La Prajñaparamita.

Par Urgyen Sangharakshita.

Introduction à la tradition de la perfection de la sagesse.

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Prajñaparamita 
Prajñaparamita
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Les trois textes qui sont rassemblés ici, quoique écrits à plus de cinq cents ans d'intervalle, appartiennent au même groupe de sûtras du Mahayana : les sûtras de la Prajñaparamita, ou Perfection de la Sagesse. Avant de les examiner individuellement il peut donc être utile de regarder ce qui les lie, et d'expliquer les termes utilisés. Qu'est-ce que la Prajñaparamita ?  Qu'est-ce qu'un sûtra?  Qu'est-ce, bien sûr, que le Mahayana ?

Les enseignements du Bouddha n'ont commencé à être écrits que quelque quatre cents ans après sa mort. A cette époque, un certain nombre d'écoles bouddhiques différentes étaient apparues, et les textes qu'elles commençaient à produire reflètent ces différences. La grande masse des enseignements préservés à Sri Lanka, dans la langue ancienne qu'est le pâli, présentait bien les Trois Joyaux - le Bouddha, le Dharma (l'enseignement du Bouddha) et le Sangha (la communauté spirituelle) - dans leur contexte historique. Ces textes d'importance fondamentale sont considérés par l'école Theravada du bouddhisme, qui existe encore de nos jours, comme représentant la parole littérale du Bouddha, et comme constituant, de manière exclusive, la littérature canonique du bouddhisme.

Malgré cette revendication selon laquelle le canon pâli avait le monopole de l'enseignement du Bouddha, d'autres textes, produits par d'autres écoles, ont commencé à apparaître à peu près au même moment. Ces textes cherchaient à exprimer l'esprit de l'enseignement du Bouddha, plutôt qu'à simplement en garder la lettre. Ils représentaient un mouvement qui, tout en reconnaissant toujours la valeur des formes de discipline et de doctrine qui étaient parvenues jusqu'à lui, s'attachait à garder une vision claire du Dharma en tant que force spirituelle vivante. Le résultat en fut que ceux qui suivaient ce mouvement, l'appelant le Mahayana ou « Grand Véhicule » (par contraste avec le Hinayana ou « Petit Véhicule ») n'identifiaient le Dharma avec aucun ensemble particulier de paroles sacrées. Pas plus, bien sûr, ne peut-on penser à leurs textes canoniques comme ayant consigné un enseignement donné dans un contexte historique particulier. Le canon du Mahayana était donc sans limites, et il fut produit sur une période beaucoup plus longue que ne le fut le canon pâli.

Bien sûr, il ne faut pas non plus oublier que les Theravadins n'acceptent pas du tout l'étiquette Hinayana. Pour être juste, il serait peut-être plus adéquat d'appeler le Hinayana un phénomène purement littéraire, car la probabilité de rencontrer un véritable Hinayaniste en chair et en os est vraiment très faible. Le terme Hinayana est simplement utile lorsque l'on souhaite se référer aux premières écoles, ainsi qu'à quelques écoles plus tardives telles que les Sarvastivadins et les Sautrantikas, dont différaient de façon évidente les écoles du Mahayana. Utilisé ainsi, il ne devrait pas être compris d'une manière péjorative.

Les œuvres canoniques bouddhiques ont des formes variées, la plus importante d'entre-elles étant le sûtra, mot sanskrit équivalent au pâli sutta. C'est un enregistrement littéraire d'un discours prononcé par le Bouddha, ou d'un dialogue auquel le Bouddha prend part, habituellement de façon prédominante. Il peut être court, ne faisaint que quelques lignes seulement, ou s'étendre sur plusieurs volumes. Il y a des centaines de sûtras, certains en sanskrit ou pâli originel, d'autres n'ayant survécu que dans des traductions en chinois ou en tibétain. Ils ont tous en commun de représenter la communication du Bouddha.

La distinction entre cette sorte de communication et d'autres textes religieux dépend naturellement de ce qu'est un Bouddha. Brièvement, c'est quelqu'un qui est sage, qui est Éveillé. Le terme Bouddha vient d'une racine signifiant « savoir » ou « comprendre », et signifie donc « celui qui sait » : celui qui voit la réalité face-à-face, qui fait entièrement et intégralement l'expérience de la réalité, à tous les niveaux de son être. Un sûtra représente donc la parole d'un esprit Éveillé, la parole, même, de l'esprit Éveillé. C'est une communication venant du cœur de la réalité, de la vérité de l'existence, et parlant, ou même faisant appel, à la vérité en nous. Quand nous lisons un sûtra, au moins si nous le lisons de façon réceptive, nous sommes en contact avec un niveau d'être supérieur, avec un niveau de conscience supérieur.

Le groupe de sûtras appelé la Prajñaparamita constitue sûrement le plus grand, et probablement le plus important des groupes de sûtras du Mahayana. Le sujet de cette volumineuse littérature est la sagesse transcendantale. Mais de quel genre de sagesse s'agit-il ? De quelle manière, le cas échéant, diffère-t-elle de la sagesse que l'on trouve dans la littérature de sagesse d'autres époques et d'autres cultures ? Et, puisque nous parlons de cela, qu'entendons-nous lorsque nous parlons de « littérature de sagesse » ?

« Littérature de sagesse » peut en fait vouloir dire un certain nombre de choses différentes. Tout d'abord, il y a des regroupements de proverbes et de dictons sages dans lesquels quelqu'un a mis ses réflexions mûres et profondes sur la vie, pour que les personnes plus jeunes et les générations futures en bénéficient. Ceci est parfois appelé littérature gnomique, et inclut des œuvres telles que les Poèmes élégiaques de Théognis (certains d'entre-eux au moins), le Livre des Proverbes et un ensemble de nouvelles et de maximes hindoues, le Hitopadesa. Dans les littératures modernes, la tradition française des maximes est particulièrement riche, mais d'autres langues n'en manquent pas non plus : pensons au Dr Johnson, à Emerson, aux essais de Schopenhauer, etc.

La sagesse, au sens de quelque chose qui voit au-delà du monde, de quelque chose qui va vers le transcendantal, est représentée dans les Livres Apocryphes par la Sagesse de Salomon (quoiqu'elle tende vers la sagesse dans le sens le plus ordinaire), et dans la littérature néo-platonique et gnostique. Certains érudits diraient que la sagesse de ces textes peut être mise sur le même pied que la Perfection de la Sagesse, se basant sur le fait que la sagesse est un phénomène universel. Par exemple, l'autorité la plus en vue en matière de Prajñaparamita, Edward Conze, considérait le concept gnostique de Sophia comme, d'une certaine façon, parallèle au concept bouddhique de prajña. Il y a certainement une tendance, dans la littérature de la Perfection de la Sagesse, à glorifier la Prajñaparamita en tant que mère de tous les Bouddhas - un développement qui a peut-être été encouragé par le fait que la prajña est grammaticalement féminine - mais l'objet de ce symbolisme est simple : c'est la Sagesse Parfaite qui fait d'un Bouddha un Bouddha. Dans ce sens, la sagesse « donne naissance » aux Bouddhas. La Sophia, elle, est autant une idée cosmologique qu'une idée liée à la sagesse au sens strict.

Le mot prajña a une signification précise et très caractéristique. Il vient de la racine sanskrite jña, voulant dire « connaître », renforcée par le préfixe d'insistance, pra. La prajña n'est pas que la connaissance. C'est une connaissance suprême, voire sans pareille, la connaissance par excellence, la connaissance avec un C majuscule. Mais la connaissance de quoi ? Quel est l'objet de cette connaissance suprême ? La réponse à cela, dans toute la littérature bouddhique, dans toute la tradition et tout l'enseignement bouddhiques, est sans ambiguïté aucune. Prajña veut dire connaissance de la réalité, connaissance des choses telles qu'elles sont réellement, dans leur profondeur ultime, dans leur dimension transcendantale ultime.

Pour être encore plus précis, la connaissance de la réalité consiste, selon la tradition Hinayana, à voir ce que nous percevons habituellement comme des personnes ou des choses du monde extérieur en termes de ce que, techniquement, l'on appelle des dharmas. Dans certains contextes, le mot dharma signifie « enseignement » ou « doctrine », mais il a ici une signification différente. Quand vous regardez quelque chose ou quelqu'un d'assez près, quand vous l'analysez avec suffisamment de détail, vous finissez par ne voir rien de plus qu'un flux de processus psychophysiques impersonnels. Ce sont ces éléments ou événements psychophysiques ultimes qui sont appelés des dharmas. Les découvertes de la physique atomique peuvent peut-être nous aider à appréhender cet aspect de l'enseignement bouddhique - mais jusqu'à un certain point seulement, car le bouddhisme applique cette analyse à l'esprit aussi bien qu'au monde matériel.

Il y a différentes listes de dharmas qui ont été développées par différentes écoles du bouddhisme, mais toutes les écoles, et en particulier celles du Hinayana, sont d'accord sur le fait que la prajña (en pâli : pañña), ou sagesse, consiste à réduire tout phénomène de l'existence à un flux de ces dharmas. C'est une chose que la tradition scolastique du Hinayana, l'Abhidharma, a faite avec beaucoup de détail et de façon vraiment très littérale. C'est l'approche littérale de ces penseurs qui a donné naissance à la vue qu'a le Mahayana de la prajña. Les Abhidharmistes, ayant analysé et décomposé l'existence en un flux de dharmas, ont apparemment continué en considérant ces dharmas, très littéralement, comme des réalités ultimes, décomposant ainsi en petits morceaux d'ego les différents facteurs en lesquels avait lui-même été décomposé l'ego. Ces petits morceaux devaient être décomposés à leur tour, et le Mahayana fit cela en les résolvant en ce que l'on appelle la shunyata, la « vacuité ».

La traduction « vacuité » est trompeuse : il ne faut pas penser à la shunyata comme à une chose telle que de l'espace vide. Selon le Mahayana, les dharmas sont shunyata dans le sens où ils sont dépourvus de toute existence indépendante et fixe. Selon le Mahayana, c'est du fait de notre illusion brute que nous voyons le monde en termes d'objets et de personnes. On fait disparaître cette illusion brute en apprenant à voir ces objets et ces personnes en termes de dharmas. Le Mahayana ne se contente cependant pas de cela. Il maintient que voir les choses en termes de dharmas nous laisse toujours avec une illusion subtile, et qu'ainsi nous ne voyons pas le monde dans sa réalité ultime. Cette illusion subtile ne disparaît que lorsque l'on voit - lorsque l'on sait - que les dharmas eux-mêmes sont vides et insubstantiels, shunya.

La connaissance du fait que tous les dharmas sont shunya est connue sous le nom de Prajñaparamita, la « Perfection de la Sagesse » - quoique ceci ne soit pas la meilleure traduction du terme. Paramita signifie « ce qui va au-delà », ou « ce qui transcende » : ce qui traverse jusqu'à la rive éloignée, jusqu'au nirvana. La Prajñaparamita est donc la sagesse qui va au-delà de toute dualité, la sagesse qui transcende toutes les distinctions et divisions faites par l'esprit. C'est la sagesse de l'Éveil, de la bouddhéité. Toutes les écritures bouddhiques apportent bien sûr quelque chose au développement de la sagesse transcendantale, mais celles qui traitent directement et presque exclusivement de la Perfection de la Sagesse sont connues sous le nom de sûtras de la Prajñaparamita. Elles se préoccupent avant tout de voir tous les dharmas en tant que shunya, en pénétrant non seulement au-delà des objets et des personnes, mais aussi au-delà des processus psychophysiques dont sont faits ces objets et ces personnes. En d'autres termes, la Prajñaparamita se préoccupe de voir la Réalité partout, à tout instant, en tout lieu et en toute circonstance.

Il y a au total quelque trente-cinq textes de la Perfection de la Sagesse, et ils sont de longueur très variable. La tradition était bien sûr orale à l'origine, et l'écrire petit à petit prit environ six cents ans. Cette période peut être divisée en trois phases d'environ deux cents ans chacune, suivies d'une quatrième phase, beaucoup plus longue, de développement tantrique et de commentaires. La première phase vit la production de deux textes fondamentaux : l'Astasahasrika-Prajñaparamita, la « Perfection de la Sagesse en Huit Mille Lignes », et un résumé en vers du même texte, le Ratnaguna-samcayagatha, les « Vers sur l'Accumulation des Qualités Précieuses » - les qualités les plus précieuses étant bien sûr celles de l'Éveil. La partie la plus ancienne de ce texte se trouve dans les deux premiers chapitres du Ratnaguna-samcayagatha, et les trente chapitres qui les suivent en sont des développements. Ces deux chapitres, que nous allons regarder en détail, remontent probablement à l'an 100 avant notre ère.

Dans la seconde phase, un certain nombre d'œuvres ont été produites qui allongèrent les premiers textes, œuvres qui culminèrent dans la « Perfection de la Sagesse en Cent Mille Lignes » - c'est-à-dire en cent mille slokas. Selon la tradition, lorsque le Bouddha prêcha originellement ce sûtra, il fut trouvé si profond et si difficile que personne ne pouvait le comprendre. Le Bouddha le confia donc au royaume sous-marin des nagas, afin qu'ils le gardent jusqu'à ce que quelqu'un vienne qui puisse non seulement le comprendre mais aussi en faire connaître le contenu. Finalement, bien sûr, une telle personne apparut : Nagarjuna, le grand sage du Mahayana (né aux environs de l'an 150 de notre ère), à qui le texte du sûtra fut présenté par une princesse naga. La scène est aimée des artistes tibétains : nous voyons Nagarjuna assis sur un radeau flottant sur une grande étendue d'eau, et une sorte de sirène émergeant de l'eau, tenant un grand et lourd livre qu'elle lui remet.

Il vaut la peine de regarder le symbolisme de cette légende. Naga veut dire « serpent » et représente la sagesse, comme dans presque toutes les traditions. Cela est en fait rendu très explicite par le Bouddha dans un discours du Majjhima-Nikaya, où il dit, pendant qu'il explique une énigme : « Le serpent, frère, est un nom pour le frère qui a détruit les asavas » - en d'autres termes, pour un disciple Éveillé. Le symbolisme de l'océan est aussi utilisé par le Bouddha à deux endroits différents du canon pâli, où il compare la doctrine et la discipline (le Dharma-Vinaya) au puissant océan, et les Arhats à de puissantes créatures des profondeurs.

Tout comme les dragons ou les serpents ne doivent pas être pris littéralement, nous pouvons accepter l'esprit de la tradition sans nécessairement avoir à croire qu'un véritable texte fut confié aux nagas. La tradition selon laquelle Nagarjuna reçut la Prajñaparamita des rois des nagas suggère qu'il ait peut-être été le disciple d'une communauté d'Arhats qui avaient reçu et transmis non pas un livre mais un enseignement, une réalisation transcendant l'approche formelle et analytique du Dharma qui prévalait alors. La composition des premiers sûtras de la Perfection de la Sagesse est généralement considérée comme antérieure à Nagarjuna.

Le symbolisme de cette tradition nous en dit cependant beaucoup plus et nous parle beaucoup plus profondément qu'aucune sorte de simple interprétation ne peut le faire. L'océan, après tout, est un symbole de la profondeur du monde transcendantal dans lequel, très littéralement, les êtres Éveillés sont, vivent et se déplacent ; nous pourrions dire qu'il représente aussi l'inconscient au sens « junguien ». Et les nagas, les dragons, sont les forces de l'inspiration émergeant des profondeurs de l'inconscient. Cet enseignement ne jaillit pas des niveaux conceptuels de l'esprit ; ce n'est pas le produit de l'intellect. Il vient de sources infiniment plus profondes - ou, pourrait-on aussi dire, d'une dimension infiniment supérieure, d'une dimension de conscience différente, transcendantale.

En plus de la « Perfection de la Sagesse en Cent Mille Lignes », il y a un certain nombre d'autres longues versions : en Dix Mille, en Dix-Huit Mille et en Vingt-Cinq Mille Lignes. Elles sont toutes disponibles en anglais, ayant été traduites par Dr Edward Conze sur une période de vingt-cinq ans.

Ce peut être une sorte de soulagement que de découvrir que la troisième phase de production de cette littérature, de l'an 300 à l'an 500 de notre ère, fut une phase de contraction. Comme nous pouvons l'imaginer, il devenait à peine possible, même pour des moines à temps plein, d'étudier ce corpus de plus en plus difficile à manier. Plusieurs très courts sûtras de la Perfection de la Sagesse furent alors produits, présentant l'enseignement sous une forme extrêmement concentrée et condensée. De cette phase, le Hrdaya ou Sûtra du Cœur et le Vajracchedika ou Sûtra du Diamant sont les fleurons.

Les Indiens aiment les extrêmes. Ayant développé la Perfection de la Sagesse jusqu'à cent mille lignes, ils la contractèrent alors en dharanis (formules magiques), ou en mantras, ou même, dans un cas, en une seule lettre, qui était intitulée « Le Sûtra de la Perfection de la Sagesse en Une Lettre ». La lettre qui contient tout l'enseignement de la Prajñaparamita est en fait la lettre A, pour la simple raison qu'en sanskrit a- est le préfixe négatif, signifiant « non » ou « pas » (souvent, si vous voulez exprimer la négation d'un mot, vous mettez simplement a- à son début). Manas signifie « esprit », « non-esprit » est donc amanas ; vijñana signifie « conscience », « non-conscience » est donc avijñana, etc. Selon le «« Sûtra de la Perfection de la Sagesse en Une Lettre », donc, la shunyata peut être simplement connue par la négation de tous les concepts. On peut faire l'expérience de la réalité ultime en mettant a-, « non », au début d'absolument tout ce que l'on peut concevoir, en incluant tous les concepts bouddhiques, toute la philosophique bouddhique, sans exception. C'est comme le neti, neti (« pas ceci, pas ceci ») de la tradition des Upanishads.

Finalement, dans la quatrième phase, la phase tantrique, qui étendit la tradition littéraire jusqu'aux alentours de l'an 1200 de notre ère, la Perfection de la Sagesse apparut sous la forme d'une déesse révérée de diverses manières, et avec ces évocations rituelles ou sadhanas prit fin la production de cette étonnante littérature.

Comment, donc, allons-nous faire pour comprendre tout cela ? Il peut être utile de commencer par considérer la littérature de la Perfection de la Sagesse non pas comme une série d'œuvres séparées mais comme un seul courant, se cristallisant ici et là en dépôts ou en structures plus ou moins grandes. Aucun de ces dépôts ou de ces structures n'épuise le contenu de cette tradition, mais ils expriment tous la même vision pénétrante fondamentale de la shunyata. Une fois que nous avons abordé un de ces textes, la tradition suggère que nous en consultions un commentaire. Ceci n'est cependant pas nécessairement une chose simple.

En Occident, nous avons tendance à être impatients - peut-être cette impatience est-elle saine - avec la façon qu'ont les critiques et les érudits de s'interposer entre le lecteur et le texte. Les commentaires des sûtras, par exemple, commencent parfois à perdre la vision du sujet dans sa totalité en regardant les points de détail, et, finalement, n'approfondissent pas beaucoup les choses. Ils sont en général au moins deux fois plus longs que les sûtras originaux, et peuvent même être dix fois plus longs. Et nous pouvons y ajouter les sous-commentaires, lesquels sont en général, heureusement, beaucoup plus courts.

En plus des commentaires des sûtras, il y a un certain nombre de sastras qui doivent être inclus dans la littérature de la Perfection de la Sagesse. Un sastra est une œuvre interprétative écrite par un grand maître ou philosophe bouddhiste, et ne représentant pas la parole du Bouddha comme le fait un sûtra. Par exemple, le (Mula-) Madhyamakakarika de Nagarjuna est un sastra, mais il peut également être considéré comme un commentaire de la littérature de la Perfection de la Sagesse, un commentaire non pas ligne à ligne, mais solidement basé sur cette littérature. Parmi les sastras sont aussi inclus des résumés en vers qui tentent de présenter les sujets dont parle la Perfection de la Sagesse en une sorte d'arrangement systématique. Tous ces sastras sont, bien sûr, appuyés par d'autres commentaires. La personne à l'origine du texte l'explique à un disciple qui écrit l'explication sous forme de commentaire, puis présente de nouveaux commentaires à un de ses propres disciples, lequel les écrit sous la forme d'un sous-commentaire.

Finalement, donc, nous sommes confrontés à une littérature dont l'ampleur fait vraiment hésiter. Elle ne peut cependant être ignorée. Les commentaires, de façon très utile, contiennent les profondes réflexions, portant sur les textes canoniques, de générations de maîtres et de disciples. Le fait est que les textes sacrés indiens ne doivent pas être lus par une personne seule et non instruite, sans quoi il ne peut qu'y avoir des malentendus. Pour être franc, un bouddhiste occidental ferait peut-être mieux de lire les classiques de la littérature occidentale que de lire des livres sur le bouddhisme sans des conseils appropriés.

Ramakrishna avait coutume de dire que si vous voulez conquérir une armée, vous avez besoins de milliers d'armes et de tonnes d'équipement, mais que si vous voulez vous suicider, une seule épingle suffit. De la même façon, si vous voulez convertir d'autres personnes et leur enseigner, vous avez besoin de connaître des milliers de livres, mais si vous voulez avancer dans votre propre pratique spirituelle, un seul mantra peut suffire. Bien sûr, ceci est plutôt extrême (en Occident, nous ne sommes pas aussi extrêmes que le sont les orientaux) et cela ne marcherait que si vous étiez un saddhanusarin, une personne d'un type dévotionnel, plutôt qu'un dhammanusarin, une personne d'un type intellectuel. Les dhammanusarins ont besoin de comprendre et d'accepter intellectuellement un grand nombre de choses avant de pouvoir Aller en Refuge dans les Trois Joyaux, alors que les saddhanusarins peuvent commencer très rapidement, avec des explications minimales. Le sixième grand patriarche chinois, Houei-neng, qui était illettré, entendit simplement le Sûtra du Diamant et atteignit d'un coup un certain degré d'Éveil. On pourrait même dire qu'il vaut mieux ne lire des livres qu'après avoir atteint l'Éveil, ou au moins après avoir atteint une expérience spirituelle élevée. J'ai connu des gourous qui ont suivi cette approche, ne commençant à lire des textes que quand ils n'en avaient plus besoin pour eux-mêmes, mais qu'ils en avaient besoin pour communiquer avec les autres.

Si nous voulons aborder ces sûtras, nous avons besoin d'être aidés et guidés par un maître. Nous devons aussi nous appuyer sur tout le travail de fond qui a été fait par les érudits en sanskrit, quoiqu'il nous faille faire attention à ne pas avaler tout rond leurs conclusions érudites. Quoique ces textes soient pour la plupart écrits en sanskrit paninien classique (du nom de Panini, le grand grammairien du sanskrit), le Ratnaguna-samcayagatha est écrit dans ce qui de nos jours est appelé le sanskrit bouddhique hybride. Les érudits pensaient que ce n'était qu'un mauvais sanskrit, un sanskrit parlé par des gens peu éduqués qui ne connaissaient pas leur grammaire. En fait, ce n'est qu'une autre forme de sanskrit, plus riche, plus proche du prakrit, la langue vernaculaire parlée à cette époque (prakrit signifiant « naturel », et sanskrit « cultivé », « poli »). Il n'adhère pas aux règles grammaticales du sanskrit paninien, étant assez proche du sanskrit védique, la langue des Védas hindous. Décrier le sanskrit bouddhique, comme les anciens érudits brahmaniques avaient l'habitude de le faire, serait faire comme Addison décriant Shakespeare pour son anglais à la grammaire incorrecte. Shakespeare n'est certainement pas aussi précis et parfait qu'Addison, mais il y a beaucoup de choses dans Shakespeare qui manquent dans Addison, ne serait-ce qu'en termes d'expression linguistique.

On pourrait toujours penser que le sanskrit classique, plus pur, est un véhicule mieux approprié pour les idées abstraites que ne l'est la forme hybride. Mais une question pointe à la base de ce genre de discussion, une question à laquelle nous reviendrons lorsque nous examinerons de plus près chacun des textes. Dans quelle mesure la Perfection de la Sagesse est-elle intéressée par les idées abstraites ? Comme l'observe Conze, le sanskrit, et même le sanskrit bouddhique, est une langue extrêmement rationnelle et adaptée à une analyse grammaticale approfondie. En d'autres termes, nous pouvons arriver à la signification, de façon très précise, à l'aide de la grammaire. Mais nous devons faire attention à ne pas penser que, puisque la grammaire peut nous aider à rendre la signification rationnelle du texte plus claire, la signification du texte est donc une signification rationnelle.

Il y a pour les érudits un autre danger. Il est très vrai qu'avec la traduction on perd une bonne partie de la signification du sanskrit, car on perd de vue la racine des mots. Pour prendre un exemple simple, si l'on traduit jñana par « connaissance » et prajña par « sagesse », on masque le fait qu'ils dérivent tous deux de la racine jña. Mais il est tentant de supposer que la racine verbale dont dérivent des mots ou des groupes de mots de base représente une sorte d'intuition primitive, voire primordiale, de la nature de l'existence, qui en vient à être reflétée dans les mots. Certains érudits semblent suggérer que les mots étaient, à l'origine, utilisés avec une signification profonde que l'humanité a progressivement perdue, mais que des êtres sages tels que le Bouddha utilisaient les mots selon leur signification primordiale originale.

Il est évident que nous ne pouvons accepter cette sorte de théosophie linguistique sans l'examiner avec beaucoup d'attention. Nous pouvons probablement dire, d'une façon plus directe, que les gens ont simplement tendance à mal utiliser les mots. Nous ne pouvons guère faire l'hypothèse que nous comprendrons nécessairement exactement ce que disait le Bouddha en retournant aux racines indo-européennes originelles des mots qu'il utilisait. Ceci suggérerait que le Bouddha ait eu conscience de la signification de ces racines, ce qui a peu de chances d'être avéré.

Il est aussi facile d'avoir l'impression, à partir des significations techniques des termes clefs du bouddhisme, définies avec précision, que le Bouddha lui-même a dès l'origine défini ses mots avec précision. En fait, en retournant aux sûtras pâlis, on constate que de nombreux termes sont utilisés dans un sens non-technique, et que certains d'entre eux n'ont été définis avec précision qu'au cours des siècles. Quand il s'agit de traduire ces termes techniques bouddhiques, nous devons aussi être capables de comprendre ce qu'ils signifient dans leurs différents contextes. Une seule traduction en français ne peut pas vraiment nous aider. « Loi », par exemple, peut parfois aller comme traduction de dharma, mais seulement si nous ignorons nombre des implications du terme « loi » en français.

Ce principe s'applique même à la shunyata, le concept central de la Prajñaparamita. Il y a deux sûtras pâlis, Le Grand, et Le Petit Discours sur la Vacuité, qui contiennent les enseignements du Bouddha historique sur la shunyata. Dans ces sûtras, le Bouddha utilise le mot « vacuité » pour se référer en termes général à l'absence de « soi » (atman) de divers objets. Ce sont les érudits du Mahayana qui affinèrent et développèrent ce concept, définissant tout d'abord la shunyata comme l'absence de svabhava (« substance-de-soi » ou « être propre » plutôt que simplement « soi »), puis appliquant cette absence d'« être propre » d'une manière plus complète à tous les objets possibles, et spécialement aux dharmas que l'Abhidharma avait postulés comme étant les éléments irréductibles de l'existence phénoménale.

Ce développement est totalement conforme à l'enseignement originel du Bouddha. Il y a en fait des passage du canon pâli qui soutiendraient l'assertion que la totalité de l'enseignement de la Perfection de la Sagesse est une continuation et un développement de l'enseignement du Bouddha historique. Dans le Sutta-nipata, un des textes les plus anciens du canon pâli, des érudits ont identifié des enseignements qui semblent très proches de la Perfection de la Sagesse.

C'est de cette façon que se développe une tradition religieuse. Le Bouddha fut beaucoup plus un initiateur qu'un fondateur qui créa quelque chose, une fois pour toutes et pour tout le monde. Tous les enseignements sont là, présents dans le canon pâli, mais une seule vie, même celle du Bouddha, ne pourra jamais être suffisante pour en développer toutes les implications. Ce n'est pas que l'initiateur de certains principes généraux de pensée ait pu les élaborer conceptuellement s'il avait vécu assez longtemps, deux cents ou trois cents ans par exemple. En fait, de tels principes ne peuvent pas du tout être développés conceptuellement : ils ne peuvent qu'être élaborés par des individus au cours de leur pratique spirituelle. Assimilant le principe spirituel vivant selon leur natures différentes, leurs qualités différentes et leur situations différentes, des individus différents peuvent faire ressortir des aspects et des applications de ce principe que l'initiateur n'aurait pas pu faire ressortir, simplement parce que sa situation était différente.

Prenons le disciple moyen du Bouddha, à l'époque même du Bouddha : ses perspectives spirituelles étaient larges, mais ses horizons intellectuels étaient assez limités. Il avait relativement peu de questions et de doutes intellectuels, et ceux qu'il avait étaient relativement simples ; il pouvait donc suivre le chemin spirituel de tout son cœur. Mais, la civilisation avançant en Inde, les communications s'améliorant avec le commerce avec l'étranger et avec la croissance des empires, la vie sociale et économique devenant plus complexe, les gens commencèrent tout naturellement à poser des questions plus sophistiquées. La réponse que le bouddhisme eut à ces développements historiques fut le Mahayana. De plus en plus de gens faisant ressortir différents aspects de l'enseignement originel, toute la tradition spirituelle devint plus riche et gagna de nouvelles facettes.

Ce n'est pas comme si le Mahayana apparut parce qu'un groupe de gens eurent arbitrairement l'idée de commencer une nouvelle secte bouddhiste. D'un autre côté, le Mahayana ne représente pas nécessairement non plus un déroulement essentiellement spirituel : ceci est une question séparée quoique liée. La vision spirituelle, avec les grands principes de son application, est entièrement présente dans les enseignements du Bouddha historique. Les nuances, les subtilités, la richesse de ses implications ne peuvent cependant apparaître qu'au cours des siècles et des millénaires. D'une certaine façon, nous avons beaucoup de chance de vivre deux mille ans après le Bouddha. Non seulement avons-nous le Bouddha ; nous avons aussi tous les maîtres qui l'ont suivi, et nous pouvons lire tous leurs enseignements dans notre propre langue. Les possibilités de notre vie spirituelle en tant que bouddhistes sont plus riches aujourd'hui qu'elles ne l'ont jamais été depuis les jours des grands monastères de Nalanda. Et parmi ces richesses, aucune ne brille avec une lumière plus éclatante et pénétrante que la Prajñaparamita.

Dans un livre comme celui-ci nous ne pouvons que toucher du doigt un très vaste sujet. Si nous volons trop près du soleil, nous serons brûlés, aveuglés et finalement consumés ; mais si nous nous tenons à une distance respectueuse, nous pouvons en sentir la chaleur et voir avec sa lumière. Il en est de même avec la Prajñaparamita. Si nous gardons une distance respectueuse, nous pouvons sentir la compassion de son enseignement. Nous pouvons même appréhender la sagesse transcendantale dont elle parle. Et un jour, peut-être, serons-nous prêt à plonger directement au cœur du soleil, à ne faire qu'un avec lui. A ce moment-là, nous mourrons spirituellement - et en même temps nous serons spirituellement vivants, comme jamais auparavant.

© 'Wisdom beyond words' Sangharakshita, Windhorse Publications 1993, traduction © Christian Richard 2003.

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