La Prajñaparamita.

Un commentaire du Ratnaguna-samcayagatha.

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Il n'y a pas de sagesse que nous puissions saisir.

« Il n'y a pas de sagesse que nous puissions saisir, pas de perfection suprême,
Pas de Bodhisattva, pas non plus de pensée de l'Éveil.
Quand on lui dit cela, s'il n'est ni perplexe ni en aucune manière anxieux,
Un Bodhisattva se meut dans la sagesse du Bien-Allé. »

Ceci est le cœur de toute la Perfection de la Sagesse. Le Bodhicitta, la « pensée de l'Éveil », est un des concepts fondamentaux avec lesquels nous pourrions, si nous le souhaitions, résumer la totalité du Mahayana (les autres seraient la bodhi, le Bouddha et le Bodhisattva). Parce que c'est un concept crucial, il doit être compris très clairement. Pour commencer, parler de pensée de l'Éveil, dans le sens d'un simple concept dépourvu de contenu expérimental, n'est en fait pas très juste. Le Bodhicitta est plus comme la volonté d'Éveil ou l'aspiration à l'Éveil - l'Éveil, bien sûr, pour le bien de tous les êtres sensibles. Quant au Bodhisattva, il est censé, dans le Mahayana, être l'incarnation vivante de cette aspiration.

Même ces définitions ne sont pas assez scrupuleuses. Dès que nous parlons de « sagesse », de « perfection suprême », de « Bodhisattva », ou de « bodhicitta », nous nommons un objet « là-bas, au-dehors », mais tous ces termes concernent la réalité ultime, qui par définition transcende la dualité sujet-objet. Nous devons sans cesse nous rappeler que si nous montrons ce qui transcende la dualité sujet-objet, nous ne l'avons pas réellement montré : en fait, nous l'avons falsifié. « Sagesse », « perfection suprême », « Bodhisattva », et « bodhicitta » sont des objets de la pensée par leur nature même en tant que concepts ; mais ce qu'ils signifient, ce à quoi ils se réfèrent, la réalité qu'ils dénotent, n'est pas du tout un objet de la pensée. Tant que nous traitons de concepts, nous ne traitons pas du tout de la réalité ultime.

Un Bodhisattva n'est donc pas réellement un être (ou, si vous voulez, un ego) à la recherche de la perfection suprême. Quelqu'un qui le serait, ou qui penserait qu'il le serait, serait à la recherche de quelque chose qui n'est pas là : « Il n'y a pas de sagesse que nous puissions saisir, pas de perfection suprême. » Mais alors, pouvez-vous demander, que suis-je censé faire ? La vie spirituelle ne consiste-t-elle pas, sûrement, à essayer de saisir la sagesse ? Si je ne suis pas censé essayer de saisir la sagesse, si je ne suis pas censé essayer de vivre comme un Bodhisattva, comme un bon bouddhiste, que suis-je censé faire ?

Le fait est, bien sûr, que nous avons besoin de ces soutiens pour commencer. Nous ne pouvons pas nous empêcher de penser en ces termes ; ils nous donnent notre cadre de référence. Si ce cadre est retiré, nous ne savons pas quoi faire, nous nous sentons spirituellement inquiets et déconcertés. Tôt ou tard, cependant, il devra être retiré si, d'un point de vue spirituel, nous voulons continuer à fonctionner, si nous voulons pouvoir grandir. Ce qui se passe enfin - lorsque nous avons atteint un état dans lequel, alors que nos accessoires, nos cadres de référence intellectuels sont ôtés, nous ne nous sentons plus anxieux ni déconcertés - est, simplement, que notre fonctionnement spirituel devient spontané.

En tant que bouddhiste, vos actions se conforment à trois niveaux de compréhension successifs. Vous commencez par l'approche pleine de bon sens du comportement éthique, basée sur une perception de vous-mêmes et des autres comme étant des ego distincts et palpables. Puis vous affinez votre vue des choses, de telle sorte que vous les voyez tous comme composés de dharmas, les éléments psychophysiques ultimes identifiés dans l'analyse de l'existence faite par l'Abhidharma. Mais finalement, cette approche « scientifique » de l'éthique laisse la place à un mode de fonctionnement et de comportement positif qui est entièrement spontané et n'est basé sur aucun raisonnement conceptuel qui soit. Vous ne vous comportez pas d'une façon particulière pour une raison particulière à laquelle vous avez réfléchi : aller au paradis, devenir Éveillé, ou quoi que ce soit d'autre. Vous le faites, simplement ; mais n'imaginez pas que cela veut vraiment dire ce à quoi nous pensons quand nous disons : « Vous le faites, simplement ». Ce « faites » est à un niveau complètement différent. C'est un mouvement dans la Perfection de la Sagesse, qui peut se manifester en tant que sila ; mais, à tout instant, vous ne voyez que la shunyata.

Mouvement est une traduction française assez maladroite de carya, qui peut aussi être traduit par « conduite » ou par « marche », comme dans brahmacarya, la conduite de Brahma. Le Bodhisattva conduit, ou marche, dans la sagesse du sugata, le « bien allé », celui qui est allé heureux, ou qui est allé dans un état heureux. Cela suggère que l'Éveil (ou la prajña du Bouddha) est comme un grand océan, et que le Bodhisattva, ayant atteint ce grand océan et y ayant plongé, s'y ébat, s'y meut, en fait l'expérience, y vit et s'y déplace. La vie transcendantale est l'élément naturel du Bodhisattva. C'est pour cela que le Bodhisattva ne pense pas : « Me voici Bodhisattva », ou « Me voici, me mouvant dans la Sagesse Parfaite. » De la même façon, un grand peintre à l'œuvre ne pense pas : « Me voici, grand peintre, peignant un chef d'œuvre ». Dès que vous avez cette sorte de pensée, l'œuvre, la création s'arrête. Mais le Bodhisattva est tout le temps absorbé dans cet oubli de soi, sans jamais si l'on peut dire s'arrêter, sans se détourner du chevalet.

« Dans la forme, la sensation, la volition, la perception et la conscience,
nulle part dans cela ils ne trouvent de lieu où se reposer.
Sans demeure ils errent, les dharmas ne les tiennent jamais,
Pas plus qu'ils ne les saisissent - ils sont certains d'atteindre la Bodhi du Jina. »

Les cinq classes de phénomènes formant l'être psychophysique de l'individu, les cinq skandhas, présentent un modèle pratique en première approche, mais qui de façon ultime n'est pas valide. Il n'y a pas réellement de chose, ni même de processus, telle que la « forme », ou la « sensation », ou la « volonté », ou la « perception », ou la « prise de conscience », pas plus qu'il y a de « soi » inchangeant derrière eux.

Cette idée n'est pas non plus si inaccessible. Vous n'avez qu'à regarder la façon dont les physiciens décrivent l'atome, comme une sorte de minuscule système de planètes, avec les électrons tournant autour des protons et des neutrons formant le noyau, alors qu'en fait ces composants sont plus comme différentes formes d'énergie. Construire un modèle d'atome à l'aide de boules de billard peut être une façon utile d'élucider sa structure, mais cela ne doit pas être pris littéralement. Il en est de même avec les skandhas : ils représentent plutôt des condensations temporaires d'énergie : ils sont shunyata.

Ceci n'est pas pour dire qu'il nous faut rejeter les structures et modèles intellectuels, mais seulement que nous ne devons pas mettre notre sécurité spirituelle (sans parler de notre sécurité psychologique) dans une structure intellectuelle provisoire d'une façon telle que si la structure est dérangée, notre sécurité soit dérangée. De cette manière, nous pouvons éviter le danger inhérent au fait d'embrasser tout système de croyance (religieux, politique, ou autre), qui est de devenir anxieux et angoissé lorsque des gens tentent d'ébranler cette structure doctrinale particulière. De cette manière, aussi, en ne nous « arrêtant » sur rien, nous continuons à avancer et à grandir. Maintes et maintes fois, dans le Mahayana, dans la littérature de la Perfection de la Sagesse, ainsi que dans les textes en pâli, le Bouddha exhorte ses disciples à ne pas s'attacher à des vues.

« Sans demeure ils errent » suggère l'image traditionnelle du bhikkhu, et il y a des chances pour que nous commencions par la prendre littéralement. Mais la phrase « les dharmas ne les tiennent jamais » montre clairement que l'errance sans demeure ne doit pas être prise dans un seul sens matériel ; elle doit aussi être prise dans un sens psychologique. Les Bodhisattvas n'ont pas de demeure psychologique. En fait, ils n'ont pas de demeure spirituelle : aucune maison, d'aucune sorte, ne peut être trouvée dans la communauté spirituelle. Cette vue des choses donne à l'idéal de la vie sans demeure une interprétation bien plus profonde, comme c'est aussi le cas dans les textes les plus archaïques du canon pâli, comme le Sutta-nipata. Ne se reposer nulle part, être tout à fait libre, et n'être pas lié par des concepts tels que les skandhas et les dharmas, qui ne sont valides qu'en première approche - les utiliser mais ne pas en être esclave - voilà l'idéal de la vie sans demeure.

Nous n'avons même pas besoin de nous débarrasser du concept de « soi », tant que nous voyons clairement que c'est un concept de fonctionnement. Il y a de nombreuses années, alors que j'étais un bouddhiste relativement jeune, je faisais très attention à éviter le mot « soi », et à sa place, très religieusement, j'utilisais toujours les mots « non soi ». Mais après quelques années j'ai commencé à me demander de quoi est-ce que j'avais si peur. Si vous commencez à être aussi scrupuleux quant à ces termes, cela veut dire que vous les prenez trop littéralement, auquel cas même votre non-soi devient un soi. Quant à essayer d'éviter d'utiliser les pronoms personnels, c'est au mieux un manque de précision pseudo-impersonnel (comme dans « il a été décidé que »), et au pire complètement aliénant. Nous pouvons sans risque utiliser ces locutions si nous le faisons d'une façon familière et poétique, plutôt que si nous les prenons littéralement.

L'intelligence est parfois définie comme l'utilisation créative de concepts, et un bouddhiste intelligent utilise les concepts bouddhiques de façon créative. Ils ne doivent pas être pris littéralement, comme des dogmes ou comme une croyance aveugle. Le Dharma est probablement plus proche de la poésie que de la science, et le communiquer réellement est plus comme transmettre la beauté d'une œuvre d'art dont on a fait l'expérience que comme essayer de faire comprendre un ensemble de lois scientifiques que l'on a compris.

« Le voyageur Srenika, dans sa gnose de la vérité
Ne pouvait trouver de fondation, quoique les skandhas n'aient pas été défaits.
Ainsi le Bodhisattva, lorsqu'il comprend les dharmas comme il le devrait
Ne se retire pas dans un Repos Bienheureux. Il demeure alors dans la sagesse. »

Le voyageur Srenika est un personnage de la tradition sanskrite, apparaissant dans un texte du Sarvastivada. Il aborde le Bouddha avec une théorie à lui, qui est que le Tathagata doit être assimilé au « véritable soi » ou, plutôt, que le « véritable soi » doit être assimilé au Tathagata. A cela, le Bouddha répond que Srenika est dans l'erreur ; le Tathagata ne doit pas être considéré comme étant identique aux skandhas, ni différent d'eux, pas plus qu'on ne peut le trouver en leur absence. En d'autres termes, le Tathagata ne peut pas du tout être saisi dans les termes des cinq skandhas. Il est ineffable, inexplicable. Néanmoins, dans un suprême acte de foi (ceci est l'expression de Conze), Srenika va en refuge dans le Bouddha, même s'il n'a aucune compréhension intellectuelle de ce qu'est réellement le Bouddha.

Srenika va en refuge sur la base de l'émotion. Même s'il n'a pas de raison d'aller de l'avant, il est emporté par un mouvement qu'il a généré et qu'il ne peut arrêter. Voila ce que signifie la foi. Cela veut-il dire que la foi est irrationnelle ? En aucun cas. Après tout, devons-nous nécessairement comprendre les choses intellectuellement avant d'agir ? En fait, déterminons-nous jamais de façon entière et complète les pour et les contre d'une situation, sans possibilité d'erreur, avant de commencer à agir ? Non, bien sûr. Il est simplement impossible de savoir quels peuvent être tous les différents facteurs impliqués dans une situation. Nous ne pouvons jamais agir avec une connaissance complète. Nous vivons réellement par la foi. Ce n'est pas pour dire que la foi soit la seule chose par laquelle nous vivons mais, ayant découvert autant de choses que nous le pouvons raisonnablement, nous devons toujours prendre un risque. Nous pouvons avoir un nombre raisonnable de faits à notre disposition avant de prendre une décision, mais nous ne pouvons les avoir tous.

Dans certaines situations, comme celle dans laquelle se trouve Srenika, nous pouvons ne pas avoir de fait du tout. Alors nous devons réellement nous jeter à l'eau, nous devons réellement nous engager car, bien sûr, nous ne pouvons pas nous engager dans quelque chose que nous connaissons. S'engager dans le connu est une contradiction dans les termes. Vous vous engagez toujours dans l'inconnu, ou, au moins, il y a toujours un élément inconnu dans tout ce dans quoi vous vous engagez. C'est comme connaître une autre personne : pouvez-vous jamais dire que vous la connaissez complètement ? S'engager dans une amitié doit être un acte de confiance, un acte de foi. En fait, plus une amitié est approfondie et créative, plus il y a d'inconnu en elle. Plus vous pouvez faire profondément confiance à une personne, moins elle devient prévisible. Inversement, si vous êtes vraiment certain de ce qu'une personne va faire, de ce qu'elle va dire, de sa réponse à une situation particulière, vous pouvez aussi être bien certain qu'elle est essentiellement réactive plutôt que créative dans sa façon de se comporter, qu'elle avance au fond des profondes ornières des habitudes inconscientes, et qu'en fin de compte, profondément, on ne peut pas compter sur elle.

Srenika « ne pouvait trouver de fondation » sur laquelle s'installer avec l'idée que le Bouddha était ceci ou cela, ou n'était pas ceci ou cela, même si les « skandhas [du Bouddha] n'avaient pas été défaits », c'est-à-dire même si la personnalité psychophysique du Bouddha n'avait pas encore finalement cessé avec l'atteinte du parinirvana. Il y avait devant lui les skandhas du Bouddha, mais il ne pouvait pas décider si le Bouddha devait être trouvé en eux, ou en dehors d'eux, ou en leur absence.

Il y a cependant une autre façon de lire cette phrase, qui est de dire que Srenika « ne pouvait trouver de fondation » parce que, quoique les skandhas, que ce soit ceux du Bouddha ou les siens, « n'avaient pas été défaits », il voyait qu'ils étaient comme une illusion magique : il ne les prenait pas pour des réalités ultimes.

Le verset nous dit que tout comme Srenika « ne pouvait trouver de fondation … le Bodhisattva, lorsqu'il comprend les dharmas comme il le devrait, ne se retire pas dans un Repos Bienheureux ». Le Bodhisattva n'a pas de notion de se retirer dans un « Repos Bienheureux » car il voit tous les dharmas, y compris peut-être l'idée de nirvana, comme étant vides, comme étant des « concepts de fonctionnement » (une expression de Guenther) ; il ne prend plus toutes ces paroles au sujet de l'atteinte ou non du nirvana de façon littérale.

Le Bodhisattva rejette le nirvana non pas dans le sens ultime, mais dans le sens péjoratif donné au mot par le Mahayana : quelque chose d'accessible à l'individu seul. Cette conception ne doit cependant pas être prise littéralement. Dans le canon pâli, « nirvana » est un mot pour la réalisation ultime. Mais comment pouvez-vous concevoir la possession du nirvana pour vous-même, à l'exclusion des autres ? C'est une contradiction dans les termes, car dans le nirvana il n'est pas question de soi par opposition aux autres.

En fait, quoique le Mahayana puisse être péjoratif, cette façon de penser est aussi typique du canon pâli que du Mahayana. Il y a un sutta pâli, par exemple, dans lequel Ananda, voyant que son ami Sariputta a l'air très vif et plein d'entrain, en fait la remarque, disant : « On dirait que tu as eu une bonne méditation. » Sariputta répond en expliquant qu'il a passé toute l'après-midi à méditer dans la forêt, demeurant tout ce temps-là dans le deuxième dhyana. Il continue en disant : « Quoique j'aie passé tout le jour demeurant dans le deuxième dhyana, il ne m'est jamais venu à l'esprit que je demeurais dans le deuxième dhyana. » Si Sariputta, l'Arhat archétype du Hinayana, ne perçoit pas qu'il fait l'expérience d'une réalisation aussi fondamentale que le deuxième dhyana, peut-il vraiment être possible à quiconque de dire : « Bien, me voici, atteignant le nirvana » ? Est-il même possible de rejeter le nirvana comme réalisation personnelle ? S'il est pour vous question de le rejeter, cela veut dire que vous pensez toujours à la possibilité de l'atteindre pour vous-même. Si l'on voulait se retirer dans un « Repos Bienheureux », ce ne serait pas un Repos Bienheureux ; ce ne serait pas le nirvana.

La chose déconcertante concernant le Mahayana est qu'il utilise des termes provenant de traditions plus anciennes en en altérant le sens. Il ne fait pas de doute que lorsque le Mahayana s'est développé il y avait eu concernant la pratique réelle un déclin des idéaux du Hinayana. Il se peut même que certains de ceux qui se considéraient comme des Arhats, ou qui étaient considérés comme tels, aient commencé à considérer le nirvana d'une façon limitée et fausse, comme ne consistant en rien de plus qu'une expérience des quatre dhyanas. S'ils avaient commencé à penser ainsi au nirvana, on n'aurait guère pu s'attendre à ce qu'ils lèvent la tête de ces états pleins de félicité et se préoccupent du destin d'autres êtres. Ceci peut expliquer pourquoi les Mahayanistes disaient : « Vous devez aller au-delà du nirvana » ; ils voulaient peut-être dire que vous devez aller au-delà des quatre dhyanas.

Il se peut que des termes tels que « Arhat » et « nirvana », que le Mahayana prit dans un sens altéré, aient en fait déjà été utilisés dans ce sens altéré lors des débuts du Mahayana. Ils ne l'étaient cependant sûrement pas au temps du Bouddha. On ne trouve nulle part dans le canon pâli de personne désignée comme Arhat qui commence à être digne (ou plutôt indigne) de la caricature de l'Arhat dessinée par le Mahayana. Le faux nirvana colporté par ces caricatures n'a pas non plus de place dans les écritures pâlies.

Si vous tentez de classer toutes les approches différentes du nirvana prises par toutes les différentes écoles du bouddhisme, vous arrivez à quatre modes principaux de « définition ». Il y a l'approche positive (le nirvana en tant qu'Éveil, en tant que bonheur suprême, etc.) sur laquelle insiste le Mahayana. Il y a l'approche symbolique, à l'aide d'images (le nirvana comme une « grotte fraîche », etc.), qui de nos jours tend à être ignorée, sauf peut-être par les écoles de la Terre Pure. Puis il y a l'approche paradoxale, qui présente le nirvana en termes contradictoires ; la Perfection de la Sagesse insiste sur cette approche, et le Zen l'a rendu populaire. Il y a enfin l'approche négative du Hinayana : le nirvana en tant qu'annihilation de l'ignorance, des passions, des samskaras, du conditionné. Puisqu'il est si facile de mal comprendre ces approches, c'est une erreur de donner un poids excessif à une seule d'entre-elles.

L'approche symbolique du nirvana, par l'imagerie et la poésie, semble être sujette à peu d'incompréhensions, et celles-ci sont relativement inoffensives. Un des services rendus par Carl Jung a été d'affirmer la valeur et la fonction manifestes de symboles archétypes tels que celui de la Terre Pure, même si nous ne les prenons pas littéralement. En ce qui concerne l'approche paradoxale, les dangers sont ici très réels, ce qui devrait maintenant être clair. Premièrement, il y a le danger de prôner l'irrationalisme ; deuxièmement, il y a le danger que l'esprit rationnel comprenne si mal ces paradoxes qu'il pense qu'il peut vivre avec ; troisièmement, il y a le danger d'imaginer que la vacuité ultime de toute pratique spirituelle signifie que l'on peut se dispenser de pratique spirituelle, même à un niveau relatif.

L'inconvénient de l'approche négative est que tellement peu est dit du nirvana qu'il en résulte que vous pouvez y penser comme à une sorte d'état vide, sans traits, dans lequel, simplement, vous disparaissez et cessez d'exister. Littéralement, nirvana signifie extinction. Il y a de fortes chances pour que ce mot ait été un néologisme bouddhique créé à partir du verbe nibbuta, qui se réfère à l'extinction d'une flamme. Mais l'extinction d'une flamme avait une signification particulière dans la pensée indienne ancienne. Quand une flamme physique s'éteignait, elle était censée retourner, si l'on peut dire, à une sorte de feu archétype. Quand on parlait de l'extinction d'une flamme, cela était compris non pas comme une annihilation mais comme une transformation, un passage de la flamme à un état supérieur ou plus subtil. Il semblerait donc qu'à l'origine le mot « nirvana » n'ait pas été sujet à une lecture nihiliste erronée.

Le Hinayana, pourrions-nous dire, a une approche plus réticente, voire plus respectueuse du nirvana que le Mahayana. Le Hinayana est très heureux de vous y mener, mais après cela il vous y laisse. Le nirvana vous fera savoir ce qu'il est une fois que vous y serez. Vous avez certainement dans le Hinayana un principe transcendantal indestructible ; seulement, il n'est pas considéré, par exemple, comme « tout-envahissant » ou comme « le fondement de l'être », non pas parce qu'il n'est pas nécessairement tout-envahissant, etc., mais parce que dire cela serait une affirmation métaphysique, et le Hinayana se tient à l'écart des affirmations métaphysiques. Le Hinayana dit qu'une fois que vous êtes Éveillé il n'y a plus de renaissance involontaire, dans le sens de renaissance motivée par l'avidité et l'ignorance. Il ne se permet pas de spéculer pour savoir s'il y a ou non de renaissance volontaire, par compassion. Le Mahayana se lance dans ce genre de spéculation, et l'on peut tout de suite voir le genre de problèmes que le Hinayana refuse d'aborder.

L'approche « positive » du nirvana offre une perspective plus riche du but de la vie spirituelle, mais elle est en même temps très ouverte à une interprétation erronée. Une renaissance « volontaire » suggère une conscience individuelle choisissant on ne sait trop comment ce qui lui plaît ; mais si vous essayez d'éviter de dire cela et dites à la place que, par compassion, la conscience Éveillée doit se manifester d'une certaine façon, vous essayez de mettre des limites à ce qui par nature est complètement libre. Dire seulement qu'elle s'exprime présuppose une distinction entre ce que l'on veut exprimer et l'expression elle-même, distinction qui est inapplicable. La conscience Éveillée est infinie : elle est déjà « dans » toutes les choses ; de façon omniprésente, elle est déjà et exprimée, et s'exprimant, et pouvant s'exprimer. Elle ne doit pas être conçue comme quelque chose de statique, un « Repos Bienheureux » dans lequel vous vous « retirez » une fois pour toutes. Il y a de l'activité, et cette activité est appelée compassion - quoique ce ne soit pas une activité distincte du repos, ou qui naisse d'un état de tranquillité. Dans un état de conscience qui est inconcevable, la tranquillité et l'activité ne sont pas incompatibles.

Vous pourriez dire que, lorsqu'il réalise l'Éveil complet, le Bodhisattva participe à l'activité compatissante universelle du dharmakaya - non pas que du point de vue de l'Absolu il y ait eu une déficience avant cet Éveil, ni qu'il y ait eu une annihilation du fait individuel d'être Bodhisattva. Peut-être y a-t-il de notre point de vue un être Éveillé de plus, un Bodhisattva de plus, mais ce n'est pas le cas, si l'on peut dire, du point de vue du dharmakaya.

Malgré l'insistance portée par le Mahayana sur l'activité compatissante, il faut dire que jusque récemment il y a eu beaucoup plus de missionnaires du Theravada que du Mahayana. Avant d'être mis dehors par les communistes, les tibétains ne pensaient pas à propager le bouddhisme en dehors du Tibet. Les bouddhistes chinois et japonais arrivèrent aussi en Occident bien après les Theravadins. Tout ce que l'on peut vraiment dire au sujet du Mahayana est qu'il insiste plus sur les implications altruistes de la vie spirituelle que le Hinayana, et qu'à l'aide de l'Idéal du Bodhisattva il vise plus délibérément à rendre la vie spirituelle, dans son expression la plus complète, disponible au plus grand nombre de personnes.

L'Idéal du Bodhisattva, dans sa version populaire, est souvent mal compris. Selon cette version « exotérique », vous retardez d'une façon désintéressée votre réalisation du nirvana jusqu'à ce que tous les êtres soient éveillés. Mais vous ne pouvez pas littéralement retarder le nirvana. C'est plutôt comme si, lorsque vous progressez, il vous était de moins en moins possible de faire de distinction entre le fait de vous aider et le fait d'aider les autres. Vous voyez de plus en plus que ce sont différents aspects du même processus. Peu à peu, vous constatez que vous ne pouvez pas vous aider sans aider les autres ; vous ne pouvez pas aider les autres sans vous aider. Il n'y a donc pas vraiment deux idéaux spirituels distincts, l'Idéal de l'Arhat et l'Idéal du Bodhisattva, qui chacun peuvent être suivis séparément jusqu'au bout. Plus vous progressez le long d'une de ces « voies », plus vous voyez que les deux idéaux se fondent. La distinction historique, qui est en fait entre trois aspects, la Voie de l'Arhat, la Voie du Pratyekabuddha et la Voie du Bodhisattva, est réellement regrettable. Il a fallu l'enseignement principal du Sûtra du Lotus pour mettre l'accent sur le fait que les trois voies sont en fait une : l'ekayana.

Que se passe-t-il donc lorsque l'on nous dit que le Bodhisattva refuse délibérément un nirvana exclusif pour un Éveil pour le bien de tous les êtres sensibles ? A vrai dire, ce qui est refusé n'est pas le nirvana en tant que possession personnelle, mais l'idée du nirvana en tant que possession personnelle. Lors des étapes antérieures de la voie, vous ne pouvez parler qu'en termes d'« atteinte du nirvana », d'« atteinte de l'Éveil », mais quand vous commencer à approcher le but, il devient très clair que ces expressions ne s'accordent pas avec la réalité. Le Mahayana présente cette perception d'une façon assez sommaire et populaire en disant que le Bodhisattva rejette un nirvana individuel, mais ce qui est en fait rejeté est cette façon particulière d'y penser. L'image du Mahayana n'est donc vraiment pas différente de celle du Hinayana. Ce qu'a fait le Mahayana, dans une certaine mesure au moins, a simplement été de restituer l'esprit originel de l'enseignement du Bouddha, et même de le faire ressortir de façon plus complète.

Ayant dit tout cela, ma propre expérience est que, peut-être parce que l'aspect de compassion est plus explicite, il y a quelque chose dans l'enseignement et la pratique du Mahayana que l'on ne trouve pas dans le Theravada. La bonté et la bienveillance des Theravadins est toujours bienvenue, mais avec les bouddhistes tibétains, en particulier, vous avez l'impression d'une bienveillance et d'une compassion bien plus clairement spirituelles, voire transcendantales. C'est la différence entre le metta, qui est merveilleux, et le Bodhicitta, qui est encore plus merveilleux.

Les Theravadins sont tout à fait prêts à vous enseigner, mais seulement dans leurs termes plutôt rigides. Les véritables Mahayanistes essaieront de vous aider où ils vous trouvent, sans se reposer sur la tradition. On peut bien sûr faire toutes sortes de généralisations : les moines de Birmanie, qui pratiquent l'Abhidharma, et les moines de Mongolie, qui sont souvent de très bons geshes et suivent l'équivalent Mahayana de l'Abhidharma, tendent à être emportés ; les Thaïlandais, qui se spécialisent dans le Vinaya, sont connus pour leur discipline et leur attention, tandis que les Cingalais sont toujours de bonne compagnie - de joviaux amis, pourriez vous dire. Les moines chinois et japonais, eux, sont souvent très froids, et ne veulent simplement pas vous connaître. Et pourtant, une histoire qui m'a été racontée par une amie que j'avais en Inde, Sœur Palden, illustre comment les individus échappent à toute catégorisation telle que celles-ci.

Elle avait séjourné dans un temple japonais près de Rajgir et, quand elle partit, le moine japonais qui était le supérieur du monastère alla avec elle à la gare. Sa valise était assez lourde et il la portait pour elle (un bhikkhu Theravadin ne se permettrait jamais de compromettre sa dignité ainsi) quand ils virent le train arriver. Ils avaient encore un peu de chemin à parcourir avant d'arriver à la gare, et le supérieur vit qu'il n'y avait qu'une chose à faire pour qu'elle attrape son train. Sans cérémonie, il hissa la grosse valise sur sa tête, comme un coolie, et il courut. Et elle eut son train. Cette histoire montre qu'il était capable de laisser sa dignité de côté, sans un moment d'hésitation, quand il était utile de le faire. Ceci est l'esprit du Mahayana.

Nous apprenons donc du Bodhisattva que « comprenant les dharmas comme il le devrait (...) il demeure alors dans la sagesse ». La vie de sagesse est la vie spontanée. Elle ne dépend pas de soutiens intellectuels, elle va au-delà des évidences. Si nous regardons notre façon de fonctionner, nous pouvons dire que les sens nous apportent nos matériaux bruts, puis que l'esprit les travaille, et qu'enfin nous en arrivons à diverses conclusions. Mais nous ne pouvons pas prendre pour base ce niveau de fonctionnement. Nous sommes plus que nos sens, et nous sommes donc plus que la faculté de raisonnement qui se base, comme elle le fait, sur les données des sens. Si nous nous laissons être limité par les entrées sensorielles, nous restreignons tout notre être.

Donc, pour faire une expérience, pourquoi ne pas essayer de faire quelque chose sans commencer par en trouver une raison ? Écoutez la voix de la raison - c'est un point de départ utile - mais ne la laissez pas vous guider jusqu'au bout. Vous êtes plus grand que votre raison, d'où le besoin de la foi. Si vous avez la foi, vous allez au-delà de la situation présente, vous avancez avec le minimum de soutien rationnel et intellectuel. Donner à une situation moins de réflexion qu'elle le demande est stupide, mais y donner plus de réflexion est névrotique et mène à l'anxiété. La foi et l'inquiétude sont incompatibles : si vous avez la foi, vous ne pouvez être névrotique.

La personne unifiée agit comme une personne totale : avec raison (dans le sens d'une reconnaissance consciente de certains faits, circonstances et possibilités objectifs) mais aussi avec émotionnalité. Vous avez plus de chances de pouvoir être vraiment rationnel et de prendre en compte les faits objectifs d'une situation si vous laissez aussi plus librement cours à vos émotions. Il y a en fait beaucoup moins de pensée véritablement rationnelle que nous n'aimons à le penser. Dans la plupart des cas, les gens dits rationnels sont ceux qui ont la plus grande capacité de rationalisation et les émotions les plus profondément enfouies. Prenez les lettrés, par exemple. Lorsque j'ai commencé à entrer en contact avec des lettrés du bouddhisme, au début des années cinquante, j'ai été surpris de voir combien irrationnels ils étaient tous. Dès que l'un d'entre-eux publiait un article, un autre spécialiste du même domaine avait une violente réaction émotionnelle et faisait alors quelque recherche « objective » afin de réfuter et de véritablement démolir les conclusions de son rival. Ils ne répugnaient pas non plus aux intrigues, à s'arranger pour que des critiques défavorables soient diffusées, où à exercer leur influence pour que des rivaux soient renvoyés de leur poste. Dans mon innocence j'avais imaginé que les lettrés étaient des êtres objectifs, impartiaux et rationnels - mais pas le moins du monde. Personne n'est plus émotionnel ou moins raisonnable qu'un intellectuel.

Depuis, j'en suis venu à voir que la plupart des gens sont comme cela. Il y a bien sûr ceux qui ne font aucun effort pour tenter de cacher leurs émotions. D'autres, cependant, ont une plus grande capacité à déguiser leurs émotions sous forme de raison. Nous pouvons trouver des raisons pour faire les choses, mais, réellement, ce sont nos émotions qui nous font fonctionner. Non pas qu'il ait quelque chose de mauvais au fait d'être émotionnellement motivé ; les problèmes apparaissent lorsque cette motivation émotionnelle n'est pas reconnue. C'est ce que vous pourriez appeler le facteur X : le facteur qui n'est pas mentionné lorsque les gens expliquent leurs actions. Le facteur X n'est pas exactement inconscient, mais les gens prennent l'habitude absolue et donc pratiquement inconsciente de ne pas le reconnaître : il trouve donc une expression souterraine, indirecte et donc négative. Il vaut mieux clarifier les émotions, les laisser ouvertes et, au moins, si l'on ne peut les rendre plus positives, agir directement à partir d'elles. Si nous donnons aux émotions un jeu plus libre et ouvert, elles seront plus sensibles à la raison lorsque la raison est appelée. Nous pouvons les voir pour ce qu'elles sont et prendre des dispositions soit pour les contrôler avec attention, soit pour les purifier et les rendre plus translucides et raffinées.

Si vous ne pouvez pas raisonner les choses, vous avez peu de chances de trouver une direction pour vos énergies. En même temps, il y a peu de chances pour que vous fassiez beaucoup si vous n'y mettez pas votre cœur. Mais quand vous êtes totalement unifié, quand votre raison est votre émotion et votre émotion est votre raison, il est très difficile, lorsque vous faites quelque chose, de dire si vous le faites pour une raison particulière ou simplement parce que vous en avez envie. Lorsque s'exprime le meilleur de vous-même, vous êtes incapable de dire si c'est la raison ou l'émotion qui vous fait avancer. Vous avez conscience de pourquoi vous faites ce que vous êtes en train de faire, et vous êtes émotionnellement engagé dans ce que vous faites, mais cela semble revenir au même. Voilà l'intelligence. Quand, cependant, l'intelligence se sépare du reste de la personnalité et fonctionne de façon autonome, elle devient ce que nous appelons l'intellect, et commence à rationaliser.

Le mot « intellect » a bien sûr eu un parcours hautement respecté dans la pensée occidentale. La « raison », ou l'« intellect », signifiait à l'origine la faculté supérieure supra-individuelle de l'appréhension de la vérité, et Kant a réussi à créer une distinction entre cela et ce qu'il a appelé la « compréhension ». Ces termes, « raison », « intellect » et « compréhension » n'expriment cependant plus pour nous une telle distinction ; notre vocabulaire n'a en fait plus de terme pour désigner l'intellect en tant que cette faculté supérieure. Au mieux, nous avons le mot bien trop ambigu d'« intuition », qui peut utilement référer à l'appréciation directe de quelque chose qui ne demande pas de démonstration - c'est-à-dire la « compréhension intuitive » - mais non à ce niveau intellectuel supérieur.

Le déclin de cette sorte de langage doit être associé au déclin du christianisme ; dans son sens traditionnel, le mot « intellect » n'est de nos jours plus utilisé que par les théologiens catholiques. La pensée traditionnelle platonique, néoplatonique et catholique fonctionnait dans une classification en trois parties de l'homme en « corps », « âme » et « esprit ». Puis « esprit » en vint à être égal à « âme » et, de nos jours, même « âme » tend à se perdre, nous laissant avec le « corps » virtuellement seul, et avec une terminologie qui reflète ce rétrécissement de la perspective.

En tant que bouddhistes, nous ne voulons pas retourner à l'ancien statut des mots, si cela signifie aussi retourner à leurs connotations chrétiennes. Nous devons donc faire attention à faire une distinction nette entre des termes tels que prajña et vijñana. La vijñana, qui bien sûr est un des cinq skandhas, n'est pas tant la « conscience » que tout ce niveau rationnel et conceptuel de connaissance, contrastant avec la faculté entièrement supérieure de l'intellect représenté par la prajña.

Une personne saine n'a ni un intellect dans notre sens moderne dévalorisé, ni des émotions flottant librement. Chez la personne saine et unifiée, la tête et le cœur fonctionnent ensemble. Et la sagesse - ou l'« intellect » - du Bodhisattva n'a pas un lien plus fort avec la tête qu'il n'en a avec le cœur. Elle est enracinée dans les deux, elle croît des deux, et les transcende tous les deux. La sagesse transcendantale, malgré toutes ses connotations intellectuelles, est également accessible - et également inaccessible -à la tête et au cœur. « Il demeure alors dans la sagesse » : il demeure donc comme une personne complètement unifiée.

© 'Wisdom beyond words' Sangharakshita, Windhorse Publications 1993, traduction © Christian Richard 2003.

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