La Prajñaparamita.

Un commentaire du Ratnaguna-samcayagatha.

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L'individu insondable.

« Transcendant ainsi le monde, il échappe à nos appréhensions.
« Il va vers le nirvana », mais personne ne peut dire où il est allé.
Un feu est éteint mais où, demandons-nous, est-il allé ?
De même, comment pouvons-nous trouver celui qui a trouvé le Repos du Bienheureux ?

Le passé du bodhisattva, son futur et son présent doivent nous échapper,
Les trois dimensions du temps ne le touchent nulle part.
Il est tout à fait pur, libéré de toute condition, sans entrave.
Cela est sa pratique de la sagesse, la plus haute perfection. »

Nous pouvons être très terre à terre ici. Non seulement le bodhisattva ne peut-il pas être appréhendé ; l'individu ne peut pas non plus être appréhendé. Dans la mesure où une personne est un individu, dans cette même mesure, si vous n'êtes pas vous-même un individu, vous ne pouvez la comprendre, ou même la reconnaître. Vous ne pouvez la connaître car vous ne pouvez la voir comme elle est réellement. Il n'est pas possible à quelqu'un qui n'est pas un individu de réellement voir une autre personne qui est plus un individu. Si, donc, vous n'êtes pas encore un bodhisattva, vous ne pouvez pas connaître quelqu'un qui est un bodhisattva - le bodhisattva étant l'individu par excellence.

Une autre façon de considérer cela est de demander : « Qu'est-ce que la connaissance ? » Si nous disons que nous connaissons quelque chose, nous voulons habituellement dire que nous pouvons le classer. Si vous prenez une fleur et identifiez son genre et son espèce, il est possible de dire que d'un point de vue botanique vous savez ce qu'est cette fleur. Une chose qui peut être classée avec un certain nombre de choses similaires peut être connue ; la connaître veut dire connaître à quelle classe, sous-classe, etc., elle appartient. Mais un individu est unique, il ne peut être répété, et vous ne pouvez avoir de classe contenant une seule chose - c'est ce qui en logique est appelé « l'espèce infime ». L'individu est donc inclassable ; nous ne pouvons classer quelqu'un que dans la mesure où ce n'est pas un individu. Son individualité nous échappe. Il ne peut pas être connu dans la signification ordinaire et scientifique du mot « connaissance ».

Seul un individu peut connaître un individu, et alors même cette connaissance n'est pas classable, étant plutôt de la nature d'une expérience de cet individu que d'une connaissance de celui-ci. Cela veut dire avoir conscience de cet individu, non pas avec un regard froid et scientifique, mais avec une prise de conscience à laquelle on participe, avec une considération chaleureuse et empathique, pleine de metta et de joie. De cette façon, un individu peut en appréhender un autre. Cela ne veut pas dire que vous deviez vous-même devenir un individu avant de commencer à connaître un autre individu : les deux peuvent se produire en même temps, une individualité s'affinant au contact de l'autre. C'est comme deux miroirs se faisant face. La vue que l'autre personne a de vous vous aide à la voir plus clairement comme un individu, et vous aide aussi à faire plus intensément l'expérience de vous-même.

Cette expérience de vous-même n'est bien sûr pas la même chose que la conscience de soi dans le sens d'une division de la conscience. Faire complètement l'expérience de soi-même est une chose très différente du fait de prendre intensément conscience de soi-même d'une façon aliénée, souvent accompagnée d'angoisse au sujet de ce que les autres personnes pensent de soi. La phase adolescente où l'on a fortement conscience de son embarras, de sa gaucherie et de son incapacité à faire les choses spontanément semble être une étape transitoire nécessaire entre la spontanéité sans conscience de soi de l'enfant et la conscience de soi mûre et unifiée du véritable individu. En tant que phase de transition, cette sorte de conscience de soi rudimentaire est en fait très saine et positive. Ce qui peut la fixer sous une forme malsaine et névrotique est la culpabilité, sous l'influence de laquelle, par exemple, vous ressentez que « les yeux du Seigneur sont partout, voyant le bien et le mal ».

La véritable conscience de soi, elle, réconcilie la conscience de soi et la spontanéité de l'enfant, et est difficile à réaliser. Si vous êtes spontané, vous êtes nécessairement inconscient de ce que vous faites ; si vous êtes conscient de ce que vous faites, comment pouvez-vous être spontané ? Mais ceci est ce que vous essayez de réaliser, par exemple, dans le contexte d'une retraite de méditation. Vous pouvez vous sentir rigide et inhibé en arrivant ; vous devez donc commencer par vous détendre et lâcher prise, laissant aller dans une certaine mesure votre esprit animal. Puis, celui qui mène la retraite peut sentir le besoin d'ajuster un peu les choses et d'introduire un petit peu plus d'attention, avec des périodes de méditation et de silence supplémentaires. Puis il peut avoir besoin d'injecter un peu plus d'animation, afin de libérer un peu plus d'énergie.

Si l'on ne suit pas ce genre de voie médiane, on peut être soit sans attention mais plein de vitalité animale brute, soit très attentif mais inhibé et non spontané. Cependant, lorsque l'on atteint une vitalité plus raffinée et une prise de conscience plus créative, ces deux qualités peuvent être liées, en particulier au moyen d'émotions positives, pour produire une expérience unifiée de prise de conscience et de spontanéité telle que celle dont seul fait communément l'expérience l'artiste à l'œuvre - conscient de ce qu'il fait, attentif, mais en même temps sans réserve et engagé.

C'est ce genre de conscience de soi que nous devons apporter à notre communication avec les autres. Le point de départ est simplement de regarder, de prendre conscience de l'autre personne. Comment pouvons-nous communiquer avec quelqu'un si nous ne le voyons même pas, si nous n'avons pas un sens de ce qu'il est ? Mais quelle que soit la façon dont nous entrons en contact, il doit y avoir une prise de conscience appréciative du fait que nous entrons en contact avec un autre individu - et cette appréciation exclut l'intérêt amoureux. La seule façon de connaître un autre individu est par l'attention appréciative. De cette façon un bouddha peut connaître un autre bouddha, un bodhisattva peut connaître un autre bodhisattva, et un individu peut connaître un autre individu. Si l'on n'est pas un individu, on ne réussira essentiellement pas à voir quelqu'un qui l'est. Et si l'on ne le voit pas réellement, comment peut-on comprendre ce qu'il fait, ou pourquoi il le fait ? Cet individu est simplement complètement au-delà de nous.

Mais même un véritable individu sera perdu lorsqu'il cherche une trace du bodhisattva, de l'individu transcendant. Nous pouvons dire « il va en nirvana », mais personne ne sait où il est allé. « Un feu est éteint mais où, demandons-nous, est-il allé ? » De même, comment l'individu ordinaire peut-il « trouver celui qui a trouvé le Repos du Bienheureux ? » De manière similaire, les textes pâlis établissent que le Bouddha, le Tathagata, ne peut pas être connu, sondé ou classifié. Ce n'est pas un deva, pas un gandharva, pas un yaksha ; ce n'est pas même un être humain. C'est seulement le Bouddha ; strictement, aussi, l'appeler un Bouddha est imprécis, car cela relègue le Bouddha dans une classe alors qu'il est unique. Quand nous parlons d'une pluralité de Bouddhas, cette pluralité est métaphysique et non numérique. C'est comme l'idée néo-platonique que le « Un » qui désigne l'« Absolu » n'est pas un « un » numérique, c'est-à-dire que ce n'est pas « un » en tant que distingué de « deux » ou de tout autre nombre. Nous ne pouvons pas avoir l'idée que la réalité est une ou plusieurs, ou qu'il y a un ou de nombreux bodhisattvas, ou un ou de nombreux bouddhas ; nos idées sur les nombres ne s'appliquent en aucun cas à l'Absolu.

C'est pourquoi le Bouddha dit à Anirudha qu'il est inapproprié de dire du Tathagata qu'après sa mort il existe, ou bien n'existe pas, ou bien existe et n'existe pas, ou bien ni n'existe ni n'existe pas. Durant sa vie il ne peut être prédit du Bouddha qu'il existe, ou n'existe pas, ou les deux, ou ni l'un ni l'autre ; et il en est de même après sa mort. Le Bouddha dit qu'il est aussi insondable dans la mort que dans la vie ; étant l'individu complet il ne peut en aucune manière être classé. C'est ainsi que doit être comprise la nature transcendante des bodhisattvas, plutôt qu'à travers toute lecture métaphysique de ces strophes que l'on puisse être tenté d'adopter.

« Les sages bodhisattvas, se mouvant ainsi, réfléchissent à la non-production,
Et pourtant, faisant cela, engendrent en eux la grande compassion
Qui, cependant, est libérée de toute notion d'être.
Ainsi pratiquent-ils la sagesse, la plus haute perfection. »

Se mouvant ainsi, les sages bodhisattvas ne réfléchissent-ils donc pas à la non-production ? Qui dit qu'ils réfléchissent à la non-production ? Comment le savons-nous ? Que signifie réfléchir à la non-production ? Les mots ne signifient vraiment rien pour nous. Enfin, par chance, le texte continue en se contredisant lui-même. Il dit que les sages bodhisattvas réfléchissent à la non-production, et en même temps produisent une grande compassion - sans avoir de notion d'être en tant qu'objet de compassion. Oui, c'est un paradoxe. Cela semble clair. « Ainsi pratiquent-ils la sagesse, la plus haute perfection » - et nous pensons que nous avons une idée de ce qu'est être un bodhisattva. Mais, soyons francs, nous n'en avons pas. Nous n'en avons pas la moindre idée. Nous n'en avons pas la moindre idée du tout. C'est le danger des textes de la Perfection de la Sagesse et de la façon conceptuelle de présenter les choses ; nous pensons que nous avons compris parce que nous comprenons les mots. Nous comprenons même les idées. Quoiqu'elles soient assez abstruses, nous pouvons les comprendre, ou nous pouvons demander à MM. Conze, Suzuki ou Guenther de le faire pour nous. Mais ce que ce paradoxe nous dit, c'est que si nous pensons que nous comprenons ce qui est dit, nous n'avons même pas commencé à le comprendre. En fait, nous n'avons rien compris du tout. Quand nous avons compris cela… eh bien, alors nous avançons, mais pas avant.

« Mais quand la notion de la souffrance et des êtres le conduit à penser :
« J'ôterai la souffrance, j'œuvrerai pour le bien-être du monde ! »
Des êtres sont alors imaginés, un soi est imaginé -
La pratique de la sagesse, de la plus haute perfection, manque. »

Il n'y a pas de problème, ici, n'est-ce pas ? Voilà ce que le bodhisattva ne devrait pas penser, et si c'est ce qu'il pense alors c'est un signe certain qu'il ne pratique pas la Perfection de la Sagesse. Et il est trop facile de voir de ceci comment le bodhisattva devrait penser. Si nous répondons ainsi à cette strophe, nous faisons exactement ce que le bodhisattva n'est pas censé faire. En pensant à ce que le bodhisattva n'est pas censé penser, nous pensons que nous avons compris ce que le bodhisattva n'est pas censé penser. De cette manière nous nous trompons complètement nous-mêmes.

C'est comme l'image zen classique du doigt montrant la lune. Le doigt est l'enseignement, qui montre la lune de l'Éveil et (au risque de ruiner l'objet de cette image en la mettant en mots) nous pouvons dire que prendre l'enseignement trop littéralement est comme prendre par erreur le doigt pour la lune. Un autre doigt est donc nécessaire pour montrer cela, et cela prend souvent la forme de la négation de toute compréhension littérale de l'indication originelle. Mais nous restons captivés par le doigt, même s'il montre plus subtilement, et donc un autre doigt nous montre cela …et ainsi continue l'histoire de la pensée bouddhique, et nous devons nous frayer un chemin à travers toute une série de doigts pointant de façon de plus en plus subtile. Mais tout cela est-il nécessaire ? Le Bouddha a simplement (pour ainsi dire) montré la lune. C'est le subtil esprit médiéval qui vint après lui que nous devons remercier pour toute cette jonglerie intellectuelle. Peut-être avons-nous un esprit plus simple et plus pratique - comme les Chinois. Avec un choc, ils ont tout rendu terre-à-terre, en particulier sous la forme du bouddhisme Tch'an.

« Il sait sagement que tout ce qui vit est non produit comme il l'est lui-même ;
Il sait que tout ce qui est n'existe pas plus que lui ou que tout autre être.
Ce qui est non produit et ce qui est produit ne sont pas distingués,
Cela est la pratique de la sagesse, la plus haute perfection.

Tous les mots utilisés pour les choses dans ce monde doivent être laissés derrière,
Toutes les choses produites et faites doivent être transcendées -
La gnose impérissable, suprême, incomparable, est alors atteinte.
C'est le sens dans lequel nous parlons de sagesse parfaite. »

Cette seconde strophe résume peut-être tout le sujet. Toute langue humaine est dérivée de l'expérience des sens, du raisonnement sur l'expérience des sens, et de généralisations faites à partir de ces raisonnements. Mais le transcendant est par définition quelque chose qui est complètement au-delà : aucun mot ne peut s'y appliquer, et pour l'aborder vous devez laisser tous les mots derrière. Les mots que nous lui appliquons (des mots tels que sagesse, bodhisattva et transcendant) ne s'appliquent pas. Ce ne sont que des doigts qui montrent, et tôt ou tard ils doivent être laissés derrière. Nous pouvons parfois faire l'expérience du fait que les mots ne signifient rien du tout, dans un sens ultime. Ce n'est pas qu'ils soient simplement inapplicables ; ils sont complètement hors de propos. Tout le temps où nous parlons de bouddhas, de bodhisattvas, d'avancer dans la Perfection de la Sagesse, du « Non-produit », et ainsi de suite, nous sommes préoccupés par des mots, ou au moins par des pensées, et tant que nous considérons ces mots et ces idées, nous sommes vraiment très éloignés de ce qu'ils veulent indiquer. Il n'y a pas seulement beaucoup de chemin à faire : nous sommes vraiment très, très loin. Il n'y a pas de degrés, pas de gradation entre la Perfection de la Sagesse et nos mots et nos pensées, aussi profonds soient-ils. Ils doivent juste tous être laissés derrière.

« Quand, libéré de doutes, le bodhisattva continue sa pratique,
Il est connu pour demeurer habile à la sagesse.
Aucun dharma n'est réellement là, leur essentielle nature originelle est vide,
Comprendre cela est la pratique de la sagesse, suprême perfection. »

Le bodhisattva continue sa pratique car il est libéré des doutes particuliers auxquels sont enclins les bodhisattvas, doutes concernant la non-production, etc. A notre propre niveau aussi, nous ne continuons notre pratique que dans la mesure où nous sommes libérés de la sorte de doute qui, exprimant une résistance émotionnelle, mine notre énergie. Pour que notre énergie soit toujours présente, nous devons cultiver la foi ; et comme la foi est une sorte d'émotion, pour la cultiver nous devons être en contact avec nos émotions. Puis nous devons diriger ces émotions - et en fait la totalité de notre nature émotionnelle - vers les objets de la foi, vers des choses qui sont plus élevées, plus nobles, plus sublimes. Dans la tradition bouddhique cela signifie contempler les Trois Joyaux, s'arrêter sur les qualités positives du Bouddha, du Dharma et de la Sangha, et admirer ces qualités, s'en réjouir et y aspirer. Ceci est la foi.

© 'Wisdom beyond words' Sangharakshita, Windhorse Publications 1993, traduction © Christian Richard 2003.

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