Réflexions.

Droits et devoirs.

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Il a été dit avec justesse que celui qui peut supporter de vivre seul est soit une bête soit un dieu. La plupart des hommes, cependant, n'étant ni complètement des bêtes ni complètement des dieux, mais une combinaison des deux natures en proportions variables, sont incapables de vivre dans une solitude soit brute soit divine, et s'engagent en conséquence dans diverses sortes de relations avec d'autres hommes ou groupes d'hommes. De cela naissent les diverses relations familiales, sociales, civiques, politiques, culturelles et religieuses, dans toute leur déconcertante complexité et leur organisation compliquée.

Ces relations ne sont pas statiques comme les relations continues entre les trois angles d'un triangle ; elles sont dynamiques, impliquant des processus d'action et de réponse, d'ajustement et de réajustement réciproques et incessants. Car ici nous ne parlons pas de concepts morts et inchangeants, mais de personnalités humaines vivantes, qui donc changent et se développent continûment. La relation qui existe entre les lignes et les angles d'une figure géométrique, quelle qu'elle soit, est inaltérablement fixée pour toujours, mais les relations humaines s'étendent, s'approfondissent et s'enrichissent sans cesse, car la psyché humaine est elle-même dans un processus de flux constant et a donc constamment besoin de s'adapter à son environnement. La relation entre les êtres humains peut donc être comparée non pas à celle qui existe entre des arbres dressés immobiles l'un près de l'autre dans une forêt, mais plutôt à l'incessant mouvement rythmé d'un groupe de danseurs, dont les relations l'un à l'autre sont fluides et dans un processus constamment changeant, l'avancée de l'un impliquant le recul de l'autre, le déplacement dans un sens d'un cercle intérieur de danseurs impliquant le déplacement du cercle extérieur dans l'autre sens, etc. Car les relations humaines ne sont pas seulement réciproques : elles sont aussi complémentaires. Le concept de père ne peut exister sans le concept complémentaire d'enfant, et l'idée d'un souverain ne signifie rien sans l'idée des sujets sur lesquels il règne. Les deux extrémités d'une relation humaine sont en fait, si l'on peut dire, aussi inséparables que les deux extrémités d'un bâton. Tout comme nous pouvons déplacer notre main du haut vers le bas du bâton, ou du bas vers le haut, dans le cadre des relations humaines nous pouvons aller de nous-même vers les autres, ou des autres vers nous-même, considérant soit ce que nous leur devons, soit ce qu'ils nous doivent. Ce que nous leur devons inclut ce que l'on appelle les devoirs, et ce qu'ils nous doivent inclut ce que l'on appelle les droits. Et la relation reste néanmoins une entièreté indivisible.

L'idée de droits sans devoirs ou celle de devoirs sans droits est donc une absurdité, une contradiction manifeste dans les termes, car les « deux » sont en réalité un, n'étant en fait que le même objet considéré sous différents points de vue, ou abordé sous deux angles opposés. Mais tout comme dans le cas d'une canne, pour laquelle bien que les deux extrémités soient inséparables, de telle sorte que l'une est impensable sans l'autre, c'est cependant la poignée qui doit être saisie, il en est des relations humaines, pour lesquels ce sont les devoirs qui doivent être accomplis, plutôt que les droits qui doivent être exigés, et ce bien que les deux soient en fait inséparables de telle sorte que l'un suit nécessairement l'autre.

Les devoirs sont faits de ce que nous devons aux autres, et sont basés sur la générosité, tandis que les droits sont faits de ce que les autres nous doivent, et sont basés (d'un point de vue subjectif) sur ce que nous pouvons avoir et saisir. Remplir ses devoirs ne veut pas dire reconnaître en ronchonnant et faire en renâclant ce qui est dû légalement, voire moralement, à notre famille, nos amis, notre groupe social ou national, notre parti politique  ou notre organisation religieuse. Les devoirs ne sont pas comme les appelle le poète, les « sévères filles de la Voix de Dieu » (W. Wordsworth, Ode au devoir), mais le doux enfant de la réalisation de la vacuité (shunyata) dans les profondeurs de notre cœur. L'exécution consciente de nos devoirs envers notre mère et notre père, notre enfant et notre conjoint, nos amis et nos connaissances, nos maîtres et nos disciples, et la moitié complémentaire de toutes les autres relations humaines dans lesquelles nous avons inévitablement une implication, résulte en un relâchement progressif du carcan de l'égoïsme. Dans les langues de l'Inde, devoir et religion (laquelle consiste à la base en une éradication du sens de l'ego) sont un seul mot : Dharma. Mais une bruyante insistance sur nos droits, sur ce que les autres nous doivent légalement, moralement, voire spirituellement, ne fait que renforcer l'avidité, renforcer le désir, renforcer l'égoïsme, renforcer l'égocentrisme.

L'exécution de nos devoirs résulte dans l'établissement de l'amour et de la paix ; l'extorsion de nos droits résulte dans le déclenchement de la haine et de la violence. Les devoirs unissent, les droits divisent. Les devoirs sont coopération, les droits compétition. Les droits dépendent de nous-même, et sont donc rapides et aisés à accomplir ; les devoirs dépendent des autres, et leur réalisation est donc difficile et tardive, voire impossible. Les droits sont arrachés avec force à d'autres êtres humains hors de nous, mais les devoirs nous sont donnés avec douceur et aménité par la voix du divin - de notre bouddhéité potentielle - se réverbérant en nous.

Basé sur la réalisation de la vacuité, de l'absence d'ego, de l'absence d'égoïsme, le bouddhisme enseigne la doctrine de l'interdépendance mutuelle de toutes les choses ; il inculque la pratique de l'amour et de la compassion ; il exhorte les hommes et les femmes à remplir leurs devoirs dans tous les domaines de leur vie. Il tend naturellement vers l'établissement ultime de la paix, à la fois dans le cœur et l'esprit des hommes, et dans le monde des événements autour de nous. A contrario, les systèmes politiques occidentaux, aussi différents ou antagonistes puissent-ils sembler extérieurement, sont tous basés sur le concept - ultimement d'origine dogmatique chrétienne - de l'existence d'ego-entités séparées et mutuellement exclusives, qui sont socialement, politiquement et même spirituellement valables et significatives en elles-mêmes. Tous ces systèmes justifient donc la haine et excusent la violence, tous insistent sur l'aspect intrinsèquement raisonnable de l'exigence de droits, et tous donc, sans exception - malgré d'instantes déclarations du contraire - résultent finalement en déclenchement de guerre, tant dans la psyché individuelle que dans la vie des sociétés et des nations. La vacuité, l'absence d'ego, la réalisation des devoirs, et la paix et l'harmonie internes et externes, sont des membres du même ensemble samsarique, tout comme l'égotisme, l'individualisme, l'exigence de droits, et la violence externe et la guerre sont les liens indissolubles de la même chaîne samsarique.

Le monde aujourd'hui a véritablement besoin de la paix, mais ne la désire pas sincèrement : la paix est recherchée non pas dans l'équilibre dynamique de la réalisation réciproque de devoirs, mais dans la manipulation mécanique d'ajustements simplement superficiels et donc instables entre une foule de d'exigences égoïstes contradictoires. Il ne peut y avoir de paix entre les hommes ou entre les nations que quand les racines cachées du désaccord - à savoir le concept d'une âme, d'un soi, d'un ego séparé - sont impitoyablement arrachées et jetées dans le feu brûlant de l'abnégation. Il ne peut y avoir de paix dans le monde que quand on insiste plus sur le fait de remplir ses devoirs que sur celui d'obtenir ses droits, que quand le fait d'apporter quelque chose aux autres hommes est considéré comme ayant plus de valeur intrinsèque que celui de recevoir quelque chose d'eux. Il n'est pas plus possible d'obtenir la paix par l'affirmation égotiste de ses droits qu'il est possible de cueillir du raisin sur un chardon ou des figues sur une aubépine. Mais la paix jaillit naturellement et spontanément des devoirs faits tranquillement et sans se faire remarquer, tout comme la rose naît du rosier, et le lotus de l'étang de lotus.

« Mais, protesteront certains, si nous remplissons simplement nos devoirs, sans exiger nos droits en retour, des politiciens sans scrupules et des capitalistes véreux retireront un avantage de nous, nous exploiteront ; de tous côtés, les gens nous marcheront dessus et abuseront de nous. » Cette objection ne serait valide que si le fait de remplir ses devoirs était envisagé comme quelque chose qui s'applique non pas à toutes les parties de la société, mais à certaines seulement. Mais puisque les deux extrémités d'une relation humaine sont aussi inséparables que le sont les deux extrémités d'un bâton, puisque nos droits deviennent des devoirs si on les regarde depuis l'autre extrémité, et puisque personne ne se considère comme n'ayant pas de droits, remplir ses devoirs est une obligation qui repose sur les épaules de manière égale sur les épaules de tous les hommes, et à laquelle personne ne peut échapper. Le remède à toute injustice ou inégalité dans les relations humaines, qu'elles soient familiales, sociales, civiques, politiques, culturelles, raciales ou religieuses, n'est pas une insistance sur les droits des uns, mais sur les devoirs des autres. Le rappel de leurs devoirs fait appel à ce qu'il y a de meilleur et de plus noble chez les hommes et chez les nations, à leur abnégation et à leur amour innés, tandis que le rappel de leurs droits fait appel à ce qu'il y a de plus bas et de pire chez l'homme, à son égoïsme, son avidité, sa haine et sa violence innés. Appeler à remplir ses devoirs est constructif et positif, et résulte dans la coopération, l'harmonie et la paix. Appeler à exiger ses droits est destructif et négatif, et aboutit à la concurrence, à la discorde, et à la guerre ouverte. Le premier est basé sur la sagesse et la compassion de tous les bouddhas, le second sur les sophismes et sur l'antagonisme réciproque des fondateurs des diverses écoles de pensée politique occidentale. L'un est profond, l'autre superficiel ; l'un est transcendantal, l'autre mondain.

Si tous les hommes remplissaient leurs devoirs les uns envers les autres, il ne serait pas même nécessaire de parler de droits. Car c'est un fait paradoxal mais néanmoins profondément vrai que tous les hommes auront leur droits quand tous les hommes rempliront leurs devoirs, quoique la réciproque ne s'ensuive pas forcément. Si tous les pères remplissaient leurs devoirs envers leurs enfants il ne serait guère nécessaire aux enfants d'exiger leurs droits. Le bouddhisme, qui a à juste titre été appelé « La sagesse qui a rendu notre Asie douce » (E. Arnold, La lumière de l'Asie), nous exhorte à remplir nos devoirs plutôt qu'à lutter pour nos droits. Est-il trop d'espérer que l'humanité fasse une pause avant de passer le seuil d'une troisième guerre mondiale et, avant qu'il ne soit trop tard, écoute le grand enseignement de la vacuité, de l'abnégation et de la compassion, et apprenne à prendre la bonne extrémité du bâton ?

'Rights and Duties' © Sangharakshita, 1950. Traduction © Christian Richard, 2010.

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  1. L'inspiration artistique.
  2. Nietzsche, le Zen, et l'éveil soudain.
  3. Les limites de la raison.
  4. Les limites de l'espace et du temps.
  5. L'immortalité et le suicide.
  6. Désir et beauté.
  7. Connaître les autres.
  8. Droits et devoirs.