La Prajñaparamita.

Un commentaire du Sûtra du Diamant.

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La révolution essentielle.

« Le Seigneur dit : Ici, Subhuti, quelqu'un qui s'est mis en route sur le véhicule du Bodhisattva devrait produire une pensée de cette manière : « Quel que soit le nombre d'êtres dans l'univers des êtres - en comprenant sous le terme "être" ceux qui sont nés d'un œuf, ceux qui sont nés d'une matrice, ceux qui sont nés de la moisissure ou ceux qui sont nés miraculeusement ; avec forme ou sans forme ; avec perception, sans perception, et avec ni perception ni non-perception - quelles que soient les formes d'êtres concevables qui sont conçus : je dois mener tous ces êtres au Nirvana, à ce Royaume du Nirvana qui ne laisse rien derrière. »

Parler de « produire une pensée » donne un peu l'impression que le Bodhisattva est un prestidigitateur sortant quelque chose de son chapeau : ceci donne une fausse impression de la façon dont apparaît en fait la pensée en question - la pensée de l'Éveil, le bodhicitta. « Devrait faire apparaître une pensée » aurait pu être une meilleure façon de l'écrire.

Le texte continue en épuisant le contenu du terme « être », en ayant recours à une énumération traditionnelle et non exclusivement bouddhique de toutes les différentes classes possibles d'êtres, allant même jusqu'aux êtres qui demeurent dans la sphère de ni perception ni non-perception, qui en termes d'états méditatifs correspond au quatrième dhyana sans forme.

L'expression « né miraculeusement » peut être trompeuse. En Occident, les gens pensent souvent qu'un miracle représente l'intervention directe de Dieu dans les affaires mondaines, suspendant le fonctionnement des conditions naturelles. Mais ce n'est pas du tout le sens dans lequel cette sorte de naissance est « miraculeuse ». Comme Conze le remarque avec justesse, une naissance miraculeuse, ou une naissance sous forme d'apparition (celle des dieux, des démons, des êtres de l'antarabhava et de Ceux qui ne Reviennent Jamais) est censée être beaucoup plus commune que tout autre mode de naissance. En gardant à l'esprit que « né de la moisissure » se réfère à toutes les sortes de petites formes de vie qui ne sont pas subsumées dans les deux autres catégories, « ceux qui sont nés de la moisissure » forment une classe bien trop nombreuse pour être nommée miraculeuse, dans aucune interprétation raisonnable du mot.

Conze propose la traduction « naissance sous forme d'apparition », mais ceci suggère quelque chose d'insubstantiel ou de fantomatique, ce qui clairement n'est pas le cas ici, à l'exception, peut-être, des véritables fantômes ou pretas. Le mot aupapattika signifie littéralement « apparaissant juste » ou, mieux, « spontané » - quoique non dans le sens d'être sans cause. Cela signifie réellement que ces êtres apparaissent à un stade de développement plus avancé que ce qui est normal dans le cas des êtres nés d'une matrice ou d'un œuf. Simplement, ils apparaissent complètement formés, sans passer par la conception, la gestation, la toute petite enfance et l'enfance - mais sans non plus venir à exister par quelque miracle divin. Les êtres de l'antarabhava, par exemple, sont supposés apparaître spontanément avec un corps physique subtil entièrement formé, et de subtils organes des sens entièrement développés.

« Êtres (...) sans perception » est la traduction de Conze pour asamjña sattva, la classe des devas parfois connus sous le nom de dieux inconscients, qui apparaissent dans les écritures pâlies. On peut supposer que ces dieux sont « inconscients » parce qu'ils occupent un lieu particulier mais ne dirigent pas leur attention vers ce lieu même, en tant que chose existant objectivement - tout comme les êtres de ce monde, absorbés dans la méditation, peuvent ne pas être conscients du monde dans lequel, en un sens, ils habitent. Le terme asamjña signifie littéralement « ne percevant pas » : il est douteux qu'« inconscient » signifie bien la même chose. Ces êtres sont peut-être simplement des dieux qui ne font pas très attention aux choses.

Le Bouddha parle du Bodhisattva qui mène toutes ces classes d'êtres à « ce Royaume du Nirvana qui ne laisse rien derrière ». Ceci, ce « nirvana sans substrat », est atteint par un Bouddha à son parinirvana, quand son corps physique meurt. Conze note, sans la commenter, l'image de Candrakirti pour cette condition sublime : « Une cité où, une fois que toutes les bandes de brigands qui y étaient ont été exécutées, est elle-même maintenant rasée. » Ceci suggère que le nirvana est un peu comme Hiroshima après la bombe atomique. Cela représente une sorte de nihilisme brutal qui doit être mis en question même s'il vient de la plume d'un commentateur aussi distingué que Candrakirti. En parlant du Tathagata, le Bouddha dit : « On ne peut pas dire de lui qu'il existe après la mort, ni qu'il n'existe pas après la mort, ni l'un et l'autre, ni ni l'un ni l'autre. » La comparaison de Candrakirti est donc assez trompeuse, même si elle aurait pu être bien plus pertinente si les bandes de brigands avaient toutes été converties et si la ville entière était devenue une Terre Pure. Après tout, lorsque nous essayons d'arrêter la roue de l'existence conditionnée, nous sommes aussi engagés dans l'ascension de la spirale de l'Inconditionné. Que Candrakirti se soit vraiment senti capable d'utiliser ce genre d'image en dit beaucoup sur la positivité naturelle du peuple indien.

« Et, cependant, quoique d'innombrables êtres aient ainsi été menés au Nirvana, aucun être n'a été mené au Nirvana. Et pourquoi ? Si, chez un Bodhisattva, la notion d'« être » existait, il ne pourrait pas être appelé un « Être de Bodhi ». Et pourquoi ? Il ne pourrait être appelé un Être de Bodhi, celui chez qui existerait la notion d'un soi ou d'un être, ou la notion d'une âme vivante ou d'une personne. »

Le soi est l'atman, l'être est le sattva, l'âme vivante est le jiva, et la personne est le pudgala ; tous ces termes peuvent se référer aux êtres humains. En résultat de notre rencontre avec ce que nous appelons des êtres, nous formons la notion - le concept - d'un soi, d'une âme vivante, d'une personne ou d'un être existant objectivement, non changeant, identifiable et séparé. Cette notion est erronée en ce sens qu'elle ne correspond pas aux faits de la situation, que ce soit dans les termes des dharmas du Hinayana ou dans les termes de la shunyata du Mahayana. Ce n'est pas que les faits de notre expérience soient en question. « La notion d'un être » est simplement une interprétation erronée des faits de notre existence.

C'est la vue pénétrante fondamentale du sûtra du Diamant : les êtres n'existent pas, nous n'existons pas. C'est très facile à dire, bien sûr, mais c'est une idée qui fait chanceler quand on la prend réellement en compte. On nous dit que notre présent mode de perception, de conscience, d'être même, qui nous dit « Je suis je », est erroné. A un niveau intellectuel, nous pouvons réussir à saisir l'idée que les êtres n'existent pas, et même que nous n'existons pas, mais pouvons-nous la prendre suffisamment au sérieux ? Sommes-nous prêts à cette liquidation - cela apparaîtrait ainsi - de notre existence présente ? Sommes-nous prêts à ce qui est parfois appelé la mort spirituelle ? Si ce n'est pas le cas, s'il n'y a pas de mort spirituelle, alors il ne peut y avoir de renaissance spirituelle.

Si nous sommes prêts à nous exposer à cette vue pénétrante radicale, nous constaterons qu'elle est élaborée dans le sûtra à l'aide de différents domaines d'application. Selon Dr Conze, le Bouddha établit la réalisation de la vacuité selon trois perspectives : ontologique, psychologique et logique.

Ontologiquement, la doctrine de la vacuité signifie qu'il n'existe pas de chose telle qu'une entité séparée. Il n'y a rien qui soit réellement, vraiment et absolument séparé et soi-même. Nous avons l'habitude de couper la réalité en petits morceaux, distinguant une chose d'une autre. Ceci est ceci, cela est cela. Puis nous commençons à préférer ceci à cela, nous choisissons ceci plutôt que cela, nous nous attachons à ceci et rejetons cela - et c'est là que nous nous trompons (ici ne parle pas que le Sûtra du Diamant : c'est toute la tradition bouddhique qui parle). Ce n'est pas que nous soyons censés voir les choses comme « une », exactement, réduisant toute différence à l'unité ou masquant les différences d'une façon ou d'une autre. C'est plutôt une question de voir les choses comme étant d'une certaine façon fusionnées.

Pour une illustration de cette idée, nous pouvons nous tourner vers le Gandavyuha Sûtra, dans lequel la réalité des choses est comparée à l'intersection de rayons de lumière. Si vous voyez des rayons de lumière de toutes les couleurs différentes, partant dans toutes les directions, se croisant et s'entrecroisant, vous constatez, évidemment, qu'un rayon de lumière n'en obstrue aucun autre. Ils brillent tous au travers l'un de l'autre. Ils ne sont pas perdus ou fondus en une grande lumière : ils gardent tous ce que vous pourriez appeler leur individualité séparée, mais ils ne font aucune obstruction à la pénétration par d'autres individualités. Ils s'interpénètrent tous mutuellement. En réalité, les choses ne peuvent être perçues ni comme étant coupées en morceaux mutuellement exclusifs, ni comme étant absorbées dans une unité. Quand nous examinons la réalité, nous voyons toutes les choses comme étant fusionnées ou s'interpénétrant l'une l'autre. Il y a en même temps individualité et unité, aucune chose ne faisant obstruction à l'autre.

Même les catégories traditionnelles de la pensée bouddhique ne peuvent être exclues de cette façon de percevoir le monde. Des termes bouddhiques tels que « Bouddha », « Bodhisattva », « mérite », « sagesse », etc., ne se réfèrent à aucune entité fixe, absolue ou finale. Ce ne sont que des moyens, des upayas, pour nous aider dans notre voie. Leur valeur est provisionnelle, et non ultime ou finale. Voici, en définitive, comment fonctionne l'application ontologique de la doctrine de la vacuité du soi, la shunyata.

Psychologiquement, la doctrine de la shunyata veut dire ne s'attacher nulle part, n'être ou ne s'installer nulle part, ne dépendre de rien, ne s'appuyer sur rien, ou ne rien prendre comme soutien. Après tout, si les entités n'existent pas, il n'y a bien sûr rien sur quoi s'appuyer. Le problème est qu'il est très difficile de réaliser cela, car à vrai dire ce n'est pas ce que nous voulons. Nous voulons dépendre de quelque chose, nous voulons nous installer quelque part, où que ce soit, en particulier quand nous vieillissons. Ce désir n'est pas que matériel : il est psychologique, voire spirituel. Nous voulons trouver un petit coin douillet où nous pouvons être bien au chaud et en sécurité, comme un petit oiseau dans son nid, tout en haut d'un grand arbre, et puis dire : « Bien, voilà, tout est arrangé. Je suis installé, rien ne peut m'ébranler. » Mais, bien sûr, cela ne peut pas être tout à fait ainsi. Ce n'est simplement pas possible. Tôt ou tard, aussi sûres et sans risques que semblent être les choses, nos soutiens vont nous être brusquement retirés.

Il n'y a, selon le Sûtra du Diamant, qu'une issue hors de la souffrance qui est ainsi créée : c'est de développer une attitude dans laquelle nous ne nous installons pas, nous n'essayons pas de nous établir quelque part : une attitude libre, spontanée, mobile. Cela ne veut pas dire être impulsif ou irresponsable ; c'est la spontanéité qui naît librement et créativement de la réalisation de la vérité de la vacuité.

Finalement, du point de vue de la logique, la doctrine de la shunyata montre la pensée rationnelle étant transcendée. La base de la logique traditionnelle, tant en Orient qu'en Occident, est la loi de la contradiction, qui dit qu'une chose ne peut pas être A et non A en même temps : elle ne peut, par exemple, être à la fois noire et non noire. Le Sûtra du Diamant dit cependant : « Oh oui, elle peut. Une chose est elle-même car elle n'est pas elle-même. Elle est ce qu'elle est parce qu'elle n'est pas ce qu'elle est. Elle est A parce qu'elle n'est pas A. Elle est noire parce qu'elle n'est pas noire. » La logique est abrogée, la raison s'effondre, incapable de venir à bout de la réalité ultime. La raison est bien sûr très utile dans les affaires de la vie courante, mais elle n'est d'aucune utilité en ce qui concerne la réalité ultime. Si nous voulons nous lancer dans la vacuité, nous devons laisser la raison et la logique loin derrière nous : ceci n'est peut-être pas facile à accepter, mais est bien trop facile à mal comprendre. Il n'est pas question de se plonger dans l'irrationnel. La sagesse transcendantale se développe en transcendant la logique, en s'élevant au-dessus de la raison, et non en sombrant au-dessous.

Le paradoxe central et crucial de la Prajñaparamita est là, au tout début du Sûtra du Diamant. Le Bouddha dit que le Bodhisattva doit d'abord se résoudre à guider tous les êtres vers le nirvana, puis réaliser qu'en réalité aucun être n'existe. Il y a clairement là une contradiction, et une contradiction clairement voulue, qui veut exprimer l'essence même de l'Idéal du Bodhisattva.

Nous pensons généralement à la compassion comme étant dirigée vers des individus, ou peut-être des groupes d'individus. Nous voyons des personnes particulières souffrir, et alors notre compassion apparaît, ou au moins notre pitié. Mais le Bodhisattva ne perçoit pas des individus. Le Bodhisattva perçoit la vérité de l'absence de soi, la vérité de la non-individualité, la vérité de la shunyata, de la vacuité. C'est de cette perception, de cette réalisation, que naît la compassion du Bodhisattva, une compassion que nous percevons ou interprétons comme une compassion envers des individus.

Mais comment un Bodhisattva, qui n'a aucune notion des êtres, peut-il faire pour les mener vers le nirvana ? La réponse simple est qu'il ne le fait pas, ou plutôt qu'il ne fait que sembler le faire. A un niveau beaucoup plus ordinaire, par exemple, vous pouvez voir quelqu'un qui aide des gens, qui généralement se rend utile, est réfléchi et plein d'égards, et vous pouvez conclure que cette personne a une idée précise : être gentille et convenable envers les autres. Mais elle peut n'avoir aucune notion de cela. Ce peut simplement être dans sa nature de se comporter ainsi. De la même façon, à un niveau complètement différent, les Bodhisattvas aident librement et spontanément les gens, sans avoir de notion précise d'aider les gens - sans en fait avoir absolument aucune notion des gens.

Les Bodhisattvas sont essentiellement libérés de la conscience d'eux-mêmes, dans le sens le moins positif du terme. Le Vœu du Bodhisattva a pénétré jusqu'aux plus grandes profondeurs de leur être, et l'accomplir est simplement ce qu'ils ont envie de faire. De leur point de vue, cela n'a rien de spécial. En fait, dans le sens dans lequel les gens qui n'ont pas fait ce Vœu le comprennent, il n'est pas nécessaire. C'est l'apparition du bodhicitta - de la Volonté d'Éveil - qui définit un Bodhisattva. Puis, le bodhicitta s'exprime dans le fait de faire le Vœu, et dans la pratique des Six Paramitas. Le Vœu est un point de départ, mais ce n'est pas quelque chose que le Bodhisattva laisse derrière lui, comme un point de départ littéral est laissé derrière soi. C'est un fil qui se déroule tout au long de la carrière du Bodhisattva. Un non-Bodhisattva, s'il veut faire le Vœu, peut avoir à y penser très consciemment et délibérément, mais ce n'est qu'une préparation du terrain pour faire le Vœu, ce qui se produit très spontanément.

Le Vœu n'est pas seulement un vœu dans le sens ordinaire du mot. Il est aussi difficile d'y penser comme à l'acte d'un individu en tant que tel. Le vœu de mener tous les êtres vers le nirvana - et pour une chose aussi solennelle qu'un vœu nous ne pouvons faire autrement que de prendre les mots utilisés absolument littéralement - semble être une grande responsabilité à prendre pour un individu. Les êtres du passé, du présent, du futur, des êtres de toutes sortes, à tous les niveaux, à tous les degrés : c'est un nombre incroyable d'êtres à mener vers le nirvana. Cette énorme responsabilité peut-elle reposer sur les épaules d'un seul individu ? Et si, une fois encore nous comprenons le Vœu littéralement (ce que nous devons faire), alors nous devons imaginer notre Bodhisattva entreprenant une tâche à laquelle d'innombrables Bodhisattvas se sont déjà attaqués - et cependant le Vœu n'est pas : « Je collaborerai avec tous les Bodhisattvas pour mener tous les êtres à l'Éveil ». Comment peut-il être possible à un Bodhisattva individuel d'accomplir son vœu de mener tous les êtres vers le nirvana, à moins que tous les autres Bodhisattvas lui laissent la voie libre, à moins qu'ils cessent d'être des Bodhisattvas ?

Nous pouvons peut-être commencer à résoudre ceci en essayant de ne pas prendre trop littéralement un Bodhisattva comme étant un individu prenant la responsabilité individuelle de la tâche. C'est plutôt que le Bodhisattva perçoit que le besoin le plus élevé de tous les êtres est l'Éveil. C'est sa motivation. Le Bodhisattva voit le pétrin dans lequel sont les gens et perçoit que le seul véritable remède à la difficulté de leur situation est un remède spirituel, et que la seule personne vraiment qualifiée pour les aider est un Bodhisattva. Le Bodhisattva s'identifie si clairement et si complètement avec ce besoin des êtres que toutes ses énergies deviennent vouées à sa satisfaction. Il ne reste pas d'énergie pour considérer : « Je fais cela ». C'est comme si vous étiez présent à quelque terrible accident et que, voyant de nombreuses personnes grièvement blessées, vous vous jetiez simplement de tout votre cœur dans l'aide pratique que vous pouvez leur apporter.

De plus, il n'est pas réellement possible de penser au Vœu du Bodhisattva comme à un événement séparé de l'apparition du bodhicitta. On pourrait dire que le bodhicitta peut être « subdivisé » en deux aspects : d'une part, le vœu, la conscience qu'a le Bodhisattva du but et sa détermination à le réaliser, et d'autre part les réelles dispositions à prendre pour sa réalisation, la pratique des Six Paramitas. Le Vœu est une expression du bodhicitta partiellement apparu, fonctionnant dans un cadre particulier ou prenant une direction particulière selon les besoins des êtres sensibles. En même temps - d'une façon analogue, en un sens - il a une fonction de discipline, au moins au début, quand le bodhicitta est encore relativement faible et embryonnaire. C'est donc en même temps l'expression du bodhicitta d'une façon particulière, et la base d'un plus grand développement du bodhicitta.

L'implication de ceci est que le Vœu du Bodhisattva peut être rompu, le Bodhisattva cessant d'être un Bodhisattva, à n'importe quel moment jusqu'au huitième bhumi, où le bodhicitta devient irréversible. Il y a diverses références, dans les Sûtras de la Perfection de la Sagesse, à la possibilité de perdre sa vision, d'en avoir assez des êtres. Après tout, il y en a vraiment beaucoup, et ils peuvent être très fatigants. Vous êtes là, à essayer de les sauver et à les mener vers le nirvana, ils ne sont simplement pas intéressés. Ils se sentent mieux chez eux vautrés dans les misères du samsara. Il peut donc être très frustrant d'être un Bodhisattva. En fait, selon les écritures, cette frustration pourrait un jour prendre le dessus en vous, et vous mener à penser : « Oh, assez de tous ces êtres ! » Alors, en un instant, le bodhicitta disparaîtrait, et vous vous retrouveriez au niveau de l'Arhat.

En disant cela, bien sûr, nous devons nous souvenir que par Arhat nous ne voulons pas dire la sorte de personne qui aurait été appelée un Arhat aux premiers temps du bouddhisme, mais que nous parlons de la conception mahayaniste classique de l'Arhat : quelqu'un qui a pénétré la notion du soi jusqu'à percevoir que ce que l'on appelle le soi n'est fait que de dharmas, mais qui n'a pas vu que ces dharmas sont vides. Du point de vue du Mahayana, ce sens subtil du soi, ou de l'être - que cela concerne soi-même ou les autres - ne disparaît totalement qu'au moment de l'Éveil complet. Jusque là, il y aura toujours une notion de soi, aussi subtile soit-elle, même pour un Bodhisattva irréversible - sans quoi il n'y aurait aucune distinction entre un Bodhisattva, même très avancé, et un samyak-sambuddha, une Personne qui est Complètement Éveillée.

Il n'est pas toujours facile de prendre un peu de recul par rapport à un texte aussi profond que celui-ci, et de prendre ce qu'il dit comme une proposition pratique. Dans le cas du Vœu du Bodhisattva nous pouvons simplement l'interpréter comme étant une question de voir très clairement les besoins des êtres et de faire de tout cœur un vœu de se vouer à la satisfaction de ces besoins. C'est une question de commencer à éliminer, ou au moins à devenir plus conscient de notre tendance presque instinctive et inconsciente à voir les gens non pas en termes de ce dont ils ont besoin, mais en termes de ce que nous voulons d'eux, que ce soit d'un point de vue pratique, matériel ou psychologique.

Pour répondre aux besoins les plus élevés des êtres, un Bodhisattva est galvanisé, mais nous pouvons commencer à avancer sur la voie du Bodhisattva non pas en pensant : « Je vais mener tous ces êtres vers le nirvana », mais en décidant : « Je vais essayer de voir ces êtres tels qu'ils sont en eux-mêmes, et de voir quels sont leurs besoins, plutôt que de constamment chercher à voir comment ils peuvent satisfaire mes propres besoins. » C'est la révolution essentielle à laquelle appelle le Vœu du Bodhisattva. Après cela, ce n'est qu'une question de clarification de notre vision, jusqu'à ce que nous percevions réellement que ce dont les êtres ont vraiment besoin est l'Éveil. Mais, ici et maintenant, dans notre pratique du metta bhavana - le développement de la bienveillance universelle - nous pouvons veiller à développer de la bienveillance envers les gens indépendamment du fait qu'ils se conforment ou non à nos propres besoins, souhaits ou valeurs. Cela ne sera jamais facile car nous ressentons naturellement nos besoins bien plus fortement que nous ne ressentons les besoins des autres. Mais nous pouvons pratiquer cela : penser aux besoins des autres, voir comment nous pouvons les satisfaire ou, si nous ne pouvons les satisfaire nous-mêmes, voir comment nous pouvons aider les gens à satisfaire leurs propres besoins, tout cela même lorsque nous sommes aussi préoccupés par nos propres besoins immédiats, objectifs et légitimes.

Ce n'est pas très souvent que nous voyons les gens simplement comme eux-mêmes plutôt que comme des instruments de nos propres besoins, et c'est en fait très rarement que nous laissons la place aux autres d'une façon complètement désintéressée. Nous pouvons le faire pour notre propre père ou notre propre mère, notre propre ami, amant ou enfant, mais le plus souvent nous nous occupons de nous-même. Pour les moines ou les nonnes il y a un danger particulier concernant ceci, dans la mesure où ils ont laissé derrière eux les liens naturels et biologiques qui font sortir le laïc ordinaire de l'égoïsme complet. Le danger de la vie monastique est bien illustré dans le chapitre du Vinaya appelé le Mahavagga, qui décrit comment le Bouddha trouve un moine souffrant de dysenterie et qui est négligé par les autres moines. Quand le Bouddha demande pourquoi personne ne s'occupe de ce pauvre moine, les autres répondent : « Seigneur, il ne nous est pas utile » - un terrible aveu. Ils sont dûment réprimandés, et même si dans le canon pâli il n'y a aucune forme de mention de l'Idéal du Bodhisattva en tant que tel, quelque chose y ressemblant, ou les germes de cet Idéal, y sont clairement impliqués. « Vous n'avez ni père ni mère pour s'occuper de vous », dit le Bouddha. En tant que membre de la communauté spirituelle vous n'appartenez à aucun groupe naturel aux membres duquel vous pouvez faire appel simplement du fait des liens du sang. L'aide que vous vous apportez les uns les autres ne peut être motivée que par une impulsion purement spirituelle, par le sentiment d'être tous membres d'un corps purement spirituel.

S'occuper des autres sur la base d'une motivation spirituelle est beaucoup plus difficile que s'occuper d'eux par intérêt amoureux ou familial. Si votre fils a besoin d'une nouvelle paire de chaussures, vous pouvez bien être prêt à retarder l'achat de votre nouvelle chemise - et ce genre de choses a un effet : cela fait mûrir. Le danger de sombrer dans l'égoïsme et dans la préoccupation de soi est donc bien plus grand pour la communauté monastique qu'il ne l'est pour les laïcs qui ont à s'occuper de tous leurs amis et parents. L'avantage d'être un moine ou une nonne est bien sûr que vous pouvez éviter l'exploitation mutuelle souvent inconsciente qui se déguise souvent en relation amoureuse attentive et significative.

Il n'y a en fait qu'un de nos propres besoins qui doive être satisfait avant que nous puissions nous préoccuper efficacement des besoins des autres, et ce n'est pas un besoin physique ou matériel, mais simplement une question de positivité et de sécurité émotionnelles. Nous avons besoin d'apprécier notre propre valeur et de sentir qu'elle est appréciée par les autres, nous avons besoin de nous aimer et de sentir que nous sommes aimés par les autres. Sur cette base, nous pouvons commencer à développer la sensibilité et la prise de conscience qu'il faut pour apprécier les véritables besoins des autres - non pas seulement leurs besoins matériels, ou même leurs besoins d'éducation, mais leur besoin d'un idéal auquel ils puissent se vouer, d'un chemin spirituel qu'ils puissent suivre. En même temps, le groupe de ceux dont nous nous préoccupons peut croître et inclure non seulement notre propre famille et nos propres amis, mais des gens au-delà de notre propre sorte, de notre propre race, de notre propre sexe et même de nos propres vues. Il peut même inclure des classes d'êtres très différents.

Si nous voulons saisir la signification de ce que dit le Sûtra du Diamant, nous devons, ayant eu une compréhension intellectuelle préliminaire, rester très terre-à-terre. Une fois que nous avons compris qu'il est désirable que nous nous vouions au progrès spirituel de tous les êtres, et qu'afin de faire cela nous devons penser en termes de besoins des autres plutôt qu'en termes de nos propres besoins, nous devons prendre encore un peu de recul et réaliser que nous avons besoin de nous mettre dans un état suffisamment positif pour pouvoir commencer à penser très naturellement et facilement aux besoins des autres. C'est, si l'on peut dire, le point essentiel. Et c'est un point essentiel que beaucoup de gens devraient bien examiner, en particulier dans les professions sociales ou médicales.

Nous avons déjà bien à faire, juste à ce niveau. Toute la question de « ne pas avoir de notion d'être » est une question que nous pouvons probablement, en toute foi, garder pour le futur. En attendant, nous pouvons considérer que, dans la mesure où nous avons des sentiments pour les autres et pour leurs besoins, nous ne les voyons plus comme étant entièrement séparés de nous-mêmes, et dans cette mesure nous ne les voyons plus, ou nous n'avons plus de notion d'eux, comme des êtres en tant qu'êtres séparés. Une telle construction est justifiée pour commencer, tant que nous savons clairement que c'est très éloigné - si nous prenons cette idée littéralement - de ne pas du tout avoir de notion d'être.

© 'Wisdom beyond words' Sangharakshita, Windhorse Publications 1993, traduction © Christian Richard 2003.

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