La Prajñaparamita.

Un commentaire du Sûtra du Diamant.

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Une bouffée de non-sens.

Et si, Subhuti, une femme ou un homme renonçait le matin à toutes ses possessions, autant de fois qu'il y a de grains de sable dans le Gange, et si cet homme ou cette femme faisait de même à midi et le soir, et de cette manière renonçait à toutes ses possessions pour de nombreuses centaines de milliers de millions de milliards d'ères incommensurables ; et si quelqu'un d'autre, après avoir entendu ce discours sur le Dharma, ne le rejetait pas, alors, ce dernier, en vertu de ceci, engendrerait une masse de mérite encore plus grande, immense et incalculable.

Comme nous l'avons vu, la tentation de rejeter cet enseignement est très forte parce qu'il est très menaçant, et le mérite venant de la résistance à cette tentation est d'une grandeur commensurable. Ne pas le rejeter équivaut à l'accepter, ou au moins à y être ouvert.

Il y a cependant une autre raison pour rejeter le Sûtra du Diamant, une raison qui est peut-être plus proche de la plupart d'entre-nous. Le chef d'accusation principal de notre résistance au Sûtra du Diamant est probablement qu'il ne semble guère être applicable ou utile à notre difficile situation. Nous pouvons répondre à cette attaque dans le langage même de la Perfection de la Sagesse. Son utilité est dans son inutilité ; il est pertinent parce qu'il est si peu pertinent.

En tant que sérieux pratiquant du bouddhisme, nous devons être capable d'établir un rapport entre les enseignements traditionnels et notre propre expérience personnelle. Nous devons comprendre comment le Dharma se rapporte à notre propre vie, comment il s'applique au monde dans lequel nous vivons, et comment interpréter les textes anciens afin qu'ils soient d'un intérêt pratique et immédiat pour la situation dans laquelle nous nous trouvons. Mais à un autre niveau nous ne devons pas nous inquiéter trop de ce qui se rapporte à « moi », de ce qui « m' » intéresse, de ce qui est applicable à « ma » situation en Occident. C'est très bien d'attendre du bouddhisme qu'il soit significatif là où nous sommes, ici et maintenant - mais où est ici, et quand est maintenant ? Notre existence conditionnée est-elle tout ce que nous sommes ? En fin de compte il y a aussi besoin d'un élément du Dharma qui ne soit pas du tout applicable à notre développement spirituel. Quand il s'agit de transcender l'existence conditionnée, la dernière chose dont nous avons besoin est quelque chose d'utile. En fait, pour transcender des conditions, il y a besoin de quelque chose d'entièrement sans rapport, et ce qui était dénué de sens devient alors la chose la plus utile de toutes.

Dans le Sûtra du Diamant, donc, nous nous préoccupons toujours du Dharma, mais nous ne nous préoccupons d'aucune des choses que nous considérons généralement comme constituant le Dharma - les choses que nous arrangeons et avec lesquelles nous nous sentons à l'aise. Nous cessons un moment de considérer l'éthique, la méditation ou l'impermanence ; au lieu de cela nous prenons une bouffée de non-sens, un petit peu de Lewis Carroll ou d'Edward Lear (sans bien sûr suggérer par cette analogie qu'Alice au pays des merveilles soit une sorte de texte zen).

La Perfection de la Sagesse est comme le sel. S'en nourrir exclusivement ne vous ferait probablement pas beaucoup de bien, mais vous avez tout le temps besoin d'en prendre une pincée dans votre alimentation spirituelle. Cela lui donne un peu de goût, le goût du manque d'à-propos. Sans cela, si tout devient trop pertinent, alors vous prenez tout trop sérieusement, vous pensez trop en termes de vous-même tel que vous êtes maintenant. Il est rafraîchissant d'avoir quelque chose que d'une façon vous comprenez, mais que d'une autre façon vous ne comprenez pas du tout.

Ce que nous avons dans le Sûtra du Diamant, c'est une signification compréhensible mais hors de propos, avec une autre signification, ou une autre portée, qui est appropriée mais n'est pas compréhensible. Il n'est pas difficile de voir la signification des phrases, mais il est beaucoup plus difficile d'atteindre ce que j'appelle la portée, la direction que montrent les mots, au-dessus et au-delà de la signification verbale. Il peut parfois aussi être difficile d'expliquer le lien entre la signification et la portée. Mais ce dont nous pouvons être sûrs, c'est que nous ne pouvons voir la portée qu'en gardant constamment la signification à l'esprit. Une façon de faire cela est de constamment réciter les mots, comme on le fait dans certaines pratiques de visualisation, répétant sans cesse certains vers courts. Si nous répétons suffisamment souvent les mots compréhensibles mais hors de propos, comme les moines des monastères du Japon et des lamaseries du Tibet l'ont fait pendant des centaines d'années, nous commencerons à entrevoir un peu de la portée.

« Que dire alors de celui qui après l'avoir écrit, l'apprendrait, le garderait à l'esprit, le réciterait, l'étudierait et l'éclairerait à d'autres dans tous ses détails ?

De plus, Subhuti, (1) impensable et (2) incomparable est ce discours sur le Dharma. (3) Le Tathagata l'a enseigné pour le bonheur des êtres qui se sont mis en route sur le meilleur, sur le plus excellent des véhicules. Ceux qui comprendront ce discours sur le Dharma, qui le garderont à l'esprit, le réciteront, l'étudieront et l'éclaireront à d'autres dans tous ses détails, le Tathagata les a connus avec sa connaissance de Bouddha, le Tathagata les a vus avec son œil de Bouddha, le Tathagata les a entièrement connus. Tous ces êtres, Subhuti, auront le bonheur d'avoir une masse immense de mérite, ils auront le bonheur d'avoir une impensable, une incomparable masse de mérite, sans mesure et sans limite. Et tous ces êtres, Subhuti, porteront une part égale d'éveil. »

Ce modèle de l'Éveil « en parts de gâteau » semble bizarre, pour ne pas dire lourd, en français tout du moins. Le point, ici, est que tous ces êtres auront à peu près le même statut spirituel. Vous pourriez dire qu'ils prendront tous également part à l'Éveil. « Ceux qui comprendront ce discours sur le Dharma, qui le garderont à l'esprit, le réciteront, l'étudieront et l'éclaireront à d'autres dans tous ses détails » auront au fond beaucoup en commun - une déduction très raisonnable.

« Et pourquoi ? (4) Parce qu'il n'est pas possible, Subhuti, que ce discours sur le Dharma soit entendu par des êtres de moindre détermination, ni par ceux qui ont une vue d'un soi, d'un être, d'une âme ou d'une personne. Les êtres qui n'ont pas pris l'engagement des êtres de Bodhi ne peuvent pas non plus entendre ce discours sur le Dharma, ni le comprendre, le garder à l'esprit, le réciter ou l'étudier. Cela ne peut pas être. »

Arrivés à ce point, nous savons que les mots « parce que » signalent probablement un saut illogique dans l'argument : et ils le prouvent ici. La raison n'est pas du tout une raison. Mais, de façon évidente, le soûtra veut que cette affirmation surprenante soit prise littéralement. Si vous entendez ce sûtra, si vous le récitez ou l'étudiez, vous devez en déduire que vous devez avoir fait le Vœu du Bodhisattva. Ce n'est pas dire que quelqu'un qui n'a pas pris de résolution spirituelle ne comprendra pas ce discours ; c'est dire qu'une telle personne ne l'entendra même pas. Si vous avez une foi complète en ce sûtra, vous devez en conclure que le simple fait que vous puissiez l'entendre dans cette vie signifie que vous devez avoir fait le Vœu du Bodhisattva dans une vie précédente. Cette idée est-elle donc si difficile à prendre au sérieux ? Pourquoi certaines personnes devraient-elles lire et étudier un texte qui n'a apparemment aucun sens ? Ce n'est en aucun cas un grand succès. A ma connaissance, la traduction de Conze, qui fait autorité, n'a pas mis le feu au monde de l'édition. Comment se fait-il donc que nous en venions à être engagé dans une œuvre aussi déroutante et déconcertante que celle-ci ?

Comment se fait-il que quelques personnes fassent certaines choses si facilement, comme des poissons dans l'eau ? Ils y plongent simplement, comme si ce que c'est leur était déjà très familier. Ils sont dans leur élément. Et combien de fois sommes-nous, apparemment par accident, tombés sur un livre juste au moment où nous en avions besoin, comme s'il y avait à l'œuvre à un niveau invisible une sorte de loi de l'attraction magnétique ? Je ne suggère pas qu'opère ici une sorte de causalité linéaire, mais plutôt quelque chose comme un réseau de relations réciproques s'étendant tant dans le temps que dans l'espace (je ne dirais pas les transcendant) ; vous touchez une partie du réseau, et il y a une réponse d'une partie correspondante.

De cette manière, nous pouvons nous demander si nous n'avons pas avec cet enseignement de la Perfection de la Sagesse une sorte d'affinité mystérieuse qui remonte à une vie précédente. Peut-être sommes-nous tentés de croire que nous revenons à quelque chose que nous avons connu auparavant, et que nous en retrouvons le fil. Nous pouvons même décider que la tentation de ne pas croire que cela puisse être ainsi est celle qu'il faut examiner.

A la base de tout ceci, il y a le principe général selon lequel vous êtes attiré par un enseignement quand vous y êtes prêt. C'est comme si l'enseignement allait vers vous, en même temps que vous allez vers lui. Voici peut-être une pensée encourageante, voire une pensée qui donne à réfléchir : le simple fait que vous entriez en contact avec les enseignements de la Perfection de la Sagesse signifie que vous avez une certaine capacité spirituelle, que le terrain, dans une certaine mesure, a déjà été préparé. Si vous allez jusqu'à aborder le Sûtra du Diamant, vous avez en fait déjà fait un long chemin.

Quiconque a été élevé dans la tradition chrétienne du péché originel est peu familier avec ce genre de perspective optimiste sur sa condition spirituelle. La souillure de la chute d'Adam peut être purifiée par le baptême, mais combien de temps cette pureté dure-t-elle ? Survit-elle à la première fois où le bébé serre ses petits poings, ou bien regarde sa mère d'un air mauvais ? Pas selon St Augustin. J'ai été surpris, dans le passé, de constater combien de gens élevés en tant que chrétiens, protestants aussi bien que catholiques, m'ont semblé connaître si peu du véritable enseignement chrétien ; au lieu de cela, ils semblent juste avoir absorbé une sorte de sombre présence.

La perspective du Mahayana est simplement plus encourageante, même si elle est plus exigeante, dans la mesure où nous avons plus de choses dont nous devons nous montrer dignes. Il n'y a pas d'excuse pour l'apathie ou les états mentaux négatifs, pas plus qu'il n'y a de cause de contentement de soi. La responsabilité de notre condition est la nôtre, et le moyen de l'améliorer est aussi entre nos mains. Il faut un petit moment pour s'habituer à cette atmosphère moins oppressive ; nous devons probablement nous rappeler de temps à autre que nous devons en prendre quelques grandes bouffées. Le bouddhisme ne dit pas qu'il est sûr que nous ayons des antécédents spirituels élevés, mais il n'en écarte pas la possibilité. Si, pour quelque raison que ce soit, nous nous trouvons étudier la Perfection de la Sagesse, ce doit être dû à des circonstances extrêmement propices. Nous nous débrouillons pas mal avec notre vie. Peut-être avons-nous plus de mérite travaillant pour nous que nous le pensons.

Si vous sentez toujours que vous êtes un misérable pécheur, c'est que peut-être vous n'êtes qu'un Bodhisattva récidiviste, un Arhat qui dérape, un lama incarné miteux. Votre incarnation présente n'est peut-être qu'un raté dans une progression spirituelle assez distinguée. Ce système de monde particulier est censé être difficile ; l'influence de Mara y est dominante, et les attachements y sont très forts. Pourquoi donc ne pas être optimiste ? En abordant le Sûtra du Diamant, vous retournez peut-être simplement à votre place.

Il y a bien sûr des gens qui ne se sentiraient pas très à l'aise si on leur disait qu'ils avaient fait le Vœu du Bodhisattva, ou qui contempleraient avec une certaine consternation la perspective de devenir un Bouddha. C'est certainement la conclusion du Saddharma-pundarika, dans lequel le Bodhisattva qui dit aux gens qu'ils vont tous atteindre la Bouddhéité n'est pas accueilli avec une réponse très favorable. Je me souviens aussi d'un passage d'un opéra chinois traduit par Lin Yutang, passage qui est le long chant déclamatoire d'une jeune fille qui s'enfuit d'un monastère et qui dit, entre autres choses assez fortes, qu'elle ne veut pas être une nonne, qu'elle ne veut en fait pas être un Bouddha, et qu'elle ne va pas être un Bouddha. Elle va s'enfuir du monastère en descendant la colline en courant, et se trouver un jeune et bel amoureux. Et non, elle ne sera pas un Bouddha.

D'un autre côté, mon ami et maître, Dhardo Rimpoche, a dit un jour que quoique, au premier abord, il ne se sente pas comme un Bodhisattva incarné, il croyait ceux qui lui avaient dit que c'était ce qu'il était, et agissait en conséquence. De la même façon, si entrer en contact avec le Sûtra du Diamant vous convainc que vous avez fait le Vœu du Bodhisattva, ce n'est alors plus qu'une question d'agir comme si vous l'aviez fait. Cela rend tout terriblement simple : vous savez qui vous êtes, et vous savez donc exactement ce que vous avez à faire.

© 'Wisdom beyond words' Sangharakshita, Windhorse Publications 1993, traduction © Christian Richard 2003.

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