Le Vimalakirti Nirdesa.

Le dharma mukkha.

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Mais d'abord quelques mots à propos de l'expression « porte du dharma ». Il y en a parmi vous qui n'auront pas encore rencontré cette expression, bien qu'elle soit fréquente dans les textes du Mahayana. Le terme sanskrit originel est dharma mukkha. Dharma, bien sûr est l'enseignement ou la doctrine du bouddha. Mukkha veut dire porte, entrée, ouverture ou bouche. Dans quel sens donc le Dharma est-il une porte ? C'est une porte dans le sens où c'est un moyen d'entrer dans la vérité ultime, dans l'expérience de l'éveil. Mais nous ne devons pas oublier que toute porte a une double fonction. Elle ouvre sur quelque chose mais,, fermée, elle laisse aussi certaines choses dehors. De la même façon le Dharma, l'enseignement, peut ouvrir sur la vérité ultime. Il peut être un moyen d'entrer dans la vérité ultime, quand il est pris pour cela, c'est-à-dire quand il est pris comme moyen d'arriver à une fin. Mais il peut aussi nous laisser dehors, nous fermer à la vérité ultime, quand il est pris comme fin en soi, parce que la porte, ou ce qui aurait dû être une porte, devient juste un autre morceau du mur. Et nous oublions même peut-être qu'elle n'a jamais été là que pour passer à travers.

Tout comme la porte a une double fonction, le mot dharma lui-même a une double signification. Oui, il veut bien dire l'enseignement ou la doctrine, mais il veut aussi dire la vérité ou la réalité que montre cet enseignement, cette doctrine. Le Dharma est la porte ouvrant au Dharma. Le Dharma en tant qu'enseignement est la porte vers le Dharma en tant que réalité, à condition qu'il ne soit pas pris comme fin en soi.

Nous en venons à la question que Vimalakirti pose aux bodhisattvas au début du chapitre : « Comment les bodhisattvas passent-t-ils la porte du Dharma de la non-dualité ?», ou « Quelle est la porte du Dharma de la non-dualité pour le bodhisattva ? »

Nous pouvons maintenant comprendre la question un peu mieux bien qu'elle puisse ne pas être complètement claire. Le Dharma, l'enseignement, est exprimé en termes de concepts, chacun de ces concepts a son opposé. Le dharma, l'enseignement est donc exprimé explicitement ou implicitement, en termes de paires d'opposés, c'est-à-dire en termes de dualité. Les concepts, bien sûr sont une création de l'esprit. Dans les termes du Yogachara ils sont la création de la klisto mano vijnana ou conscience de l'esprit souillé. Cette conscience, cette conscience de l'esprit souillé voit tout, voit la réalité même en termes de paires d'opposés, en termes de dualité, tout spécialement en termes de dualité entre sujet et objet. La réalité, cependant, est non duelle, advya. Dans l'état ou l'expérience de la réalité, toute dualité est transcendée, même la dualité entre dualité et non-dualité. Cette dualité est transcendée dans son absolu. Ce n'est pas comme si la dualité était entièrement oblitérée en quelque sorte, et que nous nous trouvions devant une unicité anonyme et sans traits distinctifs. Il ne peut être question d'une véritable oblitération de quelque chose qui, en réalité, n'existe pas. Nous-mêmes sommes des créatures de la dualité, notre conscience est dualiste. Notre expérience est dualiste, nos pensées, nos paroles et nos actions sont basées dans la dualité. Notre compréhension du dharma est basée dans la dualité. Notre pratique du dharma est basée dans la dualité. Le dharma lui-même en tant qu'enseignement, est exprimé en termes de concepts qui sont des paires d'opposés : habile et malhabile, mondain et transcendantal, conditionné et inconditionné, asservissement et libération, souillure et éveil, etc. Et pourtant nous devons utiliser ce dharma dualiste comme moyen pour réaliser cette réalité non-dualiste. En fait nous n'avons pas le choix. La non-dualité doit être réalisée au moyen de la dualité et ceci est possible parce que, en réalité, il n'y a pas de dualité absolue entre dualité et non-dualité. S'il y en avait une, l'émancipation ne serait pas possible.

Donc comment allons-nous y arriver ? Comment allons-nous réaliser la non-dualité au moyen de la dualité ? Comment les bodhisattvas vont-ils le faire ? C'est ce que Vimalakirti leur demande. Il dit :

« mes bons Messieurs, expliquez s'il vous plaît comment les bodhisattvas passent la porte de dharma de la non-dualité »,

c'est-à-dire

« comment les bodhisattvas font-ils fonctionner un dharma dualiste de façon non-dualiste, ou comment en étant eux-même envahis par la dualité, suivent-ils de fait la voie de la non-dualité ? »

Chaque bodhisattva, partant de son propre point de vue, parle donc d'une paire d'opposés, d'une dualité, et puis montre comment cette dualité peut être transcendée au moyen de la dualité elle-même. Au moyen, si vous préférez, des contradictions inhérentes à la dualité elle-même. Comment cette dualité peut-elle être transcendée en termes de la dualité elle-même ? Prenons quelques exemples. Je vais commenter un peu quatre des réponses déjà citées, parmi les plus simples.

Le bodhisattva Bhadrajyoti déclara :

« Distraction et attention sont deux. Quand il n'y a pas de distraction il n'y aura pas d'attention, pas de constructions mentales et pas d'intensité mentale. Donc l'absence d'intensité mentale est l'entrée dans la non-dualité. »

Une autre version, issue de la traduction de Lamotte rend la signification plus claire. Le bodhisattva Bhadrajyoti déclara :

« S'il n'y a pas de distraction, il n'y a ni attention ni réflexion ni intérêt. L'absence d'intérêt est l'entrée dans la non-dualité. »

Qu'est-ce que cela veut dire ? Quelle est exactement l'entrée dans la non-dualité dans ce cas ? Les opposées sont distraction et attention. Le mot pour distraction est viksepa qui veut dire se débattre, l'esprit se débattant, s'agitant, errant, et le mot pour attention est manyana dans le sens de prêter attention. On pourrait aussi peut-être le rendre par concentration mais ce n'est pas exactement la même chose, c'est plus ce qui rend la concentration possible. Voilà donc la paire d'opposés - distraction et attention - et cette paire d'opposés, je suis sûr que vous le savez tous très bien, est ce dont on fait l'expérience tout particulièrement en méditation. Que se passe-t-il ? Nous prêtons attention un moment. Nous prêtons attention à l'objet de notre concentration - souffle, mantra, quoi que ce soit - et puis au bout d'un moment, l'esprit devient agité. Il se sent mal à l'aise et commence à errer. Tôt ou tard nous en prenons conscience, nous prenons conscience de ce qui se passe. Nous nous reprenons et prêtons attention à nouveau. Et ainsi nous oscillons entre les deux - distraction et attention, distraction et attention - et parfois nous n'allons pas très loin en méditation.

Que devons-nous donc faire ? Eh bien nous devons trouver l'entrée dans la non-dualité dans la situation présente. Comment faire cela ? Nous devons mettre en question les termes mêmes de la situation. C'est-à-dire nous devons mettre en question leur côté absolu. Nous devons réaliser que ce n'est pas assez d'essayer de maintenir notre attention par un acte forcé de volonté. Si les distractions s'élèvent de façon persistante dans le contexte de notre méditation, cela signifie que nous ne nous comprenons pas assez profondément. Cela signifie qu'il y a certains facteurs agissants en nous, des facteurs psychologiques, dont nous ne sommes pas conscients. Et ce que nous devons faire est d'en prendre conscience. Nous devons les prendre en considération. En un mot nous devons devenir plus unifiés. Si nous sommes plus unifiés, les différents éléments de notre être formeront un ensemble harmonieux. Tous tireront ou pousseront dans la même direction. Il n'y aura plus de conflit entre eux. Nous n'aurons plus à osciller entre eux. Dans le cas de la distraction et de l'attention, donc, l'unification est l'entrée dans la non-dualité. Non que l'unification, dans le contexte de la pratique de la méditation, soit synonyme avec l'expérience de non-dualité dans le sens le plus élevé, mais c'est certainement un pas dans cette direction.

J'ai dit qu'essayer de maintenir notre intention par un acte forcé de volonté n'est pas suffisant, mais nous ne devons pas mal interpréter ceci. Je ne veux pas dire que nous ne devons jamais essayer de nous concentrer, jamais essayer de nous débarrasser des distractions. Ceci peut être nécessaire provisoirement, presque certainement nécessaire en fait. Mais éventuellement l'opposition entre distraction et attention qui rend impossible tant de nos pratiques de la méditation ne peut être résolue que si nous devenons plus unifiés. L'unification elle-même est une forme de non-dualité.

The Inconceivable Emancipation - Themes from the Vimilakirti Nirdesa, © Sangharakshita, 1990, traduction © Centre bouddhiste Triratna, 2002

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