que la ou les personnes à qui nous parlons soient élevées dans l’échelle des êtres et des consciences, et non pas abaissées. Au moins nous pouvons être positifs et appréciatifs. La plupart des gens sont si négatifs. Vous leur parlez de quelque chose de bien, de quelque chose d’heureux,et ils prennent un visage triste, ou bien ils déprécient cette chose, ou bien ils essaient de vous amoindrir. En fin de compte vous pouvez vous sentir assez coupables d’avoir pris plaisir à cette chose particulière, ou de l’avoir aimée et appréciée. Nous devons donc être au moins positifs et appréciatifs, en réalisant que quand nous avons cette sorte d’attitude l’autre personne est aidée à se développer - et que ce n’est pas le cas quand nous sommes négatifs,critiques, ou destructifs.

Il y a une très belle histoire qui illustre ce point, et qui provient d’un des évangiles apocryphes (aux premiers temps de la chrétienté, il n’y avait pas que les quatre évangiles de la Bible, mais de très nombreux, voire des centaines d’évangiles. Certains d’entre-eux nous sont parvenus et contiennent des proverbes et des anecdotes qui ne se trouvent pas dans la Bible.) Selon cette histoire, Jésus marchait sur une route de Galilée, avec ses disciples, lorsqu’ils tombèrent sur un chien mort. Nous ne voyons en général pas de chiens morts dans les rues de Paris, mais en Orient c’est une chose fréquente, même de nos jours, et comme ceux d’entre vous qui ont lu Une Charogne, le célèbre poème de Baudelaire le réaliseront, un chien mort n’est pas beau à voir. Ce chien-là devait avoir été là pendant plusieurs semaines, puisque lorsqu’ils le virent les disciples réagirent avec des expressions de dégoût et d’horreur. Jésus, cependant, sourit et dit : « Quelles belles dents ! » Il vit ce qui était beau même chez un chien mort.

C’est le genre d’attitude que demande ce niveau de Parole parfaite. Nous devrions voir le côté bon, radieux, positif, des choses - et ne pas concentrer notre attention sur le côté négatif.Nous ne devrions pas être trop critiques ou destructifs. Il y a bien sûr un temps pour la critique, et même pour la critique destructive : c’est une activité légitime. Mais la plupart d’entre-nous sommes trop prêts et trop rapides à nous y adonner, négligeant le côté plus positif. Même si nous ne sommes pas en position de donner une instruction spirituelle particulière, ou d’éclairer les gens - et très peu d’entre-nous peuvent le faire d’aucune façon, ou d’aucune mesure - au moins pouvons-nous être utiles. Nous pouvons au moins être positifs, et appréciatifs de toute bonne chose que nous voyons grandir en l’autre personne, ou émerger d’elle. En tout cas, même si le cas échéant nous donnons quelque instruction, cela ne sera efficace que si nous le faisons dans un esprit serviable, positif et constructif.

Maintenant, si nous communiquons tel que nous l’avons décrit : si nous disons la vérité, toute la vérité, et rien que la vérité ; si nous parlons avec amour, c’est à dire avec la conscience de l’être de l’autre personne ; si nous parlons de façon à promouvoir le développement de l’autre, de façon à avoir sur l’autre un effet sain et positif ; si nous sommes plus concernés par ses besoins que parles nôtres ; si nous ne projetons pas nos propres états émotionnels, ou ne l’utilisons ou ne l’exploitons pas ; alors le résultat sera qu’en parlant,en communiquant avec une autre personne nous oublierons tout ce qui nous concerne. Ceci nous mène au quatrième et plus élevé des niveaux de Parole parfaite, ou à la quatrième et dernière étape de la communication.

 

4. Le niveau de promotion de la concorde, de l’harmonie et de l’unité

En plus des qualités que nous avons déjà décrites, la Parole parfaite est une parole qui favorise la concorde, l’harmonie et l’unité. Cela ne veut pas seulement dire un accord verbal. Cela ne veut pas dire dire  « Oui, oui » sans arrêt. Cela ne veut pas non plus dire partager les mêmes idées - il ne s’agit pas de« Vous croyez au bouddhisme, je crois au bouddhisme. » Ce n’est pas ce qui est entendu ici. Ce que « parole qui favorise la concorde, l’harmonie et l’unité » signifie vraiment est l’obligeance mutuelle, basée sur la véracité et sur la prise de conscience réciproque de l’être et des besoins de l’autre, menant à la transcendance de soi réciproque. Cette transcendance de soi réciproque est la Parole parfaite par excellence. Ce n’est pas seulement la Parole Parfaite, mais c’est aussi la perfection de la communication. Quand cette sorte de concorde, d’harmonie et d’unité, cette sorte de compréhension, est complète, est parfaite, plus rien d’autre n’a besoin d’être dit. Même à un niveau ordinaire, quand vous faites pour la première fois connaissance avec quelqu’un, pendant un certain temps vous parlez beaucoup, vous échangez des idées, vous apprenez à vous connaître ; mais dans un sens plus vous vous connaissez, moins il y a à dire. Lorsque la Parole Parfaite culmine dans l’harmonie,dans l’unité et dans la transcendance de soi réciproque, alors en même temps elle culmine dans le silence.

Ce que le Bouddha appelle la Parole parfaite représente le principe de communication dans sa forme la plus élevée. Mais nous ne devrions pas pour autant penser que la parole, même la Parole parfaite, est le seul véhicule de la communication. La forme Vajrayana du bouddhisme - le bouddhisme de la voie adamantine - distingue trois niveaux de transmission de l’enseignement du Bouddha. Le premier, ou le plus bas, est le niveau verbal. A ce niveau, l’enseignement - l’expérience spirituelle - est transmis par le moyen de la parole, écrite ou parlée. Le niveau suivant est la transmission par des signes ou des symboles, comme dans l’histoire de la tradition Zen où le Bouddha lève une fleur dorée au milieu d’une assemblée. C’était un signe. Il y avait là une signification que seul Mahakasyapa comprit ; et par ce signe, ou par la signification de ce signe, l’essence de l’expérience spirituelle du Bouddha fut transmise à Mahakasyapa, et par lui passa tout le long d’une lignée de maîtres Zen. Mais selon le Vajrayana le niveau le plus haut de transmission est la communication télépathique, qui bien sûr a lieu en silence. C’est la communication directe d’esprit à esprit, sans l’interposition ni de la parole écrite ou parlée, ni du signe ou du symbole visuel. C’est l’esprit lançant non pas des signaux, mais se lançant lui-même, directement, vers un autre esprit, sans aucun intermédiaire, sans aucun moyen de transmission. C’est le contact immédiat et direct d’esprit à esprit.

Nous ne devrions pas penser que le silence est la simple absence de son. Quand s’éteignent tous les sons -quand le bruit du trafic dans la rue ou le grincement des chaises dans la pièce, le bruit de notre respiration, et même le « son » de nos pensées, se sont complètement tus - ce qui reste n’est pas seulement quelque chose de négatif ou de mort, pas seulement un vide. Ce qui reste est un silence vivant.

En liaison avec ceci je me souviens du très grand exemple du sage et maître indien Ramana Maharshi, qui est décédé en 1950. J’ai eu la chance de passer quelque temps avec lui, à peu  près un an avant sa mort, et il était un exemple parfait de cette attitude. Il restait simplement assis sur une estrade dans le hall de l’ashram, sur une espèce de canapé recouvert d’une peau de tigre, et la plupart du temps il ne disait rien du tout. Il était, je crois, resté assis là quarante ans, et bien que le hall ait en général été plein de monde, quand vous entriez le silence avait une qualité étrangement vibrante. Il semblait, presque littéralement, que le silence coulait de lui. Vous pouviez presque voir des vagues de silence couler de lui, couler sur tous ces gens, couler dans leur cœur et dans leur esprit et les calmer. Quand vous-même vous vous asseyiez vous pouviez presque littéralement sentir le silence couler sur vous, vous calmant et vous apaisant,lavant toutes vos pensées. Je ne parle pas de manière poétique ou imaginative - vous sentiez cela, très littéralement. Vous le sentiez comme une sorte de puissance positive, comme une onde, coulant sans cesse sur vous. Ceci était le silence - le vrai, le véritable silence - que Ramana Maharshi illustrait de si belle façon.

Un silence de cette qualité est très rare. Même le silence ordinaire, la forme la plus basse du silence, est vraiment très rare dans la vie moderne. Il y a certainement dans la vie de la plupart d’entre-nous beaucoup trop de bruit, et nous parlons habituellement beaucoup trop. Par trop parler je n’entends pas la vraie communication par la parole, mais simplement le flot de paroles, la multiplication des mots sans trop de signification. On ne peut pas s’empêcher de penser que la parole, qui est si précieuse, si merveilleuse, et si expressive, un véritable trésor, devrait rester quelque chose d’exceptionnel. Tout au moins ce devrait être quelque chose, comme manger, que l’on fait occasionnellement, après réflexion et préparation. Mais trop souvent la parole précède la pensée ; la parole est la règle, et le silence l’exception.

Mais il y a peut-être de l’espoir pour nous tous, comme il y en avait pour le jeune Macaulay, à propos de qui Sydney Smith remarquait, plein d’esprit : « Macaulay fait des progrès : il a des éclairs de silence. » La plupart d’entre-nous sommes dans cette position. Peut-être faisons-nous des progrès. Peut-être même avons-nous, de temps en temps, d’assez brillants éclairs de silence. Nous devrions peut-être essayer, donc, de donner plus de temps au silence dans nos vies ; de prendre plus de temps pour simplement être tranquilles, pour simplement être seuls. A moins que nous ne fassions ceci de temps en temps,pendant, disons, une heure ou deux chaque jour, nous trouverons la pratique de la méditation plutôt difficile.

Nous nous sommes apparemment bien éloignés de la Parole parfaite, et il peut sembler paradoxal que l’on fasse -surtout pendant si longtemps - la louange du silence. C’est un peu comme cette fameuse description des œuvres de Carlyle : « L’Évangile du Silence, en quarante tomes, par Monsieur Verbeux. » Je ferais peut-être donc mieux de conclure avec l’espoir qu’il est maintenant évident qu’il y a beaucoup plus dans la Parole parfaite que ce qui peut apparaître de premier abord. La Parole parfaite n’est pas seulement la parole juste dans le sens ordinaire. C’est l’idéal qu’a le Bouddha de la communication humaine : parfaitement vraie, dans le sens le plus intégral ; parfaitement affectueuse ; parfaitement utile ; et favorisant parfaitement la concorde, l’harmonie et l’unité - ou parfaitement transcendante-de-soi.

'Vision and Transformation' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1990, traduction © Christian Richard 2003.

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