Le Vimalakîrti Nirdesha.

L'émancipation inconcevable comme « émancipation ».

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Le Vimalakîrti Nirdesha a plusieurs autres titres, le plus important d'entre eux étant Acintya-vimoksa ou l'« Émancipation inconcevable ». C'est en termes d'émancipation que le but de la vie spirituelle a été envisagé, des temps les plus reculés jusqu'à nos jours : une émancipation de l'avidité, de l'aversion, de l'illusion, de toutes les conditions qui nous limitent, de tout ce qui pervertit notre créativité la plus profonde, de tout ce qui nous empêche de nous Éveiller. Cette expérience d'émancipation spirituelle, de libération absolue, de liberté totale, est tout l'objet de l'enseignement du Bouddha, et tout ce qu'il a essentiellement toujours été.

Vimoksa est un terme d'un groupe de termes similaires très proéminent aux débuts du bouddhisme. Outre vimoksa et moksa (vimokkha et mokkha en pâli), il y a aussi vimukti et mukti (en pâli : vimutti et mutti ; le préfixe vi- est un préfixe d'insitance en pâli et en sanskrit). Ils ont tous le même sens général d'émancipation, de libération, ou de liberté, et ce sont des mots qui reviennent encore et encore dans les textes en pâli et en sanskrit.

Dans un passage bien connu de l'Udana, les « versets inspirés », le Bouddha dit que, quel que soit l'endroit où vous en prenez de l'eau, le grand océan n'a qu'un seul goût, le goût du sel ; de la même façon son enseignement - que vous considériez les quatre vérités nobles, le noble chemin octuple, les six paramitas, la coproduction conditionnée, la shunyata ou quoi que ce soit - n'a qu'un seul goût, le goût de la liberté.

Selon une autre formule bien connue, il y a quatre stades de développement spirituel : la moralité, ou la droiture ; la concentration et la méditation, ou la conscience élevée ; la sagesse transcendante, ou la vue pénétrante de la réalité ; et l'émancipation (ici aussi le terme employé est vimutti).

Vimutti est aussi l'avant-dernier stade du Chemin en spirale, la voie spirituelle décrite en termes des douze maillons positifs. Ici, la liberté apparaît en dépendance de la non-passion, un stade de sérénité ou d'imperturbabilité spirituelle complète. La non-passion, elle, apparaît en dépendance d'un désengagement des préoccupations du monde, désengagement qui est lui-même une conséquence de l'atteinte de la « connaissance et de la vision des choses telles qu'elles sont réellement ». En termes du Chemin en spirale, donc, la liberté fait suite à la vue pénétrante.

Il est parfois parlé de deux sortes de liberté. La ceto-vimukti est l'émancipation du cœur, la liberté complète de tous les penchants subjectifs, émotionnels et psychologiques. La prajña-vimukti est l'émancipation qui vient de la sagesse, lorsque l'on est libéré de toutes les vues fausses, de toute l'ignorance, de toutes les opinions. Cette double liberté, du cœur et de l'esprit, est le sommet de l'expérience humaine.

Les huit émancipations.

Puis il y a l'enseignement des « huit vimokshas », les huit émancipations, délivrances ou libérations, représentant des niveaux d'expérience méditative de plus en plus raffinés : un mouvement allant du domaine des sens, le kamaloka, jusqu'au rupaloka, le domaine de la forme ou domaine archétypal, et à l'arupaloka, le « domaine sans forme ». La premiére émancipation est réalisée quand apparaît l'avidité pour tel ou tel objet des sens, et que vous réfléchissez aux aspects non-attirants ou répugnants de cet objet particulier. Et quand vous continuez à réfléchir aux aspects non-attirants de ce même objet et qu'ainsi l'avidité n'apparaît pas, c'est la deuxième émancipation. La troisième émancipation est atteinte par une appréciation de plus en plus intense de la pureté et de la beauté de l'état de non-avidité. Puis, quatrièmement, il y a l'émancipation par l'expérience de l'infinité de l'espace, l'expérience qu'il n'y a aucune obstruction, aucun obstacle, aucun blocage, aucune limite, dans quelque direction que ce soit. Cinquièmement, il y a l'émancipation par l'expérience de l'infinité de la conscience. Il n'y a aucune limite à l'esprit, aucune limite à la conscience supérieure. Elle peut aller toujours plus loin, comme la lumière, aussi loin qu'il lui plaît. Elle n'a jamais besoin de s'arrêter ; elle n'a pas de frontières, de limites. C'est la cinquième émancipation. Et puis, sixièmement, il y a l'émancipation par l'expérience de la « non-choseté ». Il n'y a pas d'expérience de « ceci est ceci, et cela est cela » : les contours clairs et précis se dissolvent, si l'on peut dire. En même temps, paradoxalement, vous voyez les choses de façon plus distincte, plus claire et plus vive que jamais, mais non comme des choses séparées, isolées et s'excluant mutuellement, que ce soit des choses matérielles, mentales ou spirituelles. Et puis, septièmement, il y a l'émancipation par l'expérience de ni perception ni non-perception. Il n'y a pas d'objet dans le sens ordinaire, et donc pas de sujet dans le sens ordinaire ; il n'y a donc pas de dualité sujet-objet dans le sens ordinaire. Vous avez commencé à transcender ce genre de division. Elle n'est pas du tout complètement transcendée, en fait elle n'est pas encore transcendée du tout - mais vous ne voyez plus les choses aussi rigidement en terme d'un sujet, ici, et d'un objet ou de tout un monde d'objets, là. C'est la septième émancipation. Et puis, huitièmement, il y a l'émancipation par la cessation parfaite de toute souffrance, la cessation parfaite de l'esprit purement conditionné et réactif, la libération de la créativité totale : en d'autres termes, l'Éveil. Les quatrième à septième émancipations correspondent aux quatre arupa dhyânas, les quatre dhyânas sans forme, et la huitième émancipation correspond à l'Éveil lui-même.

Les trois émancipations.

Une autre manière de décrire l'émancipation utilise les termes des trois vimoksa-mukhas, ou portes de l'émancipation (aussi appelées les trois samâdhis). Ce sont les trois approches différents de la réalisation de l'Inconditionné. Selon la tradition bouddhique, l'existence mondaine conditionnée a trois caractéristiques premières : elle est impermanente, insatisfaisante et non-substantielle. Une fois que vous avez développé la profonde sagesse pénétrant une de ces trois caractéristiques, vous voyez réellement la nature insatisfaisante, impermanente et non-substantielle des choses : vous atteignez l'émancipation correspondante, qui vous donne une porte d'entrée vers l'Inconditionné.

Voilà donc quelques-unes des manières utilisées par la tradition bouddhique pour exprimer la dimension de l'expérience spirituelle qu'elle appelle le vimoksa.

The Inconceivable Emancipation - Themes from the Vimilakirti Nirdesa, © Sangharakshita, 1990, traduction © Centre bouddhiste Triratna, 2002.

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  1. La magie d'un soûtra du mahâyâna.
    1. La vie caractérisée par l'uniformité.
    2. La signification d'un soûtra du mahâyâna.
    3. L'origine du Vimalakîrti Nirdesha.
    4. L'émancipation inconcevable comme émancipation.
    5. L'émancipation inconcevable comme inconcevable.
    6. La magie d'un soûtra du mahâyâna.
    7. Un résumé du Vimalakîrti Nirdesha.
  2. Construire la terre de bouddha.
  3. Être toutes les choses pour tous les hommes.
  4. La critique transcendantale de la religion.
  5. L'histoire face au mythe dans la quête de sens de l'humanité.
  6. La voie de la non-dualité.
  7. Le mystère de la communication humaine.
  8. Les critères de la vie spirituelle.