L'idéal du bodhisattva :

Le bodhisattva du dharmakaya.

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Avec le quatrième niveau de la hiérarchie, le plus élevé, le niveau du bodhisattva du dharmakaya, nous nous trouvons à un niveau complètement transcendant, au-delà de la pensée et, probablement, au-delà des mots aussi. Mais, paradoxalement, le bouddhisme est très riche en mots pour la réalité ultime. En français, nous avons « la réalité », « la vérité », « l'absolu » et c'est à peu près tout ; mais il y a beaucoup d'autres termes en pâli et en sanskrit, chacun ayant son goût particulier, sa propre teinte de signification.

Le mot dharmakaya est un de ces mots. Les gens le traduisent en général par « corps de vérité » et en restent plus ou moins là. Mais « corps de vérité » ne dit rien de la vraie nature du dharmakaya. Dharmakaya, pour autant qu'on puisse en parler en quelques mots, veut dire la réalité ultime en tant qu'essence constitutive de la bouddhéité et de la bodhisattvéité, comme étant la source de l'être éveillé et de la personnalité éveillée, de laquelle des formes de bouddhas et de bodhisattvas se déversent continuellement. Nous considérerons le dharmakaya dans le contexte de la doctrine du trikaya du Mahâyâna au chapitre suivant.

Les bodhisattvas du dharmakaya sont de deux sortes (en se rappelant qu'à ce niveau transcendant on ne peut pas vraiment parler de différence ou de sorte). La première est celle des bodhisattvas qui, après être devenus bouddhas, gardent leur forme de bodhisattva pour pouvoir continuer à œuvrer dans le monde. C'est du moins la façon de voir la question en termes assez exotériques. Selon la tradition tibétaine, par exemple, Avalokiteshvara est la forme sous laquelle Shakyamuni lui-même continue à œuvrer dans le monde. Non qu'Avalokiteshvara n'apparaisse qu'au moment de la mort du Bouddha ; ce que nous appelons Avalokiteshvara dans le Bouddha est là à partir du moment où il s'Éveille. Mais au moment du parinirvana, le corps physique disparaît et, si l'on peut dire, seul l'élément Avalokiteshvara reste. Ceci, généralement parlant, est la perspective du Mahâyâna.

Deuxièmement, il y a les bodhisattvas qui sont des aspects ou des émanations directes du dharmakaya, et n'ont pas d'existence humaine historique préalable. Toutes ces grandes et magnifiques représentations incarnent un aspect ou un autre de la bouddhéité, et il y en a littéralement des centaines. Dans certaines formes de méditation, vous visualisez un immense ciel bleu, sans nuages, et vous imaginez des cercles sacrés, des mandalas, contenant des centaines, des milliers de ces bodhisattvas, remplissant ce firmament à l'infini.

Ces bodhisattvas du dharmakaya sont au plus haut de la hiérarchie des bodhisattvas. La plupart d'entre eux, qu'ils soient de forme masculine aussi bien que féminine, ont une apparence gracieuse et fine, avec une longue chevelure en cascade, et sont ornés de joyaux, d'or et d'argent, etc., symbolisant dans tous les aspects de leur apparence la beauté et la richesse du dharmakaya, ses surabondantes manifestations apparaissant continuellement.

Avalokiteshvara.

Avalokiteshvara est une des plus proéminentes de ces figures. Son nom, selon une des étymologies au moins, signifie « Le Seigneur qui regarde en bas », et il est appelé ainsi parce qu'il regarde le monde, en bas, avec compassion ; il représente l'aspect de compassion de l'Éveil. Imaginez un vaste ciel bleu, un ciel complètement vide - rien que du bleu, s'étendant à l'infini. Puis, dans ce ciel bleu, vous voyez, non pas même un visage, mais les contours à peine visibles d'un sourire plein de compassion. C'est l'aspect de compassion de la réalité ; c'est Avalokiteshvara - bien que, bien sûr, là où il y a compassion, il doit y avoir sagesse : c'est Avalokiteshvara qui apparaît dans le Soûtra du Cœur, le cœur de la Perfection de la Sagesse.

D'un point de vue iconographique, il est d'un blanc pur et porte des fleurs de lotus, symbolisant la renaissance spirituelle. Son visage est vivant, portant un sourire compassionné. Dans certaines de ses représentations, un de ses pieds est replié en posture de méditation, montrant qu'Avalokiteshvara est profondément en dhyana, tandis que l'autre pied est librement à l'extérieur du lotus, montrant qu'il est à tout moment prêt à descendre dans la tourmente du monde, pour aider les êtres vivants. Comme nous l'avons vu, pour le bodhisattva, la tranquillité intérieure et l'activité extérieure ne sont pas contradictoires, mais sont deux aspects différents de la même chose.

Au total, il y a 108 formes d'Avalokiteshvara. L'une des plus connues est celle où il a onze têtes et mille bras. Cela peut peut-être nous sembler grotesque, mais le symbolisme en est vraiment très intéressant. Il est dit qu'Avalokiteshvara contemplait un jour les souffrances du monde, les misères des êtres sensibles, leurs souffrances par le feu, les crues, la famine, le deuil, la séparation, la guerre, les naufrages, etc. Il fut envahi d'une compassion telle qu'il pleura, et pleura si violemment que sa tête éclata en onze fragments, qui devinrent chacun un visage. Il y en a onze car il y a onze directions de l'espace (le nord, le sud, l'est, l'ouest et les directions intermédiaires, le nadir, le zénith et le centre), et la compassion regarde dans toutes les directions simultanément. Non seulement cela ; il a mille bras ou, au moins, iconographiquement, il est supposé avoir mille bras. En réalité, le bodhisattva de la compassion a des millions de bras, chacun d'entre eux s'étendant pour aider les êtres vivants d'une manière ou d'une autre. À l'aide de ce symbole, le bouddhisme tente d'exprimer la nature de la compassion, qui regarde dans toutes les directions et cherche à aider de toutes les façons concevables.

Clairement, un bodhisattva archétype de ce genre n'est pas tout à fait la même chose qu'un bouddha archétype. Alors que le bouddha du dharmakaya représente l'idéal réalisé en dehors de l'espace et du temps, le bodhisattva représente le processus de réalisation dans l'espace et le temps. Mais tout comme, du fait des limitations de la situation historique, le Bouddha historique humain ne peut pas complètement exprimer ce qu'il a réalisé dans son intérieur, la personne qui veut être un bodhisattva ne peut exprimer la nature complète de l'idéal du bodhisattva, car l'idéal fait référence non pas seulement à cette situation individuelle mais à tout l'espace et à tout le temps.

La personne d'Avalokiteshvara avec mille bras et onze têtes exprime un peu de cela. Il ne serait possible à personne, dans une situation historique donnée, de faire tout ce qui est nécessaire, mais chaque personne peut s'imprégner de l'esprit du bodhisattva et l'exprimer à sa façon propre, dans sa propre vie. Le vœu du bodhisattva d'aider tous les êtres de l'univers entier est une expression de l'esprit du bodhisattva. On fait sa part en aidant ceux qui sont dans notre sphère d'influence particulière. On peut aspirer à être un des mille bras d'Avalokiteshvara.

Mañjughosha.

Un autre bodhisattva du dharmakaya est Mañjughosha, qui représente l'aspect de sagesse de l'Éveil. Il a une belle couleur dorée, orange ou fauve : sa sagesse est la sagesse dorée de l'Éveil, qui chasse l'ignorance, tout comme le soleil chasse l'obscurité. Et il porte une épée et un livre. L'épée enflammée, dans sa main droite, symbolise sa sagesse ; il la fait tournoyer au-dessus de sa tête, tranchant les liens de l'ignorance et du karma, tous les enchevêtrements noueux qui nous font trébucher. Et le livre qu'il tient dans l'autre main est la Perfection de la Sagesse, qu'il tient près de son cœur. Ses jambes sont croisées en posture de méditation car, comme nous l'enseigne le Dhammapada, la sagesse prend sa source dans la méditation. Mañjughosha est la déité patronne de tous les arts et de toutes les sciences. Traditionnellement, si vous voulez écrire un livre, peindre une image ou composer un morceau de musique, vous invoquez Mañjughosha, et son mantra est répété pour retenir les choses, pour comprendre le Dharma, pour l'éloquence, la force de parole, etc.

Vajrapani.

Puis il y a Vajrapani, qui représente l'aspect de puissance de l'Éveil - non pas la puissance dans le sens politique, ou la puissance exercée sur les autres gens, mais la puissance spirituelle. Quoiqu'il ait aussi une forme paisible, Vajrapani est habituellement représenté sous une forme courroucée, une image d'énergie furieuse destinée à briser les forces de l'ignorance. Sous sa forme courroucée, Vajrapani est de couleur bleu foncé, et il n'est pas mince, svelte ou gracieux mais est corpulent, avec un ventre protubérant et des membres courts et épais. Il exprime une colère extrême, et il a de longs crocs blancs. Il est plus ou moins nu, à part quelques ornement d'os humains et une peau de tigre, et il porte dans une main un vajra, un éclair avec lequel il détruit les forces de l'ignorance. Ce personnage terrifiant est couronné de cinq crânes, représentant les cinq sagesses. Un de ses pieds est levé, prêt à écraser et à piétiner toutes les forces de l'existence conditionnée qui nous séparent de la lumière de la vérité, et il est entouré d'un grand halo de flammes. Voilà le bodhisattva Vajrapani, qui brise et détruit l'existence conditionnée, qui déchire le voile de l'ignorance, et qui disperse toutes les forces de l'obscurité par la puissance de son énergie spirituelle.

Tara.

Puis, par contraste, il y a Tara, qui apparaît sous forme féminine. Cela ne veut pas dire que c'est un bodhisattva féminin (tout comme il ne serait pas correct de dire que Mañjughosha est un bodhisattva masculin). Les bodhisattvas sont allés bien au-delà de la distinction entre masculin et féminin. Certains apparaissent sous forme masculine, d'autres sous forme féminine, et d'autres parfois sous une forme, parfois sous l'autre.

Tara est la fille spirituelle d'Avalokiteshvara. Elle est habituellement de couleur soit blanche soit verte, et selon une autre belle légende elle est née des larmes d'Avalokiteshvara alors qu'il pleurait les souffrances de l'existence. Au centre de l'étang formé par ses larmes apparut un beau lotus blanc. Le lotus s'ouvrit, et il s'y trouvait Tara, l'essence même, en fait la quintessence de la compassion.

Elle porte souvent une fleur de lotus blanc ou bleu, et sous sa forme blanche elle a sept yeux : les deux yeux ordinaires, plus un troisième sur le front, un dans la paume de chaque main, et un sous la plante de chaque pied. Il n'y a rien d'aveugle, de sentimental ou de stupide dans la compassion : elle est éclairée par l'attention, la pleine conscience, et la connaissance. Parfois, ce qui passe pour de la compassion n'est en réalité rien de plus que de la pitié, et cela ne fait qu'empirer les choses. Il y a un dicton anglais disant qu'il faut toute le sagesse des sages pour défaire le mal fait par ceux qui font juste le bien - et, pourrait-on ajouter, le mal fait par ceux qui ont juste pitié.

Vajrasattva.

S'il est un autre bodhisattva du dharmakaya à mentionner avec les figures clefs déjà décrites, c'est Vajrasattva. Il représente la pureté : non pas la pureté physique, la pureté morale, ou la pureté spirituelle - pas même une pureté qui puisse être atteinte. Vajrasattva représente la pureté primordiale, la pureté originelle sans tache de l'esprit, non souillé et non touché depuis les âges sans commencement. Nous ne pouvons purifier l'esprit par la pratique spirituelle. Nous pouvons purifier l'esprit inférieur, car l'esprit inférieur peut être souillé, mais nous ne purifions jamais l'esprit ultime, car l'esprit ultime ne devient jamais impur. Nous nous purifions réellement nous-même en nous éveillant au fait que nous n'avons jamais été impur, que nous avons tout le temps été pur. Cette pureté, de façon ultime inhérente à l'esprit, au-dessus et au-delà du temps, au-dessus et au-delà de la possibilité d'impureté, est représentée par Vajrasattva.

Vajrasattva est d'un blanc pur et éblouissant, comme le soleil se réfléchissant sur la neige. Il est parfois représenté complètement nu, et parfois comme portant les joyaux et soieries d'un bodhisattva. On récite et on médite sur son mantra, qui a cent syllabes, pour se purifier de ses fautes ou, plutôt, pour se purifier de l'impureté de penser que l'on n'est pas pur de façon intrinsèque.

Il y a de très, très nombreux bodhisattvas du dharmakaya, et pour illustrer cela les quelques-uns qui viennent d'être présentés suffisent. Tous sont simplement, en dernière analyse, des aspects différents de notre propre esprit, fondamentalement Éveillé, notre propre esprit de Bouddha immanent. On pourrait dire que tous les bodhisattvas sont un bodhisattva. Nous parlons d'Avalokiteshvara, de Mañjughosha, etc., mais nous ne nous ne devons pas penser à eux comme étant des personnalités supranaturelles littéralement distinctes situées « là-haut » ou dans quelque autre monde. Ils sont tous des façons différentes de considérer le même bodhisattva, la seule et même force spirituelle à l'œuvre dans l'univers.

Des formes occidentales de bodhisattvas ?

En principe, il n'y a aucune raison pour que de nouvelles formes de bodhisattvas n'émergent pas dans le contexte du bouddhisme occidental, comme cela s'est produit - et continue à se produire - dans d'autres cultures bouddhiques. Dans la tradition du Vajrayâna, qui continue de nos jours, de nouvelles formes de bodhisattvas, ou au moins de nouvelles formes de dharmapalas et de dakinis, sont apparues relativement récemment, et ont généralement été reconnues comme de nouvelles formes d'un bodhisattva existant.

Au Japon, par exemple, des bodhisattvas ont émergé de déités indigènes, prenant leurs traits caractéristiques. Une de ces divinités japonaises absorbées dans le panthéon bouddhique japonais est Hachiman, qui avait à l'origine une signification phallique, mais qui en vint à être considéré comme une forme d'Avalokiteshvara. Cette désignation bien ordonnée dans le panthéon existant ne peut cependant pas cacher le fait qu'il représente l'émergence, dans le bouddhisme mahâyâna japonais, d'une forme de bodhisattva tout à fait particulière qui prend son origine dans la psyché japonaise.

Une chose similaire s'est produite avec Achala, une figure d'origine indienne qui a pris une forme distinctement japonaise : vêtu seulement d'un pagne, il est très fortement musclé, a une mèche de cheveux qui pend sur son front, comme celle que portent les lutteurs japonais, et d'énormes yeux globuleux. Il porte une corde, et est accompagné de deux petits garçons dont la signification est obscure mais qui semblent être des sortes d'assistants. Il est associé avec les montagnes et les chutes d'eau, des lieux naturels où certains de ses disciples vivent en ermites et pratiquent des austérités. Son apparence est plutôt sombre, mais il est considéré comme étant très bienveillant. Tout compte fait, il est un bodhisattva spécifiquement japonais, un produit spécifique de la psyché ou de l'inconscient collectif japonais.

De la même façon, on peut s'attendre à ce que des bodhisattvas prennent des formes différentes en Occident, parce que les gens les percevront et en feront l'expérience différemment. Nous devrons probablement commencer avec l'iconographie traditionnelle orientale, tout en réalisant qu'en ce qui nous concerne ces formes ne ressemblent pas du tout aux bodhisattvas dont ils portent les noms.

En discutant de la représentation d'Apollon dans l'art grec et l'art néoclassique moderne, le critique d'art du dix-neuvième siècle John Ruskin dit que, comme les gens sont familiers avec, par exemple, la forme d'Apollon tel qu'il est représenté dans l'art, ils pensent qu'ils savent à quoi ressemble Apollon. Mais, dit-il, en fait, ils ne le savent pas du tout. Ils ne savent que ce à quoi ressemble la représentation d'Apollon, ce qui est une chose bien différente. De façon similaire, nous pensons peut-être que nous savons ce à quoi ressemblent les figures archétypes bouddhiques telles que Mañjughosha ou Tara, mais tout ce que nous savons réellement est comment elles sont représentées dans l'art médiéval indien et tibétain. De telles représentations peuvent donner des indices quant à ce que sont ces bodhisattvas - mais pas nécessairement. Tôt ou tard, il nous faut passer de l'apparence traditionnelle d'un bodhisattva à ce que cette apparence est censée signifier. Par exemple, qu'est-ce que la couleur dorée de Mañjughosha, l'épée enflammée qu'il tient levée, etc., ont à voir avec Mañjughosha en tant qu'entité spirituelle ? Pouvons-nous considérer que Mañjughosha ressemble vraiment à cela ? En un sens, oui, mais en un autre sens, certainement pas.

Il nous fait laisser de côté l'iconographie traditionnelle et se demander : « Qu'est-ce que Mañjughosha ? Quelle est la réalité derrière ce terme, Mañjughosha ? De quoi fais-je l'expérience ? » Il se peut que cela n'évoque rien du tout. Peut-être connaît-on la forme de l'iconographie, mais on n'a pas ressenti le chemin à faire pour arriver à la réalité qu'il représente. On peut bien savoir à quoi ressemble une statue d'Apollon sans avoir le moindre sens de ce qu'Apollon représentait pour un Grec sensible. De la même manière, on peut avoir tout lu sur Mañjughosha et savoir comment il est représenté sans avoir aucun sens de ce qu'il représente pour un disciple tibétain sensible.

Une fois que l'on a un sens clair de ce qui ne peut qu'être appelé le principe de Mañjughosha (en tant que distinct de toute autre forme particulière), on doit se demander à quoi ressemblerait ce principe s'il prenait forme. On doit construire ou créer le forme à partir de l'expérience ou de la réalisation que l'on a du principe. Essayer de faire cela nous donnera une vision bien plus vraie de ce à quoi ressemble Mañjughosha, si l'on peut dire.

Après tout, l'iconographie traditionnelle n'est qu'une pierre sur laquelle prendre pied. Et elle peut être très éloignée de notre expérience réelle. L'artiste peut avoir représenté Mañjughosha selon la tradition, mais il n'aura pas nécessairement un ressenti pour ce que la forme représente. Il se peut qu'il nous faille retourner vingt ou trente générations d'artistes en arrière pour trouver quelqu'un qui ait vu Mañjughosha à un niveau visionnaire, ou ait eu un véritable ressenti pour lui.

Si l'on s'engage avec ces formes dans le cadre de sa propre pratique bouddhique, on aura tôt ou tard besoin de les créer ou de les percevoir indépendamment, avec notre propre faculté d'imagination. C'est un peu comme la différence entre rencontrer quelqu'un et en voir seulement la photo. La photo donne une petite idée de ce quoi cette personne ressemble, mais la rencontrer est une expérience totalement différente.

En tout état de cause, il se peut que l'iconographie bouddhique traditionnelle nous laisse totalement froid, auquel cas il nous faut trouver une autre manière de nous relier à ce qu'elle symbolise, peut-être via le symbolisme de l'art occidental. Il s'agit de faire appel à ses sentiments pour l'exploration de ces symboles, et de trouver des liens où l'on peut. Ce n'est pas un processus rationnel. Même si l'on découvre que l'on a un sentiment fort envers Apollon, pour utiliser cet exemple, on peut juste dire : « J'ai ce fort sentiment envers Apollon et je vais maintenant essayer de le transférer à Mañjughosha. » On doit voir une lueur de Mañjughosha dans Apollon, on doit avoir un sens d'un véritable lien.

Entrer plus en lien avec le niveau mythique des choses en général peut être une bonne idée. Pour commencer, on peut avoir à explorer la littérature et les arts de façon large, en particulier si l'on n'a guère prêté attention à cet aspect de la vie auparavant. Alors que l'on fait cette exploration, on devrait progressivement découvrir certaines images, certains symboles ou mythes qui nous affectent plus puissamment et positivement que d'autres.

Par exemple, sans trop savoir pourquoi, vous pouvez être fasciné par la figure de la licorne. Alors, vous lisez des choses la concernant, vous collectionnez des images de représentations et de tapisseries dans laquelle elle figure. Attentif à ne pas étouffer votre intérêt par la seule approche érudite, vous cherchez à comprendre pourquoi la licorne vous attire de cette façon et, en même temps, vous intensifiez ce sentiment. De tels liens peuvent être des indices qui vous mènent vers le domaine de la forme archétype, dont les bodhisattvas sont des représentants particulièrement sublimes.

L'ordination de bodhisattva.

Du fait de leur propre nature d'idéaux, les bodhisattvas du dharmakaya représentent pour nous un but très éloigné. Tout ce que nous pouvons faire est de former l'intention résolue de traverser l'incommensurable distance qui nous sépare de ces formes radieuses. Cette intention fait de nous un bodhisattva novice, et elle peut être publiquement reconnue et célébrée sous la forme de la cérémonie de l'ordination en tant que bodhisattva.

Cette ordination comprend deux parties : la prise du vœu du bodhisattva, généralement sous la forme des quatre grands vœux, et l'acceptation des préceptes du bodhisattva. Différentes listes de ces préceptes se trouvent dans les écritures du Mahâyâna, et elles expriment une application plus détaillée et plus spécifique des quatre grands vœux. Dans le cadre de l'ordination de bodhisattva, la prise du vœu du bodhisattva correspond, à son niveau le plus élevé, à Aller en refuge ; et l'acceptation des préceptes du bodhisattva correspond à la prise des cinq ou des dix préceptes ordinaires.

L'ordination de bodhisattva n'est pas qu'une cérémonie. C'est l'expression naturelle de l'apparition de la volonté d'éveil, et en tant que telle elle prend idéalement place dans la première bhumi. Mais en tant que cérémonie, elle peut aussi être prise par le bodhisattva novice. C'est-à-dire que l'on peut prendre l'ordination de bodhisattva en anticipation, si l'on peut dire, de l'apparition de la bodhicitta. La prise de l'ordination de bodhisattva peut donc être incluse dans les conditions en dépendance desquelles apparaît la bodhicitta.

Ceci est en tout cas la façon dont cela est vu dans le bouddhisme tibétain : on prend généralement les préceptes de bodhisattva de la même façon qu l'on peut faire une puja en sept parties, comme une manière d'aider à l'apparition de la bodhicitta. L'ordination de bodhisattva en est venue à signifier une acceptation publique de l'idéal du bodhisattva, que la bodhicitta soit apparue ou non. Cela reflète ce qui se passait quand une personne rencontrait le Bouddha. Elle l'entendait enseigner, son œil du Dharma s'ouvrait ; en d'autres termes, la bodhicitta apparaissait - et elle disait spontanément : « Je vais en refuge dans le Bouddha. » En un sens, prendre le vœu rejoue cette scène d'une manière qui encourage l'apparition de la bodhicitta. Nous pouvons donc parler d'aller en refuge « en façon effective » en tant que moyen d'activer l'aller en refuge réel. De la même manière, l'ordination de bodhisattva et la prise de vœux, dans les pays du bouddhisme mahâyâna, de nos jours, prennent place à un niveau provisoire ou effectif, en tant que moyens de réalisation de l'apparition réelle de la bodhicitta.

Au moment de ma propre ordination de bodhisattva, j'ai pris les préceptes de bodhisattva, mais je n'ai pas fait de vœux. Je considérais que j'avais déjà assez à faire en prenant ces préceptes. Mon maître Yogi Chen affirma clairement qu'ayant pris l'ordination de bodhisattva on devrait formuler ses propres vœux ; lui-même en avait formulé plusieurs ensembles, mais je n'ai jamais senti que je pouvais m'aventurer à formuler de tels vœux. Il me semblait que les préceptes, alliés à l'affirmation générale « Je prends la résolution d'atteindre l'Éveil pour le bien de tous les êtres » me suffisaient largement pour avancer.

Il faut insister sur le fait que l'ordination de bodhisattva ne donne aucun statut spirituel. Le statut spirituel, en fait, ne peut pas être conféré. L'ordination de bodhisattva n'implique pas même une reconnaissance d'un statut spirituel. Si l'on prend l'ordination de bodhisattva, elle représente notre propre engagement public de faire de son mieux pour être à la hauteur de l'idéal du bodhisattva (« public » voulant ici dire en présence de la communauté spirituelle bouddhiste). Il n'y a certainement aucune garantie quant à l'apparition de la bodhicitta à ce moment-là ; il est toujours difficile de savoir si la bodhicitta est apparue ou non en quelqu'un. Cependant, que la bodhicitta soit apparue ou non, que nous soyons prêt à recevoir l'ordination de bodhisattva ou non, que nous nous considérions nous-même bodhisattva novice ou non, nous pouvons tous contempler, même de loin, la magnificence de la hiérarchie des bodhisattvas.

'The Bodhisattva Ideal' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.

 < (6/6) > 
  1. L'origine et le développement de l'idéal du bodhisattva.
  2. L'éveil du cœur bodhi, ou bodhicitta utpada.
  3. Le vœu du bodhisattva.
  4. Altruisme et individualisme dans la vie spirituelle.
  5. Masculinité et féminité dans la vie spirituelle.
  6. Sur le seuil de l'Eveil.
  7. La hiérarchie des bodhisattvas.
    1. La hiérarchie des bodhisattvas.
    2. Les amis spirituels, ou kalyana mitras.
    3. Les trois joyaux.
    4. Quatre sortes de bodhisattvas.
    5. Le bodhisattva irréversible.
    6. Le bodhisattva du dharmakaya.
  8. Bouddha et bodhisattva ; éternité et temps.