La Prajñaparamita.

Introduction au Ratnaguna-samcayagatha.

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Le plus grand Mandala.

Le Ratnaguna-samcayagatha est très différent du Vajracchedika. Nous pourrions dire qu'il considère la Perfection de la Sagesse sous un angle tout à fait différent. Ceci se reflète dans le titre lui-même : nous ne contemplons pas La Perfection de la Sagesse qui coupe comme un diamant, mais Les Vers sur l'accumulation des précieuses qualités de la Perfection de la Sagesse. C'est bien sûr la même Perfection de la Sagesse, mais l'accent est mis de façon marquée sur quelque chose d'autre. Avant de regarder le texte, nous devons donc regarder à nouveau nos hypothèses fondamentales concernant le sujet du Ratnaguna-samcayagatha. Sans cela, nous risquons d'être dès le départ gênés par un malentendu subtil mais critique.

Comme le Soûtra du Diamant, le Ratnaguna-samcayagatha s'attache à un seul sujet. En fait, ce sujet-là est le domaine d'étude de la totalité de la Perfection de la Sagesse. Ce sujet est la carrière du bodhisattva. Qu'est-ce qu'un bodhisattva ? Comment un bodhisattva se comporte-t-il, pratique-t-il, vit-il ? Que fait un bodhisattva ? Cependant, si nous ne faisons pas attention, nous pouvons nous faire une fausse impression de la nature du bodhisattva à la lecture des détails laborieux avec lesquels les textes répondent à ces questions. Si, de leurs réflexions, nous commençons à nous faire une impression du bodhisattva comme d'un être hautement intellectuel, et de la Perfection de la Sagesse comme d'un enseignement hautement intellectuel, alors, pour être direct, nous avons très mal compris.

Les vers que nous allons rencontrer peuvent sembler abstrus, mais ils ne sont pas intellectuellement abstrus ou, au moins, beaucoup moins que de nombreux autres textes de la Perfection de la Sagesse. Le Ratnaguna-samcayagatha est très simple et intelligible en comparaison, par exemple, avec le Sûtra du Diamant. Si nous le trouvons toujours un peu intimidant, ce peut bien être parce qu'avec lui nous faisons face au mode de communication de l'Inde médiévale qui, étant excessivement abstrait et conceptuel, ne convient pas très bien au génie spirituel du bouddhisme. En particulier, une telle approche, implacablement conceptuelle, convient mal à la tâche que les textes de la Perfection de la Sagesse veulent achever : la tâche de démolir la totalité du cadre conceptuel sur lequel ils sont basés. Les concepts sont cassés à l'aide d'autres concepts, des concepts comparativement bruts laissant la place à des concepts comparativement subtils.

La plupart des Occidentaux, et certainement la plupart des Anglais, ne se sentent simplement pas chez eux avec ce genre de choses. Réaliser que ceci n'est pas une approche standard qui doit être suivie par tous les bouddhistes peut donc être un soulagement. Nous devons faire la distinction entre l'esprit indien à l'œuvre et le bouddhisme lui-même, et développer une forme d'expression qui nous soit plus naturelle. Il peut être difficile de voir où nous allons trouver une forme d'expression plus réelle et plus immédiate, dans laquelle ce langage conceptuel puisse être traduit, mais il existe un précédent. Dans son avancée de l'Inde vers la Chine, le bouddhisme a complètement changé sa façon de s'exprimer. Les bouddhistes Tch'an prirent des enseignements comme celui-ci et les réécrivirent complètement, de telle sorte qu'au lieu de discours longs et abstraits, vous avez un cri, ou une claque, ou quelqu'un tenant une fleur. La même chose était signifiée, mais le moyen de communication était complètement différent. Traduite en chinois, la littérature de la Prajñaparamita produit une impression différente, plus concrète, comme l'indique son titre chinois : La Sagesse Sombre.

Nous pourrions commencer à développer notre propre version des enseignements, comme l'ont fait les Chinois, en taillant un peu dans l'exubérance métaphysique du Mahayana. Ou bien nous pouvons peut-être nous en retourner et explorer des enseignements bouddhiques archaïques tels que l'Udana et le Sutta-nipata, qui datent de bien avant le temps où les Abhidharmistes et les Mahayanistes commencèrent leur analyse conceptuelle, si nous voulons une approche plus terre-à-terre. Mais nous ne devons pas abandonner les textes de la Perfection de la Sagesse par peur de les prendre mal. Même lorsque nous luttons contre l'esprit indien médiéval, il y a toujours divers moyens simples et faciles que nous pouvons toujours utiliser pour tirer de grands bienfaits des enseignements.

La première et la plus importante des choses est de reconnaître que le véhicule n'est pas le message. Sans cela, nous n'aurions absolument aucun espoir d'entrer en contact avec la Perfection de la Sagesse en lisant des livres à son sujet, ou même en lisant les écritures. En fait, le message et le véhicule sont tellement loin d'être la même chose qu'ils se sapent l'un l'autre. La Perfection de la Sagesse peut parler un langage compris par les intellectuels, mais son message n'a réellement rien à voir avec quoi que ce soit d'intellectuel. Si nous faisons plus attention au véhicule qu'au message, nous aurons l'idée que ces enseignements sont un encouragement à penser, mais ce n'est pas le cas : plus exactement, ils utilisent la pensée pour défaire la pensée. Bien sûr, cette idée-là peut nous causer toutes sortes de problèmes, en particulier si nous sommes pris dans la pensée de comment penser à nous écarter de la pensée, comme nous risquons de le faire si nous succombons à l'influence funeste de la littérature zen, en pleine expansion.

Cependant, ayant reconnu que le véhicule n'est pas le message, comment pouvons-nous libérer notre esprit de cette tendance à penser de façon compliquée ? Une méthode est la pratique du silence. Quand nous cessons de formuler nos pensées, notre pensée devient moins animée et plus éclairante. En même temps, nous entrons plus directement en contact avec les choses, et même, de manière peut-être surprenante, avec les autres gens. Un silence ne veut pas dire une rupture de la communication ; s'il y a quelque chose, c'est même plus de communication, à un niveau plus subtil. Nous constatons que des modes plus subliminaux, et pour cela plus expressifs, se mettent en avant, engageant les yeux, le visage, les gestes et la position. Nous pouvons même constater que nous pouvons communiquer notre prise de conscience d'une personne sans la regarder.

Une autre méthode qui aide à lever le voile de la pensée discursive est de chanter un mantra. Cela agit en vous donnant quelque chose à quoi penser, mais non quelque chose au sujet duquel penser, car un mantra n'a pas de signification dans le sens ordinaire. Vous pouvez lui donner une signification, mais ce sera tout à fait secondaire. C'est avant tout un son, un symbole sonore. Il est très important de chanter les mantras de tout son cœur, de prendre au début de la pratique la décision consciente de mettre toute son énergie dans cette pratique. Si vous ne vous rassemblez pas vous-même au début, si vous adordez la pratique avec plus ou moins de nonchalance, des pensées tendent à se développer tandis que le mantra continue dans une autre partie de votre esprit.

Toute personne étudiant sérieusement la Perfection de la Sagesse pratiquera bien sûr la méditation. Il pourrait sembler que la pratique évidente sur laquelle se concentrer soit celle qui développe spécifiquement l'attention ou la prise de conscience (l'anapana-sati ou « attention à la respiration », peut-être) et cela ne serait en aucun cas une mauvaise idée. Très souvent, cependant, les mots « prise de conscience » sont utilisés d'une manière qui suggère une sorte de dislocation des sensations, mais ceci est ce que j'appellerais « la prise de conscience aliénée », une prise de conscience froide, distante, très différente de la prise de conscience réelle et unifiée du bodhisattva. Si vous voulez développer la Perfection de la Sagesse, une pratique d'importance égale est donc, de façon peut-être surprenante, le metta-bhavana, le développement de la bienveillance universelle.

Pourquoi est-ce le cas ? Cela devrait se clarifier si nous regardons d'un œil nouveau le mot « sagesse ». Ceci est notre traduction habituelle du mot sanskrit prajña, mais Herbert Guenther traduit prajña plus précisément. Selon lui, la sagesse consiste en « une compréhension analytique et appréciative ». Comme nous l'avons vu, la réduction de tous les dharmas en shunyata est la compréhension analytique qui est un ingrédient essentiel de la prajña, mais elle doit être unie à un mode de compréhension très différent, décrit par Guenther comme « appréciatif ».

L'aspect appréciatif de la prajña ouvre sur tout le sujet du Ratnaguna-samcayagatha, et de la Prajñaparamita en général, une perspective qui est bien trop facilement négligée. Elle représente une dimension si significative de l'activité du bodhisattva, et offre un contrepoids si utile à l'intellectualité avec laquelle nous tendons à approcher les textes de la Prajñaparamita, fussent-ils aussi lucides que le Ratnaguna-samcayagatha, qu'il vaut bien explorer certaines de ses implications. Rappelons-nous donc à quoi ressemble réellement l'expérience d'un bodhisattva - à qui la Prajñaparamita est spécifiquement adressée.

L'Éveil du Bouddha n'était pas une connaissance froide et détachée. Il voyait avec chaleur, il voyait avec sensation ; qui plus est, il voyait tout comme étant pur, ou subha, ce qui signifie aussi beau. Le Bouddha voyait tout comme étant pure beauté car il voyait tout avec compassion, tout comme, réciproquement, quelqu'un que vous haïssez vous apparaît laid. Quand, par metta, vous voyez les choses comme étant belles, vous avez naturellement une expérience de joie et de délices. Et de cette joie et de ces délices découlent spontanéité, liberté, créativité et énergie. Ce courant allant du metta à la joie, à la liberté et à l'énergie est l'expérience constante du bodhisattva. La sagesse du bodhisattva, dans le sens le plus complet, inclut donc le metta. En un sens, vous pourriez même dire que le metta est la prajña.

Nous pouvons dissiper plus encore toute impression qu'un regard superficiel sur la Prajñaparamita peut donner du bodhisattva comme étant une sorte de casseur de logique glorifié, en considérant un autre mot utilisé pour décrire l'expérience du bodhisattva : vidya. Vidya est l'opposé d'avidya, « ignorance », et est habituellement traduite par « connaissance ». Cependant, Guenther le traduit par « appréciation esthétique » (comme la prajña, mais sans l'élément d'analyse), ce qui est bien plus proche de sa véritable signification. La vidya est une sorte de goût pour les choses, une harmonie avec le monde, et son opposé, avidya, traduit un sens d'aliénation et de conflit, mais certainement pas une absence de connaissance dans le sens habituel du terme.

Quand on dit que quelqu'un connaît une chose, cela communique un sens de la connaissance comme étant quelque chose d'utilitaire. On sait à quoi sert la chose, on sait ce que l'on peut faire avec. Parfois, cette attitude envers les choses peut vous frapper avec vigueur. Un soir, alors que je vivais à Kalimpong, je sortis faire une promenade et vis un pin très haut et beau, poussant au bord de la route. Alors que je l'admirais, un ami népalais arriva. Je m'exclamai : « Regarde cet arbre ! N'est-il pas magnifique ? » « Oh oui, répondit-il, il doit y avoir là au moins vingt maunds de bois de chauffage : assez pour un hiver entier ! »

Si ce que nous voyons est la valeur utilitaire de quelque chose, notre relation avec cette chose est basée sur un besoin, qui devient un désir, et qui se transforme en avidité pour l'objet, conçu comme satisfaisant ce désir. L'arbre n'est pas vu comme existant par lui-même, pour lui-même, mais comme quelque chose satisfaisant notre besoin. Si, cependant, nous n'avons pas de désir à satisfaire, il n'y a pas de sujet et pas d'objet. Ceci est l'état du bodhisattva, dépourvu de tout désir d'utiliser les choses dans un but particulier. Tout ce qui reste est l'appréciation esthétique. Si vous êtes un bodhisattva, vous appréciez le monde autant que vous appréciez une œuvre d'art ou une représentation artistique, avec la différence que vous ne faites pas l'expérience d'une division entre vous-même et quelque chose « là-bas, au-dehors ». Normalement (quoique ce soit beaucoup moins le cas au cinéma), les gens, dans une audience, conservent un sens d'eux-mêmes en tant que sujets, séparés de ce dont ils font l'expérience en tant qu'objet esthétique, et dans cette mesure ils en sont aliénés. Mais l'expérience qu'a le bodhisattva du monde est plus comme :

Une musique entendue si profondément
Qu'on ne l'entend plus du tout,
Mais qu'on est la musique
Tant que la musique dure.

et non comme l'expérience de la femme qui, dans un fauteuil d'orchestre, oublie que ce n'est « que » une pièce de théâtre et crie à Othello que Desdémone est innocente.

L'« objet » d'un bodhisattva, pour autant qu'il soit possible de parler ainsi, n'est cependant pas du tout passif. Il n'est pas différent de la fonction de l'artiste, bien qu'un peintre, par exemple, puisse rarement ne faire qu'apprécier le monde, sans commencer à penser à en faire une image. Ce que le bodhisattva crée est quelque chose de différent. Le bodhisattva, de façon tout à fait indélibérée, réarrange l'univers entier et en fait un gigantesque mandala.

Qu'est-ce que cela signifie ? Et qu'est-ce qu'un mandala ? En laissant de côté les descriptions plus conventionnelles, prenons cette courte définition d'un maître tibétain, Rongzompa Chokyi Zangpo : « Faire un mandala est prendre n'importe quel aspect marquant de la réalité, et l'entourer de beauté. » La raison pour laquelle vous prendriez tel aspect de la réalité plutôt que tel autre ne sera pas une question d'attirance en tant que forme d'avidité, mais d'affinité spirituelle. Ce sera une facette de la réalité que vous appréciez assez pour vouloir l'entourer d'un motif harmonieux de belles images. Vous prenez, disons, une figure de Bouddha particulière - une figure que vous trouvez particulièrement attirante, ou sublime, ou précieuse - comme étant l'aspect de la réalité sur lequel vous voulez vous focaliser, et vous la décorez, par exemple, avec d'autres d'autres figures de Bouddha, aux quatre points cardinaux. Puis, vous pouvez placer entre eux les quatre éléments, et utiliser toutes autres choses de la nature pour remplir les espaces libres, afin de former une configuration harmonieuse et plaisante.

Le bodhisattva crée un mandala en réponse au monde : une réponse qui est esthétique et appréciative plutôt qu'utilitaire. Pour continuer à vivre, vous devez vous engager dans un certain nombre d'activités pratiques, vous devez penser à des choses et comprendre comment marche le monde, mais si vous êtes un bodhisattva, tout ceci prend place dans un contexte global d'appréciation esthétique. Nous pensons généralement à l'« appréciation esthétique » comme étant un peu séparée de la vie, à l'intérieur d'un domaine beaucoup plus grand qui est utilitaire et « pratique », mais en fait cela doit être dans l'autre sens. Notre attitude générale, notre réponse générale à la vie, devrait être purement esthétique. Nous ne devrions pas chercher à utiliser les choses, mais simplement à les apprécier, à y prendre plaisir, à ressentir quelque chose envers elles. Nous ne devons pas penser à notre mandala d'appréciation esthétique comme à quelque chose ayant la taille d'un de ces thangkas tibétains, mis dans un coin du grand monde des importantes affaires pratiques. Au lieu de ceci, nous pouvons penser à nous-mêmes comme vivant à l'intérieur d'un « plus grand mandala » d'appréciation esthétique, dans lequel toutes nos affaires mondaines et pratiques, et la réalisation de tous nos besoins et désirs non névrotiques n'occupe qu'un tout petit coin. Les réelles valeurs sont esthétiques, et non utilitaires.

Il y a une histoire d'un sage taoïste assis au bord d'une rivière, avec une canne à pêche. Quelqu'un vint et lui demanda comment il pouvait réconcilier sa tentative d'attraper un poisson et le fait d'être un sage taoïste. Il répondit : « Tout va bien, je n'utilise pas d'appât. » Il prenait juste plaisir à pêcher ; il n'avait pas besoin d'essayer d'attraper quelque chose. Nous n'avons pas réellement quelque chose à faire - enfin, vraiment ? La plupart du temps nous pourrions simplement nous détendre, si l'on peut dire, et apprécier l'univers. C'est notre occupation majeure. Ceci est notre véritable travail : ne pas travailler. Nous avons besoin d'avoir de la nourriture pour manger, un toit au-dessus de notre tête, un service médical, quelques livres, un moyen de transport... mais le reste de notre temps et de notre énergie, nous pouvons simplement nous vouer à la contemplation de l'univers, nous pouvons simplement y prendre plaisir. C'est comme cela, en tous cas, que vit un bodhisattva.

Je ne parle pas ici d'un idéal où l'on serait songeur, en mangeant des lotus et en se regardant le nombril. Le bodhisattva est le plus grand des travailleurs : il répond constamment aux besoins objectifs des situations, mais en même temps il agit dans le plus grand mandala d'appréciation esthétique. Ce n'est même pas comme si la sphère dans laquelle le bodhisattva agit était une sphère d'« activité pratique » existant séparément du plus grand mandala. Les bodhisattvas ne s'absentent pas du mandala d'appréciation esthétique lorsqu'ils accomplissent leurs activités pratiques. Le plus grand mandala s'interpénètre avec cette sphère limitée, de telle sorte que ces activités pratiques sont une expression des valeurs du plus grand mandala, dans un certain contexte et pour le bien de certaines personnes.

Essentiellement, le bodhisattva passe entre deux extrêmes insatisfaisants, et les transcende. D'un côté, nous pouvons être tellement plongés dans des activités pratiques que nous nous identifions avec elles et, en conséquence, devenons très surmenés et anxieux, perdant de vue les plus larges horizons de l'appréciation esthétique. De l'autre, nous pouvons nous perdre dans un état d'esprit vague, voire vaguement positif, dans lequel nous sommes incapables de faire quoi que ce soit. L'idéal est la voie médiane. Nous devons continuer le cycle des activités pratiques (auxquelles nous ne sommes pas attachés, qui ne nous surmènent pas, au sujet desquelles nous ne sommes pas anxieux) dans le cercle bien plus étendu du plus grand mandala. Alors nous pouvons apprécier notre travail, car il est interpénétré avec cette prise de conscience appréciative. Ce genre d'équilibre n'est pas du tout facile à atteindre. Sans cesse, nous risquons de tendre vers l'un ou l'autre de ces deux extrêmes : il nous faut donc faire des ajustements constants pour suivre la voie médiane.

Un antidote au premier extrême est d'aller passer un moment à la campagne, et de laisser l'influence de la nature nous rappeler la réalité supérieure du plus grand mandala. Mais, aussi bien que quitter la ville de temps en temps, par exemple pour aller en retraite, nous devons chaque jour restaurer un peu l'équilibre. Cela veut dire s'assurer que le temps que nous passons avec des amis n'est pas exclusivement voué à des choses pratiques. Cela veut aussi dire utiliser notre temps de méditation de façon créative, pas seulement pour résoudre les problèmes et les difficultés de la vie quotidienne.

L'antidote au second extrême est simplement de se plonger dans un projet exigeant. La situation idéale est de vivre et de travailler avec d'autres personnes, de telle sorte que vous travaillez tous en vue d'un objectif spirituel partagé, et que tout ce que vous faites est, directement ou indirectement, dirigé vers cet objectif. Vous pouvez faire beaucoup de travail difficile, et même dur, si vous êtes dans une atmosphère détendue, paisible et légère (ce qui peut vouloir dire vivre et travailler avec des personnes du même sexe). Bien sûr, tôt ou tard, inévitablement, vous perdez votre perspective, et l'atmosphère devient un peu tendue, voire lourde. Certains au moins de ceux qui participent doivent alors s'en aller et remettre les choses dans leur contexte. Vous devez faire attention lorsque vous revenez après avoir passé un moment ailleurs ; le niveau affiné d'énergie que vous ramenez de retraite a des chances d'être en danger d'être dissipé lorsqu'il entre en contact avec des énergies plus brutes et plus intenses. Vous vous irritez ; ceux d'entre-vous qui ne sont pas partis vous en veulent. Si c'est faisable, la meilleure chose est peut-être que la moitié d'un groupe de personnes vivant ou travaillant ensemble partent en retraite en même temps.

En règle générale, nous devons alterner entre la vie à la campagne, où il est plus facile d'entrer en contact avec le plus grand mandala, et la vie à la ville, où cette attitude d'appréciation peut aisément s'engager dans une situation dans laquelle nous nous donnons. Ces deux sortes de vies sont absolument nécessaires pour la grande majorité des gens. Notre activité requiert la sérénité de la méditation, tandis que notre méditation a besoin d'être vivante et dynamique, et de ne pas être qu'une agréable petite session de relaxation. Si nous atteignons le bon équilibre, nous allons en retraite avec nos énergies éveillées et retournons à la ville avec la perspective du plus grand mandala, que nous appliquons à tout ce que nous faisons. Le but, que nous pouvons mettre du temps à atteindre, est d'avoir une attitude de pure appréciation esthétique envers toute circonstance dans laquelle nous nous trouvons.

Quand je vivais à Kalimpong, je fis la connaissance d'une nonne bouddhiste française qui était très érudite : elle avait été à la Sorbonne et était en fait une femme de grandes capacités intellectuelles. Elle avait très mauvais caractère, était très difficile et exigeante, et était toujours occupée. Chaque fois que j'allais la voir, elle faisait la vaisselle ou nettoyait, elle donnait à manger à ses chiens et à ses chats, elle cuisinait et étudiait (en même temps), elle écrivait des lettres, sortait en vitesse pour aller voir telle ou telle personne, rencontrait des lamas, allait au bazar ou en revenait, construisait des choses, les détruisait ou les mettait en pièces. Elle ne s'arrêtait jamais. Un jour, elle vint me voir et dit : « Bhante, il semble que je n'arrive pas à méditer. » Je lui dis : « Ani¥a (c'est la manière polie de s'adresser à une nonne), vous êtes très bonne à beaucoup de choses, mais il y a juste un chose que vous devez apprendre ; alors, vous pourrez méditer. » « Qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce que c'est ? » demanda-t-elle, pleine d'excitation, se préparant à se précipiter pour le faire. Je lui dis : « Vous devez apprendre à perdre du temps. » A cela, elle sauta presque de sa robe. « Perdre du temps ! s'écria-t-elle, avec tant de choses à faire, vous me dites de perdre du temps ? Est-ce cela, votre bouddhisme ? » « Oui, répondis-je, en ce qui vous concerne c'est mon bouddhisme. Apprenez simplement à perdre du temps. Vous progresserez beaucoup mieux. » Malheureusement, elle n'apprit jamais à perdre du temps. Cela est aussi difficile à quelqu'un comme elle de changer que cela est difficile à des gens qui n'ont absolument aucun besoin d'encouragement pour perdre du temps, mais qui au contraire ont besoin d'un peu plus de direction dans leur vie.

Le bodhisattva fait des choses utiles, mais il y prend plaisir. C'est pour cela que l'on dit que le bodhisattva joue. L'idée de la lila, du jeu, joue un rôle tout à fait proéminent dans la vie spirituelle indienne moderne. La vie spirituelle elle-même est considérée comme une lila, une montée purement spontanée d'énergie spirituelle qui, en un sens, est sans utilité. Dans le bouddhisme tantrique, ceci est appelé l'état de sahaja, un état qui est complètement naturel, inné et spontané. Dans le bouddhisme Mahayana, c'est toutefois appelé l'anubhogacarya, la « vie spontanée » du bodhisattva, qui représente la culmination de toute la série des caryas. Le premier de ceux-ci est le brahmacarya pré-bouddhique, ou le « chemin de Brahma », adopté par les premiers bouddhistes ; le dharmacarya est le terme bouddhique, en particulier du « Hinayana ». Le sambodhicarya est le terme général du Mahayana, et l'anubhogacarya vient du Mahayana tardif. L'idée de l'anubhogacarya se retrouve même dans le titre d'une description légendaire, embellie et plutôt tardive de la vie du Bouddha, le Lalitavistara ou « Récit complet des divertissements du Bouddha ». Sa vie est décrite en termes de « divertissements » car, selon le Mahayana, ses actions étaient spontanées, libres et naturelles, tout comme le jeu d'un enfant.

La différence entre le travail et le jeu est que le jeu n'est pas nécessaire. Il n'est lié à aucun but, il n'a pas d'utilité. En sanskrit, les beaux-arts sont appelés lalitakala, les « arts du jeu », car ils n'ont pas d'utilité mondaine. Vous pouvez vivre sans les arts : personne n'est jamais tombé mort par manque d'art. Ils sont tout à fait superflus : c'est pourquoi ils sont si nécessaires. De même, la vie du bodhisattva, la vie qui est décrite dans la Prajñaparamita, est appropriée car c'est une vie sans utilité. Toute cette expérience de méditation, d'étude et de moyens d'existence justes culmine dans l'expérience du simple bonheur d'être soi-même, sans rien de particulier à faire. Peut-être dansez-vous simplement dans la pièce où vous êtes, sans but, sans honte, sans essayer de jouer ou d'être spontané, mais juste en étant vous-même. Bien sûr, quelqu'un de très occupé arrive alors et dit : « Allons, pourquoi perds-tu ton temps ainsi ? Il y a du travail à faire. » Mais ceci est mettre la charrue avant les bœufs (ou, plutôt, attacher les bœufs à la charrue).

Quelqu'un vint un jour me voir et me dit qu'il sentait qu'il ne pouvait pas être très utile parce qu'il n'avait pas de talent particulier. Je lui dis : « Pensez à vous comme à un être humain non spécialisé. » Les gens pensent que s'ils ne peuvent pas se rendre utile d'une façon ou d'une autre, ne sachant pas taper à la machine, ne sachant pas tenir des comptes, ne sachant pas cuisiner, ne sachant pas écrire, ou faire un discours, ou peindre, ou jouer un instrument de musique, quelque chose ne va pas pour eux. Mais considérez ceci : cet être humain apparemment sans utilité est le produit de millions et millions d'années d'évolution. Vous êtes le but ; vous êtes la raison pour laquelle tout cela a été. Vous n'avez pas à justifier votre existence en étant utile. Vous, vous-même, êtes la justification de votre existence. Vous n'êtes pas venu à exister, après tous ces millions d'années d'évolution, juste pour rester assis devant une machine à écrire, ou pour faire des comptes. Vous êtes la justification de tout ce processus. Vous êtes un but en vous-même. Le seul but pour lequel on peut dire que vous êtes ici est de vous développer en une forme d'être humain plus élevée, et devenir un bodhisattva, devenir un Bouddha. N'ayez donc pas honte d'être assis à ne rien faire. Savourez cela. Faites les choses spontanément, à partir d'un sens de satisfaction et de réalisation intérieures. Être ornemental est une vertu, au même titre qu'être utile.

Si vous prenez cela sérieusement, vous devez faire attention aux gens qui essayent de jouer sur la corde de votre culpabilité. Comment pouvez-vous être spontané si vous êtes accablé de culpabilité ? Ne laissez donc jamais les gens vous toucher avec un chantage émotionnel. Si quelqu'un vous dit : « Regarde combien je travaille dur pour le Dharma ! Tu ne te sens pas mal à l'aise d'être là assis à ne rien faire, pendant que je fais tout ? » répondez simplement : « Non, je me sens bien. J'ai vraiment un grand plaisir à te voir tout faire. » Il est important de ne pas se laisser prendre dans cette sorte de pression émotionnelle ; c'est extrêmement malsain, faisant appel à des émotions négatives pour que les choses soient faites, plutôt que suscitant l'enthousiasme de travailler parce qu'on a joie à le faire. Ne prenez pas vos activités bouddhiques trop sérieusement. Je ne me fais pas l'avocat d'une frivolité irresponsable ou d'un gaspillage d'énergie dans une hilarité inconsciente. Mais même lorsque vous faites de votre mieux pour réussir dans ce que vous faites, souvenez-vous que vous êtes essentiellement en train de jouer, et jouer ne vous fait pas perdre le sommeil ; cela n'en vaut pas la peine. Être sérieux ne veut pas dire être solennel, tout comme pratiquer une puja devant un autel ne demande pas de faire triste mine et d'avoir une « faible lumière religieuse ».

Il y a une chose de plus à prendre en compte quand nous regardons l'esprit avec lequel nous abordons les activités dharmiques : c'est la question des types psychologiques, ou des tempéraments. Il y a par exemple des gens qui sont « organisés », et d'autres qui sont « non organisés ». Les gens organisés tendent à organiser, et les gens de type non organisés sont les gens que les organisés organisent, souvent que cela plaise ou non aux non organisés. Mais le fait que vous ne fonctionniez pas de cette façon organisée ne veut pas dire que vous êtes paresseux ou moins engagé, ni même que vous faites moins que ceux qui sont organisés. Il est possible de fonctionner positivement, créativement et énergiquement d'une manière qui est considérée comme un anathème par les gens de type organisé.

Malheureusement, les formes d'activités bouddhiques collectives satisfont toutes presque toujours aux besoins de ceux qui aiment à être organisés, et ceux qui ont une sorte de tempérament opposé tendent à se laisser embringuer bon gré mal gré. Mais pourquoi ne pas satisfaire, de temps en temps, aux besoins de la personne non organisée ? Pourquoi ne pas avoir une retraite non organisée, sans aucun programme ? Appelez-la « vacances de Dharma », toutes les possibilités de la retraite seraient là, mais chacun déciderait de les utiliser ou non. Certains voudraient peut-être se regrouper, élire un chef et organiser un programme, tandis que d'autres feraient comme ils l'entendent, ayant aussi une retraite très productive. Certains pourraient même décider, de la façon la plus consciente, objective, responsable et positive, que la meilleure chose à faire pendant ces vacances de Dharma est de se lever tard et de s'asseoir dans le jardin à ne rien faire. Pour certains, ceci serait un grand défi ; même en retraite il est possible de remplir sa journée d'activités utiles d'une façon telle que l'on perde de vue le plus grand mandala.

Le bodhisattva a résolu cette opposition, cette antithèse entre la contemplation esthétique d'une part et l'activité pratique de l'autre, et il ne ressent aucun conflit. Mais tant que nous devons passer de l'une à l'autre, et tant que la présence ou l'expérience de l'une implique l'absence ou la non-expérience de l'autre, il y aura toujours des difficultés lors de la transition. Tout ce que nous pouvons faire est essayer de transporter d'une façon ou d'une autre l'appréciation esthétique dans l'activité pratique, un processus très difficile qui est exactement ce que fait le bodhisattva, ainsi que le représente la Perfection de la Sagesse. Nous pouvons commencer en adoptant une attitude plus enjouée envers les choses pratiques. Soyons bien sûr utiles, mais seulement dans le contexte beaucoup plus large de l'inutilité complète. Le taoïsme est très fort à cela. Les taoïstes disent que l'homme de Tao est comme un grand arbre, qui est si grand qu'il n'est bon à rien (les branches sont trop grosses pour faire des manches de hache, et ainsi de suite). On devrait essayer d'être trop grand pour être utile. Aussi importante soit l'œuvre du bodhisattva, il voit, dans la Perfection de la Sagesse, que son œuvre prend place dans un tout petit cercle à l'intérieur du plus grand mandala d'appréciation bien inutile.

Cela, donc, est la vision de la Perfection de la Sagesse. Si, quand nous abordons le Ratnaguna-samcayagatha, nous voyons qu'il résiste aux tentatives que nous faisons pour en saisir la signification, s'il refuse d'être maîtrisé par nos attentes intellectuelles, c'est parce qu'il n'est pas censé nous être utile d'une façon que nous pouvons comprendre. Il nous parle avec la monnaie habituelle de nos transactions intellectuelles, mais d'une façon qui démontre qu'il vient d'un angle complètement différent. Il vient, si l'on peut dire, du plus grand mandala.

© 'Wisdom beyond words' Sangharakshita, Windhorse Publications 1993, traduction © Christian Richard 2003.

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