La Prajñaparamita.

Un commentaire du Sûtra du Diamant.

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Un commencement étrangement ordinaire.

« Ainsi ai-je une fois entendu. Le Seigneur résidait à Sravasti, dans le bois de Jeta, dans le jardin d'Anathapindika, avec une grande assemblée de mille deux cent cinquante moines, et avec de nombreux Bodhisattvas, des grands êtres. Tôt le matin le Seigneur s'habilla, mit sa robe, prit son bol, et entra dans la grande ville de Sravasti pour aller chercher des aumônes. Après avoir mangé et être revenu de sa tournée, le Seigneur déposa son bol et sa robe, se lava les pieds, et s'assit sur le siège qui avait été préparé pour lui, croisant ses jambes, tenant son corps droit, et fixant consciemment son attention devant lui. »

Ceci peut sembler très direct, mais c'est en fait un commencement étrangement ordinaire, un commencement très inhabituel pour un sûtra du Mahayana. Un début plus normal serait une description extravagante du Bouddha assis dans quelque monde céleste sur un trône de lotus très élaboré, entouré non seulement de moines et de nonnes, mais aussi de millions et de millions d'êtres non humains, dans leurs différents ordres. Avant même que le Bouddha ait ouvert la bouche, nous devrions nous attendre à toutes sortes de merveilles, comme des milliers de mandaravas, des grandes fleurs d'or aussi grandes que des roues de chariot, descendant doucement du ciel. Et puis, bien sûr, il y a des chances que des Bouddhas et des Bodhisattvas commencent à arriver d'autres univers, ayant entendu à quelque Radio-Bodhisattva intergalactique que le Bouddha Gautama allait prononcer un discours.

Mais, ici, dans le Sûtra du Diamant, il n'y a rien de ceci, absolument rien : pas de signes, pas de merveilles, pas de miracles, pas de lumières apparaissant dans le ciel, rien. Tout est simple, naturel, ordinaire, voire prosaïque. Tout ce que nous voyons est un groupe de cabanes sur les terres de quelqu'un, à quelques kilomètres de la ville, et des moines portant la robe jaune, certains occupant les cabanes et d'autres campant sans doute simplement dehors, sous les arbres. Tôt le matin, le Bouddha quitte sa cabane et marche vers la ville ; il va calmement de porte en porte avec son bol à aumônes, recevant simplement ce qui lui est donné - quelques poignées de riz, un peu de curry - et se retirant ensuite à l'ombre d'un bosquet pour y manger, avant de retourner à sa cabane, lentement et avec attention. Après qu'il s'est reposé un moment, nous le voyons ressortir pour méditer, et dans la fraîcheur du soir les disciples se rassemblent autour de lui, juste attendant et écoutant.

C'est un cadre très simple, d'une simplicité presque dorique, pour l'étonnant discours qui suit. Passons-nous donc ce début peu inspiré pour nous attaquer directement à la substance du soûtra ? Sûrement pas. Si nous faisons cela, nous ratons la moitié de la signification de l'ensemble. Tous les mots d'un sûtra signifient quelque chose, comme c'était le cas pour le Sûtra du Cœur. Ce qui semble être le cadre fait partie de l'image. Que veut donc nous dire ici celui qui a compilé cet enseignement sur la Perfection de la Sagesse, sur la shunyata, sur les Bodhisattvas ? Pourquoi semble-t-il vouloir que nous croyions que nous nous engageons dans le récit méticuleux d'un autre jour sans rien de sensationnel de la vie du Bouddha Gautama, tel que s'en souvient Ananda, qui l'accompagnait ?

Une lumière est apportée à cette question, et sur les immenses différences de caractère existant entre les sûtras de la tradition bouddhique, par un certain dicton zen : « Au début de votre pratique spirituelle, les montagnes sont des montagnes et les arbres sont des arbres. Alors que vous progressez le long de la Voie, les montagnes ne sont plus des montagnes et les arbres ne sont plus des arbres. Et à la conclusion de votre vie de bouddhiste, lorsque vous devenez Éveillé, les montagnes sont une fois encore des montagnes, et les arbres sont de nouveau simplement des arbres. »

Dans les sûtras du canon pâli, tout est terre-à-terre. Les montagnes sont des montagnes, les arbres sont des arbres, et le Bouddha apparaît comme un maître ordinaire et humain, qui range proprement son bol et son manteau, et qui est entouré de disciples très ordinaires. Rien de très merveilleux ne se produit. Ils vont faire leur tournée d'aumônes. Ils réparent leur robe. Mais, sans aucun doute, l'enseignement est très profond et très important.

Puis viennent les sûtras classiques du Mahayana - le Vimilakirti-nirdesa, le Sûtra du Lotus, le Sûtra de la Lumière d'Or - où, si nous sommes vraiment sur cette Terre, c'est une Terre transfigurée presque au-delà de toute reconnaissance, une Terre sur laquelle se passent toutes sortes de choses merveilleuses. Les montagnes ne sont plus des montagnes et les arbres ne sont plus des arbres.

Mais avec un troisième type de sûtra nous retrouvons des montagnes qui sont des montagnes et des arbres qui sont des arbres. Tout est de nouveau très ordinaire, car le fait que les choses ne sont pas ordinaires n'a pas besoin d'être souligné : « Comme c'est merveilleux, comme c'est extraordinaire, dit un autre dicton zen, je transporte de l'eau et je porte du combustible. »

C'est sûrement ce dont il s'agit, concernant toutes ces prosaïques allées et venues dans le jardin d'Anathapindika. A la lumière de l'enseignement à venir, elles nous suggèrent sûrement que la vie ordinaire est l'Éveil, que l'Éveil est la vie ordinaire. On doit faire l'expérience de la Réalité au cours de la vie ordinaire, car il n'y a pas d'autre endroit où en faire l'expérience. Si vous devez faire l'expérience de la réalité quelque part, cela ne peut être que là ; si vous devez faire l'expérience de la réalité à un moment quelconque, cela ne peut être que maintenant. Ne laissez pas votre attention être divertie vers des royaumes célestes supérieurs : oui, le symbolisme est très beau, il est plein de signification, mais ne le comprenez pas mal. C'est ici que nous devons réaliser ; c'est maintenant que nous devons voir. L'ordinaire est merveilleux tel qu'il est ; ajouter des merveilles et des événements surnaturels ne serait que renchérir sur la perfection. Ce serait comme si, pour attirer l'attention sur le fait que vous avez un nez et que c'est un merveilleux organe, vous le peigniez en rouge vif. Pour quelqu'un qui comprend réellement quel merveilleux organe est le nez, cette sorte de décoration n'est absolument pas nécessaire.

Vous n'avez pas à quitter le conditionné pour réaliser l'Inconditionné. Dans sa profondeur, le conditionné « est » l'Inconditionné. « La forme n'est rien d'autre que la vacuité, la vacuité n'est rien d'autre que la forme », comme le dit le Sûtra du Cœur. Notre vie quotidienne peut être plaisante ou douloureuse, follement extatique ou insupportablement angoissante, ou simplement, la plupart du temps, sans intérêt et ennuyeuse. Mais c'est ici, au milieu de toutes ces expériences, bonnes, mauvaises et indifférentes, ici, et nulle part ailleurs, que l'Éveil doit être atteint. Voilà ce que l'introduction de ce sûtra tente de nous dire. Et en un sens c'est le message de tout le sûtra.

Dans ce sûtra, nous ne sommes donc pas dans quelque royaume céleste ou distant Champ de Bouddha ; nous sommes fermement sur cette Terre, à un niveau historique, dans le monde quotidien. D'autres sûtras de la Perfection de la Sagesse peuvent être prononcés par des Bodhisattvas mythologiques ou archétypes qui ne peuvent pas être considérés, historiquement parlant, comme ayant existé : dans le Sûtra du Cœur, c'est Avalokitesvara, et dans d'autres sûtras de la Perfection de la Sagesse, c'est Mañjusri. Mais le Sûtra du Diamant présente un dialogue entre deux personnages véritablement historiques : le Bouddha Gautama, et Subhuti, un de ses disciples.

Concernant l'audience, quoique la convention du Mahayana (et, comme le suggère Conze, un scribe plus récent) ajoute beaucoup de choses à la fin (« le monde entier avec ses dieux, ses hommes, ses asuras et ses gandharvas ») pour se réjouir de l'enseignement, le sûtra du Diamant commence avec un rassemblement très choisi d'être supérieurement développés : 1250 moines que, à l'exception possible d'Ananda, on peut considérer comme étant des Arhats, et « de nombreux Bodhisattvas ». Il faut reconnaître que les Bodhisattvas ajoutent une note de Mahayana, mais ils ne sont pas nommés ou décrits : on ne nous offre pas de visions de coiffures endiamantées et de trônes de lotus.

Cette insistance sur le non-spectaculaire continue avec la description du Bouddha lui-même. Dans les plus grands sûtras de la Perfection de la Sagesse nous le voyons fixant son attention sur sa respiration et entrant dans « la reine de toutes les samadhis », qu'il maintient miraculeusement tout au long de son discours, l'implication étant que l'enseignement du Bouddha provient d'un état supérieur de conscience, en fait de la conscience Éveillée. Mais le Sûtra du Diamant évite toute suggestion de cette sorte. Le Bouddha est simplement vu « fixant consciemment son attention devant lui. » N'étant distrait ni par ce qui était autour de lui ni par des pensées vagabondes ou par une somnolence, son esprit se serait peut-être naturellement concentré sur le processus de sa respiration, et sa concentration se serait approfondie, mais le compilateur de ce sûtra ne dit rien de « la reine de toutes les samadhis ». Il laisse délibérément de côté le précédent qui a été instauré par de plus anciens textes pour insister (nous devons une fois de plus en faire l'hypothèse) sur le fait que rien d'extraordinaire ne se passe ici.

Comme cette brève introduction représente de manière évidente les circonstances historiques dans lesquelles le Bouddha enseignait, il y a une autre chose à remarquer. Le Bouddha ne louait évidemment pas une salle quand il voulait faire un discours. Il prononçait ses discours en plein air. En fait, ses disciples et lui vivaient dehors la plupart du temps. Pendant neuf mois de l'année, ils marchaient de lieu en lieu, traversant des forêts, passant des rivières, passant des montagnes, prenant leur temps, se reposant et méditant sous des arbres, et s'arrêtant dans des villages pour enseigner et quêter de la nourriture. Ce n'est que durant la saison des pluies qu'ils restaient à l'intérieur. Et « à l'intérieur » ne voulait pas dire dans une maison, ou même dans un monastère, mais dans une grotte ou quelque sorte de cabane. Ils restaient là avec leurs trois robes et un bol, et peut-être une aiguille et une passoire à eau : pas d'emprunt hypothécaire ou de téléphone, pas de télévision, pas de réfrigérateur, pas de voiture, pas de journal, pas de livres, pas de Sûtra du Diamant.

La vie était plus simple qu'il est peut-être même possible pour nous d'imaginer, et penser était aussi plus simple. Les grandes vérités étaient sûrement plus facilement appréhendées par de tels esprits, ni encombrés ni distraits. Nous ne devons pas nous sentir découragés par cela, ou nous persuader qu'il était alors facile de développer la sagesse transcendantale, et que c'est impossible aujourd'hui. Nous devons simplement réaliser combien de facteurs se sont élevés entre nous et l'Éveil depuis l'époque du Bouddha, facteurs qui ne sont pas des éléments de l'existence humaine normale, mais plutôt d'un mode de vie hautement artificiel.

Le début du sûtra pose la question de l'authenticité. Il se présente clairement comme étant la parole du Bouddha telle qu'Ananda l'a entendue, dans la mesure où il reproduit l'expression, la formule « Ainsi ai-je une fois entendu », le sceau de l'authenticité des sûtras du canon pâli. Toutes les autres évidences suggèrent cependant que le sûtra est une composition relativement tardive de la tradition de la Prajñaparamita. S'il était écrit aujourd'hui nous l'appellerions un faux mais, tel qu'il est, il rejoint une compagnie distinguée, celle des œuvres pseudonymes, des œuvres qui sont attribuées à certaines personnes célèbres qui ne peuvent pas les avoir écrites. Les Apocryphes de la Bible sont pseudonymes de manière évidente, mais il en est de même des quatre Évangiles, qui ont été écrits non pas par Matthieu, Marc, Luc et Jean mais par leurs disciples respectifs, qui enregistrèrent les traditions qui étaient venues jusqu'à eux aussi bien qu'ils le purent et qui donc, en bonne foi, attribuèrent leurs propres écrits aux apôtres originels.

L'idée de la propriété littéraire est assez moderne. Les historiens du marxisme ne prétendent pas que leurs propres livres et articles soient en fait l'œuvre de Marx lui-même. Les psychologues freudiens donnent leur propre nom à leurs écrits même si Freud est le fons et origo de leur travail. Quand Nietzsche a intitulé un de ses livres Ainsi parlait Zarathoustra, il ne suggérait pas que l'ancien sage d'Iran nommé dans le titre ait en aucune façon été responsable du contenu. L'œuvre est ce que nous appellerions une fiction littéraire. Dans les temps anciens, cependant, un enseignement qui appartenait à une tradition particulière était tout naturellement attribué au fondateur de cette tradition plutôt qu'à la personne que nous appellerions l'auteur. De nombreux écrivains des temps anciens semblent avoir véritablement cru qu'ils n'étaient que de simples scribes ou copistes.

Ceci doit en fait avoir été l'attitude du compilateur originel du Sûtra du Diamant. Ce doit avoir été un homme profondément imprégné des enseignements de la Perfection de la Sagesse, et sans aucun doute croyait-il qu'ils avaient à l'origine été enseignés par le Bouddha. Peut-être se sentait-il guidé par l'inspiration du Bouddha pour écrire sa propre version de ces enseignements, ou bien, peut-être, son maître spirituel lui suggéra-t-il que les enregistrements existants étaient si détaillés qu'il y avait besoin d'une version plus simple, insistant sur les points principaux. Le compilateur aurait alors vu sa tâche comme une simple remise en forme des enseignements du sûtra. L'idée qu'il ait compilé une œuvre originale, et qu'il l'ait ensuite délibérément transmise comme étant la parole du Bouddha ne lui serait jamais venue à l'esprit.

Il nous est peut-être difficile d'entrer dans cet état d'esprit parce que nous attachons beaucoup d'importance à l'originalité, mais les choses telles que les accords de copyright étaient tout à fait étrangères à la pensée des personnes des temps anciens. La sagesse n'était la propriété de personne. Si l'on pouvait dire qu'elle appartenait à quelqu'un, c'était au maître originel, ce qui voulait dire qu'un livre pouvait très bien avoir été signé avec le nom du fondateur de toute la tradition, même s'il avait été écrit par quelqu'un d'autre sur la base de sa compréhension personnelle de cette tradition. Bien sûr, nous ne pouvons pas exclure qu'avec cette convention l'auteur ait peut-être un peu pris ses désirs pour la réalité. Nous ne pouvons pas même exclure qu'il ait, le temps passant, pris un peu conscience du fait que quelque chose était transmis comme étant l'enseignement d'un ancien sage, mais que ce n'était pas réellement le sien, et que cela différait peut-être même de l'enseignement originel. Néanmoins, il est clair, de cette convention, que l'effacement de soi était considéré comme une vertu, et que l'originalité (en tant que principe plutôt qu'en tant que dérivé du fait d'être vraiment soi-même) ne l'était pas.

Après avoir suggéré que c'est une transcription, d'une manière standard, du souvenir qu'Ananda avait de l'enseignement du Bouddha, le sûtra continue en nous disant : « Tôt le matin le Seigneur s'habilla, mit sa robe, prit son bol, et entra dans la grande ville de Sravasti pour aller chercher des aumônes ». Selon le Vinaya, un moine peut obtenir de la nourriture de trois façons : en faisant sa tournée d'aumônes, en acceptant des invitations dans des maisons de laïcs, et en permettant aux laïcs d'apporter de la nourriture au vihara. On nous dit qu'à l'occasion de la mise en mouvement de la roue du Dharma, alors que le Bouddha enseignait à deux de ses cinq premiers disciples, les trois autres allèrent collecter des aumônes pour eux tous, ce qui montre qu'il y avait des moments où d'autres moines allaient et mendiaient pour le Bouddha, mais la pratique habituelle du Bouddha, comme en cette occasion, semble avoir été d'y aller lui-même.

© 'Wisdom beyond words' Sangharakshita, Windhorse Publications 1993, traduction © Christian Richard 2003.

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