La Prajñaparamita.

Un commentaire du Sûtra du Diamant.

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Un sens du sublime.

Sur ce, l'impact du Dharma émut le Vénérable Subhuti jusqu'aux larmes. Ayant séché ses larmes, il parla ainsi au Seigneur : « Il est merveilleux, Ô Seigneur, il est infiniment merveilleux, Ô Bien-Allé, comment le Tathagata a bien enseigné ce discours sur le Dharma. Par ce dernier, la cognition a été produite en moi. Je n'ai jamais auparavant entendu de tel discours sur le Dharma. Très merveilleusement heureux seront ceux qui, lorsque ce sûtra sera enseigné, produiront une vraie perception.. Et ce qui est une vraie perception est en fait une non-perception. Le Tathagata enseigne donc "vraie perception, vraie perception". »

L'enseignement présenté dans le Sûtra du Diamant peut sembler très abstrait dans sa forme, mais il n'est pas du tout abstrait pour Subhuti. Sa réponse émotionnelle démontre une insistance caractéristique du Mahayana. Il est bien connu que lorsque le Bouddha mourut, les Arhats qui étaient là - et, selon les textes, Subhuti est un Arhat - ne montrèrent pas d'émotion particulière. Seuls ceux qui étaient relativement non éveillés ressentirent une séparation ou une perte à l'enlèvement du corps physique du Bouddha. C'est ainsi qu'apparut la vue générale qu'a le Hinayana des Arhats : des personnages froids et impassibles. Le Mahayana, cependant, reconnut qu'il y avait des objets appropriés pour l'expression d'émotions puissantes, même aux plus hauts niveaux de développement spirituel, et en fait encore plus à ces niveaux. Dans l'Astasahasrika Sûtra, la « Perfection de la Sagesse en huit mille lignes », par exemple, il y a un Bodhisattva appelé Sadaprarudita (sada signifie « toujours », et prarudita « en larmes ») qui est toujours en larmes parce qu'il est constamment ému par le Dharma.

Subhuti n'est bien sûr qu'un Arhat, et il ne verse donc que quelques larmes, mais la chose importante est qu'il est profondément ému par le Dharma. Il est essentiel que nous ayons des sentiments profonds et forts envers les Trois Joyaux, ainsi qu'envers le contexte particulier dans lequel nous pratiquons (notre Ordre bouddhiste) et bien sûr envers la communauté spirituelle locale dans laquelle nous vivons ou travaillons. C'est une question de fidélité, de fidélité à nos amis, de fidélité envers le Dharma. Il est très significatif qu'au Tibet, le Bodhisattva Tara soit appelé « la fidèle Tara ».

Dans l'Occident moderne, notre mobilité sociale nous donne une forme de liberté, mais tend en même temps à limiter notre capacité à développer des relations proches, profondes et fortes. La facilité avec laquelle nous pouvons changer d'horizons tend à émousser notre appréciation de notre expérience. Nous pouvons toujours partir et nous faire de nouveaux amis lorsqu'une situation ou une relation commence à exiger plus de nos émotions, et ceci signifie que nous nous exposons rarement à une expérience donnée de façon suffisamment profonde et durable pour qu'elle nous émeuve. Mais pour être fortes et saines, les émotions doivent être enracinées dans la loyauté et l'engagement. Quand les gens passent d'un endroit à un autre, d'une relation à une autre, d'une religion à une autre, et quand l'idée de ne pas être lié ou de ne pas limiter nos options à un ensemble particulier de valeurs, ou de ne pas nous identifier avec cet ensemble, est considérée comme liberté, quand ce à quoi il faut rire et ce à quoi il faut pleurer ne semble plus clair, alors se développe une situation dans laquelle il n'y a plus de canal naturel d'expression de fortes émotions.

Ceci n'a bien sûr pas toujours été le cas dans notre société. Il suffit de remonter au dix-neuvième siècle pour trouver toute l'Angleterre, y compris de durs politiciens, débordant de larmes à la mort de Petite Nell ou de Paul Dombey. Dickens lui-même, apparemment, riait, criait, et se comportait comme un fou lorsqu'il écrivait, emporté par les événements que son imagination faisait naître. Il y a cinquante ans, même, ma mère et son amie revenaient du cinéma, le mardi soir, disant combien cela leur avait plu : « on a vraiment bien pleuré ». Peut-être, de nos jours, avons-nous peur de paraître sentimentaux. Nous sommes de moins en moins à l'aise quand il s'agit de répondre naturellement à ce qui peut sembler à nos consciences sociales être des appels moins que valables à nos émotions. Peut-être aussi les émotions deviennent-elles progressivement contraintes par un contexte social de sécurité et de contrôle croissants.

Mais Subhuti pleure. Il pleure parce que le Dharma a touché en lui quelque chose qui n'avait pas été touché auparavant. Pleurer quand vous entendez le Dharma est un signe que quelque chose est parvenu jusqu'à vous. C'est comme si le Dharma touchait une source en vous, ouvrait quelque chose qui jusque là était bloqué, faisait fondre quelque chose qui était gelé, libérait une énergie qui était emprisonnée. Et vous êtes touché, vous êtes ému, vous êtes remué. Il y a en pâli une expression puissante pour ce genre d'état : samvega, être secoué par le Dharma. Il y a même en français un mot très puissant qui donne une idée de la sorte de réponse émotionnelle que nous devons découvrir en nous-mêmes avant de pouvoir dire que nous avons compris ne serait-ce qu'un petit peu de cet enseignement : c'est l'adjectif « sublime ». Nous ne commençons pas à comprendre le Sûtra du Diamant quand nous imaginons que nous avons compris ce qu'il signifie, mais quand, lorsque nous le contemplons, nous sommes touchés, jusqu'aux larmes même, par un sens du sublime.

Ce que représente le sublime est quelque chose de grand, de vaste et d'extrêmement puissant, qui nous donne un terrible sens de notre propre petitesse, mais qui en même temps nous permet (et c'est ce qui nous émeut, voire nous rend euphorique) de réaliser qu'à un autre niveau ce n'est pas plus grand que nous, qu'il y a quelque chose en nous qui résonne avec cette grandeur. Le sublime nous émeut d'une façon telle que ce qui est simplement beau ne peut pas. Il est là dans les œuvres de Michel-Ange et de Beethoven ; dans les ragas de la musique traditionnelle indienne, il est exprimé par le bhairava, le « mode terrible » ; et dans le Livre tibétain des morts, il est incarné dans les divinités courroucées, qui ne sont pas belles comme les formes pacifiques mais sont sublimes et imposantes.

Subhuti est remué par la révélation de quelque chose de plus sublime encore que le nirvana qu'il a probablement déjà atteint. C'est comme s'il avait été au sommet d'un pic, imaginant que c'était le plus haut de tous et que, la brume se levant, il voie un autre pic s'élevant au-dessus de lui. Au moment où, avec attention, le Bouddha déplace le Dharma au-delà de l'extrémité de la plus extravagante des échelles de valeurs, c'est le sublime de la perspective qui lui est révélée qui émeut Subhuti jusqu'aux larmes.

« Il ne m'est pas difficile d'accepter et de croire ce discours sur le Dharma lorsqu'il est enseigné. Mais les êtres qui existeront dans le futur, aux derniers temps, à la dernière époque, dans les cinq cents dernières années, au moment de l'effondrement de la bonne doctrine, et qui, Ô Seigneur, comprendront ce discours sur le Dharma, le garderont à l'esprit, le réciteront, l'étudieront et l'éclaireront à d'autres dans tous ses détails, ces êtres seront très merveilleusement heureux. En eux, cependant, il n'y aura pas de perception d'un soi, ou d'un être, ou d'une âme, ou d'une personne. Et pourquoi ? Ce qui, Ô Seigneur, est perception de soi, ceci est en fait une non-perception. Ce qui est perception d'un être, d'une âme ou d'une personne, ceci est en fait une non-perception. Et pourquoi ? Parce que les Bouddhas, les Seigneurs, ont laissé toute perception derrière eux. »

La compréhension de Subhuti a progressé. Voir d'une nouvelle façon la grandeur du Dharma suffit à lui donner une nouvelle vision des choses. Et, immédiatement, son esprit se tourne de nouveau vers ceux qui aborderont cet enseignement pendant une ère moins propice. Il sait déjà, de la discussion vue au chapitre 6, qu'il y aura alors des individus qui pourront répondre comme il l'a fait : la question n'a donc pas besoin d'être posée de nouveau. Il la pose cependant de nouveau - car la question originelle venait d'une perspective légèrement plus limitée - mais cette fois-ci dans un esprit d'émerveillement. La même question appelle la même réponse, mais a en même temps une accentuation émotionnelle légèrement différente, légèrement plus profonde qu'auparavant, parce que Subhuti lui-même est un peu différent.

« Le Seigneur dit : C'est ainsi, Subhuti. Très merveilleusement heureux seront les êtres qui, en entendant ce sûtra, ne trembleront pas, n'auront pas peur, ne ressentiront aucune terreur. »

J.M.W. Turner, un grand peintre de marines et en particulier de marines de tempête, partait en bateau durant des tempêtes, et se faisait attacher fermement au mât afin de pouvoir prendre des notes et faire des esquisses. De manière évidente, s'il avait laissé cette expérience lui faire une peur bleue, il aurait été incapable d'en retirer quelque chose d'utile. Au lieu de cela, il trouvait le courage d'être impressionné et inspiré par le sublime des sauvages forces naturelles faisant rage autour de lui. Si vous êtes sans cesse préoccupé par votre propre sécurité, le sublime apparaît simplement comme quelque chose de menaçant et de destructeur. Pour vous ouvrir à une expérience du sublime, vous avez besoin de vous élever au-dessus de la seule préoccupation de la continuation de votre existence. Pour prendre un autre exemple, si vous contemplez les formes courroucées alors que vous êtes dans un état mental défavorable, vous les voyez comme coléreuses et menaçantes, alors que si vous êtes dans un état plus positif, elles sont imposantes, héroïques, merveilleuses, sublimes. Et, comme le Bouddha le dit ici, le même principe s'applique au Sûtra du Diamant.

Tout ceci n'est pas pour dire qu'il y a quelque chose de mal à avoir peur - c'est plutôt l'inverse. Il y a des gens qui restent impassiblement imperméables à toute pointe de danger, par exemple à une tempête en mer, grâce à une sorte de foi aveugle dans le bateau, le capitaine, et l'impossibilité de leur propre fin. C'est un manque d'imagination. D'une certaine manière, être terrifié par l'enseignement du sûtra est un signe très sain, parce que cela montre que dans une certaine mesure on l'a compris. Pour parler schématiquement, nous pourrions dire que le Dharma apparaît comme terrifiant aux personnes du monde, tandis qu'il apparaît sublime et imposant aux Bodhisattvas. Mais si le Dharma vous apparaît comme beau, eh bien, cela veut dire qui vous vous êtes juste élevé jusqu'au niveau d'un Bouddha.

A un niveau beaucoup moins élevé, ceci s'applique à la question de la vie dans des communautés spirituelles. L'idée de vivre dans une communauté non mixte ferait fuir le passager moyen du bus parisien : il serait terrifié à cette perspective. Quelqu'un qui a commencé à méditer et à réfléchir au Dharma pourrait trouver cette idée quelque peu impressionnante. Mais si vous vivez réellement dans une communauté, c'est simplement beau, parce que vous réalisez de votre propre expérience que c'est la meilleure des façons de vivre possibles.

« Et pourquoi ? Le Tathagata a enseigné ceci comme étant la plus haute perfection. Et ce que le Tathagata enseigne comme étant la plus haute perfection, est aussi enseigné par les innombrables Bouddhas Bienheureux. C'est donc appelé "la plus haute perfection". »

Ici, le jeu de mots donne à cette simple affirmation l'aspect momentanément énigmatique d'une autre énigme de la Perfection de la Sagesse. En fait, d'un point de vue étymologique, les mots parama et aparimana ne sont pas du tout fortement liés au mot paramita, mais ils y apportent une certaine lumière. Le point, ici, est simplement que tous les Bouddhas enseignent la même chose, la Sagesse Parfaite, car ils ont tous réalisé la même réalité.

© 'Wisdom beyond words' Sangharakshita, Windhorse Publications 1993, traduction © Christian Richard 2003.

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